Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/136

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homme se rongeait les poings de ne pouvoir suivre sa maîtresse à Paris. Hélène fut si touchée de sa douleur, qu’elle passa à deux reprises plusieurs mois d’hiver à la campagne ; d’ailleurs, chaque printemps, elle le reprenait avec un empressement plus vif ; elle s’acoquinait, elle ne trouvait plus d’autre amant qui la contentât. Tiburce commentait à la détester singulièrement. Quand elle arriva, en plein mois de décembre, il eut envie de faire la sourde oreille ; il se souciait bien de ses baisers écœurants ; il se désespérait parce qu’il ne pouvait l’utiliser. Quatre saisons d’amour inutile avec cette femme qui aurait pu être sa mère, l’avaient irrité au point qu’il se serait soulagé, un jour, en la quittant, après l’avoir injuriée et battue, si l’ancien marchand de bestiaux n’avait eu la bonne pensée de mourir d’un coup de sang. Quinze jours plus tard, le jeune Rouillard allait à Paris dans le même wagon qu’Hélène, plus respectueux, plus tendre que jamais. M. de Rieu couvait le couple de son regard demi-clos.

Quand les de Rieu étaient absents, surtout pendant les longues soirées d’hiver, Guillaume et Madeleine se trouvaient seuls en face de Geneviève. Elle vivait avec eux sur un pied d’égalité, s’asseyant à la même table, habitant les mêmes pièces. Elle avait alors quatre-vingt-dix ans ; toujours droite, plus sèche et plus anguleuse, elle gardait toute l’ardeur sombre de son esprit ; son nez aminci, ses lèvres rentrées, les rides qui lui couturaient la face, donnaient à son visage les raideurs et les ombres profondes d’un masque sinistre. Le soir, lorsque la besogne du jour était achevée, elle venait s’asseoir dans la salle où se trouvaient les jeunes époux ; elle apportait sa Bible garnie de fer, l’ouvrait toute grande, et, sous les clartés jaunes de la lampe, psalmodiait à voix basse les versets. Elle lisait ainsi des heures entières, avec un murmure sourd et continu, coupé par le bruit sec des feuillets qu’elle tournait. Dans le silence sa voix bourdonnante semblait réciter l’office des morts ; elle se traînait en lamentations sourdes, pareille à la plainte monotone