Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/156

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tournent toujours mal : on s’adore pendant quelques années et l’on se déteste le restant de ses jours.

À son tour, Guillaume s’était levé vivement.

— Tais-toi ! s’écria-t-il avec une soudaine fermeté. Je t’aime bien comme tu es, mais je ne veux pas que tu nous juges à l’exemple des autres ménages. Quand tu auras vu ma femme, tu te repentiras de tes paroles.

— Je m’en repens déjà, si tu le désires, dit l’ancien chirurgien en gardant son air grave. Mettons que l’expérience m’ait rendu sceptique et que je ne comprenne rien à tes raffinements de tendresse. J’ai parlé comme je pense. Il est un peu tard pour te donner des conseils ; mais, à l’occasion, tu pourras tirer quelque profit de mon avertissement.

Il y eut un silence pénible. À ce moment, un domestique vint annoncer que la chambre bleue était prête. Guillaume retrouva son bon sourire ; il tendit la main à son ami, dans un geste cordial et caressant.

— Monte te coucher, reprit-il. Demain il fera jour, tu verras ma femme et ma petite Lucie… Va, je te convertirai ; je te ferai épouser quelque brave fille, et tu finiras par venir t’enterrer dans cette vieille maison. Le bonheur est patient, il t’y attendra.

Les deux jeunes gens marchaient en causant. Quand ils furent dans le vestibule, au pied de l’escalier, Jacques prit à son tour la main de son vieux camarade.

— Ne m’en veux pas de mes paroles, dit-il en montrant une grande effusion ; je ne désire que ton bonheur… Tu es heureux, n’est-ce pas ?

Il montait déjà les marches du premier étage.

— Eh ! oui, répondit Guillaume avec un dernier sourire, tout le monde est heureux ici… À demain.

Comme il rentrait dans la salle à manger, il aperçut Madeleine droite au milieu de la pièce. La jeune femme avait entendu toute là conversation des deux amis. Elle était restée derrière la porte du salon, clouée là par la voix de Jacques. Cette voix, dont elle retrouvait les