Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/295

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ami Tiburce : je l’ai nommé mon légataire universel à la condition qu’il épouserait ma pauvre Hélène.

Sa voix, en prononçant ces mots, eut un ricanement attendri. Il mourait comme il avait vécu, ironique et implacable. Dans son agonie, il souffletait une dernière fois, avec une volupté amère, ce monde de misère et de honte. Tous ses derniers instants avaient été employés à inventer, à mûrir le tourment auquel il condamnerait Hélène et Tiburce après sa mort. Il était arrivé à exaspérer tellement ce dernier en lui empêchant d’obtenir la moindre place, que le jeune homme avait fini par rompre avec Hélène, à la suite d’une scène pendant laquelle il l’avait ignoblement battue. Cette rupture définitive désespéra M. de Rieu qui voyait sa vengeance lui échapper. Il était allé trop loin, il lui fallait réconcilier les amants, les attacher si bien l’un à l’autre qu’ils ne pussent dénouer leurs liens. Ce fut alors qu’il eut l’idée diabolique de faire épouser sa veuve au jeune Rouillard. Jamais celui-ci ne laisserait échapper l’occasion d’accepter une fortune, même au prix d’un écœurement continuel ; jamais Hélène ne serait assez prudente pour refuser son consentement à l’homme dont elle était l’esclave frissonnante et soumise. Ils se marieraient, ils se blesseraient sans cesse. Le mourant voyait Tiburce enchaîné à une femme qui avait le double de son âge, et dont il traînerait la honte et la laideur comme un boulet ; il voyait Hélène, usée de débauche, sollicitant des baisers avec une humilité de servante, rouée de coups matin et soir par son mari qui se vengerait sur elle, dans l’intimité, des sourires méprisants qu’elle lui attirerait au-dehors. La vie d’un pareil ménage serait un enfer, un supplice, un châtiment de toutes les heures. Et M. de Rieu, en s’imaginant cette existence de saletés et de batteries, raillait au milieu des douleurs épouvantables qui lui déchiraient le dos et la poitrine.

Il se tourna vers Tiburce ; il continua d’un accent de moquerie indicible :