Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/305

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Lorsqu’elle fut dans la rue, elle se mit à marcher fiévreusement la tête baissée, ne sachant où elle allait. Le bruit des voitures, les coups de coude des passants, tout le tapage et le mouvement dont elle était entourée se perdaient pour elle dans le tourbillon de sensations et de pensées qui l’emportait. Elle s’arrêta, à deux ou trois reprises, devant des étalages, comme toute au spectacle d’objets qu’elle ne voyait seulement pas. Et, chaque fois, elle reprit sa course, d’un pas plus saccadé. Elle avait sur la face le masque hébété de l’ivresse. Les gens se retournaient en l’entendant parler à voix basse. « Quelle femme suis-je donc ? murmurait-elle. J’étais allée chez cet homme pour me relever à ses yeux, et voilà que je suis tombée dans ses bras comme une fille publique. Il lui a suffi de me toucher du bout de son doigt, je n’ai pas eu une révolte, j’ai pris une jouissance ignoble à me sentir défaillir. » Elle se taisait, hâtant le pas ; puis elle reprenait avec une sourde violence : « Cependant, j’étais forte, ce matin ; j’avais tout calculé ; je savais ce que je devais dire. C’est que je suis maudite, comme dit Geneviève. Ma chair est infâme ! Ah ! que de saletés ! » Et elle faisait des gestes de dégoût, elle filait le long des maisons comme une folle.

Il y avait plus d’une heure qu’elle courait ainsi, lorsqu’elle s’arrêta brusquement. La pensée du lendemain, des journées qu’elle allait vivre désormais, venait de se dresser devant elle. Elle leva la tête, regarda le lieu où elle se trouvait. Ses pas l’avaient machinalement ramenée à la Madeleine ; elle vit à ses pieds les carrés de fleurs, les touffes de roses épanouies dont les parfums lui étaient montés au cerveau, le matin. Elle traversa de nouveau le marché, en pensant : « Je vais me tuer, tout sera fini, je ne souffrirai plus. » Alors elle se dirigea vers la rue de Boulogne. Quelques jours auparavant, elle avait remarqué dans un tiroir un grand couteau de chasse. Tout en marchant, elle voyait ce couteau, elle le voyait ouvert devant elle, reculant à mesure qu’elle avançait, la fascinant, l’at-