Aller au contenu

Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/39

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
25
MADELEINE FÉRAT

encore chancelants. Son père l’appelait, lui tendant les bras, et elle venait s’y réfugier, avec cette marche hésitante des enfants qui est une de leurs grâces. Pendant des heures, Férat jouait avec sa fille ; il la portait dans ses ateliers au milieu du tapage épouvantable des machines, disant qu’il voulait la rendre courageuse comme un garçon. Et il trouvait pour la faire rire des puérilités qu’une mère n’aurait pas su inventer.

Une particularité curieuse redoublait l’adoration du brave homme. À mesure que Madeleine grandissait, elle prenait sa ressemblance. Aux premiers jours, quand elle était couchée dans son berceau, toute grelottante de fièvre, elle avait eu la figure douce et triste de sa mère. Maintenant, frémissante de vie, trapue et vigoureuse, elle paraissait un garçon ; elle avait les yeux gris, le front rude de Férat, et elle était, comme lui, violente et entêtée. Mais il lui restait toujours, du drame de sa naissance, une sorte de frisson nerveux, une faiblesse innée qui la brisait au milieu de ses grosses colères d’enfant. Alors elle pleurait à chaudes larmes, elle s’abandonnait. Si le haut de sa face avait pris la dureté du masque de l’ancien ouvrier, elle ressemblait toujours à sa mère par la mollesse de sa bouche et l’humilité aimante de ses sourires.

Elle grandit, et Férat rêva un prince pour elle. Il s’était remis à diriger ses ateliers, sachant maintenant ce qu’il ferait de ses millions. Il aurait voulu entasser des trésors aux pieds de sa chère petite idole. Il se lança dans des spéculations considérables, ne se contentant plus du gain de sa maison, risquant sa fortune pour la doubler. Brusquement, une baisse eut lieu sur les fers qui le ruina.

Madeleine avait alors six ans. Férat déploya une énergie incroyable. Il chancela à peine sous le coup mortel qui le frappait. Avec cette vue juste et rapide des hommes d’action, il calcula que sa fille était jeune et qu’il avait encore le temps de lui gagner une dot ; mais il ne pouvait recommencer en France son labeur de géant ; il lui fallait, pour champ d’opération, une contrée où les fortunes s’im-