Page:Zola - Travail.djvu/200

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

selon les besoins et les désirs de chacun. Et Luc fut frappé de retrouver là les séries de Fourier ; car le rêve final était le même, cet appel aux passions créatrices, cette expansion de l’individu libéré dans une société harmonique où le bien de chaque citoyen nécessitait le bien de tous ; seulement les routes étaient différentes, l’anarchiste n’était qu’un fouriériste qu’un collectiviste désabusé, exaspéré, ne croyant plus aux moyens politiques, résolu à conquérir par la force, par l’extermination, le bonheur social, puisque des siècles de lente évolution ne semblaient pas devoir le donner. La catastrophe, le volcan était dans la nature. Aussi, comme Luc nommait Bonnaire, Lange devint-il feront d’ironie, traitant le maître fondeur avec plus d’amer dédain qu’un bourgeois. Ah ! oui, la caserne à Bonnaire, ce collectivisme où l’on serait numéroté, discipliné, emprisonné, ainsi que dans un bagne. Et, le poing tendu vers Beauclair, dont il dominait les toitures voisines, il recommença sa lamentation, sa malédiction de prophète, jetée à la ville corrompue que le feu allait détruire, et qui serait rasée, pour que, de ses cendres, naquît enfin la Cité de vérité et de justice.

Étonné de cette violence, Jordan le regardait curieusement.

« Dites donc, Lange, mon brave, vous n’êtes pourtant pas malheureux ?

— Moi, monsieur Jordan, je suis très heureux, aussi heureux qu’on peut l’être… Je vis libre ici, c’est presque l’anarchie réalisée. Vous m’avez laissé prendre ce petit coin de terre, de la terre qui est à nous tous et je suis mon maître, je ne paie donc de loyer à personne. Ensuite, je travaille à ma guise, je n’ai ni patron qui m’écrase, ni ouvrier que j’écrase, je vends moi-même mes marmites et mes cruches aux braves gens qui en ont besoin, sans être volé par les commerçants, ni leur permettre