Page:Zola - Travail.djvu/331

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cœur, tu te résigneras, c’est d’abnégation et de pure tendresse que ton bonheur sera fait.  »

Les larmes le suffoquèrent, ils mêlèrent leurs sanglots. Cela était exquis de passion fraternelle, ce débat entre ce frère et cette sœur, si naïfs, si aimants tous les deux. Et il répétait, sur un ton d’immense pitié, adoucie d’une affection sans bornes  :

«  Tu te résigneras, tu te résigneras.  »

Elle protestait encore, mais en s’abandonnant, et elle n’avait plus qu’une plainte de pauvre être blessé, dont on cherche à endormir le mal.

«  Oh  ! non, je veux souffrir… Je ne peux pas, je ne me résigne pas.  »

Luc, ce matin-là, déjeunait avec les Jordan, et lorsque, dès onze heures et demie, il vint les rejoindre dans le laboratoire, il trouva le frère et la sœur agités encore, les yeux meurtris. Mais il était lui-même si désolé, si abattu, qu’il ne remarqua rien. Les adieux que Josine avait dû lui faire, cette nécessité de la séparation, l’emplissaient d’un véritable désespoir. C’était comme si on lui enlevait ses forces dernières, en lui arrachant son amour, l’amour qu’il croyait nécessaire à sa mission. S’il ne sauvait pas Josine, jamais il ne sauverait le peuple de misérables auquel il avait donné son cœur. Et, dès son lever, tous les obstacles qui entravaient sa marche, s’étaient dressés, insurmontables. Il avait eu la vision noire de la Crêcherie en perdition, perdue déjà, à ce point qu’il y aurait folie à espérer encore le salut. Les hommes s’y dévoraient, la fraternité n’avait pu s’établir entre eux, toutes les fatalités humaines s’acharnaient contre l’œuvre. Et, brusquement, il avait perdu la foi, en proie à la plus affreuse crise de découragement qu’il eût subie jusqu’à ce jour. Le héros en lui chancelait, aggravant le mal, près de renoncer à sa tâche, devant l’affreuse crainte de la défaite prochaine.