Page:Zola - Travail.djvu/617

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le fils d’ouvriers, devait le surprendre. Il se pencha, il questionna Bonnaire à demi-voix.

«  Les Mazelle sont donc morts  ?

— Oui, de l’épouvante de perdre leurs rentes. La baisse énorme des valeurs, les conversions qui ont bouleversé le grand-livre et qui en ont annoncé la destruction prochaine, sont tombées sur eux comme autant de coups de foudre. Le mari est parti le premier, dans son amour de la divine paresse, tué par l’idée qu’il lui faudrait peut-être se remettre au travail. La femme a traîné quelque temps ne soignant même plus sa maladie imaginaire, n’osant plus sortir dans la certitude obstinée qu’on assassinait au coin des rues, depuis le jour où l’on avait touché à la rente. Et sa fille a eu beau vouloir la prendre chez elle, elle étouffait à la pensée d’être nourrie par une autre, on l’a trouvée la face noire, frappée d’apoplexie, le nez tombé dans une liasse de ses titres, désormais inutiles… Pauvres gens  ! ils s’en sont allés sans comprendre, effarés, anéantis, en accusant le monde de s’être mis à l’envers.  »

Ragu hocha la tête, sans larmes pour ces bourgeois, mais trouvant lui aussi qu’un monde d’où était bannie la paresse cessait d’être habitable. Et il se remit à regarder assombri par la joie croissante des convives, par l’abondance et le luxe de la table, qui semblaient choses naturelles, ne tirant plus à vanité. Toutes les femmes étaient vêtues des mêmes robes de fête, des mêmes soies claires et charmantes, et dans les chevelures de toutes luisaient les mêmes pierres précieuses, les rubis, les saphirs, les émeraudes. Les fleurs, les roses superbes étaient plus aimées encore, plus précieuses, plus vivantes. Dès le milieu du repas, fait de mets très simples très délicats, de légumes et de fruits surtout, servis sur des plats d’argent, des chants joyeux montaient déjà, saluant le coucher du soleil, lui disant au revoir dans la certitude