Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XXXV

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXXV

LE PARISIEN


i. — la population.

Les agriculteurs de Paris. — Le quartier de l’Europe. — Le mouvement scientifique. — L’industrie. — Combien de gens en vivent à Paris. — La division du travail. — Les yeux artificiels. — Opinion d’Évelyn. — Les intermédiaires. — Les chiffonniers. — Timbres-poste ; faux cheveux ; bouquets de violettes. — Les faillites. — Le bonnet vert. — Les transactions financières. — La Bourse. — Les irréguliers de la finance. — Vivre du jeu. — Les acrobates. — Les professions libérales. — Les lettrés ; détail touchant. — Tribunal de première instance. — Les notaires. — Les médecins. — Un pour 1 000. — Les officiers de santé. — Ignorance. — Les comptes d’apothicaire. — Molière est mort. — Les propriétaires et les rentiers. — Les portiers. — Les cercles. — Confortable. — Au café. — Les fonctionnaires. — De père en fils. — Sottise et vanité. — Le travail à Paris. — Les alchimistes. — L’engouement. — L’équité. — Les chômages. — Le chômage volontaire. — Le lundi. — Cafés et concerts. — Tuer le ver. — Les insoumis. — Les étrangers. — Les garnis. — Trois catégories. — Ce que les étrangers dépensent à Paris. — Louis XIV et Mansart.


« La ville de Paris est située dans une belle plaine, précisément au cœur de la France, » dit l’Arioste, dans le quatorzième chant de Roland furieux ; cette géographie de fantaisie est moralement exacte ; Paris est une miniature de la France ; toutes les professions y sont représentées, même l’agriculture, car entre les confins de l’ancienne ville et l’enceinte des fortifications on peut trouver 188 fermiers, 11 métayers et 151 propriétaires qui vivent sur leurs terres ou les cultivent. Ils disparaîtront dans un temps peu éloigné. Paris s’accroît sans cesse, et avant cinquante ans des maisons couvriront les champs où la charrue passe encore aujourd’hui.

Les transformations sont rapides et si radicales, qu’elles enlèvent tout souvenir des choses antérieures ; il n’y a pas plus de quinze années que des chèvres et des vaches broutaient les maigres pâturages où circulent aujourd’hui les rues du quartier de l’Europe ; des blanchisseuses tendaient leur linge sur l’emplacement où s’élève l’église Saint-Augustin, et les soldats faisaient l’exercice sur les terrains où passe le boulevard Malesherbes. Les exigences de la population ne se ralentissent pas ; que sont devenus les grands jardins que l’on voyait au début du règne de Louis-Philippe ? Ceux qui subsistent encore n’ont plus que des jours de grâce ; à la fin du siècle, Paris sera un immense pâté de maisons.

Autrefois le petit commerce occupait la majeure partie du peuple parisien ; il n’en est plus ainsi : l’admirable mouvement scientifique qui donnera au dix-neuvième siècle une place exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité, a exercé une influence directe sur la population des grandes villes ; celle-ci, au lieu de se contenter des bénéfices relativement restreints offerts aux transactions commerciales, a été entraînée à courir les aventures de la production qui, à travers des risques souvent dangereux, assurent la fortune des hommes habiles et intelligents. Servie par un groupe de savants qui, du haut de la chaire de l’enseignement supérieur, laissent tomber des formules abstraites qu’elle a su recueillir et utiliser, l’industrie a envahi Paris. Les droits dont sont frappés les combustibles et les matières premières ne l’ont point effrayée ; elle a une importance extrême dans l’existence urbaine ; sur une population totale de 1 851 792 individus elle en fait vivre 816 040, qui se divisent presque également selon les sexes, car on y compte 404 408 hommes et 411 632 femmes[1].

C’est là une réponse indirecte aux moralistes qui prétendent que l’impossibilité de trouver du travail dans les cités populeuses pousse les femmes vers le désordre. Ces gros chiffres ne s’appliquent pas exclusivement à la grande industrie qui fabrique les tissus, forge le fer, modifie les matières premières ou élève des constructions ; celle-là n’apporte le pain quotidien qu’à 293 691 individus ; c’est la petite industrie, celle où Paris excelle, qui est la mère nourricière : 522 349 personnes lui doivent la subsistance.

L’industrie a enlevé le paysan à la glèbe et l’a émancipé bien plus que la Révolution : elle l’attire à Paris, et lui offre les mille métiers dont on peut vivre sans trop de peine ; une ville semblable a des besoins si multiples, si étranges parfois, qu’elle n’a jamais assez de serviteurs pour répondre à toutes ses fantaisies. La quantité des exigences a créé la quantité des ouvriers, et celle-ci a divisé le travail à l’infini ; un simple couteau, pour être parfait, nécessite la coopération de neuf corps d’état différents[2]. En province, dans les petites villes, les ouvriers sont forcés de faire toute sorte de métiers ; l’horloger est lampiste, mécanicien et, au besoin, armurier ; ici, c’est le contraire, chacun se spécialise et reste confiné dans une fabrication exclusive. On trouve à vivre de cette façon et souvent par des professions plus baroques que l’on ne saurait l’imaginer ; qui croirait qu’il existe à Paris seize ateliers où l’on ne fabrique que des yeux humains artificiels ? Est-ce à dire que tous les Parisiens soient borgnes ? Non pas ; l’exportation enlève une bonne part de ces produits où l’imitation serre la nature de si près, qu’ils trompent les regards les mieux avisés.

« C’est un miracle pour moi, disait Évelyn en 1652, que dans une ville qui n’a point de commerce en grand, tous ces gens qu’on voit dans une journée, en se promenant dans les rues et les carrefours, aient tous le dos vêtu et le ventre plein. » — Il n’écrirait plus cela aujourd’hui ; le commerce a pris un développement considérable, et à mesure que Paris s’est agrandi, le nombre des intermédiaires a augmenté. Plus les distances sont longues à parcourir, plus les marchands au débit sont nombreux ; ils servent d’étape à la marchandise et la rapprochent des clients. Le bénéfice qu’ils prélèvent sur les objets achetés en gros et revendus au détail représente l’intérêt du temps épargné. 402 232 individus vivent du commerce, dont 209 634 hommes et 192 598 femmes.

Tout se vend à Paris, car tout s’achète. Les 5 952 chiffonniers médaillés qui parcourent nos rues pendant la nuit, « le cachemire d’osier » aux épaules, le crochet d’une main et la lanterne de l’autre, ont une « bourse » où l’on spécule sur les loques et sur les verres cassés. Sept grosses maisons, en relations d’affaires avec le monde entier, font le commerce des vieux timbres-poste ; 51 marchands de faux cheveux et 1 158 perruquiers ont, pendant le cours de l’année 1873, vendu 102 900 kilogrammes de cette singulière denrée qui devient une sorte de nécessité sociale, et que l’abondance des demandes a rendue si rare que l’on est obligé d’aller aujourd’hui la chercher jusqu’en Chine. Les fleurs sont presque aussi courues que les chignons postiches ; 3 016 fleuristes suffisent à peine à satisfaire ce goût de la population, à laquelle, en 1873, on a livré près de six millions de bouquets de violettes.

Sur les 400 000 personnes auxquelles le commerce parisien fournit des moyens d’existence, on ne compte que 89 100 patrons ; les autres individus sont leurs employés, leurs domestiques ou leurs parents. Ce groupe est-il probe et fait-il, comme on dit, honneur à sa signature ? Oui, dans une notable proportion, car du 1er janvier au 31 décembre 1873 le tribunal de commerce n’a reçu que 1 862 déclarations de faillite. C’est déjà trop ; les mœurs américaines nous envahissent et, sous ce rapport, cela est déplorable. Jadis le commerce parisien, « les six corps, » comme l’on disait[3] était impitoyable ; coiffé du bonnet vert, le failli allait près du pilori des halles frapper trois fois de son corps nu le banc d’infamie ; sa veuve, si elle ne pouvait payer, jetait à son cadavre les clefs de la maison et le reniait pour « son homme ». Nous nous sommes fort adoucis à ce sujet. En 1869, deux maisons rivales se sont publiquement disputées à qui aurait fait banqueroute ; Paris les a vues annoncer la liquidation de leurs marchandises par des affiches où l’on pouvait lire : « Notre faillite seule est réelle ; celle d’à côté est simulée. »

Les professions qui se rattachent aux entreprises de transport, de crédit, de banque, de commission, assurent directement ou indirectement l’existence de 108 496 personnes. C’est à ce groupe qu’appartiennent les grandes transactions financières qui déterminent et fixent le crédit du pays ; 131 offices de banque avouables, 456 banquiers envoient chaque jour « des ordres » aux 60 agents de change privilégiés, qui seuls ont pouvoir de vendre ou d’acheter régulièrement les fonds publics. À entendre les cris que l’on pousse, à voir les gestes d’énergumène que l’on fait autour de la corbeille de la Bourse[4], on peut imaginer qu’il n’y a pas sur terre un plus pénible métier. Pour une affaire sérieuse que l’on traite en vociférant, combien en bâcle-t-on qui ne sont que des spéculations aléatoires ? Le carnet seul des agents pourrait répondre, mais il reste muet pour les profanes, car il est gribouillé de signes qui sont indéchiffrables lorsqu’on n’en connaît pas la clef.

Au-dessous de la Bourse et en dehors, s’agitent et pullulent les irréguliers de la finance qui, sous le nom générique et expressif de coulisse, de marronnage, de ruisseau, refont à leur guise, selon leurs espérances ou leurs craintes, les opérations que les agents de change ont conclues. Après la pièce principale jouée par de vrais acteurs, c’est l’intermède souvent bouffon, parfois sinistre, exécuté par les paillasses. Nul travail parmi ces gens-là, et pourtant un labeur excessif, une activité fébrile, un déploiement d’astuce extraordinaire pour parvenir au but des âmes médiocres, qui est le gain apporté par le jeu. On peut leur répéter la grande parole de Franklin : « Si quelqu’un vient vous dire qu’il est d’autres moyens de faire fortune que le travail et l’économie, chassez-le, c’est un imposteur, » ils n’en tiendront compte ; ils ont pris l’habitude de cette vie décevante, et l’exemple de quelques aventuriers subitement enrichis par un coup de fortune suffit à les y maintenir.

La plupart usent leurs forces à agripper, vaille que vaille, les quinze ou vingt francs dont ils ont besoin pour subsister au jour le jour ; quelques-uns cependant s’élèvent au-dessus de cette humble moyenne, et l’on voit à Paris, comme dans toutes les grandes capitales, des gens qui sont du monde, vivre sans ressources normales comme s’ils avaient deux cent mille livres de rente, et se soutenir sur ce pied pendant une longue existence avec le jeu de bourse, le jeu de cercles, les paris de courses et quelquefois aussi avec les économies d’une danseuse. « On ne doit pas manquer de respect à sa pauvreté, » a dit Juvénal. Les acrobates, les charlatans, les montreurs de bêtes curieuses sont bien moins nombreux, car l’on n’en compte que 424.

Les professions libérales nourrissent 194 829 personnes, ce qui serait trop considérable si la statistique n’avait souvent des façons de procéder qui déroutent les opinions reçues et demandent explication. Dans ce chiffre, tout ce qui vit des cultes reconnus, de l’armée, des administrations publiques, de la magistrature, de l’enseignement, forme un total de 125 360 individus, auxquels il convient de joindre 17 515 hommes de peine, garçons de bureau, journaliers qui en relèvent ; il ne reste donc que 51 954 à l’avoir des professions libérales ; c’est encore beaucoup, car on n’en vit pas toujours et souvent l’on en meurt. Les savants et les lettrés sont comptés pour 1 878 ; les artistes peintres, sculpteurs, compositeurs, acteurs, pour 9 420, dont 2 058 femmes ; ces 11 292 personnes pourvoient aux besoins de 12 191 autres. Il y a un détail touchant : les 1 878 lettrés n’ont à eux tous que 808 domestiques ; en revanche, les parents qu’ils soutiennent du prix de leur travail sont au nombre de 2 258.

Les discussions d’intérêts privés, la criminalité, les délits qui doivent comparaître devant la justice entraînent un gros personnel : nous avons raconté précédemment comment la Cour d’assises procède envers les accusés[5] ; le tribunal de première instance, chargé de prononcer sur les dissentiments survenus entre particuliers, ne chôme pas ; en 1872, il a inscrit à son rôle 17 776 affaires, dont 968 avaient été libéralement acceptées par l’assistance judiciaire, qui accorde la gratuité de toute procédure aux indigents ; 150 avoués près le tribunal, 53 avoués près la cour d’appel ont libellé la « grosse » des procès ; 149 huissiers ont porté les citations ; 652 avocats inscrits au tableau de l’ordre, sans compter 836 stagiaires, ont plaidé pour « les demandeurs et les défendeurs » ; et 60 avocats à la Cour de cassation ont pu suivre une affaire jusqu’aux dernières limites assignées par la loi.

Les ventes publiques d’objets mobiliers sont effectuées par un des 83 commissaires-priseurs responsables, et les ventes d’immeubles sont réservées aux 122 notaires de Paris, corps privilégié qui constitue une sorte de noblesse de demi-robe dans la bourgeoisie parisienne, et qui porte avec orgueil sa fière devise en mauvais latin : Lex est quodcumque notamus, que l’on doit traduire : « Ce que nous inscrivons est la loi des parties. »

Si Paris est malade, ce n’est pas faute d’avoir des médecins de toutes sortes : allopathes, homéopathes, hydropathes ; l’un d’eux, un des meilleurs et des plus perspicaces, s’appelait spirituellement un gachopathe, pour indiquer qu’il n’était point exclusif en thérapeutique et qu’il prenait dans toutes les écoles le bien qui pouvait soulager ses malades. 1 726 médecins, répandus d’une façon assez régulière dans les vingt arrondissements, ont une clientèle que la mort renouvelle souvent, mais qui leur permet de vivre. Ce chiffre n’a rien d’excessif ; il fournit, en moyenne, un médecin pour 1 000 habitants. Ils ne sont pas tous docteurs : parmi eux on compte 179 officiers de santé ; ce ne sont ni les moins riches, ni les moins connus. Ceux-ci, en effet, sont presque tous étrangers ; ils ont, en passant des examens sommaires, aisément obtenu le droit d’exercer la médecine. Leur qualité d’étrangers est un titre de plus pour beaucoup de gens qui les accueillent et les recommandent ; ils se font ordinairement une petite spécialité, celle des maux de gorge, par exemple, dans laquelle il est facile d’exceller sans avoir jamais ouvert un Codex ; ils guérissent l’enrouement des chanteuses et calment la toux des enfants ; on les prône, on les appelle pour les cas graves ; incapables de distinguer un cancer d’une engelure, ils n’en acceptent pas moins la redoutable responsabilité de traiter des affections morbides qu’ils ignorent, et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent on peut dire à leurs clients le mot de Figaro : « Ou la maladie vous tuera, ou ce sera le médecin. »

Derrière ce petit corps d’armée médical, dont quelques généraux sont des hommes du plus haut mérite, viennent les troupes auxiliaires, composées d’une centaine de somnambules qui donnent des consultations et font retrouver les chiens égarés ; de 561 sages-femmes, de 353 dentistes, de 528 herboristes et de 734 apothicaires. « Un compte d’apothicaire » est une expression qui est restée dans la langue française pour signifier l’exagération d’un total. C’était bon autrefois, du temps des Purgon ; aujourd’hui sans doute ils ont mis de l’eau dans leur vin et supprimé quelques zéros de l’addition ; on peut en juger. Ayant eu à acheter 100 granules de Dioscoride, je les ai payés 20 francs chez un apothicaire, 10 francs chez un autre et 95 centimes chez le droguiste qui les fabrique. C’est un excellent métier qui fait d’énormes bénéfices contre lesquels a protesté la baisse extrême de prix inaugurée par certaines pharmacies nouvellement installées. Parmi les apothicaires comme parmi les médecins, il y a des savants de premier ordre ; la justice les appelle souvent à son aide et les grandes sociétés savantes ont été fières de les accueillir. Quelques-uns se sont détournés de leur voie ; fatigués de rouler la pilule, ils sont devenus hommes politiques et ont pu s’improviser législateurs, car Molière est mort depuis longtemps.

Les différentes catégories dont on vient de parler vivent toutes d’un travail quelconque. Celle qui subsiste exclusivement de la propriété héritée ou acquise, « c’est le cas le plus fréquent, — par suite d’un labeur heureusement récompensé, est singulièrement restreinte, et ne correspond guère aux envieuses récriminations dont elle a été l’objet. 16 256 propriétaires et 54 872 rentiers n’ayant d’autres moyens d’existence que leurs revenus constituent cette classe si jalousée, dont la fortune ou la simple aisance est presque toujours le résultat de la bonne conduite, de la persévérance et de l’économie. Ces 71 128 personnes pourvoient aux besoins de 154 599 individus qui sont de leur famille ou à leur service, et parmi lesquels il convient de compter 35 469 portiers ; la garde des loges et le soin de tirer le cordon font seuls vivre 61 794 personnes.

La difficulté de la vie parisienne, lorsqu’un métier ne vient pas à son secours, est démontrée par ce fait que les retraités, les pensionnés, les réfugiés à la solde de l’État, n’exerçant aucune profession, sont au nombre singulièrement minime de 3 296. La plupart de ceux qui, après de longs services, obtiennent, sur le Trésor public, la pension à laquelle ils ont droit, et dont le maximum, à moins d’une loi spéciale, ne peut jamais dépasser 6 000 francs, vont chercher une existence facile à la campagne, dans quelque bourgade de province, où les ressources matérielles sont à bon marché et que l’absence radicale de plaisirs rend économique à habiter.

On a essayé de lutter, par l’association, contre le renchérissement de l’existence ; on a réussi, jusqu’à un certain point, à faire concorder deux termes qui se combattent : l’extrême économie imposée par la moins-value croissante du numéraire et les besoins de luxe qui sont inhérents au caractère de la bourgeoisie parisienne. Pour parvenir à ce double résultat, on a créé les cercles ; il en existe quarante-six à Paris ; quelques-uns offrent tous les raffinements du confortable ; d’autres, beaucoup plus modestes, garnis de tables de marbre scellées dans le parquet à l’aide d’un pied en fer, rappellent l’aspect des salles de café. Mais dans tous on peut dîner à bon marché, et l’on est servi par des domestiques en culottes courtes. Qui penserait que pour beaucoup d’individus c’est là le grand attrait ? Sortir d’un « chez soi » terne et mal meublé où l’on n’a pour « livrée » qu’une bonne à tout faire, et pouvoir, moyennant deux ou trois cents francs par an, s’étaler sur des meubles de soie, être éclairé par des lampes nombreuses, se chauffera un feu étincelant, lire tous les journaux, être obéi, au premier signe, par une valetaille en grande tenue, c’est là une satisfaction intime de l’amour-propre à laquelle bien peu de petits bourgeois ont su résister. Cela expliquerait seul le succès des cercles, quand même l’on n’y trouverait pas le jeu, la causerie sans réticence et le droit de fumer à son aise. Non licet omnibus ; il faut être relativement riche pour s’accorder de telles jouissances ; les moins heureux vont au café, un peu par désœuvrement, mais surtout par économie.

L’hiver est dur aux employés, aux petits rentiers ; le feu et la lumière entraînent un surcroit de dépenses que souvent ils ne peuvent supporter ; la tasse de café, — la demi-tasse, comme ils disent, — coûte quelques sous, en échange desquels on a aussi la clarté du gaz et la chaleur du poêle. Plus d’un personnage a débuté ainsi. Un homme qui a été un grand magistrat et dont la mort fut héroïque, avant d’être appelé aux hautes charges de l’État, allait, tous les soirs, avec sa femme, rue Dauphine, travailler dans un café annexé à un cabinet de lecture ; sa pauvreté ne lui permettait pas de se donner chez lui le luxe d’une lampe et d’un fagot.

Les fonctionnaires publics, — je ne compte pas l’armée, qui est de 34 454 hommes, — composent un groupe de 32 959 individus, ce qui n’est pas trop, lorsque l’on songe que presque tous les services généraux sont centralisés à Paris. « Il faut en France, dit La Bruyère, beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer de charges et d’emplois. » Cela a été vrai de tout temps : le fonctionnarisme est une maladie très-française. Sous prétexte d’être la plus aventureuse du monde, notre nation manque d’initiative, et bien des gens, — contents de peu, — estiment que c’est une bonne fortune de pouvoir entrer dans une administration publique, car, après soixante ans d’âge et trente ans de service, on en sort avec une retraite qui aide à mourir de faim.

Il y a des familles où l’on est employé et quelquefois fonctionnaire de père en fils. L’hérédité que l’on a abolie de fait est restée dans nos mœurs ; des hommes occupent d’importantes situations, même dans l’enseignement supérieur, sans autre motif que d’avoir un père qui les a occupées avant eux ; en politique même on succède à ses ascendants, et plus d’un député n’a pour seule raison d’être qu’un parent autrefois connu dans les assemblées parlementaires. Et cependant, un de ceux-là qui porte un nom célèbre de la Révolution, a écrit sur un album cette vérité frappante : « Les hommes se suivent et ne se ressemblent pas. »

Ce monde du négoce et de l’atelier, de la fabrique et des affaires, est passablement vaniteux, et cherche incessamment à s’élever au-dessus de sa condition ; les mots ont changé de valeur, et le sens, modifié au cours des générations qui se succèdent, finira par être méconnaissable. On semble rougir d’être ce que l’on est réellement, et l’on surcharge volontiers son étiquette. C’est la révolution de 1830 surtout qui, en donnant beaucoup d’importance à la bourgeoisie moyenne, a amené cette sorte d’hypertrophie du langage. Autrefois une boutique était une boutique, maintenant c’est un magasin ; le marchand est devenu un négociant, le comptoir un bureau, le garçon un commis, la pratique un client ; tous les apothicaires sont aujourd’hui des pharmaciens, et, quoiqu’il n’existe pas une seule conciergerie particulière, il n’y a que des concierges, et l’on ne trouve plus un seul portier ; les perruquiers se sont haussés au rang de coiffeurs ; l’un d’eux a été plus loin, et son enseigne nous apprend qu’il est « artiste capillaire ». Défaut de surface, qu’il était bon de signaler, mais qui ne touche en rien aux qualités sérieuses de ce peuple ; il est naturellement emphatique ; lorsqu’il parle de lui ou de ses œuvres, il aime à se faire valoir. Sterne l’a constaté depuis longtemps ; qui ne se souvient du chapitre de la perruque dans le Voyage sentimental ?

Il n’y a pas sur terre une ville où l’on travaille plus qu’à Paris ; pendant que la population apparente remue sur les boulevards, s’agite dans les Champs-Élysées, emplit les théâtres et boit dans les cafés, les savants de toute sorte, les lettrés sérieux, les contre-maîtres enfermés dans le huis clos de leur solitude, se livrent au labeur sans fin ni trêve qui remplit leur existence. 300 000 badauds errant dans les rues font croire volontiers que toute la ville est dehors ; si, comme aux jours de Lesage, Asmodée enlevait subitement le toit des maisons, on serait stupéfait de la quantité de travail que contient cette ville de plaisir.

C’est, par excellence, le pays de l’invention et du perfectionnement ; chaque jour apporte sa découverte, et le monde en profite. Mais à côté des inventeurs qui font sa gloire, Paris est plein de gens qui cherchent le mouvement perpétuel et la quadrature du cercle ; nous avons des chimistes fort remarquables et qui ont fait parler d’eux, mais ils sont en bien petit nombre lorsqu’on les compare aux alchimistes qui poursuivent le grand œuvre et ne désespèrent pas de trouver la pierre philosophale. Il ne peut en être autrement dans une ville très-peuplée, où chacun suit son idée sans se préoccuper de celle d’autrui ; dans les foules comme dans le désert, on est égoïste ; le voyageur ne marche que vers le point qu’il a entrevu ; les asiles d’aliénés, les hospices pour les indigents recueillent ceux qui sont tombés en route ; mais quelques-uns arrivent « à côté », comme ils disent, et plus d’une découverte scientifique importante a été due, de nos jours, aux souffleurs qui rêvent la transmutation des métaux.

On dit et l’on répète : Paris est dur aux inventeurs, dur au pauvre, dur à l’ouvrier. Cela est faux. Paris, comme toute autre capitale, est surtout hospitalier pour les personnes qui ont de l’argent, cela est incontestable ; mais en temps normal et à la condition de vouloir travailler, on y peut vivre sans peine : il a des salaires pour tous les labeurs, il a des moyens d’existence pour toutes les bourses, et, malgré son indifférence, il est très-miséricordieux. Il est fort aveugle dans ses engouements, on peut en convenir ; mais il a cela de commun avec les groupes très-nombreux où, naturellement, la médiocrité domine. Lorsqu’une femme de chambre est si sotte qu’elle ne peut rester en condition, elle entre dans un petit théâtre, et pourvu qu’elle puisse, en dansant, lever la jambe au-dessus de sa tête, elle devient célèbre, et peut-être riche. Il n’y a pas une grande ville au monde où de pareilles aberrations ne se produisent ; c’est être injuste que de les reprocher exclusivement à Paris. Ce n’est pas ici seulement que le général Tom Pouce a fait fortune.

À part ces erreurs dont nulle portion du genre humain n’est exempte, Paris est assez équitable dans ses appréciations ; il accepte et paye les services de ceux qui concourent à satisfaire ses besoins. S’il repousse les ouvriers, comme on l’en accuse, pourquoi donc s’y précipitent-ils de tous côtés ? Est-il responsable des espérances folles, des ambitions désordonnées, des illusions extravagantes ? Parce que Rachel gagnait 200 000 francs par an, est-ce une raison pour que les élèves du Conservatoire soient millionnaires ? Dans cette irritante question que les mauvais instincts ont envenimée, on ne voit que la fortune du voisin et jamais on ne considère l’intelligence qu’il a déployée, les efforts qu’il a renouvelés, les vertus qu’il a mises en œuvre pour l’acquérir. À regarder vers l’Institut, vers la haute finance, vers la grande industrie, vers les sommets de la hiérarchie administrative et militaire, je reconnais des hommes qui se sont forgés eux-mêmes, et qui sont nés le pied sur le dernier échelon.

Certes, celui qui gagne sa vie au jour le jour traverse parfois de rudes épreuves, et lorsque les chômages s’abattent sur les ateliers, la situation de l’ouvrier est singulièrement douloureuse ; il la partage, dans une certaine mesure, avec tous, car tous ressentent le contre-coup des événements extérieurs ; diminution de la fortune publique, diminution des fortunes particulières, c’est tout un ; et lorsque la fabrique se ferme sous le poids d’une crise générale, le rentier et le propriétaire voient leurs revenus diminuer dans de notables proportions. Dans un pays, le malheur appauvrit et la prospérité enrichit tout le monde. Mais en dehors de ces grands chômages accidentels, qui parfois ont l’imprévu et les rigueurs d’une épidémie, les ouvriers n’ont-ils pas inventé pour eux-mêmes le chômage volontaire, dont les patrons ont à souffrir et qu’ils sont impuissants à combattre ?

Dans les ateliers, la paye se fait ordinairement tous les quinze jours, le samedi ; la semaine qui suit est, en grande partie, perdue pour le travail, et beaucoup d’ouvriers prolongent « le lundi » jusqu’au jeudi et jusqu’au vendredi. Tout chôme alors : les fourneaux sont éteints, les enclumes sont muettes, la besogne attend ; à ce métier, le patron ne s’enrichit guère et l’ouvrier non plus, car la paye gâchée en mauvais plaisirs ne lui a servi qu’à contracter des dettes. C’est là le fait de la majeure partie ; ceux qui ont eu la sagesse d’agir autrement ont mis un petit magot de côté qui leur permet de vivre sans trouble. À voir impartialement le fond des choses, on reconnaît que le plus souvent l’ouvrier demande un gros salaire, non pas pour épargner et assurer la paix de sa vieillesse, mais pour s’amuser et se jeter à travers les jouissances brutales où l’homme se complaît. À ce besoin malsain suffisent à peine 180 cafés-concerts, 238 bals publics et près de 25 000 débits de boisson, munis de 7 226 billards. Les boutiques des marchands de vin sont pleines à l’heure où l’on sort des ateliers et des chantiers ; elles sont pleines, le matin, à l’heure où l’on s’y rend. Il n’y a peut-être pas un ouvrier sur mille qui n’entre au cabaret avant de se mettre au travail, car il est de tradition, dans le peuple de Paris, qu’il faut « tuer le ver » et qu’on le tue avec un verre de vin blanc : expression singulière et dont l’origine remonte au règne de François Ier.

Au mois de juillet 1519, la femme d’un sieur La Vernade, maître des requêtes, trépassa subitement. On fit l’autopsie et l’on reconnut que la mort avait été causée par un ver qui lui avait percé le cœur. On appliqua sur le ver un morceau de pain trempé dans du vin et immédiatement il mourut. « Par quoy il s’ensuyt qu’il est expédient de prendre du pain et du vin au matin, au moins en temps dangereux, de peur de prendre le ver[6] » Les fables ont la vie dure dans notre pays, et celle-ci a enrichi plus d’un cabaretier.

En dehors des ouvriers que le chômage volontaire éloigne du travail, on peut dire qu’à Paris, tous les jours, 200 000 individus se lèvent, — quand ils se sont couchés, — fermement résolus à ne rien faire et ne sachant comment ils vivront. Ils vivent cependant, et c’est le miracle ; on sait que les postes de police leur offrent souvent un abri et que « le dépôt » leur donne parfois à manger ; mais nos sergents de ville ne sont pas assez nombreux pour arrêter, nos prisons ne sont pas assez amples pour contenir ces bataillons de la fainéantise, de la bohème, du vagabondage, qui errent en cherchant aventure et trouvent presque toujours à dîner d’un larcin après avoir déjeuné d’une aumône. Ceux-là nous avons eu occasion d’en parler[7] ; ce sont les scories de la civilisation ; en proie à une incurable paresse, flottant entre le crime et la mendicité, ils traînent sur le pavé de Paris, à moins qu’ils ne soient, selon leur sexe, à la maison de répression de Saint-Denis, au dépôt de Villers-Cotterets, à Saint-Lazare et même à Mazas. Beaucoup de ces êtres, moralement maladifs, appartiennent à la population normale de Paris, mais beaucoup aussi se détachent de cette population nomade qui vient tenter fortune ici et représente un chiffre très-considérable.

En moyenne, le nombre des étrangers et des provinciaux qui arrivent chaque jour à Paris est de 2 305. Cette proportion est généralement dépassée. Ainsi, dans l’année 1872, qui fut une année médiocre où les affaires languissaient et pendant laquelle Paris n’offrait aucun attrait spécial, le mouvement des garnis a été de 908 400 entrées[8]. Les garnis se divisent en trois catégories distinctes, qui datent de loin, car on les retrouve indiquées dans un mémoire manuscrit de M. de Sartines, et qui fournissent de curieux renseignements sur la population qu’ils accueillent.

204 reçoivent des gens riches et sont situés dans les beaux quartiers avoisinant le boulevard des Italiens et la rue de Rivoli ; 1 593, placés dans les rues occupées par le négoce, donnent l’hospitalité aux petits commerçants ; enfin, les arrondissements annexés depuis 1860, les ruelles malsaines qu’on laisse encore subsister au cœur du vieux Paris, en renferment 7 951, qui donnent à loger aux ouvriers, aux domestiques sans place, aux vagabonds assez heureux pour avoir récolté trois ou quatre sous à la fin de leur journée. 3 312 garnis, où l’on paye plus d’un franc par jour, peuvent contenir 46 849 locataires ; 6 436 où l’on paye moins d’un franc par jour, peuvent en abriter 92 030. Le relevé des registres d’inscription, que tout propriétaire est astreint à tenir, prouve que la moyenne des locataires se modifie fort peu et accuse chaque jour un chiffre variable entre 136 et 137 000. Aux mêmes époques de l’année, la proportion est presque identique : présents aux garnis le 23 janvier 1875, 136 234 ; — présents aux garnis le 23 janvier 1874, 136 729.

C’est un accroissement considérable pour notre population et une cause d’enrichissement pour Paris. Beaucoup de ces nomades sont pauvres, il est vrai, mais plus d’un a de la fortune et ne la ménage guère ; en prenant le chiffre de 135 000 comme étant la moyenne des locataires quotidiens des garnis, et en admettant que chacun d’eux ait dépensé cent sous par jour, nous trouverons que Paris a, de ce chef, reçu la somme de 246 375 000 francs au bout de l’année. Cette proportion est d’une extrême réserve, et n’approche pas des chiffres que M. Devinck a donnés, le 23 janvier 1874, devant la Société d’Encouragement. Selon lui, la dépense de la population flottante s’élèverait, chaque jour, à trois millions, ce qui produirait tous les ans plus d’un milliard.

Il est impossible, le lecteur le comprendra, d’évaluer d’une façon certaine le total des sommes versées à Paris par les étrangers ; elles sont considérables et deviennent énormes si l’on tient compte de l’exportation des objets exclusivement fabriqués par nos ouvriers, et pour lesquels presque toutes les nations du globe sont nos tributaires[9]. Le fait n’est pas nouveau, et il explique le mot de Louis XIV à Mansart. Celui-ci s’embrouillait en démontrant au roi ce que coûterait la construction de l’hôtel des Invalides : « Bâtissez toujours, lui dit Louis XIV ; nous ferons l’avance, les étrangers viendront nous la rembourser. »

ii. la voie publique.

M. Haussmann. — Caravanséraï. — Remboursement des avances. — Paris en 1848. — Les charges de la ville. — L’intérêt particulier. — L’opposition. — Arrêt de la Cour de cassation. — Indemnités. — Extravagances. — Les agents véreux. — Abus et scandale. — Le livre des fruitiers. — 400 millions de trop. — Le plan du Paris futur. — Les anciens projets. — MM. Mignon et Hagerman. — Le faubourg Saint-Germain. — Les améliorations entrevues. — La rue de Rennes et la rue du Louvre. — Le Boulevard Saint-Germain. — L’avenue de l’Opéra. — Profit excessif. — La Butte des Moulins. — Pente adoucie. — Urgence. — Le faubourg Saint-Germain n’a pas de débouché. — La rue des Tuileries. — Nombre des maisons à Paris. — Les locations. — Entassement. — État défectueux. — Budget considérable. — Saleté des rues. — La neige. — Service insuffisant. — Le fil d’Ariane. — Les anciennes adresses. — Décret du 4 février 1805 — Essai en 1726. — Inégalité. — Les sections. — N° 682 de la rue Montmartre. — Le numérotage actuel. — Nomenclature à adopter. — Plaintes légitimes des négociants. — Les noms illustres de notre histoire. — Mont-Marat. — Henri III et les Seize. — Les quartiers et les arrondissements. — Les constructions de M. Haussmann.


Cette réponse, M. Haussmann la faisait aussi lorsqu’on lui reprochait, avec acrimonie, de surcharger jusqu’à l’excès le budget de la ville, en entreprenant, coup sur coup, l’immense quantité de travaux auxquels son nom reste désormais attaché. Il n’avait pas tort : plus Paris sera vaste, aéré, magnifique, plus les étrangers y seront attirés, y séjourneront et y apporteront un argent qui sera une source de prospérité pour la population. Certaines constructions qui, au premier abord, semblent n’être que de luxueuses folies, rendent au centuple les sommes qu’elles ont coûtées, parce qu’elles attirent les étrangers et les retiennent parmi nous. Paris, dit-on, est le caravanséraï du monde entier, soit ; mais lorsque l’Opéra joue des chefs-d’œuvre, que la Comédie-Française remet en scène les merveilles littéraires de son répertoire, lorsque nos musées reçoivent les dépouilles de l’antiquité et de la Renaissance, lorsque les amphithéâtres du Collège de France, de la Sorbonne, du Muséum retentissent de voix éloquentes, lorsque la paix règne dans nos rues et que l’émulation stimule les esprits, le caravanséraï enrichit facilement le peuple qui l’habite. L’argent dépensé en fêtes par le Gouvernement n’est point mal placé ; toutes les industries en profitent, et bien souvent les entrées d’octroi, dans ces jours de luxe, ont suffi à « rembourser les avances ».

Paris, tel qu’il était au lendemain de la révolution de 1848, allait devenir inhabitable ; sa population, singulièrement accrue et remuée par le mouvement incessant des chemins de fer, dont le rayon s’étendait chaque jour davantage et se reliait aux voies ferrées des nations voisines, sa population étouffait dans les ruelles putrides, étroites, enchevêtrées où elle était forcément parquée. Tout souffrait de cet état de choses : l’hygiène, la sécurité, la rapidité des communications, et la moralité publique qu’il devenait très-difficile de surveiller. Il y avait péril en la demeure ; il fallait renouveler Paris, et l’on entreprit cette œuvre gigantesque, dont les événements qui nous ont accablés ont rejeté l’achèvement à des temps que l’on ne peut prévoir. C’est la destinée de Paris d’être toujours inachevé. Sans parler des travaux de Charles V et de Henri IV, ceux qui furent commencés par Louis XVI, par Napoléon Ier et par Napoléon III, ont été brusquement interrompus et sont restés en suspens.

Le budget de la ville de Paris a dû subvenir à ces travaux d’embellissement et de salubrité ; la génération contemporaine de cette noble entreprise a contracté des dettes[10] qui pèseront longtemps encore sur les générations futures : ce n’est que justice ; car améliorer le présent, c’est travailler au bien-être de l’avenir ; l’un et l’autre doivent donc participer à la dépense, puisque l’un et l’autre participent au bienfait. Les charges ont dépassé toute prévision. Dès que l’on comprit où l’édilité parisienne, guidée par le gouvernement, voulait en venir, la spéculation s’en mêla ; l’intérêt général disparut devant l’intérêt particulier, qui est le plus âpre et le plus inexorable des sentiments. La politique s’empara de la question et surexcita si bien l’opinion publique, qu’on n’eut pas assez d’anathèmes contre un travail dont l’urgence s’imposait depuis plus de vingt ans.

Sous prétexte de faire acte d’indépendance et de donner une leçon au pouvoir », le jury d’expropriation, se sentant soutenu par les journaux, accordait des indemnités extravagantes ; la justice elle-même ne sut point résister au courant, et elle prêta aux récalcitrants l’appui souverain de ses décisions. La Ville avait fait exproprier, pour cause d’utilité publique, des immeubles dans des quartiers qui devaient disparaître devant ces grandes voies où nous marchons si bien à l’aise aujourd’hui ; on comptait laisser les baux de location périr de leur belle mort, et ne commencer les démolitions que lorsque ceux-ci auraient pris fin ; de cette façon, si l’on avait à payer l’expropriation immobilière, on épargnait les frais des expropriations locatives. Les locataires ne l’entendirent point ainsi ; ils déclarèrent que le fait seul d’exproprier une maison équivalait à un acte d’éviction exercé contre eux-mêmes et qui valait indemnité. La cause fut portée devant les tribunaux. Après avoir inutilement épuisé toutes les juridictions, la Ville fut solennellement condamnée en Cour de cassation, par arrêt de la chambre des requêtes, rendu le 16 avril 1862. Il fallut s’incliner, et ce fut le budget municipal, c’est-à-dire la population de Paris, qui supporta les conséquences de l’arrêt[11].

Quelques avocats s’étaient fait une sorte de spécialité de ce genre d’affaires ; tout fut mis en œuvre pour entraîner le jury à des prodigalités que l’on obtenait d’autant plus facilement qu’elles créaient un précédent dont un juré-propriétaire pourrait tirer parti plus tard, s’il venait lui-même à être exproprié. On plaida l’expropriation immobilière, l’expropriation industrielle, l’expropriation locative, l’expropriation sentimentale ; on parla du toit des pères et du berceau des enfants ; tout se chiffrait par centaines de mille francs, qui firent bientôt des centaines de millions. Dans plus d’un cas l’on put croire qu’il y avait volonté formelle de contraindre la Ville à des emprunts nouveaux. — Dans une affaire d’expropriation intéressant nos établissements hydrauliques, les ingénieurs offrent au propriétaire du terrain une somme de 75 000 francs, qui est acceptée verbalement avec reconnaissance. Un décret d’expropriation pour cause d’utilité publique intervient ; le propriétaire rejette les conditions du premier marché, s’adresse aux tribunaux, demande 1 800 000 francs, et en obtient 950 000. — Un industriel fort connu du boulevard des Italiens se déplace pendant dix-huit mois, occupe durant cette période une boutique située en face de celle que l’expropriation le forçait de quitter, et pour ce facile déménagement reçoit 300 000 francs. C’est par milliers que l’on pourrait citer de semblables exemples. « Comment avez-vous fait fortune ? » disait-on à un nouvel enrichi, lequel répondit : « J’ai été exproprié. »

Non-seulement on chercha à émouvoir le jury par toute sorte de mauvais moyens, mais on trompa sa religion et l’on abusa sa conscience. Une industrie nouvelle se créa qui, sous prétexte de prendre en main les intérêts des expropriés, ne recula devant aucune fraude. Il est inutile de prononcer ici le nom de cette société d’agents véreux, qui a laissé de cuisants souvenirs dans la mémoire des entrepreneurs auxquels elle eut affaire. Voici quel était le procédé. L’agence se chargeait de toute la procédure de l’expropriation moyennant une remise minima de 10 pour 100 sur l’indemnité obtenue ; elle s’adressait de préférence aux petits industriels et elle était outillée de façon à leur fournir des livres de commerce détaillés, de faux inventaires, des marchandises apparentes, qui souvent n’étaient que des bûches enveloppées de papier ; elle procurait même des clients nombreux, qui encombraient la boutique au jour où le jury venait faire la visite réglementaire ; elle fabriquait des baux exagérés, prolongés, antidatés sur des feuilles de vieux papier timbré, dont elle avait trouvé moyen de se nantir ; elle faisait repeindre les magasins à neuf et y installait des commis improvisés, qu’elle payait trois francs par journée. C’était une sorte de bande noire qui dévalisait la caisse de la Ville.

Les avocats étaient-ils dupes ou complices ? Je pose la question sans me permettre de la résoudre. Quelques-uns furent maladroits et furent vertement menés. L’un d’eux plaidait pour un fruitier ; il agitait le livre de commerce de l’exproprié, il indiquait le nombre des clients et demandait une indemnité considérable. L’avoué de la Ville l’interrompit pour lui dire : « Je connais ce livre : c’est le livre des fruitiers ; il a déjà servi plusieurs fois. » L’avocat se récria avec indignation. L’avoué reprit : « Regardez page 54, vous y trouverez mon parafe. » En effet, à une précédente audience, comme les sommes enregistrées sur ce registre servaient d’argument à des exigences inadmissibles, l’avoué l’avait demandé en communication et, sans être aperçu, y avait lestement écrit sa signature, afin de pouvoir le reconnaître plus tard. L’avocat n’eut pas les rieurs de son côté, mais il n’en obtint pas moins l’indemnité qu’il réclamait.

D’après les évaluations les plus modérées, les manœuvres de cette agence interlope ont coûté à la Ville plus de 200 millions. On affirme que les travaux exécutés dans Paris sous la direction de M. Haussmann ont grevé le budget municipal d’une dette équivalant à 1 200 millions, sur lesquels 400 millions au moins, alloués par le jury et exigibles aux termes mêmes de la loi, dépassaient les plus larges proportions d’une indemnité raisonnable. En pareil cas, un tiers pour la fantaisie, pour l’opposition, pour la satisfaction du mauvais vouloir, c’est beaucoup. Les Parisiens n’eurent guère d’esprit en cette affaire ; ils se sont bénévolement créé une dette de 400 millions, dont ils ont les intérêts à payer et dont ils ne retirent aucun avantage. Si cet argent avait été employé utilement à l’amélioration de Paris, d’immenses travaux auraient pu être poursuivis pour le plus grand bien de tous, et nous n’aurions plus dans notre ville ces contrastes choquants que l’on ne saurait trop se hâter de faire disparaître. Le plan du Paris futur, tel que M. Haussmann l’avait rêvé, existe, et il sera l’éternel honneur de l’homme qui l’avait conçu.

Toute administration qui voudra parfaire Paris sera obligée de le consulter et d’en suivre les indications, comme M. Haussmann lui-même a consulté avec fruit le Projet des embellissements de la ville et des faubourgs de Paris, 1756, de Poncet de la Grave, le Citoyen désintéressé, 1767, de Dussaussoy, et surtout les Mémoires sur les objets les plus importants de l’architecture, livre étrange, avançant l’époque où il a été écrit, contenant un système complet de canalisation hydraulique, de trottoirs, d’éclairage, d’égouts, de voirie, et qui fut publié en 1769, par Patte, architecte du prince de Deux-Ponts ; quoique cette œuvre, très-considérable, fut dédiée à M. de Marigny, on n’en tint nul compte, et les idées qu’elle émet ont attendu près d’un siècle avant d’être réalisées.

Certains quartiers que nous avons vu créer sous nos yeux avaient excité depuis bien longtemps l’imagination des hommes compétents. Dès 1820, tout le quartier de l’Europe, rayonnant par des rues portant des noms de capitales autour d’une place centrale, existait à l’état de projet. MM. Mignon et Hagerman, venus quarante ans trop tôt, avaient essayé de faire cette immense opération, dont le tracé est déjà indiqué sur des plans de Piquet, de 1828, et dans le grand atlas de Jacoubet qui, commencé vers 1827, ne fut achevé qu’en 1836. La rue de Rivoli, prolongée par la rue Saint-Antoine jusqu’à la place de la Bastille, est dessinée au pointillé, en 1835, sur le plan de Perrot.

Les travaux ne chômeront pas à Paris si l’on met un jour à exécution ceux que M. Haussmann avait entrevus. Le faubourg Saint-Germain, cette sorte de ville que nos pères appelaient l’Université, serait alors vivifié. La grande place projetée sur le quai Voltaire, à la tête du pont du Carrousel, dont les dimensions seraient triplées, recevrait deux voies immenses qui, allant rejoindre le Luxembourg et les Invalides, seraient entre-croisées par des rues nombreuses et par de vastes boulevards. La rue de Rennes, conduite jusqu’à la Seine, qu’elle franchirait sur un pont bâti au terre-plein, l’ancienne île de Bucy, où Jacques Molay fut brûlé le 18 mars 1313, irait rejoindre la future rue du Louvre, qui, prolongée jusqu’au boulevard Poissonnière, débrouillerait l’écheveau enroulé autour de la Halle au Blé et dégagerait notre hôtel des Postes, dont la situation actuelle et l’insuffisance sont une honte pour un peuple civilisé. L’avenue du Maine, réunie à la rue de Solférino, compléterait en partie les améliorations dont le faubourg Saint-Germain a besoin. Mais il en est une qui est urgente et à laquelle il serait temps de penser.

Le boulevard Saint-Germain est inachevé ; une de ses amorces vient se perdre dans la rue Hautefeuille comme dans un cul-de-sac ; l’autre expire au seuil de la rue de Bellechasse. Entre ces deux points, c’est un dédale laid, mal pavé, qui demande du soleil, de l’air et quelque facilité de circulation. Si l’on a le courage d’aller se perdre dans les rues qui entourent l’École de médecine, si étroite, si misérable qu’elle en est ridicule, si l’on parcourt les rues Larrey, Mignon, des Poitevins, du Jardinet, si l’on regarde dans l’impasse du Paon et dans la cour de Rohan, on comprendra qu’il n’est plus permis d’hésiter et qu’il faut, au plus vite, jeter bas ces truanderies qui déshonorent la rive gauche, comme la rue de Venise, la rue des Filles-Dieu et tant d’autres déshonorent la rive droite[12].

La même nécessité s’impose pour l’avenue de l’Opéra : amorce d’un côté, amorce de l’autre, entre les deux une gibbosité sillonnée de ruelles mal famées qui n’aboutissent nulle part. Le projet primitif fut plus qu’exagéré, il touchait à l’impossible. Mettre de niveau les Tuileries et le nouveau théâtre de l’Opéra, ce n’était pas entasser Ossa sur Pélion, mais c’était rêver l’inverse. Pour parvenir à ce résultat, il fallait enlever cet ancien dépôt d’immondices au pied duquel était situé jadis le marché aux Pourceaux, et qui est devenu la butte des Moulins ; des centaines de millions n’auraient point suffi à réaliser cette conception excessive. Quel parti va-t-on prendre ? Si l’on veut maintenir l’avenue commencée au niveau que l’on a adopté, on creusera une sorte de canal, surplombé par des terrains en remblai, sur lesquels il faudra construire des ponts pour mettre les rues en communication, comme on a été obligé de faire rue du Rocher, rue de Lourcine et ailleurs ; ce serait hideux, fort mal commode et nuisible à tout le quartier. Il vaudrait mieux se résigner à une pente adoucie, semblable à celle que nous avons sur les boulevards Saint-Denis et Saint-Martin ; de cette façon on éviterait une trop grosse dépense et l’on ne porterait pas préjudice aux maisons riveraines, qu’il serait toujours facile d’atteindre à l’aide d’un trottoir à degrés.

Quelle que soit la résolution que l’on attend, il est urgent, là aussi, de reprendre les travaux interrompus ; l’ouverture de l’Opéra l’exige, et il ne faut pas que l’on voie se renouveler les insupportables encombrements de voitures qui embarrassent les alentours du théâtre des Italiens. De plus, cette avenue est un débouché indispensable pour le faubourg Saint-Germain, qui, lorsqu’il pénètre dans la ville de la rive droite, en est réduit à aller chercher la rue Royale ou à se contenter de la rue Richelieu, dont la largeur, manifestement insuffisante, est une cause perpétuelle d’accidents que tout le zèle des sergents de ville ne parvient pas à empêcher. La rue que l’on compte ouvrir à travers le jardin des Tuileries[13], de façon à mettre le pont de Solférino en relation directe avec la rue de Castiglione, facilitera, sans aucun doute, la circulation entre les deux rives de la Seine ; mais dans une ville comme Paris on ne saurait trop multiplier les voies vastes et les moyens de communication rapides. Quant au boulevard Haussmann, l’incendie s’est chargé de faire la place nette, et il est temps de le rejoindre au boulevard Montmartre, en défonçant le pâté de maisons qui le sépare encore des terrains où s’élevait l’ancienne salle de l’Opéra.

Si le boulevard Saint-Germain, le boulevard Haussmann, l’avenue de l’Opéra étaient enfin percés, les terrains qui les borderaient ne tarderaient pas à être couverts de constructions ; tout le monde y gagnerait, et la caisse municipale plus que nul autre, car l’octroi percevrait la taxe dont les matériaux sont frappés, et l’on sait qu’une maison rapporte déjà à la ville 5 pour 100 de sa valeur avant d’être habitable. Les maisons ne manquent pas à Paris, car il en faut beaucoup pour loger une population normale de 1 851 792 habitants. Paris, en dehors de trois cents édifices isolés, renferme 63 963 maisons, dont 394 sont en construction et 1 947 sont inhabitées. La population tout entière est donc répartie dans 61 622 maisons, dont 694 sont occupées par des établissements publics : ce qui donne une moyenne de 30 habitants par maison, et même de 32, si l’on tient compte de la population flottante qui, nous l’avons dit plus haut, s’élève au chiffre quotidien de 135 000 individus. C’est là un entassement excessif et dont la santé générale doit avoir à souffrir. Chaque maison contient environ 11 appartements ou chambres à louer, car les locataires atteignent le nombre de 694 695, dont 65 257 sont vacantes, et 92 161 sont prises par le commerce et l’industrie ; c’est une moyenne de trois personnes par location.

Toutes ces constructions sont répandues, ou pour mieux dire ramassées sur 3 619 rues, quais, boulevards, places, avenues, impasses qui forment la voie publique[14], voie très-défectueuse et à laquelle on pourrait souvent appliquer les dures paroles de l’ordonnance royale de novembre 1539 sur l’entretien des rues de Paris, « et sont les choses à très-grand esclandre, vitupère et déshonneur d’icelle ville et faubourgs d’icelle, et au grand grief et préjudice des créatures humaines demeurant et fréquentant en nostre dicte ville. » Ce n’est point l’argent qui manque cependant, et le budget municipal fait largement les choses : entretien du pavé de Paris, 6 001 000 fr. ; — pavage d’emplacements nouveaux ou d’anciennes voies non pavées, 580 000 ; — entretien provisoire, 50 000 ; — construction des trottoirs, 500 000 ; — entretien et relevé à neuf des trottoirs et des aires bitumés, 1 million ; nettoiement et arrosement général de la voie publique, 3 848 000 ; — total 11 939 000, — près de 12 millions ; on ne nous en donne pas pour notre argent. Les trottoirs font défaut ou sont incomplets dans bien des rues ; pendant les chaleurs excessives du mois d’août 1874, l’arrosage était si médiocre et si insuffisant que le préfet de la Seine, M. Ferdinand Duval, fut obligé d’adresser lui-même au chef de ce service des ordres qui furent exécutés à la vive satisfaction des Parisiens.

Depuis que, sous le règne de Philippe-Auguste, Gérard de Poissy a donné 11 000 marcs d’argent pour paver Paris, la saleté de nos rues est proverbiale ; dès qu’il pleut, on ne sait plus où mettre les pieds : le macadam est une boue liquide ; les portions de la voie publique qui sont bitumées gondolent et forment une série de petites mares où l’on a de l’eau jusqu’au-dessus de la semelle, les dalles des trottoirs sont disjointes ; les pavés, de trois ou quatre modèles différents, constituent le plus souvent un chemin inégal, raboteux, difficile aux pieds, insupportable aux voitures et où les immondices entraînées par la pluie ont tout le loisir de s’accumuler. Lorsqu’il tombe de la neige, Paris est intolérable ; le service compétent attend paisiblement le dégel, et toute la ville alors n’est qu’un lac de fange, poussé vers les égouts par quelques bandes de balayeurs qui éclaboussent les passants. Au mois de décembre 1871, une bourrasque de nord-ouest chassa sur Paris une quantité prodigieuse de neige ; le thermomètre descendit à 21 degrés au-dessous de zéro. La circulation fut littéralement interrompue ; le conseil municipal s’émut et fit des observations au directeur des travaux : celui-ci répondit placidement que depuis 1789 on n’avait pas vu une telle abondance de neige. Les Parisiens purent méditer à loisir sur ce rapprochement historique en pataugeant, comme ils pouvaient, à travers les rues impraticables. Je sais qu’il est difficile de tenir dans un état de propreté irréprochable une superficie de 78 020 000 mètres[15], mais je sais que 12 millions suffisent amplement aux besoins qu’il s’agit de satisfaire. Ce service est fort négligé, et il devra être profondément modifié, si l’on veut qu’il réponde aux légitimes exigences de la population.

Si les rues de Paris sont mal pavées, mal nettoyées, mal entretenues et peu dignes, sous ce triple rapport, d’une grande capitale, on doit reconnaître qu’elles sont d’une clarté irréprochable au point de vue de la nomenclature et du numérotage des maisons. Dans ce dédale immense, on a mis le fil d’Ariane à la portée de tous. Nous n’en sommes plus au temps où les adresses étaient tellement compliquées et confuses qu’elles restaient énigmatiques ; j’ai celle-ci sous les yeux : « Monsieur Vatel, mercier à l’Y, rue Payenne, au droit de la rue du Parc-Royal, proche le grand mur des Filles bleues. » Cette amélioration, si simple, d’indiquer chaque maison par un numéro, de prendre le cours de la Seine comme point de départ, de consacrer le côté droit de la rue à la numérotation paire et le côté gauche à la numérotation impaire, a rencontré dès le principe une très-vive opposition et ne date en réalité que du décret impérial du 4 février 1805. On avait cependant essayé, dès le mois de janvier 1726, d’imposer le numérotage ; plus tard, Sartines avait insisté de nouveau, mais tous les efforts de la lieutenance de police s’étaient brisés contre le mauvais vouloir et les prétentions des propriétaires, qui trouvaient fort naturel que l’on numérotât les portes bâtardes, mais estimaient que leurs portes cochères devaient échapper au droit commun. Vanité d’inégalité poussée jusqu’à la sottise et que la Commune de Paris devait surpasser plus tard en sens inverse, lorsqu’elle décrétait la démolition des clochers, « dont l’élévation blessait le principe d’égalité. »

La Révolution exigea le numérotage des maisons ; mais quel numérotage et quelle confusion ! Chaque section fut laissée libre d’agir à sa guise ; une seule suite de numéros pour toute la section ; on arrivait aux nos 1 500 et 2 000. Dans un rapport de police du 2 messidor an IV (20 juin 1795), on lit : « Le nommé Picard, demeurant rue Montmartre, no 682, a été conduit hier à l’hospice de l’Humanité ; il était tombé de besoin, rue de la Loi, en face de celle de Ménars. » Les inconvénients d’un tel système sautent aux yeux ; les administrateurs municipaux du 8e arrondissement furent les premiers à y chercher remède, et ils proposèrent, le 16 ventôse an V, le numérotage actuel, qui dut attendre la proposition de Frochot, l’approbation du Conseil d’État et l’autorisation de Napoléon Ier, pour triompher enfin de tous les obstacles et s’imposer aux habitudes.

L’histoire de la voie publique n’est plus à faire ; sans compter nos prédécesseurs qui en ont parlé en maîtres, les rues de Paris ont eu de nos jours des historiens remarquables : Félix et Louis Lazare en ont rassemblé les origines, Victor Fournel a raconté ce que l’on y voit, Édouard Fournier en a expliqué les énigmes. Il est superflu de répéter ce que d’autres ont si bien dit. Mais on peut du moins exprimer le désir qu’une nomenclature définitive, prise en dehors de tout souvenir, de toute préoccupation politique, soit adoptée et mette un terme à ces changements perpétuels, irritants, inutiles, qui sont une cause permanente d’erreurs. Que l’on ait modifié certaines désignations dont l’esprit rabelaisien de nos pères n’était point choqué, que les rues que l’on sait soient devenues la rue du Pélican, la rue Transnonain, la rue Marie-Stuart, rien de mieux ; mais que la rue de l’Oratoire-du-Roule soit successivement la rue Billault, la rue Jules Favre, la rue Garibaldi, pour redevenir la rue Billault, cela est absurde. Les négociants s’en plaignent avec raison ; tous les commerçants sont obligés de faire imprimer à nouveau leur adresse, leurs factures, leurs têtes de lettres, lorsque la rue qu’ils habitent perd son nom pour en prendre un autre. Ces baptêmes-là coûtent fort cher aux intéressés. La rue Réaumur a fait dépenser plus de 200 000 francs à des locataires de magasins, lorsqu’elle a été convertie en rue du Quatre-Septembre.

Il y a dans notre histoire assez de noms illustres pour servir de parrains à toutes nos rues ; ils suffisent, on peut les utiliser, et l’on doit s’opposer, par tous moyens, à ces modifications qui le plus souvent sont ridicules lorsqu’elles ne sont pas odieuses. Montmartre ne s’est-il pas appelé Mont-Marat après l’acte de Charlotte Corday ? Si la conspiration du 17 août 1820 n’avait pas avorté, si la révolution de 1830 avait eu lieu dix ans plus tôt, nous aurions peut-être eu la rue Louvel — pendant huit jours. Cette maladie de changer le nom des rues selon les circonstances n’est point nouvelle ; M. Leroux de Lincy, dans son Histoire de l’Hôtel-de-Ville, a cité une ordonnance royale, datée de Chartres, 1er août 1588, par laquelle Henri III enjoignait de restituer aux quartiers de Paris leur dénomination usitée. Les Seize avaient jugé à propos d’infliger leur nom aux seize quartiers qui déjà représentaient les divisions urbaines. Ce mode de diviser Paris est fort ancien et remonte à l’an 1383, après les agrandissements qui furent faits à cette époque ; en 1642, on créa un dix septième quartier ; trois nouveaux y furent ajoutés en 1702 ; la loi du 8 pluviôse an VIII (17 février 1800) détermina douze arrondissements et quarante-huit quartiers ; depuis le 1er janvier 1860, à la suite de l’annexion de la banlieue, Paris compte vingt arrondissements, divisés en quatre-vingts quartiers. Cette division n’est point définitive, mais elle subsistera tant que Paris n’aura point rompu le mur de fortifications qui l’enserre aujourd’hui, comme il a successivement brisé toutes les enceintes dans lesquelles on a voulu l’enfermer.

Non-seulement les travaux exécutés sous la direction de M. Haussmann ont donné à Paris des facilités de communication et une salubrité qu’il ne connaissait pas jadis, mais ils ont eu pour but d’apporter aux Parisiens des bienfaits d’un ordre plus élevé. On a construit de nombreuses écoles communales, des maisons de secours, un Hôtel-Dieu, que la théorie s’est trop lestement empressée de condamner avant de consulter les résultats de l’expérience ; on a bâti de grands asiles pour les aliénés, et comme les besoins moraux d’un peuple sont aussi impérieux que ses besoins matériels, on a édifié de vastes églises où les âmes pieuses trouvent les satisfactions qui leur sont chères et qui leur sont dues.

iii. — la religion.

Liberté de conscience. — Les diverses confessions. — Les religions ne meurent pas. — Apollon Épicurius. — Enquête secrète. — Bonaparte et le Concordat. — Avant la Révolution. — Distribution arbitraire des paroisses. — Les anciens couvents. — « On danse partout. » — Les théophilanthropes. — La messe de la pie. — Deux archidiaconés. — 69 églises. — Les congrégations. — Une citation de l’Estoile. — Les ordres liquoristes. — La vie conventuelle. — Le libre arbitre. — Les Lazaristes. — Religieux et religieuses. — Les sœurs. — Les églises pendant la Commune. — Les martyrs. — Trois archevêques. — 1871, 1572. — Heures de folie. — 15 février 1831, 17 brumaire an II. — Tradition persistante. — Les fêtes de la Convention. — Les bancs des Tuileries. — Esprit de contradiction. — Affluence aux églises. — Les prédicateurs. — Juste milieu. — Statistique. — Intolérance. — Exagération. — La diversité des habillements, les francs-maçons. — L’attitude du clergé. — Métier ou mission. — François de Sales. — Il y a des saints parmi nos prêtres. — Discipline. — Fortune maritime. — Ordre à part. — Appel comme d’abus. — La politique et la religion. — La rue des Églises. — L’Église et l’État. — Opinion de Napoléon Ier. — La route du paradis.


La liberté de conscience, — qu’il ne faut point confondre avec la liberté des cultes, — autorise l’exercice de plusieurs religions. La population parisienne peut donc être divisée en groupes plus ou moins nombreux, selon les diverses « Églises » auxquelles elle appartient. L’immense majorité, sinon la presque totalité, est catholique, car 1 760 168 personnes se rattachent, de près ou de loin, à l’orthodoxie romaine ; 19 423 calvinistes, 12 634 luthériens et 9 615 protestants ralliés à des sectes dissidentes peuvent aller assister au « prêche » dans les 42 temples que renferme Paris[16] ; 23 434 juifs ont à leur disposition la synagogue de la rue Notre-Dame-de-Nazareth et le temple israélite portugais ; les 1 572 musulmans et bouddhistes qui vivent parmi nous n’ont point de lieu de prières ; mais, à l’aide d’une boussole, les premiers ne sont point embarrassés pour trouver leur Kebla, et les autres peuvent facilement acheter une statuette de Cakya-Mouni : il n’en manque pas chez nos marchands de curiosités ; 13 905 individus ont déclaré ne pratiquer aucun culte, et 11 041 admettent des croyances qu’il a été impossible de déterminer.

Nulle religion ne meurt : si vieille, si détruite qu’elle soit, il se trouve toujours une âme fervente qui l’adopte et qui s’y soumet. Il existe encore des gens qui croient à Lililh et à Naéma comme au temps des Albigeois ; de mystérieux anabaptistes cachent leur foi et communient en secret ; au solstice d’été, quelques hommes se réunissent, avant le jour, sur l’une des collines qui environnent Paris ; ils ont le front ceint de bandelettes comme des sphinx égyptiens ; au moment où le soleil apparaît, ils se prosternent, invoquent Apollon Épicurius et chantent l’hymne d’Orphée : « Exauce-moi, bienheureux qui vois éternellement toutes choses ! » Les matelots ne font-ils pas encore des libations à la mer, comme au temps d’Ulysse et des Argonautes ?

C’est Bonaparte, premier consul, qui rouvrit les églises et y ramena le culte que la Révolution en avait chassé. Si l’on en croit les témoignages historiques de Desmarets, il fit faire une enquête secrète et très-détaillée sur l’état des superstitions en France. Il fut étonné du nombre de gens qui croyaient aux sortilèges, aux lutins de toute sorte, aux démons de toute espèce, et dès lors le Concordat fut résolu. Il tint bon contre les remontrances qui l’assaillirent. Un soir même qu’il s’en expliquait au cercle de Joséphine, Monge lui dit : « Espérons cependant qu’on n’en viendra pas aux billets de confession. — Il ne faut jurer de rien, » répliqua sèchement Napoléon[17].

Il lui fut facile de reconstruire ; le terrain avait été si bien déblayé qu’il n’y restait plus rien ; quelques années avaient suffi pour mettre à bas l’édifice dressé par l’effort de tant de siècles. Lorsque la constitution civile du clergé, votée le 12 juillet et le 24 août 1790, eut allumé ce conflit violent qui devait s’éteindre par l’anéantissement complet, mais transitoire du culte extérieur, Paris, mieux encore que Saragosse, pouvait être appelé la ville des clochers : 60 églises paroissiales, 20 églises collégiales, 80 chapelles étaient desservies par le clergé séculier ; 3 abbayes d’hommes, 8 abbayes de femmes, 53 couvents d’hommes, 146 couvents de filles, dont 43 s’occupaient d’enseignement, abritaient le clergé régulier. Les églises avaient été distribuées au hasard, dans Paris, sans souci des besoins de la population. Parfois elles étaient très-éloignées les unes des autres ; parfois, au contraire, elles étaient agglomérées jusqu’à se neutraliser mutuellement. Le faubourg Saint-Germain ne comptait que deux paroisses et la Cité en avait vingt et une. C’est le développement de notre histoire urbaine qui avait créé cet état de choses.

La plupart des églises ont été rendues au culte, mais les couvents ont eu des destinées bien diverses. Les clubs de la Révolution les avaient utilisés, mais on a fait l’École pratique de médecine avec les Cordeliers et un marché avec les Jacobins ; le Val-de-Grâce est un hôpital militaire, les Capucins sont devenus l’hôpital du Midi, Port-Royal est l’École de la maternité ; sur l’emplacement des Filles-Saint-Thomas on a élevé la Bourse et percé la rue de la Paix sur celui des Capucines ; l’Avé Maria a été une caserne avant d’être un marché où une tour de la vieille enceinte parisienne est consacrée à un étrange usage ; les Oratoriens du père Bérulle, les Filles de la Visitation de la mère Chantal sont des temples protestants ; les Minimes ont été, près de la place Royale, remplacés par la garde municipale ; les Célestins aussi sont une caserne ; les Jacobins du faubourg Saint-Germain avaient cédé leur cloître au Musée d’artillerie avant que celui-ci fût transporté aux Invalides ; l’Enfant-Jésus, où l’on barattait un beurre célèbre parmi les petites-maîtresses, est l’hôpital des Enfants-Malades ; les enfants trouvés vagissent dans la maison des Pères de l’Oratoire, et les filles-Saint-Sauveur doivent pleurer au ciel si elles ont appris qu’aujourd’hui leur couvent est le théâtre Déjazet. Pendant le Directoire, la plupart des couvents servaient de bals publics : « On danse aux Filles de Sainte-Marie ; on danse aux Carmes où l’on égorgeait ; on danse au Noviciat des jésuites ; on danse au couvent des carmélites du Marais ; on danse au séminaire Saint-Sulpice, » dit Mercier dans son Nouveau Paris.

Les églises, pendant la Révolution[18], servirent de dépôts, de magasins, de remises pour des entreprises de roulage ; quelques-unes furent démolies ; les plus maltraitées furent certainement celles qu’on livra à ce culte baroque dont « la nature et la raison, éclairée par un cœur sensible, » étaient les grandes déesses. Ce fut le sort de Notre-Dame. La Réveillère-Lépeaux, cachant sa bosse sous le manteau blanc des pontifes, y menait le chœur des théophilanthropes. Une loi du 5 prairial an III (31 mai 1795) avait accordé quinze églises non aliénées à ce culte nouveau ; elles avaient été débaptisées et elles étaient devenues le temple de l’Hymen, du Génie, de la Concorde. Toutes ces niaiseries furent prises au sérieux par des hommes graves. N’avons-nous pas eu à raconter que l’admirable Valentin Haüy avait été un disciple convaincu de La Réveillère-Lépeaux[19] ?

Non-seulement les églises avaient été sécularisées par la Révolution, mais certaines fondations pieuses disparurent pour toujours pendant ces heures troublées. Parmi celles qui ne sont plus aujourd’hui qu’un souvenir, il en est une que je regrette : elle était profondément touchante et consacrait la mémoire d’un fait historique resté populaire. Tous les matins, à quatre heures, l’on sonnait et l’on disait une messe à la chapelle Sainte-Geneviève de l’église Saint-Eustache ; les gens de la campagne et le menu peuple réunis aux halles savaient bien ce que signifiait cette prière de la première aube et ils l’avaient surnommée la messe de la pie. C’était, en effet, une commémoration — qui devait être perpétuelle — de l’histoire de la pie voleuse de Palaiseau et de Guillemette de l’Arche, la pauvre servante qui faillit inscrire son nom sur la liste, déjà si longue, des erreurs judiciaires. Cette voix matinale de l’église rappelant à l’homme que son jugement est faillible, remerciant Dieu d’avoir protégé l’innocence, proclamant les actions de grâces d’une âme qui avait injustement souffert, est de celles dont la signification émue et sérieuse est comprise par tout le monde, et qu’il est douloureux de ne plus entendre ; ne peut-on espérer que la messe quotidienne de la pie sera rétablie à Saint-Eustache ?

Aujourd’hui, les églises sont distribuées d’une façon rationnelle, et chaque groupe de la population a la sienne, sans que l’on soit obligé de faire de trop longues courses pour aller assister au service divin. Le Paris religieux est divisé entre deux archidiaconés : celui de Notre-Dame, auquel se rattachent la Cité, l’île Saint-Louis, les quartiers situés sur la rive droite de la Seine, et qui renferme 49 églises ; celui de Sainte-Geneviève, duquel dépend toute la rive gauche et qui contient 20 églises. Donc, pour la population libre de Paris, 69 églises, sans compter les chapelles des collèges, des pensions, des hospices, des hôpitaux, des prisons et des couvents.

Peu à peu, ceux-ci, que la Révolution avait persécutés et dispersés, sont revenus ; deci et delà, ils ont reconstruit leurs nids, et actuellement ils sont presque aussi nombreux qu’autrefois. 101 communautés religieuses, dont 25 pour les hommes et 76 pour les femmes, occupent à Paris 227 maisons. C’est là le chiffre officiel, mais on doit y ajouter deux congrégations de femmes dont l’esprit un peu janséniste semble se refuser à accepter l’infaillibilité directe du Pape et les pousse à rester avec les « vieux catholiques ».

On s’est fort moqué des moines et des religieuses autrefois ; les fabliaux, les contes, les romans ne les ont point ménagés, et sur le portail de plus d’une église antérieure à l’invention de l’imprimerie, l’on peut voir à quel degré de hardiesse la satire s’était élevée contre eux. Ils ne furent point toujours impeccables, et pendant la Ligue, à ce moment où le catholicisme est atteint d’une sorte de frénésie maladive, l’Estoile a écrit, sans outrager la vérité : « On ne voyoit autre chose, au palais et partout, que gentilshommes et religieuses accouplés, qui se faisaient l’amour et se leschoient le morveau ; portantes lesdites religieuses, sous le voile qui seulement les distinguait, vrais habits et façons de courtisanes, étant fardées, musquées et poudrées ; aussi vilaines et desbordées en paroles comme en tout le reste[20]. »

Ceci est bien réellement de l’histoire ancienne, et pareil scandale ne pourrait se produire aujourd’hui ; les mœurs religieuses ne sauraient le concevoir et les mœurs publiques ne le toléreraient pas. Bien des couvents étaient célèbres pour les friandises qu’on savait y confectionner : les carmélites avaient grande réputation pour les sucres tors ; d’autres faisaient métier d’apothicaires et distillaient des simples ; l’eau de mélisse et l’eau anti-apoplectique rappellent le souvenir des Carmes et des Jacobins ; de nos jours, on a parlé des « ordres liquoristes », qui fabriquent la chartreuse, la bénédictine, la trappistine. Ce sont là des exceptions, et le clergé régulier vit, en général, humble et renfermé, sans ouvrir de débits de boissons dans les communautés qu’il habite.

On s’est irrité, dans plus d’un groupe politique, contre cette renaissance de la vie conventuelle, et, comme aux mauvais jours de la Révolution, on a demandé la suppression légale de toute congrégation religieuse. L’existence des couvents ne crée aucun danger public, et en réclamer la destruction, c’est porter atteinte à ce qu’il y a de plus sacré dans la société humaine, à la liberté individuelle. Il y a des âmes que le monde effarouche et qui subissent l’impérieux besoin de s’absorber en Dieu, de se soumettre à une discipline étroite et de prier pour le salut de tous. Erreur ou vérité, peu importe ; le libre arbitre a le droit de s’exercer selon les croyances qui l’ont pénétré. Les voyageurs qui ont vu nos Lazaristes à l’œuvre dans les pays d’Orient, qui savent que leur devise : — apôtres en campagne, chartreux à la maison, — n’est point un vain mot, n’ont pu que garder un profond sentiment de respect pour ces hommes de vaillance et de foi. Ceux-là sont d’une utilité que nul ne contestera ; dans plus d’un cas ils ont été les pionniers de la civilisation et de la science. C’est un ordre d’origine exclusivement française, — j’allais dire parisienne : — il doit sa naissance à saint Vincent de Paul, et représente d’une façon toute particulière l’esprit expansif, charitable et aventureux de notre pays.

Le nombre des religieux qui vivent dans Paris est fort peu élevé : 1 235 ; les religieuses, en revanche, sont en quantité bien plus considérable et l’on peut en compter 4 712. Cela est naturel. La femme est sans défense, elle se jette au cloître pour éviter des périls qu’elle s’exagère ; renonçant à sa fonction organique qui est la maternité, elle se fond dans l’adoration d’un Dieu qu’elle voit sous la forme d’un enfant ; mais, ne pouvant abdiquer les besoins d’amour qui sont sa force, elle se consacre aux souffrants et aux malheureux. On s’en aperçoit lorsque l’on visite les maisons de secours, les écoles gratuites où les sœurs de Charité déploient un zèle qui semble abstrait, tant il a ses racines aux plus pures facultés de l’âme ; les sœurs de l’Espérance veillent au chevet de nos malades, les sœurs de l’Assistance maternelle apaisent les vagissements des nouveaux nés, les sœurs de Marie Joseph gardent Saint-Lazare, les dames de la Compassion surveillent la maladrerie de Lourcine[21], les dames de Saint-Thomas de Villeneuve parlent d’espérance aux repenties du Bon-Pasteur. Partout où il y a du bien à faire, une misère à soulager, une souffrance à endormir, on voit quel qu’une de ces femmes revêtues de l’habit monastique. La Commune, comme la Terreur, chassa les filles de Saint-Vincent-de-Paul ; pendant ces tristes jours, les sœurs gardes-malades avaient été obligées de prendre le costume laïque pour pouvoir circuler impunément dans les rues de Paris.

Pendant cette période, les églises ne furent point épargnées. Le soir elles étaient converties en clubs. On y fumait, on y buvait, et, du haut de la chaire, plus d’une citoyenne y réclama, entre deux hoquets avinés, l’émancipation de la femme. Les haines sans merci, extravasées depuis longtemps dans des cœurs envieux, crevèrent comme un abcès. Le prêtre était persécuté par une vingtaine d’énergumènes que suivait la foule imbécile. Des archevêques, des curés, des moines furent traqués comme des fauves, arrêtés, emprisonnés et enfin massacrés au moment où la délivrance s’avançait vers eux. Le chemin de ronde de la Roquette, le jardin de la rue Haxo, la maison des Dominicains ont vu tomber ces martyrs.

La mort de M. Affre, de M. Sibour, de M. Darboy, démontre mieux que tout autre fait notre misérable état social : l’un est tué sur les barricades ; l’autre est assassiné par un prêtre ; le troisième est fusillé. Est-ce donc à dire que ce peuple est impie et qu’il pousse l’horreur du catholicisme jusqu’à en tuer les ministres ? Nullement ; ce peuple est sans mesure. Il a frappé les otages de 1871 comme il avait frappé les huguenots de 1572 ; il à ses heures de folie, heures terribles, où rien ne lui répugne. Selon ses sensations du moment, il battra des mains devant le bûcher des « hérétiques » ou démolira l’archevêché pierre à pierre.

Lorsque, le 15 février 1831, l’émeute se rua sur la demeure de M. de Quélen, elle obéissait surtout à une impulsion politique ; elle avait brisé d’abord le buste du duc de Bordeaux, que l’on avait imprudemment exposé dans l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, et de là elle s’en alla faire le sac de l’archevêché. La rivière charria les manuscrits et les livres précieux ; le peuple, pour s’amuser, revêtit les habits sacerdotaux et fit, à travers nos rues, de honteuses mascarades. Ne faisons pas retomber sur lui toute responsabilité ; de tristes exemples lui avaient été donnés dont le souvenir n’était pas tout à fait éteint. Parmi les meneurs de ce mouvement sans excuse, des vieillards se trouvaient peut-être qui se rappelaient avoir vu, le 17 brumaire an II, l’évêque Gobel, suivi de ses vicaires et de plusieurs curés, défiler devant la Convention, coiffer le bonnet rouge, recevoir l’accolade du président, déposer ses lettres de prêtrise et « briser sur l’autel de la patrie les hochets de la superstition ».

Certes, pendant la Terreur, il n’était pas prudent de laisser transsuder ses sentiments religieux, et pourtant les prêtres non assermentés qui, courageusement, disaient la messe dans les greniers et dans les caves, furent rarement dénoncés. Bien plus, au moment où l’on ne savait qu’inventer pour faire acte de croyance nouvelle et se rejeter hors de la foi des ancêtres, la tradition catholique dont nous sommes pénétrés jusque dans nos moelles, se faisait jour et désespérait ceux qui avaient rêvé d’installer le culte abstrait de la raison. Des rapports de police secrète en donnent des preuves qu’il faut citer : « 21 mai 1793. Ce qu’il y a de plaisant, c’est de voir le même peuple qui persécute les prêtres, profane les temples, se joue de la religion, de le voir, dis-je, regarder la Pentecôte comme un jour de solennité. » — « 28 juillet 1793. Aux portes de Paris, à Nanterre, le fanatisme et la superstition sont encore si grands que, pour obtenir promptement la fin de la guerre, on a comblé la Vierge de présents ; elle est chargée de rubans tricolores pour plus de 1 200 livres. » — Aussi les efforts de la loi échouèrent, car toute loi est impuissante » lorsqu’elle est en contradiction avec les mœurs.

On eut beau instituer le repos du décadi, on n’en chômait pas moins le dimanche. La Convention décréta des fêtes officielles : fondation de la République, 1er vendémiaire ; fête de la Jeunesse, 10 germinal ; fête des Époux, 10 floréal ; de la Reconnaissance, 10 prairial ; de l’Agriculture, 10 messidor ; de la Liberté, 9 et 10 thermidor ; l’habitant de Paris n’en garda pas moins ses vieilles coutumes et continua à célébrer, par la cessation de tout travail, les fêtes de l’Église. Par curiosité, par cet esprit de badauderie qui l’entraîne invinciblement vers toute nouveauté, et non par conviction, comme l’on essayait de se le persuader, il a donné dans toutes les niaiseries qu’on lui offrait en appât. Le 20 prairial, deux jours avant le vote de la loi la plus cruelle qui fut jamais, il admira la fête de l’Être-Suprême qu’avait dessinée David, « le Raphaël des sans-culottes, » le futur peintre de Napoléon et de Pie VII ; il vit, sans rire, la Convention entourée d’un ruban tricolore porté « par l’Enfance ornée de violettes, l’Adolescence ornée de myrtes, la Virilité ornée de chêne, la Vieillesse ornée de pampres et d’olivier. » De ces lourdes rêveries emblématiques, où l’on ne retrouve guère la preuve de cette légèreté que l’on nous reproche, il est resté une trace matérielle. Dans le jardin des Tuileries, au bout des parterres ménagés au milieu des futaies de marronniers, on voit des bancs semi-circulaires en marbre blanc dont les côtés sont formés par des griffons ; ils sont de l’invention de Robespierre : aux jours de fêtes, les vieillards devaient s’y asseoir pour couronner les jeunes gens vertueux.

L’esprit de contradiction qui anime le peuple de Paris, le détache de la religion lorsqu’on l’y pousse, et l’y ramène lorsqu’on cherche à l’en éloigner. En temps normal, il est assez respectueux pour ce qui tient au culte ; il est religieux sans conviction, un peu de paresse et beaucoup par habitude léguée. Il répète des mots qu’il a entendus sans en avoir bien compris le sens ; il dit : « Je veux mourir dans la foi de mes pères ; » de même que les bourgeois disent volontiers cette balourdise : « Il faut une religion pour le peuple, » sans s’apercevoir qu’ils en ont aussi besoin que lui. Il est cependant un fait que l’on ne peut nier et qu’il est facile de constater : malgré la multiplicité des offices, les églises sont pleines le dimanche ; aux jours de fêtes carillonnées, elles regorgent et sont insuffisantes à contenir la foule qui s’y presse. On ne néglige rien, il est vrai, pour attirer le public par des pompes grandioses, où les chants, les parfums, la beauté du spectacle donnent satisfaction aux sens que l’Église recommande sans cesse de mortifier, et, dans certaines circontances, on fait des réclames, comme pour une représentation théâtrale[22].

Certains prédicateurs, dont la race paraît éteinte aujourd’hui, Ravignan, Lacordaire, avaient le don de passionner les esprits ; la mode s’y était mise, on « faisait queue » pour aller les entendre, on s’accommodait avec les suisses afin d’avoir des places réservées, et l’on était fort surpris de retrouver là le public qui, le soir, allait applaudir Rachel à la Comédie-Française. L’éloquence de la chaire satisfait une des plus nobles curiosités de l’intelligence ; elle attire les lettrés et les gens de bonne compagnie ; il le savait bien ce curé de Saint-Sulpice qui disait au prône, en mars 1751 : « À six heures on prêchera pour le peuple et les domestiques ; on leur parlera de la religion tout naturellement. »

Entre ceux qui voudraient faire de la cité un couvent, des habitants un troupeau de moines, et ceux qui, répudiant toute croyance, évoquent le néant et rêvent la suppression du culte extérieur, il y a une juste mesure que le Parisien semble avoir saisie ; certes, il ne fera pas comme ce paysan des Vosges, notre contemporain, qui acheta de son curé un hectare de Paradis pour une somme de 20 000 francs une fois versée ; dans certains miracles dont on lui parle, il distingue des accidents pathologiques qui se reproduisent chaque jour dans les asiles d’aliénés ; mais il sait que ces sortes de choses, dont on fait beaucoup trop de bruit, n’ont rien de commun avec la religion et que celle-ci reste intacte malgré la maladresse de ses amis excessifs et l’acharnement de ses adversaires. Même lorsqu’il ne pratique pas, il va demander la consécration de l’Église pour son mariage, pour l’enfant qui lui est né, pour ses parents qui meurent. La libre pensée flotte autour de lui, l’assaille, le sollicite, mais ne le pénètre que bien peu.

À cet égard on peut donner des chiffres concluants. En 1872, les naissances, à Paris, ont été au nombre de 56 894 (on ne porte jamais les enfants Israélites à la synagogue) ; — 48 763 ont été présentés aux églises et aux différents temples de la réformation ; pour 21 373 mariages, 18 250 couples ont reçu la bénédiction des cultes catholique, protestant et Israélite ; enfin, sur 45 780 inhumations, 5 841, dans lesquelles il faut en compter 195 effectuées par la Morgue, ont été faites « civilement ». La proportion est minime, mais elle deviendra certainement plus considérable, si l’on est assez malavisé pour appliquer des mesures rigoureuses à ceux qui font acte de « libres-penseurs » et dont on a spirituellement dit : « Il ne leur manque, pour mériter ce titre, que de penser d’abord, puis de respecter la liberté des autres. » Ils crient à l’intolérance lorsqu’un prêtre, usant de son droit, refuse les prières consacrées à un homme qui s’est suicidé, ou qui faisait profession d’athéisme ; il faut savoir ne pas les imiter en cela et ne pas mettre obstacle à des manifestations qui, on peut en convenir, sont souvent puériles, mais qui cependant peuvent, dans bien des cas, être un besoin de la conscience même. Lorsqu’un prêtre se présenta au chevet de Lamennais mourant, et lorsque celui-ci refusa de le recevoir, ils furent l’un et l’autre dans la sincère expansion de leur croyance.

Le prêtre, — l’homme qui parle au nom d’une morale supérieure, qui est investi du pouvoir de répandre la parole même de Dieu du haut de la chaire de vérité, n’a-t-il pas souvent outrepassé la mesure et exigé de la crédulité humaine plus que celle-ci ne pouvait donner ? n’a-t-il pas puissamment contribué à ébranler la foi en la chargeant d’un fardeau qu’elle était incapable de porter ? Expliquer certains événements dont les causes physiques et morales sont nettement déterminées, en faisant intervenir une volonté providentielle irritée, c’est aller plus loin qu’il ne convient. Lorsque l’on apprit à Paris, en 1525, que François Ier avait été fait prisonnier à Pavie, on prêcha que Dieu était courroucé contre la France, à cause de « la diversité des habillements ». Nous sourions lorsque l’histoire nous fait de telles révélations et peut-être ne réfléchissons-nous pas que les mandements des évêques sont aujourd’hui remplis d’appréciations analogues. Ne nous a-t-on pas appris de la sorte que l’invasion des sauterelles en Algérie, que les inondations du Rhône avaient pour but de châtier les francs-maçons. Ces exagérations, que rien ne justifie, qui font hausser les épaules au plus mince bachelier, ont ébranlé bien des croyances ; mieux que les prédications matérialistes les plus accentuées, elles ont fait entrer le doute dans des âmes soumises et les ont entraînées sinon à la révolte, du moins vers l’indifférence.

Le rôle politique, agressif et hautain que plusieurs membres du haut clergé ont essayé de jouer en tant de circonstances, n’a pas été non plus au profit d’une religion dont le Dieu a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Dans nos révolutions, l’attitude du clergé a-t-elle toujours été irréprochable ? Sous la Ligue, il mène ce mouvement sans pitié, et l’assassin de Henri III est un moine ; pendant la Fronde, par le coadjuteur et par les curés de Paris, il se mêle à toutes les émeutes ; au 14 juillet 1789, qui donc marche à la tête du peuple et le guide sur le chemin de l’hôtel des Invalides, où l’on doit enlever une réserve de 25 000 fusils ? C’est le curé de Saint-Étienne-du-Mont. Après la Révolution de 1848, le clergé bénit et rebénit les arbres de la liberté. La prêtrise est métier ou mission, selon l’homme qui l’exerce ; saint Vincent de Paul fut un prêtre, le cardinal de Retz aussi ; quelle différence entre eux ! et cependant l’un avait été le précepteur de l’autre.

Le clergé de Paris a fourni plus d’un saint au calendrier ; l’un d’eux, qui est en grande vénération parmi les âmes dévotes, semble n’avoir pas eu très-bonne réputation de son vivant : c’est saint François de Sales. Le maréchal de Villeroi, qui l’avait beaucoup connu, disait : « J’ai été ravi quand j’ai vu M. de Sales un saint ; il aimait à dire des gravelures et trompait au jeu ; le meilleur gentilhomme du monde, au reste, et le plus sot[23] ! » Je ne sais si nos prêtres actuels seront béatifiés plus tard, mais j’en sais qui sont des saints, qui couchent sur une paillasse, parce qu’ils ont vendu leur dernier matelas pour distribuer quelques aumônes, qui ne désespèrent jamais et s’acharnent à sauver des âmes que le mal leur dispute. L’un d’eux, celui qui remplit le plus douloureux ministère que la charité chrétienne puisse accepter, arrêté et jeté dans une cellule de Mazas pendant la Commune, disait : « Enfin ! je vais donc avoir le temps de repasser ma théologie ! » Celui-là n’a pas été massacré, de sorte que les condamnés à mort peuvent entendre des paroles de consolation jusqu’au pied même de l’échafaud.

Le clergé de Paris est, en général, fort bon ; peut-être en fouillant quelques anecdotes plaisantes serait-il facile de prouver qu’il à ses heures d’humanité ; mais il est fervent, attaché à ses devoirs et ne ressemble en rien à ces abbés galants qui couraient les ruelles du dix-huitième siècle, faisaient des bouquets à Chloris, oubliaient leurs soutanes dans les boudoirs et dont Voisenon fut le type spirituel[24]. On ne parle guère des 1 193 ecclésiastiques qui fonctionnent dans les églises de Paris ; ils sont tenus par une sévère discipline et savent, au besoin, se perdre dans la foule. Un prêtre qui aujourd’hui s’afficherait à l’Opéra, comme ce fut la mode au siècle dernier, serait hué par les spectateurs, interdit par son évêque et envoyé en retraite dans quelque couvent de province.

L’esprit public est très-éveillé, et s’il plaisante des vœux imposés aux ministres de Dieu, il exige que ceux-ci les respectent, contradiction qui n’a rien de surprenant chez un peuple à la fois sceptique et superstitieux. Il est intraitable sur un point : il ne veut pas que le clergé possède et il crie à la captation dès qu’il entend parler d’une donation faite aux églises ou aux couvents. À cet égard, toute précaution est prise ; l’exemple du passé n’a pas été perdu, et si une nouvelle confiscation venait à se produire, elle n’aurait à s’exercer que sur bien peu de propriétés immobilières ; ce que l’on possède peut être facilement déplacé, car une partie de la fortune maritime de la France appartient aux congrégations religieuses.

Malgré la Révolution et le nivellement de nos mœurs, le clergé à une tendance invincible à se considérer comme un ordre à part dans l’État, — major homine, minor Deo, — et, sous prétexte qu’il doit jouir d’une indépendance sans contrôle, qu’il puise les inspirations de sa pensée aux sources divines, il a parfois causé de cruels embarras aux gouvernements ; des puissances étrangères très-susceptibles ont failli répondre par des coups de fusil aux objurgations de certains mandements épiscopaux. C’est là un malheur auquel on ne peut remédier, car la loi est désarmée ; l’appel comme d’abus devant le conseil d’État est une vaine formalité qui profite à celui qu’elle atteint. L’Église est femme ; elle ne tient absolument compte que de son intérêt, elle crie à la persécution dès qu’on la touche, récite son in manus et en appelle au Dieu vengeur.

L’intrusion de la politique dans la religion a produit cet état de choses, qui est insignifiant en temps ordinaire, mais qui devient facilement redoutable lorsque les relations extérieures se compliquent de quelque difficulté. Ces faits, qui ne sont pas rares et ont souvent troublé le sommeil de nos diplomates, prouvent que le clergé renferme encore, selon l’expression de Montesquieu, des hommes « si dévots qu’ils sont à peine chrétiens », qu’il n’a rien abdiqué de ses prétentions, qu’il cherche à ressaisir son ancienne prépotence et qu’ayant charge de diriger les âmes, il se croit appelé à régenter toutes choses humaines. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente, ce rêve ne se réalisera pas ; son importance sera d’autant plus grande qu’il saura la limiter à son ministère spécial ; tout ce qui l’en fera sortir ne peut que l’affaiblir, et s’il se contente de prouver simplement par l’exemple que sa morale est supérieure à toute autre, il sera inattaquable.

La Réforme a mis fin au moyen âge, la liberté de conscience a clos l’ancien régime ; mais nous n’en sommes pas encore arrivés à cette liberté illimitée des cultes qui règne, sans péril, aux États-Unis d’Amérique. Paris aura-t-il un jour, comme New-York, sa rue des Églises, où toute secte, si étrange qu’elle soit, a le droit de s’affirmer et de se manifester publiquement ? Cela est probable, mais le temps n’est pas venu. La Renaissance a abouti à l’établissement des Jésuites et au que sais-je de Montaigne ; à quoi aboutira le scientifique dix-neuvième siècle ? Sans doute à la transformation du principe même de la divinité et à l’étude presque exclusive des phénomènes matériels.

Une nouvelle genèse des idées ne touchant en rien aux dogmes immuables de la morale éternelle distendra les liens qui nous attachent traditionnellement à l’Église dont le chef est à. Rome ; le libre examen pénétrera des âmes qu’il n’a fait encore qu’effleurer ; le rationalisme, si desséchant parfois, arrachera aux croyances cette armure de mysticisme qui, pendant tant de jours, les a rendues invulnérables ; les gens pour qui les pratiques religieuses tiennent lieu de toutes vertus ne seront plus satisfaits d’eux-mêmes ; la tolérance réellement impartiale s’infiltrera dans nos mœurs ; les relations de l’Église et de l’État se modifieront de façon que l’un et l’autre recouvrent leur liberté ; l’union trop intime qui souvent les neutralise sera rompue ; il sera permis à chaque citoyen d’adorer Dieu à sa manière, et peut-être la foi trouvera-t-elle sa formule dans cette parole que Napoléon prononçait devant le conseil d’État, au mois d’octobre 1804 : « Le Paradis est un lieu central, où les âmes de tous les hommes se rendent par des chemins différents ; chaque secte a sa route particulière. »

iv. — les mœurs.

L’homme est identique à lui-même. — Mœurs semblables, usages différents. — J.-J. Rousseau et les socialistes. — Les instincts. — Le péché originel. — La création psychique. — Pourquoi l’homme aime la guerre. — Cloaca maxima. — La moralité. — Les mœurs et le climat. — Londres. — Le harem. — Interlopes. — Femmes du monde. — Galanterie et baccarat. — Les étrangers. — Frivolité. — Georges Cadoudal et Longchamp. — Quatre théâtres. — Bals officiels. — Les courses. — Les lectures. — La mode. — Louis XIV et les coiffures hautes. — Le demi-terme. — Les riens visibles. — Rostopchin. — Contrastes. — Engouement. — Enthousiasme. — Deux hommes morts à temps. — Le sexe de la France. — Ingratitude et infidélité. — Épidémies de bêtise. — La scie. — Esprit d’à-propos. — Égalité et distinctions. — Le duc de La Rochefoucauld et le duc de Malakoff. — Un mot du maréchal Lefebvre. — La gauche et la droite. — Anomalie. — Les administrations urbaines. — Elles sont notre salut. — La badauderie. — Polichinelle et les obus. — Les coups de canon de Montmartre. — Crédulité et ignorance. — Les mots qui ont déjà servi. — Servilité intellectuelle. — Vantard, intrépide et faible. — Ni sens commun ni caractère. — Orgueilleux. — Ce que les étrangers pensent de Paris. — Sa grandeur dans l’histoire.


Pour les peuples inconsistants et mobiles, la religion devient facilement une affaire d’habitude : aussi n’a-t-elle à Paris qu’une influence insignifiante sur les mœurs ; elle en modifie peut-être légèrement la forme extérieure, mais elle ne touche guère au fond, qu’elle laisse intact. Elle est impuissante lorsqu’elle s’attaque aux coutumes, ou aux engouements de la mode ; depuis qu’elle tonne contre les théâtres et contre la toilette des femmes, elle n’a obtenu ni la fermeture d’une salle de spectacle, ni plus d’étoffe dans les corsages. Paris est à la fois très-vertueux et très-corrompu ; il est au moral comme au physique : la débauche y côtoie la chasteté, de même que la ruelle de la Parcheminerie avoisine le boulevard Saint-Germain.

À tous les degrés de la série sociale que j’ai regardée de prés pendant mon long voyage à travers les institutions de notre ville, j’ai trouvé l’homme identique à lui-même ; la différence des milieux et de l’éducation produit seule une différence dans le mode d’être vicieux ; cette différence-là compte pour beaucoup dans les appréciations superficielles où les préjugés et les idées reçues ont plus de part que le raisonnement, mais le moraliste impartial n’en voit aucune entre le vin de Champagne et le vin d’Argenteuil, entre la fille entretenue millionnaire et la fille à soldat, entre le prince qui fabrique de fausses signatures et le chiffonnier qui vole un couvert d’argent. Les mœurs sont les mêmes, seuls les usages sont différents. Aussi, lorsque les gens du monde et de la bourgeoisie parlent de la nécessité de moraliser le peuple, ou peut leur répondre : Cela est bien dit, mais il faut commencer par vous moraliser vous-mêmes.

Le Parisien a les défauts inhérents au genus homo, et ils sont nombreux ; l’erreur de Jean-Jacques Rousseau et celle des socialistes ont perverti les idées à cet égard. Jean-Jacques, exaspéré contre une civilisation qui irrite les mélancolies morbides de son orgueil, rêve le retour à la nature et voit toute vertu dans l’homme primitif ; les novateurs inventent un homme de toutes pièces et le font concorder avec leur système préconçu. Des deux côtés on se trompe et, dans ce cas, les erreurs de diagnostic ont souvent de redoutables conséquences. La réalité démontrée est bien plus simple. L’homme ne naît ni bon ni mauvais : il naît animal ; de plus il peut, en grandissant, obéir à des besoins de vengeance, à des combinaisons de ressentiment, que ne connaissent point les autres animaux. Il naît avec des instincts ; tout le travail des religions et des législations est de modifier ces instincts et d’en faire des mœurs ; c’est là, en somme, ce que signifie le péché originel enseigné par l’Église. Dresser l’homme jusqu’à l’état civilisé, le faire concourir au bien de tous en récompensant ses efforts particuliers, faire marcher côte à côte avec un mutuel profit l’homme collectif et l’homme individuel, greffer sur le sauvageon la branche déjà cultivée, étouffer la bête violente sous les progrès de l’âme adoucie, c’est là l’œuvre du temps fécondée par les conceptions de quelques-uns de ces esprits d’élite dont l’humanité reconnaissante a presque fait des dieux ; œuvre lente, difficile, qui a dû s’étayer sur des lois sévères et pour laquelle les gendarmes n’ont point été de trop.

Ce grand travail de perfectionnement ne s’arrête jamais ; c’est une sorte de création psychique qui ne se ralentit pas plus que la création géologique ; pendant que lentement les couches successives d’infusoires déposées au fond des mers préparent les continents futurs, l’expérience, la morale, la philosophie, la religion versent dans le cerveau humain le germe des vertus qui se développeront plus tard. L’homme est aujourd’hui meilleur qu’il n’a jamais été ; ce n’est pas dire qu’il ait oublié ses instincts génésiaques ; loin de là, il se livre à eux avec une sorte d’ivresse farouche, lorsqu’il le peut sans crainte ; c’est pour cela qu’il aime tant la guerre qui lui permet de tuer, de voler, de violer impunément et même avec gloire.

Pas plus que les autres hommes, le Parisien n’est parfait ; la civilisation et les passions aidant, Paris est la cloaca maxima du monde ; c’est une sorte de rendez vous universel, et ceux qui ont le plus profité de la facilité de nos mœurs sont ceux qui nous ont le plus calomniés. Ç’a été la mode parmi les nations étrangères, après les désastres de 1871, de crier à la corruption de la « Babylone moderne » et de voir un châtiment dans nos défaites. Rhétorique et lieux communs qui n’ont même pas le mérite de la nouveauté, car en 1815 le duc de Wellington se vantait de venir nous apprendre la « moralité[25] ».

J’ai beaucoup voyagé, et dans tous les pays que j’ai parcourus, j’ai trouvé l’homme semblable à lui-même, sauf des nuances absolument extérieures et qui tiennent à la latitude. Licence de mœurs, affaire de climat. Paris, climat tempéré, vit, boit, aime et s’amuse en plein air ; c’est bien plus accentué en Italie : chaque nuit, Palerme paraît en fête. À Berlin, à Pétersbourg, à Londres, il fait froid et brumeux, on pousse le verrou des portes et l’on ferme les volets ; la morale n’y gagne rien ; ce prétendu respect des mœurs n’est que la crainte de s’enrhumer et constitue, en fait, une sorte d’hypocrisie qui est un vice de plus. Les voyageurs qui, la nuit venue, ont ouvert les portes de Londres, qui sont descendus dans les palais du gin, qui ont visité les autres secrets sous la conduite des policemen, ont gardé dans leur souvenir l’horreur de tels et si odieux spectacles.

Dans ces grandes capitales qui parfois daignent nous inviter à plus de retenue, on recherche les plaisirs faciles, les déceptions de l’amour vénal tout autant qu’à Paris : plus brutalement, plus violemment peut-être et sans cette pointe de sociabilité qui ôte au vice quelque chose de sa laideur. L’islamisme, je dirai plus, l’Orient antique et moderne, a compris de tout temps l’influence du climat sur les mœurs apparentes ; dans ces pays où la vie libre sous un ciel tiède est un besoin impérieux, on a supprimé la femme ; elle est forclose dans le harem, — textuellement, l’interdit. Mais en Orient, à Paris, à Londres, à Berlin, partout, les femmes savent fort bien découvrir, comme dans le Madrid de Gil Blas, des personnes complaisantes qui les aident à « concilier leur tempérament avec la bienséance ».

Paris est démoralisé, je n’y contredis pas ; on parle beaucoup de ses élégances scandaleuses et de son laisser-aller excessif, pour ne pas dire plus ; soit. Mais parmi les créatures du monde interlope, quelles sont donc ces deux femmes dont le luxe outrageant a révolté les âmes honnêtes ? L’une vient de l’autre côté de l’Atlantique, et c’est un souverain étranger qui l’a enrichie ; l’autre est une juive née sur les bords de la Moskowa, et si elle ne porte plus son nom patronymique, c’est qu’elle l’a légitimement échangé contre celui d’un homme très-riche qui n’est ni Français, ni Parisien, mais qui appartient à la nation chez laquelle les succès militaires passent pour une preuve de moralité. Parmi les gens de la bonne compagnie, je ne crois pas que ce soit une Parisienne cette femme charmante et spirituelle qui, par caprice de grande dame et dédain des usages acceptés, se livrait à toutes sortes d’excentricités de surface, inventait des toilettes folles, chantait à dépiter les chanteuses des estaminets-concerts et dansait souvent trop haut ; son nom historique n’a jamais appartenu à l’armorial de la France. Une galanterie a coûté un million ; celui qui l’a payé était de la Grande-Bretagne et celle qui l’a reçu était du pays que Mignon regrettait. Au temps de mon enfance, Paris, surtout aux jours de carnaval, était tenu en émoi par les inexprimables et dispendieuses drôleries d’un personnage très-connu : c’était un Anglais, — et le peuple l’avait surnommé lord l’Arsouille. Des parties de baccarat où l’on engageait des enjeux excessifs ont été sévèrement jugées par l’opinion publique ; les Parisiens cependant n’avaient rien à y voir, car les principaux tenants étaient des Turcs et des Polonais.

Les étrangers adorent, peuplent, enrichissent Paris, où ils trouvent une protection active de la part de l’autorité et des facilités de plaisir qu’ils augmentent eux-mêmes par le haut prix dont ils se font gloire de les payer. Rentrés chez eux, au coin de leur feu de charbon de terre, dans un ennui centuplé par l’acuité des souvenirs, ils disent volontiers : « C’est la ville la plus immorale du monde, » et ne s’aperçoivent pas qu’ils sont au moins de moitié dans la démoralisation qu’ils nous reprochent. On peut répéter encore le mot de J.-J. Rousseau, il est toujours vrai : « La corruption est partout la même ; il n’existe plus ni mœurs, ni vertus en Europe ; mais s’il existe encore quelque amour pour elles, c’est à Paris qu’on doit le chercher. »

Le Parisien n’ignore pas les médisances dont il est l’objet ; il en lève un peu les épaules ; mais comme il sait aussi que les plaisirs attirent les étrangers et que les étrangers lui apportent de l’argent, il en prend son parti, multiplie les lieux d’amusement, s’enrichit et, semblable au chien qui mange le dîner de son maître, il prend sa part du gâteau ; il s’amuse lui-même tant qu’il peut, avec la frivolité de son caractère naturel[26]. Les événements les plus douloureux, ceux dont les conséquences prolongées peuvent avoir une influence directe sur ses destinées, ne le détournent pas de cette recherche du plaisir. Lorsque la conspiration de Georges Cadoudal eut été découverte, toutes les barrières furent formées pendant que l’on fouillait la ville pour y trouver les conjurés ; Paris ne s’inquiétait que de la promenade traditionnelle de Longchamp, qui alors était très en vogue ; comment la ferait-on si la barrière de l’Étoile restait close ? Le dimanche des Rameaux, les deux derniers complices de Georges furent arrêtés, heureusement, dit Réal, car les équipages purent défiler dans les Champs-Élysées et dans le bois de Boulogne.

Au mois de janvier 1872[27], presque jour pour jour après la capitulation de Paris qui consacrait notre défaite, abandonnait trois départements et consentait cinq milliards d’indemnité, le préfet de la Seine fut sollicité d’autoriser la construction de quatre théâtres nouveaux sur la place du Château-d’Eau. Pendant l’hiver de 1874, Paris ne s’est occupé que de savoir où et combien de fois on danserait dans les demeures officielles. C’est pour faire aller le commerce, dit-on ; le commerce en profite, nul ne le conteste ; mais ceux qui vont danser ne s’en soucient guère. Lorsque l’on a offert au shah de Perse quelques divertissements médiocres et une illumination aussi mal réussie que mal conçue, le travail chôma dans Paris comme pour une des grandes fêtes de l’Église.

Toutes les fois qu’il y a quelque part des uniformes à voir, des toilettes à regarder, le Parisien y court ; il ne manque pas une revue et il va aux courses, quoiqu’il n’y comprenne rien ; les chevaux ne l’intéressent guère, mais il s’y rend pour faire comme « tout Paris » ; il tâche même de s’approprier quelques termes du jargon qu’il est de bon ton de parler en ces endroits, car il paraît que la langue française, si riche, si souple, si précise, ne suffit pas à exprimer les rapports de l’homme et du cheval. Les plaisirs sérieux, ceux qui s’adressent directement à l’esprit, le laissent absolument froid ; les conférences — les lectures — qui ont tant de succès et rendent de réels services en Angleterre et en Allemagne, n’ont jamais pu s’acclimater chez nous ; tous les efforts que l’on a tentés pour les faire adopter par la population parisienne ont échoué, ou peu s’en faut.

C’est en cela, pour qui l’a imparfaitement étudié, que consiste sa démoralisation ; il est bruyant, extérieur, empressé dans ses plaisirs, mais les mœurs de Paris ne sont ni pires, ni meilleures que celles des autres grandes agglomérations humaines[28] ; il n’est pas plus juste de lui en faire un crime, qu’il n’est juste de lui reprocher l’extravagance de ses modes, car dès qu’il a inventé quelque accoutrement ridicule, le monde entier l’adopte immédiatement. Les usages les plus baroques s’imposent avec une facilité inexplicable. Tel qui sera impunément esprit fort contre un axiome philosophique ou contre un dogme religieux subira, sans oser regimber, une forme de chapeau qui lui paraît horrible. Lorsque la mode fut aux duels, 4 000 gentilshommes furent tués en moins de quinze ans, et le roi accorda plus de 7 000 lettres de grâce pour homicide volontaire. Les perruques de Louis XIV, la poudre de Louis XV ont été humblement subies par l’Europe. Les rois n’y peuvent rien et les sceptres les plus absolus s’inclinent devant une cornette en dentelle. La Palatine raconte, dans une lettre du 16 juin 1716, un fait que l’on ne doit point passer sous silence, car il prouve l’impuissance des souverains en pareille matière et l’influence subite de l’esprit d’imitation : « Le feu roi disait : J’avoue que je suis piqué quand je vois qu’avec toute mon autorité de roi, en ce pays-ci, j’ai eu beau crier contre les coiffures trop hautes, pas une personne n’a eu la moindre envie d’avoir la complaisance pour moi de les baisser. On voit arriver une inconnue, une guenille d’Angleterre, avec une petite coiffure basse, tout d’un coup toutes les princesses vont d’une extrémité à l’autre[29]. » La guenille était lady Sandwich, femme de l’ambassadeur anglais.

On a beaucoup raillé les crinolines et les faux chignons ; rappelons-nous les paniers et les coiffures à la belle poule ; sous le Directoire, il était de bon ton de paraître enceinte, et nulle femme ne se serait montrée en public sans avoir son « demi-terme ». J’ai vu le temps où un homme n’était élégant qu’à la condition d’avoir un lorgnon dans l’œil. Ne nous moquons de personne, ni de nos pères, ni de nous-mêmes, ni de l’Indien qui se perce les lèvres pour y insérer des botocs, ni de nos femmes qui se percent les oreilles pour y suspendre des diamants ; tout cela est affaire de mode, et la mode est la recherche toujours vaine, souvent ridicule, parfois dangereuse, d’une beauté supérieure idéale.

Paris est passé maître en l’art de faire varier la mode qui lui vaut une bonne partie de sa fortune ; ses ouvriers excellent à vendre et à vendre fort cher ces riens visibles que l’on appelle des formes. Une étoffe de 200 francs en vaut 1 200 quand elle sort façonnée de chez le bon faiseur ; lorsque l’on donne un bal important à Pétersbourg, à Moscou, à Londres, Paris en sait quelque chose et les layetiers ne suffisent pas à emballer les chiffons, les fleurs, les plumes qui coûtent beaucoup plus que leur pesant d’or. Les idées françaises se sont, pendant longtemps, glissées sous les falbalas et ont troublé bien des têtes.

Un des plus implacables adversaires que la France et Paris spécialement aient rencontrés, le comte Rostopchin, le même qui brûla Moscou, ne peut s’en taire : « J’ai reconnu en cette ville la maîtresse de l’Europe, car on a beau dire, tant que la bonne compagnie parlera français, que les femmes aimeront les modes, que la bonne chère fera les délices de la vie, que l’on aimera les spectacles, Paris influera toujours sur les autres pays. Il est certain qu’aucune ville du monde ne possède une aussi grande quantité d’hommes instruits, savants et estimables, » Rostopchin n’est pas toujours aussi aimable et il ne se gêne guère pour déclarer que Paris est une maison de fous. Éternel contraste, qui se reproduit nécessairement dans un centre si prodigieusement rempli ; que l’on regarde vers les cabarets, c’est un peuple d’ivrognes ; vers les ateliers, c’est un peuple de travailleurs ; vers les casernes, c’est un peuple de soldats ; vers les laboratoires, c’est un peuple de savants ; vers le bal de l’Opéra, c’est un peuple de saltimbanques ; à la même minute, il y a cent peuples différents dans le peuple de Paris.

Chacun de ces peuples à ses habitudes différentes et, jusqu’à un certain point, une physionomie spéciale ; malgré l’uniformité des costumes, il est facile à un œil exercé de reconnaître à quelles professions appartiennent les individus qui forment la foule ; mais tous semblent parfois saisis d’une curiosité invincible fixée sur un seul point ou d’un amour inexplicable pour un personnage quelconque. C’est l’engouement, maladie très-française et surtout parisienne. Tout le monde a cru à Cagliostro et s’est assis autour du baquet de Mesmer ; on s’est étouffé dans les allées du Jardin des Plantes pour regarder la girafe et aux portes du Jardin Turc pour voir le chien Munito ; c’est comme un vent de folie qui tourne les têtes. Les enthousiasmes du Parisien sont subits, quelquefois foudroyants, mais ils durent peu. Il acclame La Fayette, Dupont (de l’Eure), Lamartine ; mais comme il n’aime pas qu’on vieillisse et surtout qu’on reste immuable, si on lui en parle six mois après, il les traitera volontiers de ganaches.

Semblable à Diogène, il cherche un homme, non pour étudier cette rare curiosité, mais pour l’admirer et au besoin pour lui obéir. En temps de péril, lorsque les ruines, que bien souvent il a accumulées par ses sottises, commencent à l’effrayer, il remet ses espérances et toute sa destinée à un homme ; il le choisit, il se le figure selon ses désirs et non selon la réalité, puis il lui pose le fardeau sur les épaules : si le héros improvisé fléchit sous le poids, on l’accuse de trahison. Dans notre histoire moderne, deux hommes ont eu l’esprit de mourir à temps : Armand Carrel et le général Cavaignac. En 1848, l’un eût été chargé de fonder la République ; en 1870, l’autre eût été sommé de sauver la France, et comme ils n’auraient point réussi, ils auraient tous deux été déclarés traîtres à la patrie. Du reste, si le Parisien aime à renverser les idoles qu’il a dressées lui-même, il ignore absolument le sentiment de la reconnaissance. Cela tient à sa nature — j’allais dire à son sexe, car la France est femme ; il est infidèle et ingrat. Il voulut déchirer le cadavre de Colbert, et sur la porte de Sully, inconsolable de la mort de Henri IV, il écrivit : Valet à louer.

Cet engouement peu durable que lui inspirent certains hommes, il l’éprouve aussi pour d’inexcusables niaiseries. Une épidémie de bêtise se répand tout à coup sur Paris ; la maladie est incurable, chacun y cède ; on entend crier : Ohé Lambert ! ou bien : Et ta sœur ? On chante : Il a des bottes, Bastien ! D’où viennent ces sornettes ? Nul ne le sait : de quelque atelier de rapins sans doute ; elles descendent dans la rue, passent en province et font souvent le tour du monde. Le mal a quelquefois une autre forme, qui n’est ni moins sotte ni moins odieuse. Il y a quelques années, la mode fut d’imiter un cabotin de vingtième ordre, dont l’unique mérite était d’avoir la voix éraillée ; on n’y manquait nulle part, ni dans les brasseries, ni dans les salons. Cela s’appelle une scie, et en réalité c’est un instrument de supplice.

La manie des calembours, des intercalations de mots a fait plus d’une victime. Il fut un temps où des gens qui n’étaient point naturellement trop bêtes, croyaient faire preuve d’esprit et riaient à gorge déployée en disant : Je crains de cheval que l’on ne me trompe d’éléphant. Ces accès d’ineptie se reproduisent très-fréquemment, et le mal qu’ils déterminent est toujours aussi insupportable que celui qu’ils remplacent. Cela est essentiellement parisien : désœuvrement, esprit d’imitation, entraînement irréfléchi ; sous ce rapport, du moins, les autres capitales sont moins amoureuses de futilités. Cette sorte de servilité intellectuelle n’empêche pas le Parisien d’avoir l’esprit d’à-propos porté au plus haut degré : il lui suffit parfois d’un mot pour définir une situation. À Mexico, pendant que le choléra décimait nos troupes, un soldat écrivit sur les murs du cimetière : « Jardin d’acclimatation. » Ce soldat était un Parisien, il n’en faut pas douter.

De tels contrastes se retrouvent souvent chez lui. Il en est un qui forme un de ses caractères distinctifs, qui généralement a été mal compris et qui est plus apparent que réel. Il est ivre d’égalité, le Parisien, mais il est surtout ivre de distinctions. Tout homme rêve la croix, et il y en à qui meurent de ne l’avoir pas obtenue. L’égalité, telle qu’on l’admet et qu’on la pratique en France, ne signifie pas que les citoyens doivent avoir des droits pareils, ne porter aucun titre et vivre dans une sorte d’état moyen intermédiaire entre l’oligarchie et la démocratie ; elle signifie que tout individu, quels que soient sa naissance et son point de départ, peut parvenir aux plus hautes dignités. Rostopchin, que je cite encore, écrivait avec étonnement : « J’ai diné chez le duc de Richelieu à côté d’un chimiste qui est pair de France et grand-croix de la Légion d’honneur, » Or cette anomalie, contraire aux traditions des vieilles sociétés, qui crée une sorte de contradiction entre ce que Saint-Simon eût appelé « la bassesse de l’extraction » et l’importance des fonctions exercées, est peut-être ce qui tient le plus au cœur du Parisien. Il dédaigne ce que l’on doit à la naissance et recherche avec ardeur ce que l’on doit au mérite.

J’ai été témoin d’un fait qui m’a singulièrement frappé et qui est un précieux commentaire de cette aspiration vers les grandeurs acquises. — En 1857, un dimanche, j’étais assis aux Champs-Élysées ; le temps était fort beau et il y avait foule. Deux ouvriers, installés sur un banc, regardaient, comme moi, défiler les voitures. Un cavalier de bonne tournure, suivi d’un domestique, passa. Un des ouvriers dit à l’autre : « Ce monsieur-là, je le connais ; c’est le duc de La Rochefoucauld. J’ai travaillé chez lui ; c’est un brave homme. » L’autre répondit : « La Rochefoucauld ? Il y a une rue qui s’appelle comme cela. Ah ! il est duc ; en bien ! qu’est-ce que cela me fait ? » Au bout de quelques instants apparut une calèche, dans laquelle s’étalait un vieillard court et trapu. Le second ouvrier dit au premier : « Regarde donc ce gros-là ! il ressemble à un boulet de canon roulé dans de la farine. » Le premier répliqua à voix basse et très-rapidement : « Tais-toi donc ! c’est Malakoff, le maréchal Pélissier. » Je vis alors un singulier spectacle : l’homme qui dédaignait si fort le duc de La Rochefoucauld se leva d’un bond, le chapeau à la main, et, courant vers la voiture, il cria : « Vive Pélissier ! vive Pélissier ! » Puis il vint se rasseoir tout pâle, très-ému et dit : « Ça m’a fait quelque chose de le voir. » Cela voulait dire : J’aurais eu beau faire, jamais je n’aurais été duc de La Rochefoucauld ; avec du courage, du travail et un peu de chance, j’aurais pu être duc de Malakoff et maréchal de France. — Cette pensée était si bien la sienne, qu’au bout d’un assez long silence il dit : « Après tout, Ney était bien le fils d’un forgeron ! » Ce genre d’égalité, qui consiste non pas à être, mais à pouvoir devenir, si l’on peut ainsi parler, est intimement lié à nos mœurs sociales, et rien ne l’en détachera. C’est ce sentiment, où l’ambition personnelle trouve un si puissant ressort, qui a fait dire au vieux Lefebvre, duc de Dantzig, un mot admirable. À une réception aux Tuileries, sous Louis XVIII, on se moquait un peu du brave homme, et, pour le taquiner, chacun devant lui parlait de ses aïeux ; il comprit l’intention blessante et répondit : « Je suis un ancêtre, moi ! »

Si le Parisien adopte certains hommes et les pousse au pouvoir, on n’en peut dire autant des institutions : il leur est dévoué lorsqu’elles ne sont pas ; dès qu’elles existent, il n’en veut plus. Il est, à cet égard, d’une mobilité désespérante, augmentée par une absence d’idées politiques qu’il est difficile d’imaginer. En se servant du langage parlementaire, on peut dire que tout Parisien porte en lui une gauche et une droite qui se combattent sans cesse, votent à rebours, n’écoutent jamais la sonnette du président, et se perdent dans les discussions de mots où Byzance a sombré jadis. Il ne sait pas manier la liberté, il ne veut pas supporter l’autorité, et il serait ingouvernable s’il ne respectait ceux qui lui font un peu peur. Deux fois pris de belles intentions de régénération et bercé de rêves vertueux, il est parti pour Sparte et s’est arrêté en Macédoine, heureux lorsqu’il y a rencontré Alexandre.

Il demande des lois pour les autres, mais n’en veut pas pour lui : il se plaint de la réglementation administrative et accable le pouvoir de pétitions dans lesquelles il propose que chacun ait un livret indiquant sa capacité, un numéro d’ordre et des bulletins de vote de couleur différente pour les célibataires, les veufs et les gens mariés ; si l’on écoutait ces rêveries, dont les Corps législatifs ont eu souvent à s’occuper, ce ne serait pas trop de tripler le nombre des fonctionnaires. Il aide l’autorité à sa façon, il lui écrit constamment pour la morigéner et réclamer ce qu’il appelle des améliorations. C’est là encore une des anomalies caractéristiques du Parisien : il donne volontiers toutes sortes de conseils à ses administrations, il y a recours jusqu’à satiété ; mais dès qu’il en parle, c’est pour en dire du mal, les déclarer despotiques, tracassières et tout à fait inutiles. Les meilleurs esprits n’échappent point à ce travers, et chacun essaye de signaler les abus ; mais dès que l’on sort des généralités, dès que l’on presse la question, chacun reste muet, car on médit de confiance, par habitude, de nos institutions urbaines, et sans jamais les avoir approfondies. Elles valent mieux que leur réputation ; il est vrai qu’elles sont lentes et paperassières, mais c’est parce qu’elles craignent de se tromper et parce qu’elles accumulent les pièces de contrôle qui, dégageant leur responsabilité, affirment la rectitude de leurs opérations.

On croit et l’on répète que les fonctionnaires sont des espèces de potentats qui font et défont toutes choses selon leur bon plaisir ; c’est mal les connaître. Ils sont liés par une subtile réglementation, et nul mouvement d’indépendance personnelle ne leur est permis : les lois, les décrets, les ordonnances royales, les arrêtés ministériels, les décisions du conseil d’État leur ont tracé un étroit sentier dont ils ne peuvent s’éloigner sous peine de prévarication. C’est eux cependant que l’on rend responsables de toutes les minutieuses précautions qui leur sont imposées et qui sont la garantie même des intérêts publics. Beaucoup de gens accusent nos administrations par ignorance, par laisser-aller, mais plus d’un n’agit ainsi que par mauvaise foi, par rancune politique, par suite des déceptions dont il a été blessé. Voilà, pour ma part, dix ans que je les étudie, que je les soumets à des contrôles réitérés : elles ne sont pas impeccables, — qui donc l’est ici-bas ? — mais elles font de leur mieux, et le sentiment du devoir, que l’on constate chez presque tous les employés, est de nature à mériter le respect des esprits équitables. Je m’en rapporte à ce que j’ai vu et non pas à ce que disent des critiques trop intéressés pour être absolument sincères ; mon opinion est faite : si en 1814, en 1815, en 1830, en 1848, en 1870, en 1871, Paris, — je dirai plus, la société française — n’a pas sombré, c’est aux administrations parisiennes qu’on le doit ; lentement, prudemment, méthodiquement, elles ont fait rentrer le flot débordé dans le lit creusé par la sage tradition de l’expérience, et le fleuve de nos destinées a repris son cours. Ce que serait Paris sans ses administrations tutélaires, nous le savons ; car nous l’avons vu du 18 mars au 28 mai 1871.

C’est, en grande partie, à la badauderie du Parisien qu’il faut attribuer ces puériles récriminations, car cette badauderie est sans pareille ; un régiment passe, tout le monde le suit ; une voiture verse, tout le monde s’arrête ; oui : mais pendant le siège il a été de mode d’aller voir tomber les obus, et tout le monde y courait. Au mois d’avril 1871, Paris était lamentable : on se promenait mélancoliquement dans les Champs-Élysées, et, faute de mieux, on regardait Polichinelle et le commissaire se battre sur le théâtre de Guignol ; un projectile, évitant l’Arc de Triomphe, éclatait dans l’avenue ; chacun s’y précipitait et revenait tranquillement écouter les lazzis du fantoche. On fit plus : des bourgeois sérieusement vêtus, et patentés sans doute, gravissaient par curiosité les rampes de Montmartre, que les faiseurs de lieux communs du moment appelaient prétentieusement « le mont Aventin de l’émeute ! » Ils arrivaient jusqu’à la fameuse batterie que l’on a si facilement démontée, à l’heure du combat, avec quelques sacs de monnaie : ils regardaient les obusiers accroupis sur les lourds affûts, entraient en conversation avec les artilleurs fédérés, et, pour un ou deux francs, obtenaient de mettre le feu à la pièce chargée. — Je l’ai vu. — Pour faire du mal ? non pas ; pour faire du bruit et pouvoir se vanter d’avoir tiré un coup de canon, Ces mêmes gens avaient horreur des hommes de la Commune, mais ils s’étaient amusés pendant cinq minutes.

La puérilité du Parisien l’entraîne à des actions semblables dont le côté révoltant lui échappe ; elle l’empêche aussi de tenir une ligne de conduite réfléchie ; il est tout à la première impression ; il s’éprend de ce qu’il n’a pas, se dégoûte de ce qu’il a et regrette ce qu’il n’a plus. Très-crédule, se payant de mots, ne voyant les choses que par la surface avec laquelle il est en contact, il gobe toutes les bourdes qu’on lui débite, d’autant plus facilement qu’il est fort ignorant, oublie vite et n’apprend rien. Les rhéteurs, qu’il a souvent le tort d’écouter, abusent de cette naïveté un peu niaise et lui jettent en pâture des mots « qui ont déjà servi ». On s’est grisé avec la parole imprudente de M. Jules Favre : « Pas une pierre de nos forteresses, pas un pouce de notre territoire ; » elle est empruntée au serment des Templiers. — M. Rochefort croit avoir inventé le « gouvernement de la Défense nationale » ; l’expression est de Michelet, et il l’applique à la faction des d’Armagnacs. — M. Gambetta s’écrie qu’il a fait un pacte avec la victoire ou avec la mort ; c’est la double riposte de Mercier et de Bazire. — Il n’est pas jusqu’à M. Glais-Bizoin, aphone et branlant le chef, qui, visitant le camp de Conlie, n’ait mis ses mains derrière le dos pour dire aux troupes assemblées : « Soldats ! je suis content de vous ! » — Après le 18 mars, M. Favre demandait pardon à Dieu et aux hommes de n’avoir pas fait désarmer la garde nationale ; longtemps avant lui, Danton avait dit cela en parlant du tribunal révolutionnaire. Pendant le siège, pendant la Commune, les braillards débraillés ont-ils assez crié : vaincre ou mourir ! C’était la devise de Henri IV, le mot d’ordre qu’il donnait à Arques.

Toutes ces défroques des rhétoriques surannées, le Parisien les accepte sans sourciller, et parfois même pousse la bonne foi jusqu’à les trouver éloquentes. Phrases toutes faites, idées reçues, lieux communs, métaphores gothiques, rien ne l’étonne, et il admire. C’est que, malgré sa mobilité douloureuse, le Parisien est atteint d’une servilité intellectuelle qui pourrait bien être une maladie engendrée par son incurable paresse pour ce qui touche aux choses de l’esprit ; les étrangers s’y trompent ; parce qu’il est bavard, ironique, expansif, on croit qu’il a un esprit d’initiative très-développé et des hardiesses de conception très-actives ; erreur : en art, en politique, en littérature, en médecine, en histoire, il se traîne dans les ornières dont il a peur de sortir.

Ces grands mots, il faut le reconnaître, ne sont pas toujours inutiles, et jadis ils ont conduit le Parisien à la victoire. Il aime la bataille, et, comme le cheval de Job, il tressaille au son des trompettes. Très-vantard, du reste, intrépide dans le succès, il est accablé par la défaite et perd toute énergie. Un général qui commanderait une armée exclusivement composée de Parisiens pourrait obtenir des triomphes extraordinaires et peu prévus ; mais, en cas de revers, il n’aurait point une retraite à diriger, il n’aurait qu’une déroute à suivre. Tout historien impartial qui a parlé de nous a constaté le fait. D’où provient-il ? Certes, le peuple de Paris est un grand peuple ; il est intelligent, laborieux, économe, un peu trop amoureux de l’inconnu, aimant les grandes choses et cherchant à s’y associer : mais il a bien peu de sens commun ; il a pour lui l’esprit, l’ironie, la compréhension facile, le génie du perfectionnement matériel, l’élégance du travail : mais il est myope quand il regarde vers l’avenir, il est aveugle lorsqu’il se tourne vers le passé, il est sourd dès qu’il interroge l’histoire ; il ne raisonne pas, il sent ; il ne discute pas, il s’emporte ; il n’agit pas, il s’agite. C’est une agrégation nerveuse gouvernée par des impressions ; en un mot, il manque de caractère. Au début de la Révolution, Chamfort écrivait : L’Assemblée nationale a donné au peuple une constitution plus forte que lui ; il faut qu’elle se hâte d’élever la nation à cette hauteur. » Les efforts ont été vains, les tentalives sont demeurées stériles ; entraîné par le poids de ses mœurs, Paris est toujours retombé à ce niveau d’insouciance où il se complaît.

Malgré cette faiblesse congénitale qui si souvent l’a fait osciller et a ralenti l’essor de sa fortune, Paris est orgueilleux ; il est fier de ses richesses, de ses élégances et de ce bruissement d’idées qui plane au-dessus de lui. Comment en serait-il autrement ? Nulle ville n’a été plus adulée, et il n’y a qu’à écouter ce que les étrangers en disent pour excuser ce qu’elle pense d’elle-même. En 1814, lorsque l’invasion, guidée par tous les souverains de l’Europe, vint camper sur nos places publiques, quel langage tint-elle à la ville vaincue ? « C’est à la ville de Paris qu’il appartient, dans les circonstances actuelles, d’accélérer la paix du monde. Son vœu est attendu avec l’intérêt que doit inspirer un si immense résultat ; qu’elle se prononce, et dès ce moment l’armée qui est sous ses murs devient le soutien de ses décisions. » C’est le commandant en chef des armées alliées qui parle ainsi, et qui, vainqueur, maître d’imposer ses volontés, prend Paris pour arbitre et sollicite de lui « la paix du monde ». On serai orgueilleux à moins.

Les généralissimes-diplomates n’ont pas été seuls à s’incliner devant son prestige : « Imaginez-vous une ville où les meilleures têtes d’un grand empire sont rassemblées dans un même espace, et, par des relations, des luttes, par l’émulation de chaque jour, s instruisent et s’élèvent mutuellement ; où ce que tous les règnes de la nature, ce que l’art, dans toutes les parties de la terre, peuvent offrir de plus remarquable est accessible à l’étude ; imaginez-vous cette ville universelle où chaque pas sur un pont, sur une place, rappelle un grand passé, où à chaque coin de rue s’est déroulé un fragment d’histoire ! et encore imaginez-vous, non pas le Paris d’un siècle borné et fade, mais le Paris du dix-neuvième siècle, dans lequel, depuis trois âges d’homme, des êtres comme Molière, Voltaire, Diderot et leurs pareils ont mis en circulation une abondance d’idées que nulle part ailleurs sur la terre on ne peut trouver ainsi réunies. » — Quel est le Parisien fanatique et outrecuidant qui ose faire un semblable éloge et dire que Paris est une ville unique au monde ? — C’est le plus grand des Allemands, c’est Gœthe.

Les vertus et les défauts du Parisien, — du Français, — constituent un peuple très-singulier qui se sent assez bien doué pour faire fi des qualités acquises par le travail et la réflexion. Il a une élasticité puissante qui le relève au moment où l’on s’y attend le moins ; il peut produire presque indéfiniment et sait être riche même lorsqu’on lui prend son épargne ; il ne ménage, au besoin, ni ses peines, ni son activité, et quelquefois il est éclairé par la lueur de raison qui mène au salut. Ses inconséquences, ses ingratitudes, ses frivolités dont on se moque en venant les partager, toutes ses mauvaises qualités, en un mot, ne l’ont point empêché d’avoir des destinées enviables, d’exciter par son opulence la convoitise des jaloux et de tracer dans le champ des annales de l’humanité un sillon que rien n’effacera jamais.

v. le bon vieux temps.

Dupe de bonne foi. — Esprit de contradiction. — L’opinion de César. — O tempora ! o mores ! — Le lointain dans la nature et dans l’histoire. — Le paradis perdu. — Le siècle de Louis XIV. — Un bal chez le duc de Lesdiguières. — Le dessert de Fouquet. — Les financiers. — Le jeu. — La bassette et le baccarat. — Les gommeux. — La moralité d’autrefois. — Le pont des Larmes. — L’Estoile. — La Fronde. — Les cris de la Palatine. — Cruauté. — Le maquillage. — Les gens de théâtre. — « Il reste encore Bronte le questionnaire. » — La libre pensée. — Le dieu Matière. — Liberté. — Léquinio en mission. — Sottises d’aujourd’hui, sottises d’autrefois. — Prison antichambre du pouvoir. — Rochefort et Broussel. — Les pétroleuses. — « Estoupper les soupiraux. » — Le cabaret et les ouvriers. — Dragonnes et graines d’épinards. — Les tricoteuses. — Lieux communs et banalités. — Sparte. — Les effets de la richesse publique. — Sécurité. — Assassinats. — Les mauvais jours d’autrefois. — Résurrection. — Le bonnet rouge et le chaperon d’Étienne Marcel. — Décapitaliser Paris. — Les menaces. — Le sacre. — Fluctuat nec mergitur. — L’airain de Corinthe. — La chanson des horloges. — Les grenouilles. — Athènes et Alexandre. — Haine contre Paris. — Vauban. — L’Exposition de 1867. — Supériorité morale. — L’œuvre de Paris depuis 1800. — Salubrité. — L’intelligence de Paris. — Le sang de Louis XVI — Les crises éruptives.

Le Parisien, — l’habitant de Paris, — a-t-il toujours été ce que nous le voyons aujourd’hui ? A-t-il toujours été inconséquent, futile, généreux, cruel, héroïque, faible, indifférent, fanatique, bavard, ignorant, ingénieux, frivole, spirituel et sot ? Toujours, et aussi loin que l’on remonte dans son histoire, on le trouve pareil à lui-même ; ses variations les plus accentuées ne modifient en rien son caractère ; il peut être anglais avec le duc de Bourgogne, espagnol avec les Guise, monarchique avec Louis XIV, terroriste avec Robespierre, il n’en reste pas moins, comme dit Charron, « léger à croire, à recueillir, à ramasser toutes nouvelles, surtout les fâcheuses, tenant tous rapports pour véritables et asseurés ; avec un sifflet ou sonnette de nouveauté, on l’assemble comme les mouches au bruit du bassin. »

Toujours nous le voyons déraisonnant à perte de vue sur des effets dont il ignore les causes, se laissant exciter ou abattre par les mêmes motifs, dansant la carmagnole autour de l’échafaud de Louis XVI, pleurant d’attendrissement à la rentrée de Louis XVIII, criant vingt fois dans la même journée vive la Fronde ! et vive Mazarin ! passant sans sourciller de la licence au despotisme, variant avec une bonne foi irréprochable, car il est passé maître en l’art de se duper soi-même. Très-divisé d’opinions, non point par principe, — il n’en a guère, — mais par esprit de contradiction ; le contre-pied lui est naturel et il n’a besoin d’aucun effort pour être d’un avis opposé à celui qu’il entend émettre. « Il y a chez eux des partis différents, non-seulement dans chaque ville, dans chaque bourg, dans chaque village, mais encore dans chaque maison. » Est-ce un moraliste moderne qui, après avoir constaté notre état politique et social si profondément morcelé, s’exprime de la sorte ? Non ; c’est César, lorsqu’il parle de nos pères, les Gaulois.

Les gens à courte vue, douloureusement affectés par le spectacle qui frappe leurs yeux, accusent notre époque, lui reprochent d’être d’une immoralité exceptionnelle et font porter à notre temps le poids de toutes les malédictions : notre temps ! notre temps ! Les plus férus en humanités s’écrient : O tempora ! o mores ! En était-il donc autrement jadis, et seuls avons-nous le privilège de la dépravation ? L’histoire et la poésie répondent ; depuis le vieux Nestor qui trouvait ses contemporains dégénérés, jusqu’aux vieillards de nos jours qui vitupèrent la corruption des jeunes gens, le même fait se reproduit. Dégoûté du présent, on se retourne vers le passé et on lui attribue des vertus qu’il n’a jamais soupçonnées. Cela est humain.

En voyage, on traverse des landes arides, trouées çà et là de marécages saumâtres ; les lichens, comme une lèpre vive, tachent les blocs de grès répandus sur les sables ; les arbres épuisés n’ont qu’un feuillage misérable ; on s’éloigne de ces lieux désolés où souffle l’air attristant des solitudes. Lorsque l’on a fait quelques lieues, on se retourne et l’on reste stupéfait d’apercevoir un paysage magnifique ; toutes les laideurs choquantes perdues au fond des transparences de l’horizon forment un ensemble merveilleux de lignes et de couleurs ; on admire et l’on se croit le jouet d’une illusion.

Le lointain produit dans l’histoire le même effet que dans la nature. Pour voir les choses en beau, il ne faut que les contempler à distance. Lorsque l’homme regarde vers son enfance, tout lui apparaît plus souriant, plus aimable et plus doux ; une phrase toute faite exprime très-nettement cette sensation, on dit : les charmes du souvenir. L’humanité entière croit ainsi, trompée par les mirages de l’éloignement, que les jours d’autrefois étaient moins durs que les jours actuels, que tout y était plus fort, plus probe, plus grand ; elle obéit à la loi commune et s’égare en regrets stériles. Le Perdican d’Alfred de Musset a dit cela simplement d’une façon magistrale : « J’avais emporté dans ma tête un océan et des forêts, et je retrouve une goutte d’eau et des brins d’herbe. » Qu’est-ce que l’âge d’or ? qu’est ce que ce paradis perdu qui s’ouvre au seuil de toute religion, si ce n’est le souvenir idéal d’un passé bienheureux ?

Le bon vieux temps ! Je le vois dans les romans, je l’aperçois sur le théâtre, mais je le cherche en vain dans l’histoire ; il n’y est pas. Ceux qui l’évoquent sans cesse avec une prétendue sagesse qui n’est que de l’ignorance, s’imaginent que, s’ils eussent vécu à l’époque de Cinq-Mars, de Lauzun, de Nocé, de Létorières, ils eussent été des raffinés, des justaucorps à brevet, des roués, des marquis ; ils eussent été Gros-Jeans comme aujourd’hui et ils eussent vu des choses singulièrement semblables à celles qui les attristent. Ce siècle de Louis XIV, qui est resté comme un type de grandeur inimitable, fut, dit Saint-Simon, « un règne de vile bourgeoisie. » Loin d’être meilleures, les mœurs étaient pires, et le double adultère installé au trône même, régnant par la grâce de Dieu, s’imposant à la religion qui l’utilisait, à la noblesse qui le sollicitait, au peuple qui l’enrichissait, brisait toute retenue avec une impudeur dont nos jours calomniés n’ont point donné d’exemple. Les relations du monde étaient sans sécurité : en certains cas, gentilshommes et bandits, c’était tout un ; que la province ait conservé des mœurs farouches, issues des coutumes féodales, on n’en peut douter, après les Grands Jours d’Auvergne de Fléchier ; mais les procès de la chambre ardente où les plus grands noms de la cour furent compromis, les procédures secrètes d’où la Montespan elle-même ne sortit pas bien nette, fournissent de singuliers renseignements sur cette société que l’on nous propose toujours comme un modèle de grâce et de façons élégantes.

L’urbanité de cette époque ne conviendrait guère à la nôtre, et la police correctionnelle verrait autre chose qu’une peccadille dans le fait suivant : « Le 19 janvier 1658, il y eut grand régal, grand bal et belle comédie chez le duc de Lesdiguières. Il traita six belles dames, et entre autres la veuve du marquis de Sévigny (Sévigné), à qui l’on dit qu’il en veut… Le roy fut à l’heure du bal, masqué à la portugaise… La collation ne fut pas finie et le roy estoit à peine sorti qu’on commenca à jouer des mains et à piller tout, jusque-là que l’on asseure qu’il fallust remettre quatre ou cinq fois de la bougie aux lustres et qu’il en cousta pour ce seul article plus de 100 pistoles à M. de Lesdiguières[30]. » Le bon vieux temps réserve beaucoup de surprises semblables à ceux qui l’interrogent. Fouquet, dans un dîner d’apparat, fit servir au dessert deux vases chargés de pièces d’or nouvellement frappées ; les convives se jetèrent dessus, en remplirent leurs poches et se sauvèrent, sans écouter le surintendant qui les rappelait en riant.

Nos financiers ont fait plus d’une fortune scandaleuse et quelques-uns ont dû satisfaire aux curiosités de la justice ; les financiers d’autrefois n’étaient pas plus scrupuleux, et comme, en qualité d’adjudicataires des fermes, ils étaient souvent chargés de faire rentrer l’impôt, ils avaient en main des instruments de cruauté que l’on chercherait vainement aujourd’hui ; il y eut plus de faux-sauniers et de contrebandiers que d’assassins enchaînés sur le banc des galères que commandait Vivonne, frère de madame de Montespan. Je sais que maintenant il n’est faiseur d’affaires si taré qui ne trouve un prince pour sa fille, lorsqu’il a soin de mettre un million dans la corbeille du mariage ; les gens du monde s’indignent alors et se voilent la face avec une pudeur où il y a le regret d’une bonne aubaine manquée ; ils disent : On n’a vu ces choses-là que de notre temps. Doit-on rappeler la sanglante épigramme qui frappa Mirepoix, Lamoignon, Molé, lorsqu’ils épousèrent les filles de Samuel Bernard et devinrent « receleurs du bien qu’il a volé » ? Faut-il citer la phrase altière dont La Bruyère a flagellé les grands de son époque : « Si le financier manque son coup, les courtisans diront de lui : C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille. »

De nos jours du moins, et sans essayer de pallier ce que l’agiotage peut avoir de coupable, si l’on interroge ces maisons de crédit dont la rapide fortune a été souvent un objet de surprise et d’envie, si on leur demande quelle est leur raison d’être, elles peuvent montrer pour excuse les chemins de fer qui sillonnent le pays, les canaux qui joignent les fleuves, des ports où s’abritent des flottes qui vont sur tous les points du globe, des villes assainies et toutes les industries à l’œuvre. Qu’auraient répondu les hommes de finance dont Turcaret fut le type jusqu’à la Révolution ? Le plus hardi, le plus intelligent de tous, Law, n’aurait eu à montrer que l’épouvantable banqueroute de la rue Quincampoix.

Le jeu nous dévore, dit-on ; il ruine les familles, il entraîne les jeunes gens à des actions répréhensibles ; de plus d’un l’on peut dire ce que Saint-Simon écrivait sur le duc d’Antin : « Fort heureux au jeu et très-soupçonné d’y aider. » C’est un danger public, et les tribunaux ont dévoilé à cet égard un abîme de corruption que l’on ne soupçonnait pas. Qui le nie ? Dans les cercles, dans les maisons particulières, dans les tripots clandestins, on joue avec une passion excessive que l’on rendrait immédiatement cent fois plus dangereuse si l’on rétablissait les jeux publics, comme certains personnages n’ont pas craint de le demander. Ce vice n’est point nouveau. La bassette, la cavagnole, le lansquenet peuvent marcher de pair avec le baccarat, qui est fort à la mode en ce moment. Il y a peu d’années, une partie se solda par une perte de 1 200 000 fr. ; on se rappelle les clameurs qui furent poussées ; on ne parlait de rien moins que de faire intervenir le gouvernement et de clore à jamais le cercle où pareil scandale s’était produit. Madame de Sévigné est une âme douce et point médisante ; elle écrit, le 18 décembre 1678 : « Pour revenir à la bassette, c’est une chose qui ne se peut représenter ; on y perd fort bien cent mille pistoles en un soir. » Et elle ajoute : « Monsieur a mis toutes ses pierreries en gage[31]. — Le roi a commandé à M. de Cessac de se défaire de sa charge et tout de suite de sortir de Paris ; savez-vous pourquoi ? Pour avoir trompé au jeu et avoir gagné avec des cartes ajustées. » Ne croirait-on pas que ces lignes ont été inspirées par cette partie de lansquenet jouée chez le duc d’Aumale, à Chantilly, vers la fin du règne de Louis-Philippe et qui eut un si profond retentissement dans la conscience publique ? Que l’on se rappelle ce que Saint-Simon a dit de la princesse d’Harcourt : « Sa hardiesse à voler au jeu était inconcevable et cela publiquement ; on l’y surprenait, elle chantait pouille et empochait ; il n’en était jamais autre chose. »

Il existe cependant entre « le bon vieux temps » et le nôtre une différence essentielle au point de vue du jeu et qu’il est bon de noter, car elle n’est point à notre avantage. Autrefois c’était la noblesse et la finance qui seules, ou à peu près, avaient le sot privilège des jeux excessifs ; aujourd’hui, tout bourgeois qui se sait quelque argent en poche se livre à ce passe-temps aussi médiocre que périlleux. On croit faire acte de manières élégantes en s’assimilant les vices des castes renversées ; les fils de la bourgeoisie, ceux qui, après avoir été les gandins, les petits-crevés, sont aujourd’hui les gommeux[32] au lieu de voir un instrument de travail dans la fortune acquise par leurs pères, n’y ont vu qu’un instrument de plaisir, et ils se sont jetés tête baissée dans toutes sortes de distractions peu avouables, où le jeu tient la plus large place. Sous ce rapport, la démoralisation a gagné en profondeur et en étendue ; elle a pénétré une classe d’individus pour laquelle le droit de s’amuser semble être le premier des devoirs. Il ne faut pas trop s’en plaindre ; ce vice est compensé : souvent il ramène ces jeunes gens au travail par la ruine, et il active singulièrement la circulation de l’argent qui, sorti de leurs mains, finit toujours par être employé d’une façon utile et honorable.

Quant à ce que l’on appelle plus particulièrement la moralité, la main brûle à feuilleter l’histoire ; qu’est-ce donc que la collection des mémoires et des correspondances du temps passé, si ce n’est le récit d’aventures que l’on ne sait trop comment qualifier ? Il y a certaines portions des annales de Paris qui ne seraient point déplacées dans l’Enfer de la Bibliothèque nationale. La simplicité de ces impudeurs qui s’étalaient au grand jour est extraordinaire ; on les acceptait sans trop détourner la tête. Lorsque Henri III posa la première pierre du Pont-Neuf, il voulait que l’on nommât celui-ci le pont des Larmes, en commémoration de celles qu’il versait alors, sans contrainte, sur la mort de Quélus et de Maugiron. En 1610, L’Estoile peint d’un mot l’état moral de Paris : « En un siècle fort dépravé comme est le nôtre, on est estimé homme de bien à bon marché ; més que vous ne soiés qu’un peu boulgre, parricide et athée, vous ne laissés de passer pour un homme d’honneur. » Sous la régence de Marie de Médicis, sous Louis XIII, le dévergondage ne trouve plus de mots pour s’exprimer. Moralement jamais on n’a été plus bas que sous la Fronde ; cette guerre civile, cette lutte de prérogatives menée par des coureuses qui traînent des intrigants derrière elles et les cachent tout crûment dans leur alcôve, est faite pour donner la nausée[33]. Ce n’est pas précisément par la pureté des mœurs que brilla l’époque de Louis XIV ; la fin du règne fut presque le pendant de celui du dernier des Valois. « Il souffle un vent de vertige qui se répand partout », disait madame de Maintenon, impuissante à combattre tant de mal. La régence du moins fut un retour à la nature : c’est le mot de Michelet.

Il faut écouter la Palatine et les cris qu’elle pousse ; elle était aux premières loges, du reste, pour bien voir et tout savoir ; mère du régent et habitant le Palais-Royal, elle vivait au centre même d’une débauche qui l’épouvantait : « Jamais rien de pareil ne s’est vu à ce qu’est la jeunesse d’à-présent ; les cheveux en dressent sur la tête ; je m’étonne que Paris n’ait pas encore été englouti en punition des choses affreuses qui s’y commettent ; toutes les fois qu’il tonne, j’ai peur pour cette ville. » On ne sait quelle cruauté malsaine se mêlait au plaisir et semblait lui donner une acuité plus vive ; que l’on se rappelle l’horrible plaisanterie que le comte de Charolais — une bête brute — fit subir à madame de Saint-Sulpice ; la pauvre femme en mourut ou peu s’en faut ; son oraison funèbre fut une chanson[34]. Les plus hauts personnages n’étaient point exempts de ces fantaisies maladives qui font croire à un trouble mental : un soir, à Versailles, malgré la présence du vieux roi, on avait eu grand-peine à empêcher le duc de Bourgogne de glisser un pétard enflammé sous le siège de la princesse d’Harcourt qui jouait au piquet. Les femmes, au moins, allaient-elles à franc visage, sans fard, ni cosmétique ? Le « maquillage[35] », que l’on reproche tant aux femmes d’aujourd’hui, était fort à la mode ; Marie de Médicis avait auprès d’elle un valet de chambre-coiffeur que l’on appelait « le raccommodeur du visage de la reine » ; son secret n’a point été perdu, il a été fidèlement transmis à travers les âges, seulement le nom a changé ; un procès a prouvé que le mot brutal de raccommodeur avait été remplacé par un vocable plus poli : les gens qui font aujourd’hui métier de peindre les lèvres en rose, les veines en bleu, la peau en blanc, le bord de l’œil en noir, sont des émailleurs.

Des femmes du monde, je le sais, se sont compromises avec des hommes de théâtre ; il n’est si mince chanteur qui n’ait eu des succès d’alcôve ; un gymnaste a failli être enlevé de vive force, et d’étranges histoires ont couru dont les sots se sont amusés et dont les honnêtes gens ont rougi ; on a crié au scandale et l’on a cru qu’une telle dépravation n’avait point d’analogue dans les siècles écoulés. L’histoire est comme Janus, elle à deux visages : qu’elle regarde le passé ou le présent, elle voit les mêmes choses. Pendant les beaux jours de Louis XIV, La Bruyère a vertement dit leur fait aux grandes dames de son temps. Qui ne se souvient de cet admirable paragraphe dont Estienne Pasquier aurait dit qu’il est le plus beau « placard » de la langue française. La fin en est une flétrissure pour les femmes qu’elle atteint : « Vous soupirez, Lélie ; est-ce que Dracon aurait fait un choix ? ou que malheureusement on vous aurait prévenue ? Se serait-il enfin engagé à Césonie, qui l’a tant couru, qui lui a sacrifié une si grande foule d’amants, je dirai même toute la fleur des Romains ? à Césonie, qui est d’une famille patricienne, qui est si jeune, si belle et si sérieuse ? Je vous plains, Lélie, si vous avez pris par contagion ce nouveau goût qu’ont tant de femmes romaines pour ce qu’on appelle des hommes publics, et exposés par leur condition à la vue des autres. Que ferez-vous, lorsque le meilleur en ce genre vous est enlevé ? Il reste encore Bronte le questionnaire ; le peuple ne parle que de sa force et de son adresse ; c’est un jeune homme qui a les épaules larges et la taille ramassée, un nègre d’ailleurs, un homme noir. »

Il n’est pas jusqu’à ces nouveautés philosophiques que l’on prétend avoir imaginées de nos jours et dont la stérilité fatigante cherche à s’imposer par toute sorte de moyens, qui ne soient des vieilleries inscrites dans l’histoire. La libre pensée, les libres penseurs font grand bruit depuis quelques années ; rumeur de surface qui cache des appétits désordonnés ou des déceptions politiques ; il y a plus d’un siècle qu’Horace Walpole écrivait : « Les Français affectent la philosophie, la littérature et le libre penser, » et il ajoute ceci, qu’il pourrait écrire encore : « De tous les dieux que l’on a jamais inventés, le plus ridicule est cette vieille divinité épaisse et lourde des sophistes grecs, que les modernes lettrés veulent remettre en honneur, le dieu Matière. » Ces hommes qui, dans toute religion établie, voient une sorte de lien moral qu’il faut couper, parce qu’il rattache la société à certains devoirs dont leurs théories sociales ne peuvent guère s’accommoder, ont traversé le pouvoir pendant quelques jours. En grande hâte ils ont profité de cette bonne fortune inespérée pour chasser les sœurs de Charité qui soignaient les malades, pour enlever les crucifix pendus à la muraille des écoles, pour fermer les églises et imposer silence aux prêtres. C’est en invoquant ce qu’ils nomment « les grands principes de la liberté » qu’ils ont commis ces attentats. Cette conclusion, qui jure outrageusement avec les prémisses, n’est point de création moderne, et bien avant les mois d’avril et de mai 1871 on en avait vu des exemples. Léquinio, représentant du peuple en mission, lâche, le 1er nivôse an II, un règlement qui débute ainsi : « Afin que la liberté des cultes existe dans toute sa plénitude, il est défendu à qui que ce soit de prêcher ou d’écrire pour favoriser quelque culte ou opinion religieuse que ce puisse être. Celui qui se rendra coupable de ce délit sera arrêté à l’instant, traité comme un ennemi de la constitution républicaine, conspirateur contre la liberté française et sera livré au tribunal révolutionnaire. »

À qui sont empruntées ces mesures odieuses, où le ridicule semble dépasser la cruauté ? Au bon vieux temps, aux ordonnances de Louis XIV qui poursuivaient ceux de la religion prétendue réformée » ; aux condamnations à mort, si souvent prononcées contre les protestants sous le règne de François Ier que le pape Jules III écrivit au roi de France, dans le courant du mois de juin 1535, pour le requérir de « vouloir apaiser sa rigueur de justice en leur faisant grâce et pardon ». Il n’est sottise de notre temps qui ne s’accorde avec précision à une sottise analogue du temps passé !

En politique on n’a pas été plus sage qu’en religion ; l’action des opposants, la répression exercée par le pouvoir, se sont affirmées de nos jours comme elles s’étaient affirmées jadis. Que n’a-t-on pas dit des geôles du mont Saint-Michel sous le gouvernement de Louis-Philippe ? Ceux qui, dans un admirable élan de générosité et de vertu, ont démoli la Bastille en juillet 1789 ont dû regretter la destruction de la vieille forteresse royale qui eût pu contenir tant de suspects, de brissotins, de feuillant, de fayettistes, de modérés, d’intempestifs, — c’est le mot que Robespierre a appliqué à Anacharsis Clootz, — d’agents de Pitt et Cobourg, d’accapareurs et même, après thermidor, de jacobins et de babouvistes. Quel parti n’a compté ses prisonniers autrefois et à présent ? pour combien d’individus la prison n’a-t-elle pas été l’antichambre et le marchepied du pouvoir ? Rochefort sort de Sainte-Pélagie pour être membre du gouvernement de la Défense nationale, comme le vieux conseiller Broussel était sorti de Saint-Germain pour devenir gouverneur de la Bastille.

L’histoire se répète incessamment, par la raison bien simple que les idées humaines se meuvent dans un cercle déterminé et que les mêmes causes produisent invariablement les mêmes effets. Les faits amenés par des conjonctures absolument imprévues et extraordinaires ne sont point sans précédents ; nos chroniques urbaines sont là pour le démontrer. Lorsque la Commune vaincue, comprenant que sa défaite était inévitable, fut saisie de cet accès de pyromanie réfléchie dont les traces subsistent encore, Paris tout entier fut en proie à une indicible terreur ; quoique aucun incendie n’ait été signalé dans le périmètre occupé par les troupes françaises, on ne voyait qu’incendiaires : toute femme portant un panier ou une boîte à lait était une pétroleuse. On racontait, avec une émotion qui n’était point feinte, que l’on jetait des mèches soufrées dans toutes les caves, et l’on dénombrait les maisons brûlées. Chacun alors se mit en mesure de parer aux sinistres dont on se croyait menacé ; on boucha les soupiraux des sous-sols, et les habitants firent la garde sur les trottoirs. Certes, la panique était excusable, mais les précautions prises représentaient probablement un fait sans analogue ? — Le 23 mai 1524, la ville de Troyes fut brûlée ; des gens déguisés et inconnus avaient, dit-on, excité des enfants à mettre le feu. Dès que la nouvelle arrive à Paris, on y perd la tête : on voit là je ne sais quelle machination terrible ; Troyes n’était en quelque sorte qu’une étape ; le but poursuivi était l’anéantissement de Paris ; aussitôt les bourgeois font le guet dans les rues et s’empressent « d’estoupper les soupiraux des caves ». Cette terreur dura longtemps, et les feux accoutumés de la Saint-Jean furent interdits en place de Grève ; de même, après la Commune et pendant quelques jours, il ne fut point prudent d’enflammer une allumette dans les rues : l’auteur de cette étude a vu tirer sur un fumeur qui, abrité dans l’angle d’une porte, allumait paisiblement son cigare.

Ces faits et tant d’autres qu’il serait facile d’énumérer prouvent que l’humanité suit imperturbablement la même route, et qu’il est injuste de reprocher exclusivement à son époque les fautes que toutes les autres ont commises aussi. Cela n’empêche pas les hommes désœuvrés ou peu réfléchis de broder perpétuellement des variations sur la phrase de Sénèque : Quæ fuerunt vitia mores sunt : les vices d’autrefois sont les mœurs d’aujourd’hui. — On parle sans cesse, par exemple, de l’insouciance de nos ouvriers qui, une fois la paye reçue, vont la dépenser au cabaret, prolongent les jours de chômage, et ne rentrent à l’atelier que la bourse vide. Certes, c’est là un thème fertile en sérieuses réflexions, et l’on ne fera jamais trop d’efforts pour amener les artisans à la grande vertu domestique, qui est l’économie. Mais l’on se trompe en pensant que ce vice est particulier à notre état social. « L’ouvrier qui gagne quatre livres dix sous veut gagner six livres, dit Barbier dans son Journal, et il est quatre jours sans travailler, à manger son argent. » Cette indifférence, cet attrait vers le plaisir, cette braverie de l’artisan parisien avaient déjà été remarqués par un voyageur anglais qui visita Paris pendant le règne de Louis XIV. « Il n’y a pas au monde, dit-il, un peuple plus industrieux et qui gagne moins, parce qu’il donne tout à son ventre et à ses habits. »

Cette vanité du vêtement, ce besoin de clinquant et de galons qui tourmentent le Parisien, apparaissent surtout dans les moments de troubles. Chacun rêve de porter un panache ; l’égalité réclamée se manifeste alors par les broderies dont on se charge. Que n’a-t-on pas vu pendant le siège et la Commune ! Ce fut une débauche d’uniformes plus brillants les uns que les autres. Les officiers de Dombrowski et de Bergeret, qui ballottaient sur leurs chevaux à travers la chaussée des boulevards, faisaient honneur à l’imagination des costumiers : ceintures, brassards, hongroises soutachées, ruban d’ordonnance rappelant celui de la Légion d’honneur, rien n’y manquait ; les chabraques à passepoils dorés enveloppaient les selles. En les voyant passer, on se souvenait involontairement de la phrase écrite par Camille Desmoulins dès le mois d’août 1789 : « On ne rencontre dans les rues que dragonnes et graines d’épinards. » Les femmes ne nous ont point épargné d’écœurants spectacles ; elles suivaient ou précédaient les bataillons de fédérés dans des jaquettes ridicules où les ornements n’étaient point ménagés. Ces viragos descendaient des tricoteuses et de Théroigne de Méricourt. La femme d’un colonel se promène ici avec bonnet rouge, dit un témoin de la Révolution, avec des pistolets à la ceinture, et se vante publiquement du nombre de gens qu’elle a tués lors des massacres d’août et de septembre. » La Commune permit aux locataires de déménager sans payer les termes échus, et nul ne s’en fit faute ; c’est une mesure analogue qui, pendant la Ligue, avait valu une sérieuse popularité au conseil de l’Union.

Notre histoire contemporaine, j’entends celle qui commence en 1830 et se prolonge jusqu’à nos jours, offre des points de similitude remarquables, qui naturellement ont engendré des accusations semblables que l’on dirait calquées les unes sur les autres. A-t-on assez parlé de l’immoralité du second Empire, du développement des intérêts matériels, du luxe, de la spéculation ? On n’avait qu’à copier dans les Mémoires tout ce qui a été dit sur le dix-septième et le dix-huitième siècle ; on n’avait qu’à répéter les sermons prononcés par les prêtres, depuis que la chaire catholique est ouverte au monde, pour trouver des phrases stéréotypées et dont l’application était indiquée. Mais sans remonter si loin, il était facile de se fournir de cette littérature banale. « C’est qu’en effet l’absence de croyances religieuses, les longues prospérités de la paix, le culte de l’argent, ont livré la classe intelligente et raisonnante de notre pays à l’homme ou à la chose qui lui assure la sécurité des intérêts matériels et la possession du moment. » Cette phrase est extraite d’une lettre du général Trochu, lettre rendue publique ; elle n’est pas datée de 1870, comme on pourrait le supposer, mais de 1851. Des écrivains sérieux ne parlent pas autrement. « L’activité industrielle et commerciale de cette époque, la surexcitation qu’elle donne à tous les appétits matériels amenèrent une concurrence effrénée, le plus hideux agiotage, un amour des écus plus impudent, plus effronté qu’au temps de la Régence et du Directoire. Acquérir sans travail, sans instruction, par les voies les plus courtes, inventer les moyens d’exploiter la crédulité, chercher des dupes, enfin faire des affaires, devient la pensée et l’occupation unique de la partie la plus influente de la population, d’une société brillante et corrompue, sans croyance comme sans entrailles, qui ne connaît que les plaisirs matériels et les jouissances du luxe[36]. » Cette fois, il n’y a pas à s’y tromper, c’est bien de l’Empire qu’il s’agit ; nullement, c’est du gouvernement de Juillet.

Plus on ira, plus les civilisations se développeront, plus les reproches de ce genre pourront se produire et auront pour eux une apparence de sincérité. La découverte des métaux précieux, qui deviennent très-abondants, donne au monde une richesse excessive ; la richesse fait naître les besoins, et dès que les besoins ont commencé à poindre, on s’évertue à les satisfaire. Exiger d’un peuple riche qu’il vive d’abnégation et de pauvreté, c’est demander à l’être humain plus que sa nature ne comporte ; on peut, sans murmurer, se nourrir de pain d’avoine et de viande de cheval lorsque l’on y est contraint par la nécessité, mais il est normal de manger du pain de froment et du filet de bœuf lorsque l’on peut en acheter. On était fort vertueux à Sparte, dit-on ; mais le vol y était en honneur : ce qui prouve une misère peu commune ou une inconcevable paresse.

Cette richesse, ce luxe que les moralistes sévères pour autrui incriminent avec violence, n’ont pas été sans influence sur l’adoucissement des mœurs et ont déterminé, au seul point de vue de l’hygiène publique, une prolongation notable dans la moyenne de la vie humaine. Au lieu de cloaques où les familles pourrissaient jadis dans des masures sans soleil et sans air, Paris possède aujourd’hui de larges rues, bordées de maisons saines où l’eau, la lumière et l’oxygène, c’est-à-dire la santé, sont répandus à flots ; cette richesse ne donne pas que des plaisirs immoraux ; elle a décuplé la force de production des ouvriers en leur permettant de remplacer le pain noir et le fromage blanc d’autrefois par une nourriture très-substantielle et réparatrice ; la consommation de la viande, cet indice irrécusable du bien-être général, augmente tous les ans ; les registres de l’octroi l’affirment contre les déclamations peu désintéressées des mécontents. Les bureaux de bienfaisance soignent les indigents à domicile ; de vastes hôpitaux, où les meilleurs médecins tiennent à honneur de faire le service, reçoivent et guérissent les malades dans des conditions et dans des proportions que le bon vieux temps n’a jamais connues. Les asiles, les hospices sont multipliés, la santé publique profite de toutes ces améliorations et s’affermit ; c’est à la fortune de tous que l’on emprunte les ressources d’où s’écoulent tant de bienfaits ; sans notre richesse accrue par le souci des intérêts matériels », est-ce que la préfecture de la Seine aurait pu consacrer 30 000 000 a l’enseignement primaire de Paris ?

Jamais on n’a moins assassiné, moins volé que maintenant ; les crimes commis au milieu d’une population de deux millions d’individus sont dix fois moins nombreux qu’à l’époque où Paris ne comptait pas plus de six cent mille habitants. L’état moral de la population s’est-il donc amélioré d’une façon très-sérieuse ? Je voudrais pouvoir l’affirmer, mais l’aménagement même de la ville est une sorte d’obstacle aux méfaits des gens de mauvais aloi qui pullulent parmi nous. La clarté du gaz, substitué aux lanternes, aux réverbères dont La Reynie et Sartines étaient si fiers, les énormes voies de communication qui ont remplacé les ruelles ténébreuses, propices aux embuscades, où nos pères marchaient à tâtons, ont fait pour la sécurité urbaine plus que tous les sermons des moralistes. La très-habile distribution des quatre-vingt-un postes de police, d’où six mille gardiens de la paix partent sans cesse en patrouilles rassurantes, offre des garanties autrement sérieuses que les promenades illusoires des soldats du guet suivis d’un commissaire en voiture. Trente-cinq mille arrestations opérées en moyenne, chaque année, par les agents de la préfecture de police prouvent que, si nous ne sommes pas un peuple vertueux, nous sommes du moins un peuple très-protégé contre les convoitises malfaisantes.

Plus la richesse de la nation s’est augmentée, plus cette protection, facilitée par les embellissements de Paris, est devenue efficace, plus nous avons pu employer d’argent à défendre la collectivité contre les mauvais instincts de l’individu. Sous cette forme, le luxe tant vitupéré a servi aux intérêts généraux. Est-ce à dire, pour cela, que notre état social soit impeccable ? Non pas ; mais il est supérieur à celui que nous offre le passé. Parfois cependant on tire des conséquences outrées d’un fait anormal. Dans l’assassinat de la duchesse de Choiseul-Praslin par son mari, l’on a voulu voir une preuve de la démoralisation de la haute société parisienne ; un accident monstrueux n’implique nullement une dépravation générale ; il y aura toujours des comtes de Horn, des chevaliers et des abbés de Cange, des marquises de Brinvilliers ; il y aura toujours des individualités profondément perverses, comme il y aura toujours des chiens enragés.

Faut-il conclure de tout ceci que notre époque est enviable et que nous sommes d’un temps supérieur à nul autre ? Cette pensée n’est pas la mienne, et notre histoire a traversé des phases glorieuses et apaisées pendant lesquelles il semble qu’il eût été doux de vivre. La prospérité s’est éloignée de nous, de pesantes infortunes nous ont accablés ; nous devons aux autres et à nous-mêmes des malheurs que le temps seul et beaucoup de sagesse pourront réparer. Paris, échappé aux étreintes d’un adversaire sans merci, a essayé de se suicider, et nous avons subi des jours qui ont laissé dans nos cœurs un intolérable souvenir.

Ces jours d’angoisse et de deuil, nos pères ne les ont pas ignorés. Sans remonter à la captivité du roi Jean, aux querelles d’Armagnac et de Bourgogne pendant la folie de Charles VI, sans évoquer le traité de Troyes qui livrait la France à l’Angleterre, sans parler du « petit roi de Bourges », les trois siècles qui nous précèdent nous ont mis quelquefois si bas, que l’on a pu croire que tout était fini. Après la prise de Haarlem et le massacre des deux mille Français qui défendaient la ville, le 12 juillet 1573, Louis de Nassau écrivait à Charles IX : « Maintenant vous touchez la ruine ; votre État baye de tous côtés, lézardé comme une vieille masure qu’on raccommode tous les jours de quelques pilotis et qu’on n’empêche pas de tomber ; où sont vos noblesses ? où sont vos soldats ? Ce trône est à qui veut le prendre ! » En 1589, la Ligue ; l’Espagne est en France, dans Paris par ses agents, à Corbeil par ses soldats ; en 1636, les Croates sont à Pontoise ; en 1709, famine, ruine, défaites ; les soldats n’ont plus de quoi manger et mendient dans les rues ; la vaisselle du roi est en terre de pipe ; le pain servi sur les tables de Versailles est du pain d’orge ; tout s’effondre ; en 1792, disette, révolution, invasion, massacre dans les prisons ; des gens affolés se tuent en criant : C’est la fin du monde ; pendant deux années, — 1793-1794, — qui restent le cauchemar de l’histoire, la France se bat sur toutes ses frontières et s’égorge elle-même ; en 1814 ; en 1815, invasion, démembrement, indemnité de guerre. Nous portons notre faix, nos pères ont porté le leur. Bien des fois, les étrangers ont cru nous avoir porté le dernier coup, et lorsqu’ils revenaient pour voir si nous étions bien morts, ils ont été surpris de nous trouver debout, gais, alertes, et plus vivants que jamais. La véritable devise de la France, d’après ses annales, son caractère et ses mœurs, devrait être : nil desperandum !

Dans nos troubles intérieurs, dont trop souvent le signal est parti de Paris, c’est notre ville qui devient l’objet de toutes les colères, et les malédictions ne lui sont point épargnées ; elle les mérite parfois : sa joie tumultueuse est insultante, et elle se plaît à humilier les idoles qu’elle adorait ; elle force Louis XVI à se coiffer du bonnet rouge à la journée du 21 juin, comme jadis, le 25 février 1358, elle a posé le chaperon d’Étienne Marcel sur la tête du dauphin, qui devait être Charles le Sage. Ces faits-là ne se pardonnent guère. Lorsque, après ces violentes commotions, l’ordre se rétablit peu à peu, les hommes qui ont profité des événements accomplis se retournent contre Paris et le menacent de briser son omnipotence. On a même, depuis 1870, inventé un mot, et l’on répète complaisamment : Il faut décapitaliser Paris.

Le terme est nouveau, mais l’idée n’est pas neuve. Le 25 septembre 1793, Lasource demandait que Paris fût réduit à « son quatre-vingt-neuvième d’influence ». Mais bien avant le député girondin on avait voulu décapiter la France. En avril 1436, au moment où Charles VII victorieux vient de rentrer dans Paris, enfin purgé de la domination anglaise, on agite très-sérieusement la résolution de transporter la capitale dans une des villes riveraines de la Loire. Des hauteurs de Saint-Cloud où il avait posé son camp et où il devait recevoir le coup de couteau du moine jacobin, Henri III s’écriait : « Paris, chef du royaume, mais chef trop gros et trop capricieux, tu as besoin d’une saignée pour te guérir, ainsi que toute la France, de la frénésie que tu lui communiques ; encore quelques jours, et l’on ne verra ni tes maisons, ni tes murailles, mais seulement la place où tu auras été. » Lorsque Henri IV entra, il hésita et faillit retourner sur ses pas, car il n’osait pénétrer « dans cette spéloncque de bestes farouches ».

Louis XIV, qui gardait rancune de la Fronde, installa la royauté à Saint-Germain, puis à Versailles, où elle resta jusqu’aux journées d’octobre 1789. Brunswick, dans son manifeste, ne ménage pas Paris ; il lui promet une destruction complète[37]. C’était un ennemi qui parlait ainsi, mais l’Assemblée siégeant aux Tuileries devait entendre de pareilles menaces. Lorsque, sur la proposition de la Gironde, la Convention nomma la Commission des douze, qui était chargée d’examiner les actes de la Commune (mai 1793), celle-ci se rendit en corps à l’Assemblée pour protester. Isnard présidait et il répondit à la députation : « Écoutez ce que je vais vous dire : si jamais, par une insurrection, il arrivait que l’on portât atteinte à la représentation nationale, je vous le déclare au nom de la France entière, Paris serait anéanti ; oui, la France entière tirerait vengeance de cet attentat, et bientôt on chercherait sur quelle rive de la Seine Paris a existé. » Buzot demanda que la Convention fût transférée à Versailles. La Commune fut très-effrayée ; Chaumette pérora ; il était fort troublé : plus de grands mots ; sa rhétorique boursouflée fait place à quelques phrases très-simples qui ne sentent guère le Spartiate : « Autrefois nous avions la cour, les grands ; aujourd’hui nous n’avons plus personne ; si la Convention quitte Paris, nous sommes perdus ; si la Convention va à Versailles, Paris ira aussi ! » Au 21 mai 1795, lorsque le peuple apporte une pétition qui demande la constitution de 1793 et « la fin des disputes », Siéyes fait rendre une loi de police : « Qui viole l’Assemblée est déporté ; qui insulte un représentant est mis à mort ; en cas de troubles, on siégera à Châlons. »

Napoléon lui-même ne fut point exempt de ces colères ; l’esprit frondeur de ce qu’il nommait « les salons » l’avait irrité. Au mois de septembre 1804, lorsqu’il était déjà question de l’arrivée du pape, il disait, en séance du conseil d’État : « Paris a toujours fait le malheur de la France ; ne serait-il pas possible de choisir une autre ville pour le couronnement ? » La Gazette de France publia, par ordre, un article où des allusions au sort de Rome et de Byzance menaçaient Paris de lui enlever son titre de capitale. Ce projet, dont si souvent on avait fait un épouvantail pour Paris, a été exécuté en partie depuis 1871. Des esprits très-sages ont cru qu’il n’était pas prudent d’enfermer toute la force morale de la France dans une ville un peu trop sujette aux commotions[38]. Cette mesure, qui sera une cause de fortune pour les actionnaires du chemin de fer de Versailles, n’a point modifié d’une manière sensible l’existence de Paris : semblable au vaisseau qui forme ses armes parlantes, il flotte toujours et n’est point encore submergé. On pourra peut-être diminuer l’importance politique et administrative de Paris, mais il sera bien difficile d’amoindrir son importance morale ; elle s’est lentement formée par agrégations successives ; elle a pour elle une tradition dix fois séculaire, et elle est entretenue par l’activité même de ce peuple auquel viennent sans cesse se mêler les gens de la province et de l’étranger. Paris ressemble à cet airain de Corinthe qui, composé de toutes sortes des métaux en fusion, constituait un métal unique. La diversité des occupations, des tendances, des travaux, des plaisirs, des rêveries, donne à Paris une âme exceptionnelle dont l’influence s’étend au loin et s’impose. En 1872, on chantait en Hollande le Klokkenlied, la chanson des horloges : Paris est la plus grande horloge du monde ; — elle a donné l’heure à toutes les nations ; — à force de vouloir la monter, on a détraqué le mouvement ; mais cela n’empêche pas le monde entier — d’avoir les yeux fixés sur cette immortelle horloge. » Sans être d’un chauvinisme exagéré, on peut admettre que la petite chanson hollandaise n’a point tort ; elle constate un fait que nul ne peut nier.

Paris à une force d’expansion inconcevable ; qu’il soit ou ne soit pas le siège du gouvernement, il n’en reste pas moins le maître de l’opinion : il la domine et presque toujours il lui donne le mot d’ordre. La royauté, isolée à Versailles pendant plus d’un siècle, regardait du côté de Paris. « Les Parisiens sont des grenouilles, il faut les laisser chanter, » disait Marie-Antoinette, et elle écoutait leurs coassements avec une épouvante qui n’a été que trop lamentablement justifiée. Ceux-là mêmes qui, dans l’enivrement du triomphe, après la chute de Paris, se sont écriés : Tombée ! tombée ! la Babylone orgueilleuse ! ceux-là tendent l’oreille et se préoccupent de ce que dit la grande ville. Alexandre, maître de la Grèce, vainqueur de la Perse, un pied sur le sol de l’Inde, déifié, plus qu’humain, fils de Jupiter Ammon, s’inquiétait de savoir ce qu’Athènes pensait de lui.

Cette supériorité exaspère bien des gens, non-seulement parmi les étrangers, mais même parmi les Français ; récemment un député demandait, en haine de Paris, que la subvention de l’Opéra fût distribuée à tous les théâtres lyriques de la province : sottise peu avouable et commise par un homme qui n’a pas compris que l’Opéra attire et retient à Paris des voyageurs dont la dépense restitue au centuple à l’État la subvention incriminée. Malgré les colères qu’il inspire, Paris mérite encore ce que Vauban en a dit : « Cette ville est à la France ce que la tête est au corps humain ; c’est le vrai cœur du royaume, la mère commune de la France, par qui tous les peuples de ce grand État subsistent et dont le royaume ne saurait se passer, sans déchoir considérablement. » Aussi il faut laisser faire les inventeurs de capitales improvisées ; ce n’est pas le hasard, ni la fantaisie qui a créé Paris, c’est la position géographique, c’est le climat, c’est la force même des choses. Que la boueuse Lutèce sortie du fond de ses marécages soit devenue la ville que nous voyons, c’est là un fait qui serait sans précédent, si le refuge offert aux voleurs par Romulus, au pied du Palatin, ne s’était élevé jusqu’à être cette Rome dont les destinées, si souvent modifiées, semblent être impérissables.

L’esprit de Paris rayonne sur le monde ; nous l’avons vu. Que l’on se rappelle l’Exposition universelle de 1867. Il n’y avait rien de factice dans ce luxe sincère, dans ces merveilles de l’industrie, dans ces productions de la science et des arts que nous montrions aux étrangers avec autant d’orgueil que d’imprudence. L’univers était accouru, et Paris lui fit bon accueil. Cette fête pacifique fut la préface de notre grande infortune ; mais, du moins, nous avions prouvé que ce peuple, insoucieux de l’avenir, s’absorbait de plus en plus dans les œuvres fécondes de la paix et ne songeait guère à d’autres accroissements que ceux de son intelligence et de sa prospérité. C’était affirmer une sorte de supériorité morale que les événements adverses, dont il a eu, dont il a encore à pâtir, n’ont point démentie. Il y a d’autres victoires que celles de la guerre, et Mars n’est point le seul dieu qui préside au développement des civilisations. Trois fois depuis que les premières heures de ce siècle ont sonné, Paris vaincu a été envahi, et cependant nulle autre ville, depuis cette époque, n’a plus fait pour l’humanité. L’espèce d’influence exceptionnelle qu’elle exerce n’est que la justice rendue à ses efforts.

Si l’on compte ce que Paris a produit depuis 1800, on peut, sans pécher par excès, être surpris qu’une seule ville ait suffi à des créations si variées et aussi incessantes. Le monde a lu ses poëtes, ses romanciers, ses historiens ; les écoles socialistes modernes, quel que soit le résultat de leurs doctrines, l’ont pris pour tribune de leurs prédications ; les savants étrangers ont écouté la parole de ses professeurs de médecine, de droit, de littérature, de philosophie ; Humboldt écrivait : C’est ici seulement que je me sens vivre ; » son école de peinture n’a encore été égalée par nulle autre, et si les grands maîtres en sont morts, ils ont du moins laissé des œuvres qui servent de modèles aux peintres de tous pays ; la science n’est pas restée muette, et la chimie que fonda Lavoisier, un Parisien, doit ses progrès les plus éclatants, ses découvertes théoriques les plus fécondes, à des hommes qui ont illustré le nobiliaire de Paris ; l’industrie continue à faire des merveilles, et les ouvriers juchés au cinquième étage des maisons entassées dans les quartiers populeux sont passés maîtres en l’art de toutes les élégances.

C’est de Paris, du Paris d’aujourd’hui, qu’est parti ce grand mouvement de la salubrité urbaine que les autres peuples viennent étudier, afin de s’en appliquer le bénéfice. Les travaux de M. Belgrand pour la canalisation souterraine de la ville, pour y amener les eaux potables et en expulser les eaux souillées, suffiraient à illustrer une époque et une nation. Jamais la science appliquée aux soins de la santé publique ne s’est élevée aussi haut. Dix mille hommes d’élite, ingénieurs, savants, lettrés, philosophes, linguistes, artistes, archéologues, industriels, inventeurs, contre-maîtres, groupés dans le même centre, associant à leurs travaux quelques centaines de milliers d’artisans, forment l’intelligence de Paris, intelligence très-ouverte, très-expansive, dont le monde profite, et qui toujours a relevé la grande ville de l’état d’abaissement où trop souvent l’ont fait tomber ses sottises politiques. Celles-ci sont graves, et pourraient avoir pour l’avenir des conséquences détestables si elles se renouvelaient.

Prudhomme raconte dans ses Révolutions de Paris que, le 21 janvier 1793, un citoyen monta sur l’échafaud même et que, plongeant son bras nu dans le sang du roi, il en aspergea la foule : « Frères, criait-il, on nous a dit que le sang de Capet retomberait sur nous ; eh bien ! qu’il y retombe ! » — Il y est retombé. — Depuis cette heure, depuis que l’appel à la violence n’a pas paru un attentat exécrable, mais dans bien des cas a été glorifié comme une action légitime, ce peuple flotte entre les deux extrêmes et semble ne plus pouvoir trouver une assiette définitive, pareil à un malade qui change constamment de médecins, sans réussir à recouvrer la santé. Les accès du mal dont il est travaillé se manifestent par des crises éruptives qui sont les révolutions. Paris les fait, la France les accepte, le Parisien les subit. Cette dernière affirmation n’est point un paradoxe, il sera facile de le prouver.

vi. — les révolutions.

L’ancienne édilité parisienne. — Travaux interrompus. — Le théâtre et les acteurs. — Invasion provinciale. — Adrien Duport. — Municipalité provisoire. — La Commune. — Insignifiance de l’élément parisien. — Thermidor. — Les furieux. — Tallien. — Qui a dirigé la Terreur ? — Loi du 27 ventôse an IV. — 1814 et 1815. — La commission municipale de juillet 1830. — Le gouvernement provisoire de 1848. — Le gouvernement de la Défense nationale. — La province règne à Paris. — 31 octobre 1870. — Les ruraux. — Après le 18 mars. — 5 pour 100 de Parisiens. — Déposition de M. Macé. — 356 prisonniers, un Parisien. — Les « voyous ». — Les exotiques. — Proportion du Parisien dans la population de Paris. — Le Parisien succombe sous la masse provinciale. — Aveux de l’histoire. — Une parole solennelle de Napoléon Ier. — Il ne faut pas confondre le Parisien et l’habitant de Paris. — Les bucoliques. — L’épargne. — Pignon sur rue. — Esprit de fronde. — Esprit de révolte. — Atrocia aut pudenda. — Les promesses de Paris. — La France émigre à Paris. — « Les Îles. » — Les envieux. — Les fruits secs. — La moelle des lions. — Préjugés et scrupules. — « Tigres agacés par des singes. » — L’alchimie sociale. — Stérilité des révolutions. — Mystification méprisable. — La liberté réclamée n’est pas un but. — Hurler avec les loups. — Paris devient moindre. — Les droits et les devoirs. — Pas d’objectif politique. — Force confuse. — Un mot de Chateaubriand. — La loi de l’atavisme moral. — L’énergie du Parisien. — L’abstentionnisme. — Appelé trop tard à la vie politique. — Causes de nos révolutions. — Périodicité inquiétante. — S’il n’y avait que des Parisiens à Paris, on n’y ferait pas de révolutions


Sons l’ancien régime, le prévôt des marchands, les échevins, les conseillers, et tous les magistrats qui constituaient l’édifité parisienne, étaient élus pour deux ans, devaient être nés natifs de Paris, comme l’on disait alors, et avoir rang de bourgeoisie. La Révolution de 1789 détruisit ces sages précautions et fut une invasion provinciale. Les esprits étaient fort émus et très-troublés ; la guerre d’Amérique, à laquelle nous avions pris part, avait fait germer des pensées d’indépendance et de self-government ; les philosophes, « les âmes sensibles », rêvaient un avenir meilleur et se préparaient pour le grand combat. En 1788, le père de Mirabeau disait de son fils : « L’heure des gens de sa sorte arrive à grands pas, car il n’est ventre de femme aujourd’hui qui ne porte un Artevelde ou un Mazaniello. »

Un fait indépendant des idées ambiantes n’accéléra en rien la révolution, qui depuis longtemps lancinait les esprits, mais lui donna, dès les premiers jours, un caractère de cruauté et de violence inexprimable. En 1785, on avait entrepris dans Paris des travaux d’embellissement assez semblables à ceux que le second Empire a exécutés ; pour les mener à terme, on avait appelé un grand nombre d’ouvriers de province ; faute d’argent, les travaux furent subitement interrompus en 1788. Les chantiers furent déserts, mais les manœuvres ne quittèrent point la ville ; ils y restèrent, appauvris, mécontents de ce chômage forcé, et fort en peine de pourvoir aux besoins de la vie pendant l’hiver de 1789, qui fut d’une dureté exceptionnelle, centuplée par la disette des grains. La forme extérieure et brutale de la révolution, c’est-à-dire l’émeute, trouva là une force disponible, prête à tous les désordres, que vinrent bientôt augmenter les bataillons fédérés attirés de la province. L’élément parisien est déjà submergé à cette époque par les éléments provinciaux et étrangers[39]. Lorsque l’on dit : Paris fait une révolution, on confond le théâtre et les acteurs ; la vérité est que les provinciaux font une révolution à Paris : les Parisiens ne s’en mêlent guère.

Il faut admettre, en thèse générale, et malgré la fable de Bertrand et Raton, que ceux qui profitent d’une révolution sont ceux qui ont eu intérêt à la fomenter et qui l’ont dirigée ouvertement ou par des menées secrètes. Aussitôt que la prise de la Bastille annonce que le vieil ordre de choses a vécu, aussitôt que la ville de Paris, prenant comme emblème les émaux de son écusson, gueules et azur, et y ajoutant l’argent pour affirmer sa réconciliation avec la royauté, a inauguré le drapeau tricolore, trois hommes sont adoptés par la Révolution et la symbolisent ; ils parlent, ils écrivent, ils sont armés en son nom et pour elle. Sa voix, c’est Mirabeau, né à Bignon ; sa plume, c’est Camille Desmoulins, né à Guise ; son épée, c’est Lafayette, né à Chavagnac. Lorsque les mauvais jours sont venus, que les clubs agitent le peuple affolé par des récits de complots et de trahisons sans cesse réédités, le maître de la populace, le grand prêtre des tricoteuses est Marat, un Suisse, né dans l’affreuse petite ville de Boudry.

Parmi les passions qui se heurtent, les motions « liberticides, tyrannicides » qui se succèdent au milieu de la plus effroyable bataille parlementaire que jamais on ait vue, un seul homme impassible, continuant l’œuvre à laquelle il a voué sa vie, dépouille l’ancienne justice de l’attirail cruel dont elle était encore embarrassée, fonde la jurisprudence moderne et prépare les éléments que le code futur n’aura plus qu’à coordonner pour en faire un ensemble de lois presque irréprochable : c’est Adrien Duport, un Parisien.

L’assassinat du prévôt Flesselle, l’expulsion des échevins, des conseillers, avaient fait place nette à l’Hôtel de Ville ; 400 électeurs s’y étaient réunis pour veiller aux besoins et à la sécurité de Paris ; le 25 juillet 1789, une municipalité provisoire fut constituée ; 120 mandataires formèrent le nouveau conseil ; c’est Paris qui a donné le signal du mouvement, qui a forcé les portes de l’antique prison d’État, qui traite de souverain à souverain avec le roi ; on peut augurer qu’il va choisir ses représentants municipaux parmi les citoyens qu’il a vus naître : 120 conseillers, — 104 provinciaux, 16 Parisiens. Ce n’est point là un fait anormal et accidentel ; nous allons le retrouver incessamment et dans chacune de nos révolutions.

La loi du 21 mai 1790 organise les municipalités : 96 notables, choisis par les quarante-huit sections de Paris, vont s’asseoir à l’Hôtel de Ville et deviennent la Commune[40] ; jusqu’au jour où celle-ci sera supprimée le 9 thermidor, 223 individus s’y succéderont pour remplir les vides causés par les extinctions, par les démissions et par la guillotine. Dans ce nombre on compte 12 Parisiens ; on n’a pas seulement fait appel aux provinces de France, l’étranger fournit un contingent qui n’est pas sans importance : 34 administrateurs de Paris viennent de Suisse, de Prusse, d’Italie, de Suède, de Danemark et d’Amérique.

On a dit que la révolution de thermidor fut la revanche de la province sur Paris, de la province, qui avait été vaincue par la défaite de la Gironde. Le fait est vrai, en ce sens que le mouvement terroriste partit des comités siégeant à Paris et qu’on le répandit dans la France entière par les représentants en mission et à l’aide des tribunaux révolutionnaires ambulants. Mais c’étaient les provinciaux qui donnaient l’impulsion. Cette religion de sang et de meurtre avait ses apôtres : on la prêchait à la Commune, dans les clubs, à la Convention ; on la mettait en œuvre au Comité de salut public ; la Commune agissait sur les clubs, le Comité agissait sur la Convention. Or la Commune était dirigée par Hébert, né à Alençon, et par Chaumette, né à Nevers ; les membres du Comité de salut public qui organisent « les fournées », on les connaît : c’est Robespierre l’Artésien, Saint-Just le Nivernais, Couthon l’Auvergnat, Le Bas du Pas-de-Calais ; le porte-voix de ces furieux, c’est Fouquier-Tinville, sorti du département de l’Aisne ; le porte-glaive, c’est l’ivrogne Henriot, venu de Nanterre.

Dans la fameuse séance de thermidor, au moment où tout semble en suspens, à cette minute d’indécision compromettante, qui donc « déchire le voile et ramène la discussion » que le niais Vadier égarait ? C’est un Parisien, Tallien. Certes celui-là était loin d’être irréprochable, et sa mission à Bordeaux lui avait laissé du sang aux mains ; mais, par le fait, ce fut lui qui décapita la Terreur ; Paris se détendit, la France put respirer et les rapports de police constatent que les jacobins, les terroristes furent matés, montrés au doigt et forcés de se taire. Paris avait lâchement subi cette honteuse période de son histoire ; il avait accepté et distribué dans le pays le système implacable que les provinciaux avaient importé chez lui.

Plus tard, la présence des révolutionnaires — blancs ou rouges — qui pullulent à Paris inquiète le Directoire ; il adresse au Conseil des Cinq-Cents un message pour demander le droit « d’éloigner la foule d’individus qui affluent dans la capitale et dont le plus grand nombre est animé d’intentions suspectes. » Le Conseil des Cinq-Cents répond par la loi du 27 ventôse an IV, qui accorde à la police le pouvoir discrétionnaire de refuser le séjour à Paris à ceux qui n’y sont pas nés.

Le premier Empire tombe deux fois, non pas sous l’impulsion de l’émeute victorieuse, mais devant l’invasion : en 1814, on nomme, pour faire face aux premières difficultés, un gouvernement provisoire ; sur les cinq membres qui le composent, deux seulement sont Parisiens, Talleyrand et Jaucourt ; en 1815, Waterloo amène une seconde abdication, et les cinq personnages qui reçoivent le dépôt momentané des pouvoirs publics sont tous étrangers à Paris.

La Restauration s’établit ; malgré une vive opposition, elle fonctionne ; la prise d’Alger lui fait croire qu’elle peut tout oser contre un peuple sensible aux victoires : elle lance ses fameuses ordonnances d’où sort la révolution de Juillet ; la vieille dynastie qui, en quinze ans, n’a pu parvenir à conclure une alliance sérieuse avec la nation, reprend sans faiblesse la route de l’exil, entourée de sa maison militaire et dans un appareil souverain. Bien vite, sous le titre de Commission municipale, on installe à l’Hôtel de Ville un gouvernement très-réel ; pas un des personnages qui le composent n’est né à Paris : ni Casimir Périer, ni le général Lobau, ni le baron Schonen, ni Audry (de Puyraveau), ni Mauguin, ni Laffitte, ni Lafayette ; pas même le secrétaire Odilon Barrot, qui est né à Villeport, dans la Lozère.

La royauté de Juillet devait aussi, après un règne de dix-huit ans, disparaître comme celle qu’elle avait remplacée. Aussitôt que la surprise de février eut tourné en révolution, un gouvernement provisoire de onze membres se nomme lui-même ; on y trouve deux Parisiens, Ledru-Rollin et Flocon. Dès que l’Assemblée nationale est réunie, le peuple cherche naturellement à briser l’expression de sa propre volonté, et la souveraineté populaire essaye de s’affirmer en violant la représentation du suffrage universel ; deux hommes ont conduit et préparé le mouvement : c’est Blanqui, un monomane né à Nice ; c’est Raspail, un vieux fou né à Carpentras ; un troisième s’associe à la manifestation, s’en empare et en devient le chef : c’est Barbès, un créole de la Guadeloupe ; l’homme qui du haut de la tribune prononça la dissolution de l’Assemblée était un corroyeur alsacien nommé Huber.

En 1870, comme en 1789, l’interruption des grands travaux de voirie et de construction a laissé sur le pavé une quantité considérable d’ouvriers sans ouvrage et venus de la province. C’est une armée dont la subversion saura profiter. La guerre éclate, la France est ouverte ; en prêtant l’oreille on entend l’invasion qui s’approche ; Paris s’affole ; il applique l’homéopathie à la politique ; il a le choléra, il se donne la peste, fait une révolution, déchire les actes du suffrage universel, assume sur sa tête la terrible responsabilité de sauver le pays, se saisit de la souveraineté et la délègue à un gouvernement dit de la Défense nationale, dont les onze membres comptent neuf provinciaux et deux Parisiens : MM. Picard et Rochefort.

Le maire de Paris est des Pyrénées-Orientales ; il dit : Paris sera la Saragosse de la République ; et si la Saragosse ne suffit pas, la torche en main, nous ferons, moi à votre tête, de Paris un Moscou ! » Les gens assemblés applaudissent ; c’est là une parole qui ne sera point perdue ; on s’en souviendra quelques mois plus tard. Le chef de Paris, nous ne pouvons l’ignorer, car il l’a répété souvent, était soldat, catholique et Breton ; son diplomate était de Lyon, et l’ambassadeur qu’il envoyait aux nations étrangères est un Provençal issu de Marseille. Pendant que ce gouvernement dominait et qu’au fond des clubs on parlait volontiers de l’anéantissement des armées allemandes, une insurrection fut sur le point de tout emporter ; cinq provinciaux et un aliéné parisien, Gustave Flourens, furent presque souverains à leur tour et s’adjoignirent un Italien qui devait « représenter la République universelle au sein de la Commune de Paris ». On put croire un instant qu’il n’y avait plus d’espérance : la situation était plus que compromise ; elle fut sauvée cependant, grâce à un Parisien madré qui se sauva spirituellement par une porte dérobée et alla chercher quelques troupes sur la fidélité desquelles on avait eu raison de compter.

La fin du drame, on la connaît. On pouvait espérer, après tant de misères, que l’on avait touché le fond du fond et que l’on allait remonter à la surface. Non, nous n’avions pas payé tout ce que le sort exigeait, nous n’avions pas racheté encore nos prospérités des jours heureux, et nous allions voir, comme dit le cardinal de Retz, des scènes auprès desquelles les passées n’ont été que des verdures et des pastourelles. » Après l’investissement, après la famine, après la capitulation, il nous restait à subir la Commune et à contempler Paris incendié ; quatre-vingts individus, nommés à l’élection, firent partie de cette assemblée à la fois grotesque et féroce qui, pendant deux mois, se démena dans l’Hôtel de Ville. Ils disaient, ceux-là, qu’ils étaient l’âme de Paris, de « la ville sainte » ; ils voulaient en faire la ville libre par excellence, ayant son gouvernement propre, ses institutions spéciales, concluant des traités d’alliance avec les peuples, possédant son armée, ses finances, et ne relevant plus que d’elle-même ; avec quel mépris ne parlaient-ils pas de la représentation nationale que la France meurtrie avait élue à travers son désespoir et sa détresse ; ils la surnommaient superbement « la Chambre des ruraux ». — Ruraux vous-mêmes ! car, sur quatre-vingts que vous étiez, soixante-six avaient été vomis par leurs provinces. Le journaliste qui a eu la singulière impudeur d’exhumer le Père Duchêne nous était venu de Lille, et celui qui, préparant froidement l’incendie de Paris, écrivait, le 16 mai 1871, dans le Cri du Peuple : « Si M. Thiers est chimiste, il nous comprendra, » est un citoyen de la Haute-Loire.

Ce sont là les chefs, dira-t-on, mais l’armée de désordre et d’ivresse, les simples soldats que ces gens abusaient et commandaient, étaient des Parisiens. Non ! Lorsque l’on discuta au Corps législatif la loi du 9 juillet 1852, qui permet l’expulsion des vagabonds étrangers à Paris, il fut prouvé par des chiffres dont le Moniteur a gardé trace, que, pendant les journées de juin 1848, l’élément inclusivement parisien n’avait figuré que dans la très-minime proportion de 5 pour 100. L’Enquête sur l’insurrection du 18 mars donne un détail extrêmement précieux à l’égard de la coopération des Parisiens aux œuvres de la Commune. M. Macé, commissaire de police, qui jusqu’au 20 mai fut chargé des interrogatoires à la grande prévôté de Versailles, où l’on amenait les fédérés prisonniers, dit dans sa déposition : « Il y avait environ 20 repris de justice sur 100 ; il y avait énormément d’étrangers, beaucoup de Polonais, beaucoup de Belges… Sur 356 individus pris dans une même affaire, celle du plateau de Châtillon, il n’y avait qu’un seul Parisien : c’était un enfant qui avait été enlevé de la Roquette ; » — et il ajoute : Les enfants ont fait beaucoup de mal[41]. »

Beaucoup de mal, en effet, et ce fut parmi eux que l’on trouva le plus de Parisiens. Ils ne furent incorporés qu’assez tard, vers la fin d’avril, dans les bandes de la Commune, et dès lors on put prévoir que la lutte prendrait fatalement un caractère de barbarie excessif. L’enfant est cruel, parce qu’il n’a jamais souffert ; il est très-hardi, parce qu’il ignore en quoi consiste le danger. Au début, dans les derniers jours de mars, les vieillards, les hommes « mûrs » étaient assez nombreux derrière le drapeau rouge ; mais aussitôt que la bataille fut engagée et que les escarmouches devinrent fréquentes, la plupart des barbes grises disparurent et l’on vit alors sous l’uniforme des enfants de quinze à dix-sept ans, que l’eau-de-vie attirait et que tentaient les aventures. Tous ces êtres chétifs, malsains, moitié loups et moitié furets, que la libre vie en commun a prématurément dépravés, que des poëtes mal inspirés ont essayé de glorifier, qui firent l’étymologie de leur nom banal de la voie publique, où ils vaguent, comme des chiens errants, tous les « voyous » en un mot, se jetèrent dans le combat avec la curiosité, l’insouciance et l’entrain de leur âge. Très-flattés d’être traités comme des hommes et d’avoir un fusil, ils furent intrépides aux avant-postes, et particulièrement redoutables derrière les barricades. Ils y allaient comme à une partie de plaisir. « Pour une grande portion du peuple, dit Marat qui s’y connaissait, la révolution n’est qu’un opéra[42]. »

Il serait puéril de dire que la population adulte, issue de familles parisiennes et née à Paris, n’a pris aucune part à ces actes violents, mais on peut affirmer qu’elle n’y était guère, comme en juin 1848, qu’en minorité très-faible. Il faut se rappeler qu’après le 18 mars on a fait venir à Paris, au prix de sacrifices que la caisse municipale eut à supporter, tous les débris de légions étrangères, de francs-tireurs exotiques, de « vengeurs » sans nationalité qui, pendant la guerre, avaient combattu en partisans. Indépendamment de cette cause accidentelle, la composition même de la population de Paris suffit à expliquer l’infériorité numérique du Parisien au jour des prises d’armes révolutionnaires.

Reprenons des chiffres déjà cités ; ils ont, en ce sujet, une importance particulière. 1 851 972 habitants composent la population normale de Paris, recensée en 1872, à laquelle il faut ajouter un groupe flottant que l’on peut évaluer à la moyenne très-restreinte de 135 000 individus présents chaque jour dans les garnis ; sur ces 1 986 972 individus, on ne compte que 642 718 Parisiens, perdus au milieu de 1 344 254 provinciaux ou étrangers. La proportion réellement parisienne est d’un tiers dans la population ordinaire de Paris[43]. Il n’est pas surprenant, d’après cela, que le Parisien ne se mêle qu’avec une extrême réserve à des commotions qui sont contraires à ses mœurs, à ses habitudes et à ses intérêts ; chaque révolution se solde par une perte sèche de plusieurs centaines de millions, dont le Parisien paye la plus lourde part, lui qui fait surtout le négoce des objets de luxe et qui fournit les éléments les plus recherchés aux manifestations extérieures de la prospérité générale ; il le sait, ne s’en cache guère, maudit les bouleversements que l’on vient faire chez lui, les accepte par cas de force majeure, et ne désire rien tant qu’un gouvernement stable, assurant la tranquillité publique, permettant à chacun de vivre de son travail et de s’amuser en paix. Dans les révolutions, dans les événements qui les suivent, le vrai Parisien succombe sous la masse provinciale dont il est environné ; il succombe d’autant mieux qu’il n’essaye pas même de lutter et qu’il se contente de lever les bras au ciel en disant : « Qu’allons-nous devenir ? »

Michelet établit très-nettement, après la journée des Barricades et au moment de la fuite forcée de Henri III, qu’à Paris il n’y avait pas un tiers du peuple pour la Ligue. » Ce fait vrai s’est indéfiniment reproduit. Les mémoires, les journaux que les bourgeois de Paris nous ont laissés sur les époques de troubles qu’ils ont eu à traverser, ne sont qu’une série de lamentations où l’affaissement de leur esprit, les regrets qui les animent se font jour à chaque page. Les rapports de police sur l’esprit public pendant la Révolution, publiés par M. Schmidt, prouvent, contre toute discussion, contre toute opinion préconçue, que Paris subissait bien plus qu’il n’acceptait les excès commis en son nom ; dans les marchés, au seuil des boutiques des marchands de comestibles, où l’on « faisait queue » on entend sans cesse la même phrase que les inspecteurs signalent : « Vive l’ancien régime ! au moins nous avions de tout en abondance. »

Napoléon, malgré la mauvaise humeur qu’il témoigna parfois contre la petite guerre d’épigrammes que le faubourg Saint-Germain dirigeait contre lui, a rendu justice à Paris ; il en avait étudié l’esprit avec soin et il savait à quoi s’en tenir sur la ville des massacres de septembre, de la Terreur et de tant de journées sanglantes ; peu après l’établissement du consulat, il disait : « Je me suis fait mettre sous les yeux tout ce que l’on a pu trouver sur les événements les plus désastreux qui ont eu lieu à Paris dans les dix dernières années ; je dois déclarer, pour la décharge du peuple de cette ville aux yeux des nations et des siècles à venir, que le nombre des méchants citoyens a toujours été extrêmement petit. Sur quatre cents, je me suis assuré que plus des deux tiers étaient étrangers à la capitale… » On le voit, la proportion est toujours la même. Lorsque l’on veut porter un jugement impartial sur les fauteurs et les auteurs des événements mauvais, il faut se garder de confondre l’habitant de Paris et le Parisien[44].

Celui-ci est un être assez éteint, d’imagination modérée, actif à la petite industrie, où il excelle, se souciant fort peu de la forme du gouvernement, pourvu que l’ordre soit maintenu et que la sécurité du lendemain ne soit pas compromise. « Ce n’était pas un Parisien comme moi, dit J.-J. Rousseau ; c’était un vrai Parisien de Paris, un archi-Parisien du bon Dieu, bonhomme comme un Champenois. » Très-bucolique à ses heures, il aime la campagne, où il va le dimanche, et rêve une petite maison avec un jardinet qu’il pourra cultiver lui-même ; c’est à ce goût champêtre que l’on doit cette quantité prodigieuse de chalets suisses, de tourelles moyen âge, de villas italiennes, de maisonnettes Renaissance ou rococo dont les environs de Paris sont enlaidis à quelques lieues à la ronde. Quoiqu’il dépense beaucoup pour « son ventre et ses habits », comme on le lui a souvent reproché, il est volontiers économe lorsqu’il appartient à la mince bourgeoisie ; il sait amasser, et, quand sa femme l’y aide, il est presque certain de parvenir à la richesse. Si la chambre des notaires livrait le secret de ses archives, on pourrait y constater que presque toutes les fortunes des familles parisiennes sont le produit d’une épargne très-sage, très-persistante, et que presque toutes aussi sont représentées par des immeubles, car un autre rêve du Parisien est d’avoir « pignon sur rue » : expression de notre bourgeoisie d’autrefois et qui prouve le genre d’ambition qui l’a toujours animée.

Malgré ces vertus un peu neutres et qui ne le poussent pas aux grandes entreprises, le Parisien ne concourt-il jamais pour une part quelconque aux révolutions dont il est si souvent le témoin et toujours la victime ? Sil ne les fait pas, on peut reconnaître du moins qu’il aide à les préparer, car il est naturellement frondeur ; par tempérament, par sottise, par niaise manie de paraître esprit fort, il se moque de tout, des autres et de lui-même, de la république et de la royauté, de la philosophie et du bon Dieu. Il a de l’esprit. En 1848, pour railler les rêveries socialistes qui se formulaient avec une excessive intempérance de langage, il chante :

Peut-être un jour le bourgeois éclairé
Donn’ra sa fille au forçat libéré.

Dans un club où l’on reproche à la bourgeoisie de se nourrir de la sueur du peuple, il répond qu’il en a goûté et que c’est fort mauvais ; mais cette ironie perpétuelle est entre ses mains une arme à toutes fins, il en blesse ses amis aussi bien que ses adversaires ; le pouvoir qu’il a acclamé, qu’il a choisi peut-être, qu’il défend par ses votes, il l’attaque par ses plaisanteries, il le mine, il le désagrège, il le détruit sans même s’en apercevoir : « histoire de rire. » Il y a longtemps que l’on dit : En France le ridicule tue. Jamais il ne renverse l’idole, mais il la démonte pièce à pièce ; un coup d’épaule la jettera par terre, et ce coup d’épaule ce sont les recrues provinciales, agitées de l’esprit de révolte, qui le donnent toujours au grand désespoir du Parisien. Comme les fourmis qui reconstruisent leur fourmilière bouleversée, il se hâte de réédifier un gouvernement, et dès que celui-ci est debout, il recommence à le taquiner, à l’ébranler, si bien qu’une nouvelle chute est à craindre. Depuis le commencement du siècle, ce spectacle s’est renouvelé souvent ; il serait peut-être sage d’y renoncer désormais, car, à faire pareil métier, les peuples ne tardent pas à périr.

Il y a toujours à Paris un nombre d’hommes prêts à se lever pour renverser l’ordre de choses établi, quel qu’il soit. Par les noms et les faits que nous avons indiqués plus haut, on sait que ces hommes n’appartiennent pas à la cité et qu’ils y sont venus de l’extérieur. Dès le quatorzième siècle, on peut dire de Paris ce que dans ses Annales Tacite a dit de Rome : Quo cuncta undique atrocia aut pudenda confluunt, celebranturque ; « l’on y voit affluer de toutes parts et accepter avec empressement tout ce qui est atroce et honteux. » C’est le grand pays des convoitises ; il exerce sur les imaginations une sorte de fascination diabolique ; pour ceux qui n’y sont pas nés, il est plein de promesses, il en sort un souffle d’illusion ; comme les sirènes d’Homère, il appelle, il attire ; qui peut résister à la chanson des espérances ? Il n’est fortune si haute qu’il ne laisse entrevoir aux audacieux ; sa voix porte loin et est toujours écoutée ; à la paysanne en sabots, fatiguée de tourner son rouet ou de soigner ses vaches, il raconte les aventures de Jeanne Vaubernier qui fut quasi reine de France ; au fils du cordonnier admis par charité dans le séminaire de sa petite ville, il murmure l’histoire du cardinal Maury ; à tous, à toutes, il montre un avenir riche, honoré, plein de plaisirs, de ces plaisirs dont l’appétit s’éveille avec férocité dans l’existence renfrognée et surveillée de la province.

L’Angleterre va aux Indes, l’Allemagne part pour l’Amérique, la Russie défriche ses immenses territoires, l’Italie envoie ses colons vers Montevideo et le Mexique ; la France émigre à Paris. Pour les provinciaux, Paris représente ces pays vagues, mal définis, entrevus à travers des songes d’or, exagérés par le récit des voyageurs et qu’autrefois on nommait « les Îles ». Tous ceux qui sentent fermenter en eux le levain des ambitions font leur paquet et nous arrivent, espérant que l’on dira d’eux un jour ce que l’on a dit de tant de millionnaires : « Il est venu à Paris en sabots et avec un écu de six livres dans sa poche ! » On ne se doute guère du nombre de gens qu’a perdus cette phrase banale si souvent répétée !

Parmi ceux qui entreprennent ce voyage à la recherche d’une destinée meilleure, les uns sont poussés par l’orgueil, qui est la conscience de ses propres forces, d’autres par la vanité, qui en est l’illusion ; beaucoup par esprit d’aventure, pour changer de milieu, pour gagner un peu plus d’argent, au hasard de ce que les occasions pourront offrir. Il n’y a qu’à regarder autour de soi pour comprendre que tous ces rêves de gloire et de fortune n’ont point été vains ; Paris doit à la province la meilleure, la plus noble portion de sa puissance intellectuelle ; mais, en revanche, quels éléments impurs et malfaisants n’en a-t-il pas reçus ! que de fois n’a-t-il pas roulé dans l’abîme sous l’impulsion de ceux dont il n’a pas consenti à réaliser les rêves outrecuidants ! En haine de la grande ville qui ne les avait point appelés, en horreur de ce luxe auquel ils aspirent et qu’ils n’ont pu atteindre, rongés par une envie incurable, mus par une vanité sans proportion avec leur capacité, poussés par une ambition sans rapport avec leur intelligence, ce sont ceux-là que l’on trouve à la tête des émeutes et qui grouillent dans les bas-fonds de toutes les révolutions.

Qui sont-ils ? Les fruits secs des lettres, de la politique et du barreau. Leur ignorance dépasse tout ce que l’on peut se figurer ; lorsque par hasard l’un d’eux a quelque lecture, il devient un objet d’étonnement pour les autres. Un de ces bohèmes était célèbre pour avoir lu Diderot : ses amis disaient : Il se nourrit de la moelle des lions. Le provincial haineux qui fait payer à Paris toutes les déconvenues de son amour-propre n’est pas rare ; dès que l’heure est trouble, il apparait et acquiert parfois une certaine notoriété. Il a frappé à la porte des éditeurs, des grands journaux, des revues ; on l’a éconduit, à peine écouté. Il en veut au monde entier de son infériorité qui l’accable ; la misère est mauvaise conseillère lorsqu’elle parle aux vaniteux ; au lieu de les pousser aux résolutions viriles, elle les maintient dans la paresse et surtout dans l’horreur du travail manuel, car il est à remarquer que tous ces hommes qui, pour étayer leur popularité, célèbrent les vertus ouvrières, se croiraient déshonorés s’ils touchaient un outil. À vivre d’expédients, on s’étiole vite et l’âme s’aigrit ; on croit être fort parce que l’on a secoué tous les préjugés ; mais lorsque l’on n’a plus de préjugés, on est bien près de n’avoir pas de scrupules, et lorsque l’on n’a pas de scrupules, c’est que l’on n’a plus de principes. Tout est bon pour réussir et se faire sa place au soleil ; on ne recule devant rien, pas même devant l’insurrection la plus vile et la plus impie.

Qu’importe que la France ensanglantée, appauvrie, démembrée, demande grâce à ces bourreaux ivres d’ambition et vides de patriotisme ? ils n’en pousseront pas moins leur œuvre jusqu’au bout, dussent-ils n’exercer le pouvoir que pendant deux mois. À quoi bon citer les noms de ceux qui ont tout osé pour donner corps au cauchemar qui les agitait ; ces noms, on peut les trouver sur les listes de la Commune, de ce gouvernement de mandrills que l’on a spirituellement appelé « le carnaval rouge ». Après le coup de canif de Damiens, Voltaire disait que Paris était peuplé de tigres agacés par des singes ; qu’aurait-il dit après le meurtre des otages ?

Pour ces gens-là, Paris est un vaste laboratoire d’alchimie sociale où ils viennent faire les expériences les plus dangereuses, comme s’ils voulaient en dégoûter les autres ; pour découvrir la solution des problèmes qu’ils entrevoient bien plus qu’ils ne les comprennent, ils mêlent ensemble les paradoxes et les sophismes, les théories inconciliables et les mensonges les moins déguisés ; puis, quand ils ont versé tous ces ingrédients hétérogènes, ils soufflent le feu à outrance ; la chaudière éclate, le laboratoire est lézardé, et la société tombe en stupeur. Lorsque ce désastre se produit, on en paraît fort étonné, ce qui n’empêche pas que l’on ne recommence quelques années plus tard. On dirait que chaque génération a droit à une révolution et qu’il faut qu’elle la fasse, dût-elle en périr. Ces sortes d’expérimentations sont ruineuses et toujours décevantes ; qu’a-t-on gagné en juillet 1830, en février 1848, en septembre 1870, en mars 1871 ? Rien, si ce n’est des espérances forcenées, l’absence de toute conviction sérieuse et la déshabitude de la vie régulière, ce qui n’est pas sain pour les peuples.

De toutes ces commotions, il se dégage un fait particulièrement douloureux et qui pourra avoir des conséquences redoutables sur les destinées du pays : le moyen le plus rapide d’être ministre et d’obtenir sans stage, sans éducation préalable, la direction des affaires publiques, c’est d’être de l’opposition quand même. Dans la pensée secrète de ces hommes, les droits qu’ils réclament, les améliorations qu’ils proposent ne sont que des armes pour combattre le gouvernement, des leviers pour le renverser, des manœuvres pour s’en emparer. — Si la politique est ainsi, c’est la plus méprisable des mystifications.

C’est au nom de la liberté, — de la plus grande des choses humaines, — que parlent ces prétendus chercheurs de panacée universelle et de précipités démocratiques ; mais pour eux la liberté n’est pas un but, elle n’est qu’un moyen ; ce qui le prouve, c’est que toutes les fois qu’on l’a obtenue, on s’en est servi pour demander un bouleversement social, qu’en désespoir de cause on essayait d’obtenir par la force ; juillet 1830 a pour corollaire les émeutes sans nombre du règne de Louis-Philippe ; février 1848 est le prologue de l’insurrection de juin ; la conséquence inévitable du 4 septembre fut le 18 mars. C’est toujours la liberté que l’on invoque cependant, et des niais s’y laissent prendre.

Paris a bien souvent prouvé qu’il ne comprend rien aux devoirs politiques, car il est impossible d’imaginer une anomalie plus contradictoire que celle d’un peuple muni du suffrage universel, qui peut, par le simple exercice d’un droit manifeste, faire triompher sa volonté légalement et qui fait des révolutions à main armée. Le pauvre Parisien, dans la maison duquel on vient brasser toutes ces laides besognes, les supporte passivement ; pour éviter la guerre civile, dira-t-on, par pur esprit de patriotisme. — Je n’en crois rien ; mais par paresse et par abandon de soi-même. Comme les gens faibles, et en nombre inférieur, il hurle avec les loups dans la crainte d’être dévoré par eux ; il s’effraye facilement et cherche à écarter de lui les violences qu’il redoute, en les dépassant. C’est un Parisien, La Harpe, qui, dans le Mercure du 15 février 1794, proposait de faire effacer les armes royales timbrées sur les volumes des bibliothèques publiques ; il n’en eût coûté que quatre millions, à un moment où l’argent n’était pas commun : « Mais qu’importe, disait-il, quand il s’agit d’une opération vraiment républicaine ? » Les provinciaux établis à Paris ne sont pas moins niais, ni moins faibles, pour ne dire plus ; après le 10 août, Daubenton, dans son cours au Muséum d’histoire naturelle, déclare à ses élèves qu’en présence des nouveaux principes de la révolution, il cessera d’appeler le lion le roi des animaux ; tout l’auditoire battit des mains avec transport. Dans le Déserteur, au lieu de chanter : Le roi passait…, on disait : La loi passait… ! Il est vraiment difficile de tomber plus bas dans la bêtise et la servilité.

Après chaque révolution, Paris devient moindre, comme l’on dit à Genève. L’âme de la cité s’affaiblit et se fait toute petite ; les gens aisés s’éloignent d’une ville sans sécurité, les commerçants tremblent derrière leur comptoir, les ateliers se ferment, la véritable population a disparu : une invasion venue d’en bas l’a remplacée ; ce n’est plus le même peuple qui vague dans les rues, brandit des armes et hurle de vieilles chansons. Dans ces jours étranges, les voleurs se fusillent entre eux, non pour faire croire à leur probité, mais parce qu’ils sont frappés d’un accès foudroyant de vertu théâtrale, qui ne dure jamais longtemps. « En général, une multitude est toujours outrée, a dit Bézenval, mais une multitude française l’est plus qu’une autre. » Cela est vrai ; mais son exaltation, lorsque rien ne vient l’entretenir, n’est pas de longue durée. Il suffit bien souvent, pour l’apaiser, de lui accorder tous les droits qu’elle réclame, car les droits impliquent des devoirs, et les devoirs lui sont insupportables ; elle ne sait qu’inventer pour s’y soustraire ;  ; afin de s’en débarrasser, elle a plus d’une fois remis les uns et les autres à un mandataire en qui elle absorbait sa souveraineté.

Ce contraste, qui rend la population parisienne à la fois révolutionnaire et monarchique, a fait penser qu’elle était envieuse et servile ; il serait plus juste de dire qu’elle est entreprenante et indécise, ce qui lui fait commettre de sottes actions et lui en donne le regret immédiat. En réalité, elle n’a point d’objectif politique ; elle va devant elle doucement ou brutalement, selon son humeur du jour, mais sans savoir où elle va. Le peuple de Paris ne sut pas ce que c’était que la Charte en 1830, pas plus qu’il ne sut ce que c’était que la réforme en 1848 ; l’une et l’autre passaient par-dessus sa tête et ne pouvaient l’atteindre ; il répétait cela comme un soldat répète un mot d’ordre qu’il a reçu et qu’il n’a pas compris ; c’était pour lui non un motif, mais un prétexte à révolte, et, comme il n’a jamais demandé plus, cela lui a suffi.

Le peuple — dans toute partie du globe et dans tout incident de l’histoire — est une force élémentaire, inconsciente et confuse, qui est toute-puissante pour la décomposition et ne peut rien créer ; exclusivement animé d’intérêts individuels, il ne voit pas les choses dans leur ensemble ; il en a parfois l’instinct, jamais l’intelligence. La population de Paris n’échappe pas à cette loi générale ; quoi qu’elle ait fait, quelles que soient les idées qu’on ait tenté de lui inculquer, elle a toujours penché du côté de ses mœurs. Il me semble que Chateaubriand a formulé l’opinion que l’on peut avoir du Français, et par conséquent du Parisien, lorsqu’il a dit : « La liberté est pour lui un sentiment plutôt qu’un principe ; il est citoyen par instinct et sujet par choix, » — par habitude serait plus exact.

La loi de l’atavisme n’est pas, en effet, seulement physiologique ; elle a une influence morale que l’on soupçonne, que l’on étudie et que la science finira par constater. Cette loi agit sur la nation française et n’est point étrangère à ses incohérences politiques. Nous avons reçu par héritage les habitudes de nos ancêtres, et, quoique bien souvent nous ayons essayé de les briser violemment, nous y sommes toujours retournés, directement ou indirectement, entraînés par une sorte de tendance congénitale. Ce n’est pas en vain pour nous que la France a vécu pendant des siècles sous le droit royal, qui non-seulement n’était pas contesté, mais qui était respecté avec un amour instinctif et naturel. Or qu’était-ce que le droit royal ? Bossuet nous l’a dit : L’autorité royale est absolue. Le prince ne doit compte à personne de ce qu’il ordonne. Quand le prince a jugé, il n’y a pas d’autre jugement. Il est l’image de Dieu qui, assis sur son trône, au plus haut des cieux, fait aller toute la nature. La volonté de tout le peuple est renfermée dans celle du prince ; tout l’État est en lui. » Est-il étonnant qu’un peuple chez lequel l’histoire a gravité autour d’un tel pouvoir n’ait pu encore se façonner à des institutions libres et ait toujours cherché un maître qui, en le faisant obéir, le débarrassât d’une responsabilité dont l’usage l’effraye, car on ne lui a jamais appris à s’en servir ?

Lorsque, après une révolution, le premier mouvement de stupeur est passé, lorsque l’effarement a fait place à la réflexion, le Parisien laisse l’habitant de Paris faire des manifestations et pérorer dans les clubs ; lui, il se remet paisiblement à l’œuvre, comme un architecte qui reconstruirait une maison détruite avec les matériaux qui la composaient ; il y parvient, non sans peine ; il attire à lui ceux que le désœuvrement agité fatigue et qui veulent travailler ; au milieu des frelons en rumeur, l’abeille a rebâti sa ruche. Cet exemple du courage, de la persévérance, c’est toujours le petit bourgeois parisien qui l’a donné. Il n’est point ambitieux, il n’a pas demandé de place, il n’a point placardé son nom sur des affiches multicolores ; il est promptement retombé dans son indifférence, et c’est tout au plus s’il se rend aux salles de scrutin quand vient le jour des élections. Il est assez partisan de ce que l’on nomme barbarement aujourd’hui l’abstentionnisme. Ça l’ennuie, ça le dérange, et, au lieu d’aller voter, il va se promener à la campagne. Ce n’est pas d’hier qu’il est ainsi : pendant toute la période de la Révolution française, on a constaté qu’il s’éloigne volontiers à l’heure des élections. Peut-être ce peuple a-t-il été convié trop tard à la vie politique et aux obligations qu’elle impose ; on dirait qu’il n’a jamais pu s’y accoutumer, car lorsqu’on l’y appela, il avait passé l’âge où l’on prend de nouvelles habitudes.

Esprit de fronde du Parisien, esprit de révolte de l’habitant de Paris, vieux caractère du Gaulois qui aime à se battre pour se battre : voilà ce qui produit nos révolutions. Elles se renouvellent avec une périodicité inquiétante, et sont un sujet de grave préoccupation pour ceux qui voudraient sauvegarder l’avenir. Tous les gouvernements qui sont issus d’une insurrection populaire ou d’un coup de violence ressemblent à la statue aux pieds d’argile : ils pèchent par la base ; le peuple qui les a élevés est le peuple qui les renverse. Tous pourtant ont essayé de réagir, mais, pendant qu’ils s’armaient de lois préventives, le développement normal de la vie urbaine attirait à Paris les chefs et les soldats des commotions futures, de sorte que tous les pouvoirs se sont successivement trouvés en présence de forces agglomérées par la prospérité même qu’ils avaient répandue autour d’eux.

Tout concourt à accroître la population de Paris, et tout ce qui l’accroît tend à devenir un danger public. C’est là une situation réellement douloureuse et grosse de périls que l’on n’a pas encore su conjurer. Les impatients choisissent l’heure propice, font une pesée sur l’opinion, et les édifices que l’on croit les plus solides s’écroulent avec fracas. C’est la fatalité de Paris d’être le théâtre de toutes ces tragédies ; et cependant nous l’avons vu, s’il n’y avait que des Parisiens à Paris, on n’y ferait jamais de révolution.

vii. — les rêves et le péril.

Décadence. — La statue de la France. — Faute de trouver un mode de vivre. — Les maladies. — L’Italie après Novare. — L’espérance survit. — L’enfant terrible. — Ni tradition, ni point d’appui. — Le poids des mœurs. — « Revenez aux principes. » — Pourquoi la Révolution française a échoué. — La religion seule modifie les mœurs. — Race latine. — Catholicisme. — Les protestants. — Mal de langueur. — Libre examen. — Infaillibilité. — Un précepte de Franklin. — Mépris de la légalité. — Légalités successives. — Le droit divin et la souveraineté nationale ont eu des fortunes semblables. — Le nombre est le maître. — Les revendications. — Double action. — En 1848. — Les dieux modernes. — On voulait obtenir, on veut prendre. — L’orgueil du peuple de Paris. — Flatteries intéressées. — O Démos ! — Tout effort réservé pour la guerre civile. — Sully ou Richelieu. — Société sans équilibre. — L’ambition du peuple. — Les nouvelles couches sociales. — Révolution contre la bourgeoisie. — Les privilèges de l’ancienne noblesse. — La souveraineté diffuse. — Les privilèges de la bourgeoisie actuelle. — Le capital. — La rente sous le Directoire. — Le drapeau rouge. — Inégalité des conditions. — Un document récent. — Il faut regarder le danger en face. — Le prolétariat parisien. — L’aristocratie ouvrière. — La gouappe. — 45 000 hommes. — Violence et maladie. — Paradis perdu. — Les grévistes. — Leur idéal. — Ce qu’ils voient dans la civilisation. — Quitter l’outil. — Les déclassés de la petite bourgeoisie. — L’incendie de Paris n’a pas été une œuvre spontanée. — Les vœux des nouvelles couches sociales. — L’État administrateur. — L’État fabricant. — Le monopole. — Les charges privilégiées. — Les réclamations de la classe ouvrière. — Confiscation des grandes industries. — Le droit au travail. — Limitation du nombre des ouvriers. — Retour aux maîtrises du moyen âge. — La grève des cochers en 1865. — L’abolition de l’héritage. — L’instrument du travail. — D’où viennent ces rêveries. — Matérialisme et négation de la vérité. — Tous les socialistes sont des prêtres. — L’édifice catholique. — L’Internationale. — Résultat analogue. — Suppression de l’idée de patrie. — Le souffle juif. — La haine mutuelle. — Les anciens chrétiens. — Du rêve à l’action il y a loin. — But identique, moyens différents. — Religion composée de schismes. — Discipline de fait et non pas discipline organisée. — Histoire de l’élection Barodet. — La politique est indifférente au peuple de Paris. — Opposition sociale. — Le feu partout. — Le suffrage universel. — Les décrets futurs. — Le salut possible. — État général morbide. — Application scientifique. — Premier acte : l’acide sulfurique. — Second acte : les huiles minérales. — Noche triste. — Le futur troisième acte : les matières explosibles. — L’armée du meurtre. — Di omen avertant ! — La guerre étrangère et la guerre civile. — Paris se suicidera. — Le mot de Mazarin. — La mort violente des capitales. — L’âme des villes. — L’âme de Paris appartient à l’humanité.

Chateaubriand, qui croyait volontiers que tout allait mourir parce qu’il mourait, a écrit : « La France, la plus mûre des nations actuelles, s’en ira vraisemblablement la première ; il ne serait pas étonnant qu’un peuple âgé de quatorze siècles, qui a terminé cette longue carrière par une explosion de miracles, fût arrivé à son terme. » Plus d’une fois, nous l’avons raconté, la France a subi des crises analogues à celle qui l’a atteinte récemment, qui l’opprime encore, et elle s’est redressée ; mais néanmoins, à compter la population qui diminue dans des proportions inquiétantes[45], à voir les divisions qui nous séparent comme une famille de frères ennemis, à écouter les vœux que formule un peuple aveuglé par les sentiments mauvais, à entendre les discussions stériles dont nos propres affaires sont l’objet, on peut légitimement être saisi d’angoisse et se demander si nous ne glissons pas sur la pente d’où l’on ne se relève plus.

Vieillesse et décadence, c’est tout un pour les individus, comme pour les nations. Il me semble que si l’on avait aujourd’hui à symboliser la France, on ne devrait plus la représenter sous les traits d’une jeune femme ceinte de lauriers verts comme l’espérance et portant dans ses yeux les hardiesses de l’avenir ; bien plutôt, je me la figure mûrie par l’âge et déjà blanchissante, grave, attristée, mais sereine, car elle sait que l’impartiale histoire dira que nulle génératrice d’idées ne fut plus féconde, ouvrant de sa main blessée le livre de la science où elle peut retrouver une vigueur nouvelle et appelant à son aide la concorde, qui seule peut la sauver et lui rendre sa puissance affaiblie. À cette heure, telle que nous la voyons après la mutilation dont elle souffre et les attentats qu’elle a commis sur elle-même, elle ressemble à un être qui meurt, faute de trouver un mode de vivre.

Les peuples, comme les hommes, traversent des périodes de maladies qui semblent mortelles ; une crise survient, la rémittence se fait et le fluide vital abonde à flots chez celui que l’on disait perdu pour toujours. Cette résurrection n’est pas rare dans l’histoire et, plus d’une fois nous-mêmes, nous avons secoué une léthargie que l’on croyait définitive. Nous sommes contemporains de miracles pareils ; où en était l’Italie en 1849, après Novare ? Il ne lui a pas fallu trente ans pour se ressaisir, rapprocher ses tronçons morcelés, se reconstituer et sortir entière d’un tombeau fermé depuis des siècles. Certes, entre ce qu’elle était et ce que nous sommes, il y a un abîme qui ne sera pas comblé. L’espérance n’a jamais abandonné nos cœurs ; au-dessus de cet affaissement de surface qui nous trouble, on peut voir subsister le vieux caractère gaulois, l’insouciance qui permet de supporter vaillamment les malheurs, la vitalité indomptable qui aide à les réparer et la confiance en l’avenir qui est une force lorsqu’elle ne s’exagère pas jusqu’à l’illusion.

Dans les destinées futures de notre pays, Paris aura sans doute un rôle prépondérant à jouer, car aux causes générales dont il subit nécessairement les effets, il ajoutera les causes particulières qui lui sont inhérentes. Tout est à craindre si cet enfant gâté, si cet enfant terrible, n’oublie pas ses rêves décevants et ne saisit pas la réalité des choses pour entrer dans la voie de l’apaisement et du travail, s’il ne s’inspire pas de la grande parole d’Alain Chartier : « Il faut que chacun s’évertue, de son côté, à tirer au collier pour la réintégration du bien public. »

Paris qui, dans ces douloureuses questions, représente la France comme une sorte de congrès où chaque province aurait envoyé des délégués armés de pleins pouvoirs, Paris n’a plus de tradition et cherche en vain un point d’appui. En rompant violemment avec le passé à la fin du siècle dernier, il s’est constitué un peuple nouveau qui a rejeté au néant ses institutions, les temps écoulés de son histoire et qui est parti d’un pas délibéré pour la terre promise, pour une sorte d’âge d’or entrevu. Mais ce peuple a gardé ses mœurs, ses habitudes, son caractère ; tout cela pèse d’un tel poids, qu’il ne peut avancer et qu’il reste vacillant entre un passé dont il ne veut plus et un avenir qu’il ne parvient pas à formuler. En ne modifiant pas ses mœurs d’où étaient nées ses anciennes institutions, il en est réduit à ce pénible état de ne pouvoir s’approprier à ses institutions nouvelles, qui ne sont peut-être, après tout, que de simples conceptions d’esprit n’ayant aucun rapport avec notre caractère national, c’est-à-dire naturel. Des gens de bonne foi et animés d’intentions excellentes ont remarqué ce contraste, et croient y avoir trouvé le remède souverain en disant : revenez aux principes. Autant dire à une vieille femme de rajeunir. Il viendra peut-être une génération qui croira sincèrement à Dieu et au roi ; mais cette génération ne nous a pas précédés, et nous ne la verrons pas éclore. Il en est de l’esprit des hommes comme du cours des fleuves, il ne remonte jamais vers sa source.

La Révolution française a échoué parce qu’elle a été seulement politique, sociale et qu’elle n’a point été une révolution religieuse ; or il n’y a que celles-ci qui influent essentiellement sur les mœurs ; ce n’est rien de changer la forme apparente des gouvernements, d’intervertir l’ordre des castes et de déclarer les hommes égaux ; il faut, lorsque l’on veut réellement faire des hommes nouveaux, leur donner des mœurs nouvelles ; les mœurs sont la résultante du mode de concevoir les idées : les idées viennent du raisonnement ; qu’est-ce qui apprend à raisonner ? la philosophie, c’est-à-dire, pour le plus grand nombre, la religion. En France, la religion est restée la même, par conséquent les mœurs n’ont point varié. On a vécu sous tous les régimes imaginables, et le Français n’a point cessé d’être identique à lui-même.

Si la décadence n’est simplement qu’une question de race, ainsi que l’on aime à le répéter, comment se fait-il que cette décadence semble atteindre spécialement les nations catholiques ? L’Italie, le Portugal, l’Espagne, l’Amérique du Sud, la France ne sont point en prospérité, je l’accorde volontiers, et la mère de ces peuples, c’est la race latine ; mais celle-ci n’a rien de commun avec l’Autriche, avec la Pologne, avec l’Irlande. Comment se fait-il que les nations protestantes vivent, s’affirment, fleurissent, fondent des colonies qui deviennent des États de premier ordre, et que les nations catholiques, malgré leurs richesses, leur climat admirable, la fertilité de leur sol, leurs vertus chevaleresques, l’élégance et le charme de leur esprit, soient toutes, sans exception, atteintes d’un mal de langueur ? Il y a là un fait considérable et dont l’histoire tiendra compte un jour.

Lorsque l’on puise en soi-même, par le libre examen, le sentiment du devoir, on est responsable vis-à-vis de sa propre conscience et le devoir est facile à accomplir ; mais quand on le reçoit d’autrui, en vertu d’une délégation de la puissance divine, qu’on appelle l’infaillibilité et qui entraîne l’obéissance passive, quand il est imposé, en un mot, on ne cherche qu’à s’y soustraire. Le premier fait est celui du protestantisme, le second celui du catholicisme ; on peut voir où ces deux principes si différents l’un de l’autre, si féconds en résultats opposés, ont conduit les nations qui professent ces deux religions[46].

Il faut respecter même les mauvaises lois, disait Franklin, car elles nous servent à en obtenir de meilleures. » Ce précepte protestant n’aura jamais cours dans le peuple de Paris, car on dirait que le premier besoin de celui-ci est de se soustraire à l’action des lois et de les briser violemment. Les fictions parlementaires et constitutionnelles n’ont pour lui aucune importance, et jamais il ne les a comprises. Lorsqu’il se lève, ce n’est point pour obtenir une modification ministérielle ou législative, c’est pour faire table rase de ce qui est ; il porte le coup directement au représentant le plus élevé de l’autorité, au souverain lui-même, et le renverse.

La légalité lui est absolument inconnue ; au fond, comme tous les peuples à tempérament militaire et féminin, il ne croit qu’à la force, surtout quand il est le plus fort. Aussi notre histoire a vu, depuis quatre vingt-dix ans, une série de légalités adverses s’établir par la violence : le 4 septembre est aussi légal que le 2 décembre, le 2 décembre est aussi légal que le 24 février, le 24 février est aussi légal que le 29 juillet, et ainsi de suite, en remontant le cours de nos annales contemporaines jusqu’au renoncement du 4 août 1789, qui seul fut légal, car il a été volontaire et spontané. Qu’a-t-il manqué à la Commune pour être légale à son tour ? De n’avoir pas été vaincue. C’est là une misère inéluctable, inhérente à notre état social, qui n’a point de pondération, inhérente à notre état moral, qui repousse le respect des lois comme une faiblesse, sinon comme une lâcheté.

Toutes nos révolutions, toutes nos insurrections se sont engendrées les unes les autres ; le droit divin, la souveraineté nationale, qui sont les deux seuls principes à l’aide desquels jusqu’à présent on a gouverné les hommes, ont eu des fortunes pareilles ; en janvier 1793, le peuple de Paris a décapité le droit divin, il l’a chassé en juillet 1830 ; vingt fois pendant la période révolutionnaire, le 15 mai 1848, le 4 septembre 1870, il a violé et brisé la souveraineté nationale. Les deux principes se sont anéantis sous ces coups répétés ; le peuple de Paris n’y croit plus guère, car il sait par expérience comment il faut s’y prendre pour les renverser. En réalité, le nombre est le maître ; or c’est là un danger très-redoutable, car à Paris le nombre, le nombre immense est facile à émouvoir.

Les gouvernements semblent savoir cela et ne plus même lutter contre un sort qui entre pour une bonne part dans leurs prévisions d’avenir ; plus nous allons, moins les révolutions sont sanglantes, mais plus les revendications insurrectionnelles qui les suivent fatalement sont terribles ; la révolution de Juillet, longuement disputée, prolongea ses vibrations par quelques émeutes dont on vint aisément à bout ; la révolution de Février, faite en un tour de main, devant une armée ahurie qui distribuait ses cartouches et mettait la crosse en l’air, eut pour résultat l’insurrection de juin, qui, dans ce temps-là, nous parut considérable ; la révolution du 4 septembre, habilement préparée entre compères, enlevée à l’émotion d’un peuple stupéfait, auquel on n’opposa même pas une tentative de résistance, enfanta ce monstre du 18 mars qui, après deux mois d’alcoolisme, s’effondra dans l’incendie de Paris.

Ce phénomène étrange peut s’expliquer. — D’abord, dans l’intervalle qui sépare chacune de ces révolutions, la population de Paris s’est accrue dans de larges proportions, et s’est recrutée de plus en plus parmi les éléments externes. Ensuite, plus le peuple de Paris a prouvé que sa force obtuse était facile à remuer et redoutable à combattre, plus il est devenu l’objet des flatteries intéressées, des humbles et abjectes caresses de ce troupeau d’ambitieux médiocres qui cherchent à escalader le pouvoir par les chemins détournés de la popularité :

La popularité, c’est la gloire en gros sous,


a dit Victor Hugo ; cela leur importe peu : quelle que soit la monnaie, ils la sollicitent et l’acceptent.

Nous n’en sommes plus aujourd’hui aux beaux jours de 1848, où, publiquement, à la tribune de l’Assemblée, les dieux modernes expliquaient leurs théories ; où l’on inventait des commissions stériles, qui devaient « organiser le travail » ; où Pierre Leroux, Victor Considérant, Cabet essayaient d’arriver légalement et par la persuasion à la réalisation de leurs rêveries. À ce moment, qui sera une date très-curieuse de notre histoire, ces délégués du socialisme avaient été choisis dans l’espoir qu’ils sauraient formuler les aspirations confuses dont les masses sont tourmentées ; ce bel espoir a été déçu, et maintenant le peuple de Paris veut expliquer et appliquer lui-même ses idées. La différence est notable et peut s’exprimer d’un mot : en 1848, on voulait obtenir ; à cette heure, on veut prendre.

L’orgueil du peuple de Paris[47] et la confiance qu’il s’inspire sans peine dépassent toute proportion ; les quatre mois et demi d’investissement qu’il a supportés lui ont fait perdre la tête. Pendant cette période, chacun s’ingéra à prouver au Parisien qu’il était un peuple héroïque ; il se laissa faire avec complaisance et il ne fallut pas de longs efforts pour le convaincre ; jamais grand Mogol, ni grand Lama, jamais Padischah, « qui est l’ombre de Dieu sur la terre, » jamais Kalife abasside se voilant la face pour ne pas éblouir ses sujets, ne fut plus encensé, plus adulé, plus flagorné par des gens de toute sorte et de toute condition : orateurs de clubs, académiciens, journalistes, diplomates, hommes d’État et boutiquiers rivalisaient d’un zèle qui eût fait rire s’il n’eût soulevé le cœur. On avait peur du monstre démuselé, on voulait le calmer et chacun cherchait à lui passer la main sur le dos ; peine inutile ! le 18 mars couvait dans ces cerveaux faibles et violents. Lorsque le crime fut consommé, les flatteurs de ce peuple puéril et cruel durent se demander avec remords quelle part ils avaient dans un pareil désastre. « O Démos ! dit le chœur des Chevaliers d’Aristophane, tu es un roi puissant, tout tremble devant toi ; mais on te mène par le bout du nez ; tu aimes qu’on te flatte et que l’on te dupe ; tu écoutes les orateurs, bouche béante, et ton esprit bat la campagne ! »

La bourgeoisie prêchait l’obéissance, la concorde, l’effort unanime dirigé contre l’ennemi qui battait l’estrade jusqu’à nos portes ; les déclassés de toutes les carrières, ceux qui, en haine de la poésie, veulent jeter Homère aux Quinze-Vingts, ceux qui, par jalousie personnelle, font « déboulonner » nos colonnes triomphales ; tous ceux, en un mot, auxquels la fortune, le talent, la réputation d’autrui font horreur, disaient qu’il fallait se réserver pour l’action intérieure, pour la revendication des droits méconnus. Ceux-là seulement furent écoutés ; on conspua les orateurs qui demandaient le salut de la patrie, pour suivre ceux qui promettaient l’interversion sociale. Ces rhéteurs sans patriotisme ni vertu, à qui tout moyen est bon pour se mettre en évidence, ne sont pas rares, car il y a en France plus de 200 000 individus dont le refuge ou le piédestal est Paris, dont la vanité seule égale l’ignorance et qui sont persuadés qu’ils sont nés pour être premiers ministres, — Sully ou Richelieu, à volonté. — « Comme si un égout de Paris était la Seine, » disait Camille Desmoulins en parlant d’Hébert. C’est là le défaut des sociétés sans hiérarchie ; qui dit sans hiérarchie, dit sans équilibre. Cette hiérarchie, le peuple de Paris voudrait la créer, en la reconstituant à son bénéfice exclusif. Il estime que son heure est venue et que la direction générale doit lui appartenir.

Il sait que nulle carrière n’est fermée à son intelligence et à son activité ; il sait que sous le règne de Louis-Philippe, qui fut un gouvernement presque spécialement livré aux mains de la bourgeoisie, plus d’un ministre avait été ouvrier ou était directement issu de la classe ouvrière ; mais cela ne lui suffit pas ; ce sont là, dit-il, des exceptions ; il ne veut pas se contenter de détacher de lui les individualités remarquables qu’il renferme, pour les pousser au sommet, il veut y arriver en masse, non pas isolément, mais comme caste ; l’expression du nombre étant devenue le droit, il exige son avènement et accuse d’un déni de justice ceux qui le lui contestent. Le mot a été dit : ce sont les nouvelles couches sociales qui réclament le gouvernement des destinées du pays. Elles veulent faire contre la bourgeoisie la révolution qu’au siècle dernier celle-ci a faite contre la noblesse. Que des ouvriers ignorants, avides de jouir, grisés par une rhétorique frelatée, aient rêvé cette billevesée, cela n’a rien d’extraordinaire ; mais il est difficile de comprendre que des hommes de quelque intelligence, sortis de la classe moyenne, aient épousé une pareille idée, cherchant à l’exploiter à leur profit et n’aient pas vu que la réalisation en était impraticable.

Lorsque la bourgeoisie, tout imprégnée des doctrines encyclopédistes, rédigea les fameux cahiers des états généraux et, sous la conduite des nobles qui la guidaient, — Mirabeau, Lafayette et tant d’autres, engagea le combat contre la noblesse, elle visait les privilèges oppressifs ; elle voulait détruire un ensemble de droits hérités, concédés ou achetés, en vertu desquels les rapports d’homme à homme devenaient facilement un outrage perpétuel exercé par l’un et subi par l’autre. La souveraineté diffuse, dispersée sur un nombre très-considérable d’individus, appartenant tous à une classe spéciale, constituait pour le reste de la nation une insupportable infériorité morale : privilèges pour les provinces, pour les villes, pour les hameaux, pour les églises, pour les communautés religieuses, pour les personnes ; négation de la justice par le droit d’asile ; entrave aux transactions commerciales par le droit de péage et le droit de transit ; obstacle à l’émission de la pensée par le privilège des imprimeurs ; obstacle au développement des vertus militaires par le droit réservé aux seuls nobles de parvenir aux grades supérieurs ; suppression de la liberté individuelle par simples lettres de cachet ; — ces privilèges et tous ceux que l’on pourrait énumérer n’avaient rien d’idéal ; ils étaient chose sérieuse et tangible ; ils représentaient une puissance d’autant plus vexatoire qu’elle était répandue en plus de mains. De leur destruction, de la nuit du 4 août, date réellement l’émancipation humaine et l’intronisation d’un monde nouveau.

Chez la bourgeoisie, il n’y a rien de semblable à détruire ; elle n’a d’autre privilège que celui de travailler, de jouir en paix de sa fortune acquise et de léguer celle-ci à ses enfants. Ce que l’on veut atteindre violemment chez elle, c’est la richesse, produit de son labeur et de son épargne ; il faut employer le terme usité en pareil cas : c’est le capital. On dit qu’il constitue un privilège exorbitant : c’est un privilège sans réalité et absolument fictif ; car aussitôt qu’on l’attaque ou seulement qu’on l’inquiète, il disparaît, se fond, s’exile et ne laisse à sa place que d’inconcevables déceptions ; lorsque l’on tente de s’en emparer, on ne trouve plus rien. Le tableau des fonds publics, pendant les jours de troubles, contient des enseignements qui, par malheur, ne servent à personne ; à la fin du Directoire, le 5 pour 100 était à 6 francs, c’est-à-dire que pour un capital une fois versé de 6 francs on avait droit à 5 francs de rente. Le même fait, et plus grave encore, se reproduirait infailliblement si les fantômes qui s’agitent dans certaines cervelles prenaient un corps.

Les hommes qui cherchent à se grouper pour parvenir au but coupable qu’ils poursuivent, ont choisi un emblème ; ils ont pensé que le drapeau tricolore qui a mené au combat les soldats de 1792, que le chef couronné de la révolution française a planté sur toutes les capitales de l’Europe, qui a abrité les dix-huit années pacifiques de Louis-Philippe, que le général Cavaignac a tenu d’une main si intègre, qui a flotté sur Sébastopol démantelée et sur la tour de Solférino, qui, par ses trois couleurs réunies, symbolise la fusion des trois ordres, ils ont pensé que ce drapeau ne suffisait pas à exprimer les tendances où ils se laissent entraîner, et ils ont arboré le haillon couleur de sang, qui signifie destruction à outrance. Emblème de déception et d’appauvrissement, car ceux qui possèdent font vivre, par le travail rémunéré, ceux qui ne possèdent pas. L’inégalité des conditions est une loi sociale et une loi naturelle. Si tout le monde était également riche, tout le monde serait également pauvre ; nul ne produirait plus, nul ne travaillerait plus, et la nation qui réaliserait cette absurde utopie ne tarderait pas à mourir de misère.

Que ce soit là l’idéal secret qui a essayé de se formuler à Paris pendant la Commune, on n’en doit pas douter ; un procès récent ne laisse subsister aucune obscurité à cet égard ; rien n’est plus clair qu’un document où l’on peut lire : « Les massacres doivent être la seule préoccupation du travailleur, dont l’intérêt est de se débarrasser complètement de ceux qui vivent de l’exploitation de l’homme par l’homme… guerre à Dieu ! guerre à la propriété ! l’assassinat est un instrument indispensable par lequel il faut commencer… n’épargnons personne… morte la bête, mort le venin[48] ! » Diderot, dans le Neveu de Rameau, a écrit ce mot profond : « Dans la nature, toutes les espèces se dévorent ; toutes les conditions se dévorent dans la société. » L’important est de ne pas se laisser dévorer et de défendre une civilisation qui, comme toute chose humaine, est perfectible, mais qui, dans l’état actuel, est basée sur un principe d’égalité irréprochable. Il est donc utile de regarder le danger en face et de savoir aussi exactement que possible quel avenir serait réservé à Paris, à la France, si le bouillonnement des idées malsaines se précipitait par une révolution et devenait une réalité.

La classe ouvrière de Paris, celle qui, avec une humilité pleine d’orgueil, s’intitule le prolétariat, n’est point pénétrée tout entière par la haine et le besoin du bouleversement. Elle peut se diviser en trois catégories distinctes qui se côtoient plus qu’elles ne se mêlent, et n’agissent d’instinct avec ensemble que dans certaines circonstances politiques, telles que l’exercice du droit électoral. En tête, et formant une aristocratie très-respectable, se trouve le groupe de ce que l’on peut appeler les bons ouvriers, groupe très-nombreux, empressé au travail, économe et de mœurs excellentes. L’esprit de parti ne les égare pas ; mais l’esprit de camaraderie, aidé du respect humain, les entraîne, et, lors des chômages imposés par les chefs grévistes, ils s’abstiennent de paraître à l’atelier ; ces hommes, qui sont le noyau d’où naît la bourgeoisie, qui d’ouvriers deviennent contre-maîtres, puis patrons, sont l’honneur même du peuple parisien ; ils ont des vertus sérieuses et sont à la société ce que les sous-officiers sont à l’armée : une réserve où l’on peut recruter des éléments de force excellents. Mais, en temps de troubles, ils ne doivent inspirer ni crainte ni confiance ; ils ne prennent pas part à l’insurrection, ils ne luttent pas contre elle : ils restent neutres.

À l’opposé de ce monde probe et laborieux, grouille une population très-dispersée, particulièrement dangereuse, et que les agents de la sûreté désignent sous le nom générique de gouappe ; elle se compose de vagabonds, de voleurs, de repris de justice, de surveillés en rupture de ban, de souteneurs de filles de bas étage ; je la connais. Lorsque j’ai eu à étudier la mendicité, l’indigence menteuse qui vit aux dépens de l’Assistance publique, la cour d’assises, les détenus, les malfaiteurs, les prostituées, j’ai plongé jusque par-dessous les bas-fonds ; j’en suis remonté avec la pâleur de Dante sur le front, non pas désespéré de l’avenir, mais singulièrement ému. Il y a là, en effet, dans les substructions souterraines de l’édifice social, une armée prête à tout. On peut l’évaluer : elle compte environ 45 000 hommes. Nulle idée politique, nulle recherche d’amélioration ne les guide ; ils sont au mal et à la violence. La plupart sont des malades, il faut le reconnaître : intelligence embryonnaire, ignorance inqualifiable, corps ravagé, prédominance des instincts brutaux, paresse invincible, indifférence morbide ; ils représentent assez bien une sorte de choléra social qui éclate parfois sous l’empire de certaines occurrences exceptionnelles, mais qui fermente toujours à l’état latent.

Ceux-là sont constamment disposés à toute action, pourvu qu’elle soit mauvaise. Lorsqu’ils se jettent dans un combat, celui-ci devient immédiatement cruel et sans merci. Ils sont des bras redoutables, lorsqu’une tête envieuse et méchante les dirige. On s’en aperçut pendant la Commune. Ces hommes ont entrevu là, à travers la lueur des incendies, une sorte d’Éden grossier où les fleuves d’absinthe et de vin coulaient à vannes ouvertes, où la ruine universelle allait les faire les égaux des plus riches, ou tout fuyait devant leur force, qui n’était que l’horreur inspirée par la férocité de leurs actes. Ce sont eux qui ont versé l’huile de pétrole et qui ont assassiné les otages. Ils n’ont point oublié ces jours de bombance ensanglantée, ils y pensent, ils y rêvent ; et, si l’on n’y veille, ils essayeront de reconquérir ce paradis perdu, qui restera, dans leur souvenir, une légende à jamais regrettée.

Entre ces deux groupes si dissemblables, je placerai le troisième, qui leur sert d’intermédiaire, car il cherche à ébranler la sagesse du premier, et il n’hésite pas à utiliser la bestialité du second. C’est là que l’on trouve le personnel des grévistes quand même, les apôtres de la libre pensée, à laquelle ils ne comprennent rien, sinon qu’elle parait en contradiction avec les idées respectées ; c’est de là que sortent les ouvriers qui prolongent « le lundi » jusqu’à la fin de la semaine ; c’est là que fleurissent les orateurs d’atelier et de cabaret, ceux qui parlent de « revendication », de « droits imprescriptibles », de « la tyrannie du capital », de « l’exploitation de l’homme par l’homme », et qui abusent, jusqu’à la nausée, de cette logomachie où les mots sont d’autant plus vides qu’ils sont plus redondants. L’idéal de ces hommes est facile à définir : L’égalité des droits ne leur importe guère, ils veulent l’égalité des jouissances. L’homme de cette catégorie n’est pas bon, nul raisonnement ne le ramène, car il souffre d’une sensation persistante et tenace, qui est le mépris de sa condition et la jalousie de celle d’autrui. De la civilisation qui l’entoure et lui fournit sa subsistance, il n’a remarqué que les côtés défectueux ; il a vu les enrichis tomber dans la paresse et dans les plaisirs, sinon dans la débauche ; il a vu que la sottise et la morgue des fortunes héréditaires n’étaient égalées que par la morgue et la sottise des fortunes acquises ; en regardant les filles sorties du groupe auquel il appartient rouler carrosse, porter des falbalas, vivre dans la familiarité des princes, avoir livrée et se bâtir des hôtels, il s’est demandé à quoi servaient le travail et l’économie qu’on lui vantait ; il a été irrité par un luxe dont il est le témoin éloigné et redouté ; il ne s’est pas dit que ce luxe excessif, agressif, insolent, lui valait de gros salaires ; non, il s’est dit : À quoi bon travailler, puisque ceux qui ne font rien ont toutes les joies ? De là, d’une âpre convoitise vers les jouissances matérielles, est née l’idée de se substituer, n’importe par quel moyen, à ce que la haine de ces hommes appelle « les classes dirigeantes et privilégiées ». Leur principale préoccupation est de fonder, d’organiser dans la tribu ouvrière dont ils font partie, une association, une caisse, une société quelconque dont ils obtiennent la direction rémunérée, ce qui leur permet de quitter leur outil qui leur fait horreur et les humilie.

Triste monde que celui-là : emphatique, exagéré, discoureur, hypocrite néanmoins et dissimulant de son mieux le fiel qui toujours lui remonte aux lèvres ; le moyen âge l’aurait volontiers cru animé du souffle diabolique et l’eût exorcisé. Il ne serait pas dangereux cependant, s’il n’était la proie des déclassés de la petite bourgeoisie qui souffrent autant que lui de leur propre médiocrité et qui mettent tout en œuvre pour l’exploiter au profit de leurs ambitions personnelles. C’est sur ces malheureux qu’agissent les candidats évincés, les journalistes sans journaux, les avocats sans cause, les hommes d’argent sans crédit, les médecins sans clientèle, et la nuée de ces novateurs qui bouleverseraient le monde pour amener l’expérimentation de leur système, groupe étrange, composé de sectaires, de mystiques, d’illuminés dont les rêves semblent empruntés aux vieux chants sibyllins : « La terre alors sera partagée entre tous ; on ne la divisera pas par des limites, on ne l’enfermera pas dans des murailles ; il n’y aura plus de mendiants ni de riches, de maîtres ni d’esclaves, de petits ni de grands, plus de rois, plus de chefs : tout appartiendra à tous. »

Du double travail de ces deux envies, qui se touchent par tant de points, qui s’excitent par le contact, s’irritent et se complètent, sortira peut-être un jour la plus grande convulsion sociale que jamais l’on ait vue. Dirigés par les envieux de la bourgeoisie, les envieux du prolétariat, entraînant à leur suite et poussant le troupeau de bêtes féroces qui remue dans les bas-fonds, donneront à la civilisation actuelle un assaut formidable. Par ce qu’ils ont déjà fait, on peut deviner ce qu’ils feront. Il ne faut pas croire que l’incendie de Paris a été une œuvre spontanée, barbare, mais inspirée par le désespoir de la défaite ; ç’a été un acte prévu, médité longtemps d’avance et promis, comme une vengeance due et légitime, à la tourbe que l’on agitait dans ce but. Avant le 18 mars, on saisissait une lettre émanant d’un des futurs membres de la Commune, écrivain déjà vieilli, connu par quelques succès de théâtre et par des pamphlets où l’injure remplaçait la verve ; dans cette lettre on peut lire : « La République de 71 ne sera pas comme celles de 48 et de 93, où ont coulé seulement quelques gouttes du sang des riches ; on tiendra compte et grand compte de leurs infamies ; il faut un exemple : que ce soit la terreur. Prolétaires, votre tour est venu : levez-vous ! Vous avez des armes ; à vous la torche ! Laisserez-vous debout les palais et les châteaux ? Une rue ne sera-t-elle pas tracée à travers les Tuileries et le Louvre ? Le pétrole peut couler au besoin dans les rues de Paris ! » Si un homme que des œuvres littéraires ont signalé, qui a été commissaire du gouvernement en 1848 et représentant du peuple à l’Assemblée nationale, qui n’a jamais eu à souffrir de la misère, a parlé ainsi, ne rend-il pas, jusqu’à un certain point, excusables les forcenés qui, afin d’obéir à son cri de combat, ont commis le crime, pendant qu’il prenait la fuite pour se soustraire au danger ? On dirait que Félix Pyat, en poussant ces cris d’incendiaire, s’est inspiré de la lettre que Proudhon, âgé alors de trente ans, écrivait le 11 avril 1839 : « C’est trop pour moi que d’habiter cette immense voirie, ce pays de maîtres et de valets, de voleurs et de prostituées. Un jour, le chant du trépas retentira sur Paris et viendra des provinces. J’espère que la vieille Franche-Comté sera des premières à entonner l’antienne. Séjour des intrigants, des tyrans et de leurs suppôts, fabrique de mensonge et de corruption, Paris sera désolé avant que le vingtième siècle ait commencé à poindre. » Les vœux de Proudhon ont été exaucés ; « son pays » Courbet a représenté la vieille Franche-Comté dans l’œuvre bestiale ; lorsqu’il a présidé au renversement de la colonne élevée à nos gloires, « le maître-peintre d’Ornans » s’est sans doute souvenu que son ami Proudhon avait écrit cette balourdise extraordinaire : « L’obélisque de Louqsor tout placé revient à quatre francs la livre[49]. »

La semence jetée par ces fauteurs de violences, au milieu des ouvriers mauvais, n’a point été emportée au vent ; elle a germé, mais elle n’a point encore produit les fruits qu’ils espéraient. Du nombre des idées confuses, des projets contradictoires, des rêvasseries utopiques, dont on a fatigué la tête de ces pauvres gens, il se dégage, non pas un corps de doctrines, mais un ensemble de desseins qu’il est bon de résumer, car ils forment ce que l’on pourrait appeler les « vœux des nouvelles couches sociales ».

On veut faire de l’État une sorte d’administrateur général et déposséder les patrons de l’industrie au bénéfice des associations ouvrières. Pour parvenir à ce but, on attribue à l’État les chemins de fer, les canaux, la Banque de France, toutes les grandes institutions de crédit, toutes les compagnies d’assurances ; les propriétaires et les actionnaires seraient désintéressés par des coupons de rente à trois pour cent au pair ; si cette « opération » réussissait, on se promet d’abolir l’impôt sur les boissons, sur le sel, les octrois et les douanes ; on dégrèverait la terre, on frapperait le revenu d’un impôt progressif, on supprimerait le budget des cultes ; l’armée serait dissoute et remplacée par la garde nationale soldée.

Ce n’est pas tout, et dans le projet de « l’État père de famille », on en fait un fabricant[50]. Le revenu considérable fourni par les manufactures de tabacs, et qui est une ressource très-importante pour nos finances, a fait imaginer une combinaison par laquelle l’État s’empare du monopole d’un grand nombre de denrées indispensables, telles que les savons, les draps, les huiles, les papiers et les métaux. Si l’on ne respecte pas les industries privées, on ne respecte guère les charges privilégiées : les notaires, les agents de change, les avoués, les commissaires-priseurs cèdent la place à des fonctionnaires chargés de faire la besogne, nommés, payés, au besoin révoqués par l’autorité municipale de la commune dans laquelle ils exercent.

Comme on le voit, la part de l’État est assez belle, il saisit les œuvres vives de la nation, et grâce au monopole, devenu une sorte de dogme obligatoire, il est le maître et le directeur de nos destinées ; mais par ce moyen il ne s’empare pas du « capital », il le détruit. Une fois que ce travail est opéré — et les initiés affirment qu’un trait de plume suffira — la classe ouvrière intervient et demande à faire valoir ses droits. Elle trouve juste que la race agricole soit rendue propriétaire du sol qu’elle cultive, et elle demande pour elle-même le droit exclusif d’exercer l’industrie qu’elle soutient de son travail. Le moyen est facile, on l’a employé pendant la Commune ; à l’aide d’un arrêté de confiscation, on dépossède les patrons et l’on remet l’exploitation de leurs usines à une association d’ouvriers ; rien n’est plus simple en vérité, et cette vieille histoire a été racontée depuis longtemps dans la fable les Membres et l’Estomac.

Si l’on peut agir de la sorte pour les grandes industries, il n’en est plus de même lorsque l’on se trouve en présence de cette masse énorme de corps de métiers qui sont nécessaires dans une ville comme Paris, et qui font vivre tout un peuple ; là le procédé est autre et l’on résout d’une façon arbitraire le problème du « droit au travail ». Pour les rêveurs qui nous occupent, un métier est une propriété analogue à un immeuble, il doit rapporter tous les ans une somme déterminée ; afin de parvenir à ce résultat qui semble chimérique, le métier ne sera mis en œuvre que par un nombre limité d’individus, de façon que le travail et par conséquent le gain soient exclusivement assurés à ceux qui auront obtenu de l’exercer. — Pour bien faire comprendre le mécanisme de cette conception, je prendrai un exemple. — On calculera, je suppose, le nombre de menuisiers qui sont nécessaires aux besoins de Paris ; on le fixera à 1 500, et l’on décrétera qu’il n’y aura à Paris que 1 500 menuisiers ; de sorte qu’ils n’attendront jamais le travail et que le travail les attendra toujours. Derrière eux, on autorisera une compagnie d’apprentis qui participeront à la besogne, ne toucheront aucun bénéfice régulier et formeront la réserve des surnuméraires, où l’on choisira les remplaçants des ouvriers titulaires que la mort ou l’âge de la retraite auront atteints.

Au fond du cœur de plus d’un ouvrier parisien on pourrait voir s’agiter ce rêve, où l’on retrouve le souvenir des jurandes, des maîtrises, des corporations privilégiées du moyen âge, que 1789 a détruites. C’est là, jusqu’à présent, le plus clair de ces visées ; c’est à ce retour vers le passé, à cet effort rétrograde qu’aboutissent les prétendus essais de rénovation sociale par lesquels on leurre l’ouvrier, on le dégoûte de son métier, on l’entraîne à des tentatives qui n’ont encore produit que la ruine et dont il est le premier à souffrir. L’idée que l’individu est propriétaire exclusif de son métier et que nul autre que lui n’a le droit de l’exercer s’est déjà fait jour plusieurs fois, et s’est naturellement affirmée par la violence.

Lors de la grande grève des cochers de fiacre en 1865, on ne put tenir compte des exigences des porteurs de fouet et on les remplaça, sur leur siège, par des hommes pris un peu au hasard, mais qui du moins pouvaient continuer tant bien que mal l’exploitation d’une entreprise dont les proportions et les nécessités sont analogues à celles des services publics. Les cochers grévistes ne l’entendirent point ainsi ; les nouveaux venus furent assaillis, assommés, et la justice eut à se montrer sévère pour les coupables. Aux observations des magistrats, ceux-ci ne cessèrent de répondre : « Puisqu’ils ne sont point cochers, pourquoi conduisent-ils nos voitures ? »

Donc tous ces projets informes ont pour but de décapiter la grande industrie au profit de l’État et de régler la constitution des corps de métiers de façon à assurer un bénéfice considérable à tout individu admis au rang d’ouvrier ; mais il est une mesure qui a été longuement étudiée et qui s’adresserait à la généralité des fortunes, si jamais elle était adoptée : l’héritage serait aboli dans les lignes collatérales et le produit en serait versé au Trésor ; dans la ligne directe il acquitterait une taxe équivalant à la quotité disponible ; le droit de tester n’existerait plus. En revanche, l’État devrait distribuer gratuitement l’enseignement à tous les degrés et fournir à chacun l’instrument de travail dont il a besoin : expression vague et d’une élasticité inconcevable, car, si l’instrument de travail d’un vannier est un couteau et un bottillon d’osier, l’instrument de travail d’un fabricant de machines à vapeur peut exiger plusieurs millions.

Tout ce qui précède a de quoi faire hausser les épaules, j’en conviens ; mais il faut en tenir compte cependant, car l’insurrection de juin 1848, la Commune de 1871 avaient pour but et auraient eu pour résultat, si elles avaient triomphé, d imposer l’application de ces idées. D’où viennent celles-ci ? De deux courants contraires qui se sont rencontrés et ont produit ce marécage où, comme l’on dit vulgairement, on essaye de pêcher en eau trouble.

Le premier a été formé par des fragments de doctrines ramassés au hasard à travers les œuvres contradictoires de Saint-Simon, de Fourier, de Cabet et des autres dieux qui cherchèrent à fonder des religions nouvelles. Leur théorie de l’égalité de l’homme et de la femme, de la science et de l’industrie, de l’art et du commerce, de l’esprit et de la matière, les entraînèrent forcément vers un matérialisme plus apparent que réel, mais qui séduisit avec rapidité des hommes mécontents de leur condition et aspirant à y échapper. Ce courant aboutit nécessairement à la négation de toute liberté. Au temps de ma jeunesse, j’ai côtoyé de fort près ces novateurs et j’ai conservé pour quelques-uns d’entre eux un sentiment de profonde vénération ; au fond, tous étaient des prêtres. Que leur devise ait été celle des fouriéristes : « à chacun selon ses besoins ; » qu’elle ait été celle des saint-simoniens : « à chacun selon sa capacité ; à chaque capacité selon ses œuvres, » — tous, sans exception, étaient des autoritaires. Lorsque Cabet tenta l’organisation pratique de son système en Amérique, il interdisait de fumer dans les rues d’Icarie, parce que l’odeur du tabac lui était désagréable.

Leur idéal était tout fait, et, sans peut-être qu’ils s’en soient nettement rendu compte, ils n’en ont jamais eu d’autre : ils avaient modelé l’État de leur rêve sur le catholicisme, sur cette hiérarchie universelle, très-bien pondérée et tenue en équilibre par le dogme de l’obéissance passive ; dans leur pensée, ils se substituaient au Pape ; leur Jérusalem céleste était bâtie à l’image de la Rome orthodoxe ; ils construisaient une pyramide sociale et se plaçaient naturellement au sommet. Comme ils étaient « toute la vérité », eux aussi se sentaient infaillibles ; par conséquent, ils repoussaient la discussion, supprimaient la liberté mauvaise conseillère et invoquaient au besoin le bras séculier, c’est-à-dire l’autorité armée de lois et de gendarmes, pour faire respecter leurs décisions. L’un d’eux, un homme d’une intelligence extraordinaire et d’un grand cœur, m’a dit souvent : « Il faut savoir violenter l’humanité pour la rendre heureuse. »

L’autre courant est issu des doctrines émises par une association dont on a beaucoup parlé depuis quelques années : l’Internationale ne fait acception ni de race, ni de pays ; elle ne tient compte ni des caractères différents, ni des mœurs diverses, ni du climat, ni des religions ; dans le genre humain, elle ne voit qu’un ordre de créatures, le Prolétariat, auquel elle veut donner les autres classes en pâture. Cela est net. Les principes socialistes, mal digérés, commentés par des esprits vulgaires et présentés d’une façon très-incomplète, ont développé chez les ouvriers les instincts matériels et le dédain de la liberté ; par d’autres moyens, les prédications de l’Internationale sont arrivées au même résultat.

Le peuple ne parle pas, il n’a donc pas besoin d’orateurs ; il ne lit pas, il n’a donc pas besoin de journaux : la liberté de la tribune et la liberté de la presse sont inutiles ; en outre, comme les doctrines préconisées peuvent n’être pas du goût de ceux contre lesquels on compte les faire prévaloir, on les appliquera par la force, — si veut le roi, si veut la loi. — Mais ces préceptes ont une action désespérante, car ils suppriment l’idée de patrie. La patrie de l’ouvrier, c’est désormais sa caste, n’importe où il se trouve ; le prolétariat de Berlin et le prolétariat de Paris peuvent se donner la main par-dessus le sang et la famine, car les intérêts qui s’agitent entre les deux pays ne touchent en rien aux droits revendiqués par l’Internationale[51].

L’intérêt de la caste fait donc mettre en oubli l’intérêt de la nation. Cela tient à ce fait peu remarqué, que le souffle qui a animé le grand corps de l’internationale et lui a donné vie, est un souffle juif ; son grand maître, son inspirateur est un Israélite. Or les Israélites, si honorables, si probes, si bons citoyens qu’ils soient, n’ont jamais que des patries adoptives ; ils respectent la loi des pays qu’ils habitent, ils y donnent souvent l’exemple de bien des vertus, mais ils ignorent cette tendresse mystérieuse qui tient aux fibres les plus profondes de l’âme, cette joie du sacrifice, cette espérance qui survit à tout, cet orgueil parfois insensé, qui forment l’amour de la patrie. Depuis l’an 70, ils ont répandu leurs colonies à travers le monde, gardant intacte la religion de leurs pères, les coutumes de leur race, mais n’ayant d’autre patrie réelle que la synagogue où ils évoquent le souvenir du temple détruit.

Prédominance des instincts matériels caressés par le socialisme, affaiblissement de l’idée de patrie, ébranlée par l’internationale, mépris hautain pour la liberté, dont l’un et l’autre n’ont que faire, voilà, en somme, les trois points saillants que l’on distingue lorsque l’on étudie sérieusement l’ensemble très-embrouillé des doctrines, — non, — des rêveries du prolétariat. Cela n’aurait rien de rassurant pour l’avenir, si les moyens d’exécution correspondaient aux aspirations. Ces hommes, ces ouvriers intermédiaires et théoriciens qui abandonnent si volontiers l’outil pour la parole, disent qu’ils sont un peuple de frères. Étrange fraternité pour qui est descendu parmi eux et les a attentivement regardés. Ils se méprisent entre eux avec une intensité que l’on croirait dogmatique et empruntée aux lois religieuses des Indous. Jamais brahmane n’a eu plus de dédain pour un coudra qu’il n’y en a entre les divers corps de métiers qui forment l’industrie de Paris. C’est insulter un ouvrier joaillier que de l’appeler bijoutier ; un charpentier rougirait d’être pris pour un menuisier. J’ai entendu un charretier se disputer avec un cocher de fiacre ; ils étaient hors de la portée du fouet et ne se ménageaient point les injures ; le charretier dit : « Un cocher de fiacre, c’est la lie du peuple, chacun sait ça ! » Le pauvre cocher baissa la tête, fouetta ses chevaux et s’enfuit. Mais s’ils se haïssent et le prennent individuellement de très-haut vis-à-vis les uns des autres, ils se défendent collectivement, font cause commune et espèrent bien arriver ensemble, d’un seul coup. Ils se comparent aux anciens chrétiens ; ils en ignorent l’histoire, mais la légende est venue jusqu’à eux ; les gentils persécuteurs et le monde romain, c’est la société actuelle ; les martyrs, ce sont ceux des leurs qui sont tombés au jour des revendications à main armée : de même que le christianisme s’est substitué au paganisme mort de vieillesse et de diffusion, ils veulent se substituer à l’ordre de choses en vigueur ; les plus sages, ayant dénombré l’immense légion, comptent sur le suffrage universel librement exercé ; les plus ardents, les impatients rêvent une levée générale, qui par le seul poids de sa masse ferait crouler le vieux monde.

Ce n’est pas tout de vouloir détruire un ensemble d’institutions consenties et d’en improviser d’autres ; il faut le pouvoir. Ces songe-creux ne savent pas que, pour modifier les relations économiques qui font la sécurité des peuples, ce n’est pas trop de la science, de la sagesse, du dévouement d’hommes exceptionnellement instruits, réfléchis et sagaces ; ils ne savent pas que le temps, aidé de l’expérience des générations, peut seul résoudre les problèmes enclos dans certaines questions. Les décrets n’y font rien, et de la parole aux actes il y a longue distance. Le Directoire aux abois jeta, d’une seule émission, sur le marché public 20 milliards d’assignats qui ne lui rapportèrent pas 100 millions. Si la Commune avait réussi à s’emparer de la Banque de France, le billet de 1 000 francs, malgré le cours forcé, n’aurait pas valu 10 centimes. C’est là le sort qui attend invariablement leurs tentatives ; la ruine universelle ne les enrichira guère.

S’ils sont assez bien d’accord sur le but général vers lequel ils tendent, ils ne sont pas parvenus jusqu’à présent à s’entendre sur les moyens de l’atteindre. Ils sont divisés à l’infini, et leur ignorance radicale, à peine dissimulée par des phrases ronflantes, les met hors d’état de trouver une formule pour leurs idées ; or une idée n’est et ne devient applicable qu’à la condition d’être définie. Certes les associations ouvrières, les sociétés de secours, les chambres syndicales, les groupes mystiques du compagnonnage ne manquent pas. Il n’est guère actuellement de corps de métier qui, sous un prétexte ou sous un autre, n’ait son lieu de réunion, de discussion, et des délégués que l’on envoie au besoin conférer avec les ouvriers étrangers. À l’image de ce qu’ils voient faire dans les assemblées parlementaires, ils se divisent volontiers en commissions, en sous-commissions, en comités. Il est fort rare que dans le même groupe exerçant la même profession, ayant, par conséquent, les mêmes intérêts, les avis partagés ne donnent lieu à des discussions passionnées où chacun fait de l’opposition pour son propre compte et dont il est impossible de voir jaillir une lumière quelconque. C’est la toile de Pénélope, incessamment défaite, incessamment refaite. Les théories s’expriment en termes nuageux que chacun approuve ; mais dès qu’il s’agit de les condenser et de les faire passer à l’état pratique, néant ; on tombe dans une stérilité sans nom qui décourage les plus avisés, surexcite les niais, mais qui fait dire à tous : Qu’importe ? notre jour viendra ! Autant de corps de métiers, autant de tendances différentes ; autant de commissions, autant de visées particulières ; autant d’hommes, autant d’opinions individuelles. Actuellement, le socialisme du prolétariat est une religion qui n’est composée que de schismes.

On croit que les ouvriers ont compris l’extrême importance de la force savante, c’est-à dire de l’organisation ; on croit qu’en toutes circonstances ils reçoivent un mot d’ordre et y obéissent passivement comme des moines ou comme des soldats. C’est une erreur. Cette erreur est naturelle, et elle a pris naissance à la suite de certaines élections politiques où l’habitant de Paris a voté avec un ensemble extraordinaire. C’était le résultat d’une discipline de fait, et non point le résultat d’une discipline organisée. Tous les hommes qui ont en haine notre état social et qui voudraient le renverser, acceptent, sans hésitation ni discussion, le candidat qui leur paraît le plus apte à le combattre : affaire de lutte, voilà tout. Les comités électoraux, les journaux de l’opposition ne veulent pas être distancés sur cette voie où la fortune appartient au plus violent, et ils sont forcés, pour ne point perdre leur prestige, de patronner une candidature qui bien souvent porte préjudice à la cause qu’ils défendent.

Qu’il y ait quelque part un conclave, c’est le mot usité, composé de trois membres, qui, au moment des élections, fait un choix déterminé par des considérations qu’on ne fait pas connaître, je n’en doute guère ; mais que ce conclave soit en rapport avec les délégués des ouvriers, que les délégués imposent leur volonté aux chambres syndicales, que les commissions la transmettent aux ateliers, — non. Il suffit simplement aux membres du conclave de disposer d’un journal et d’y lancer la candidature sur laquelle ils se sont fixés ; si cette candidature est plus accentuée que toute autre dans le sens de l’opposition à outrance, elle sera immédiatement accueillie et unanimement soutenue par le corps du prolétariat, agissant dans ce cas comme un seul homme, pour frapper une société qu’il ne veut plus supporter. C’est l’histoire de l’élection Barodet que je viens de raconter. Le jour où l’on saura comment et par qui elle a été mise en avant, quel est le parti qui l’a imaginée et quel est le parti hostile au premier qui l’a fait triompher en lui donnant l’appui de ses journaux, on entendra plus d’un éclat de rire.

La politique proprement dite est absolument indifférente au peuple de Paris : empire, monarchie, république lui importent peu ; s’il penche vers celle-ci, c’est parce qu’elle ouvre nécessairement la porte à plus d’un hasard dont on peut profiter. Il a raison lorsqu’il dit que ce sont là des formes extérieures qui ne touchent en rien au fond des choses. Il est toujours de l’opposition, non pas politiquement, mais socialement. Démocrate par théorie, démagogue par instinct, il secoue de toutes ses forces et par tous les moyens dont il dispose les conventions sociales sous lesquelles il se croit écrasé. Il va si loin dans la perversité de ses conceptions qu’il consentirait volontiers à souffrir, pourvu que les classes dirigeantes souffrissent aussi. À la sortie d’une salle de scrutin de ballottage en 1869, j’ai entendu deux ouvriers causer ensemble. — Pour qui as-tu voté ? demanda l’un. — L’autre répondit : J’ai voté pour Satan ; au moins, si celui-là est nommé, il f… le feu partout. — Le feu partout ! il y en a plus d’un que ce rêve obsède.

Sommes-nous bien certains de ne jamais voir arriver légalement au pouvoir les mandataires de ces pensées terribles ? Le suffrage universel a de singulières surprises ; la lassitude, l’envie, les espérances extravagantes peuvent pousser en avant des candidats dont la vraie place serait à Charenton ; car beaucoup de ces gens, hâtons-nous de le dire, ne sont pas irréprochables au point de vue de l’intégrité des facultés intellectuelles. Le bulletin de vote est une arme invincible lorsqu’elle est maniée par la troupe la plus nombreuse ; elle a cela pour elle que l’on peut s’en servir en toute sécurité de conscience ; si la blessure qu’elle fait à la civilisation est mortelle, la civilisation aura cette consolation d’avoir été tuée dans les règles. C’est aussi une arme à double tranchant ; elle a tué, elle tuera ceux qui veulent la briser, de même qu’elle tuera comme elle a déjà tué ceux qui la respecteront.

C’est là le fait des institutions illimitées qui ne sont basées sur aucune appréciation morale. « Je ne compte pas mes amis, disait Montaigne ; je les pèse. » La qualité n’est comptée pour rien, la quantité seule est la grande maîtresse des destinées[52] ; si elle a la patience de continuer son œuvre, elle triomphera et l’avenir lui appartiendra : avenir sans horizon, dont la durée ne sera qu’éphémère, mais qui lui permettra du moins d’essayer de marcher dans son rêve et lui donnera le temps de produire des maux incalculables. Les décrets sont libellés, il ne s’agit plus que de les signer au jour du triomphe : « Déclarons la dissolution de toute police ; mettons la surveillance à la vigilance de chaque citoyen ; déclarons l’abolition des codes, lois et décrets existants, l’abolition de la magistrature, et remplaçons les institutions existantes, cour d’assises, tribunal correctionnel, etc., par un tribunal populaire ; abolissons les impôts directs et indirects et les remplaçons par une taxe sur la fortune et la propriété ; déclarons l’abolition de l’armée permanente[53]. » De tels projets mis à exécution, revêtus d’une légalité farouche qui peut sortir inopinément des urnes électorales, briseraient immédiatement tout ressort de civilisation, et Paris agonisant n’attendrait plus que l’heure de sa mort.

Ce n’est pas là un des moindres périls qui nous menacent ; il est contenu dans notre constitution sociale, et il a été créé par ceux qui, après l’échauffourée de février 1848, ont cru, un peu naïvement, s’attacher à jamais le dévouement des classes populaires. La diversité des moyens proposés pour « liquider la société » sera seule un moyen de salut, si jamais cette heure funeste doit sonner. Pendant que les chefs du mouvement se disputeront et vanteront les uns contre les autres l’application de leurs théories personnelles, les forces vives du pays — les forces conservatrices — auront peut-être le temps de se reconnaître, de s’organiser et d’entrer de haute lutte dans cette détestable arène. C’est ce qui s’est passé sous la Commune. Pendant que les énergumènes de l’Hôtel de Ville et des comités, aveuglés par leur vanité individuelle, cherchaient à satisfaire leurs haines particulières et ne trouvaient pas d’introuvables formules, la résistance se préparait et la France finissait par conquérir sa capitale.

Je sais que l’on va dire : Jamais telles et si douloureuses occurrences ne se représenteront ; jamais l’on ne reverra un peuple entier armé pour la guerre et que ses chefs ont réservé pour l’émeute ; jamais les pouvoirs publics n’abandonneront encore Paris livré à un accès de folie. Une telle opinion est puérile ; je le répète, après l’insurrection de juin 1848, nous avons tous dit : Jamais une semblable conflagration ne se pourra reproduire. Ces soulèvements furieux, qui nous semblent des faits isolés, sont la résultante d’un état général morbide, comme un abcès est l’indice d’une constitution vicieuse ou viciée. Une bataille pareille à celle dont nous avons été les témoins désespérés pourrait-elle encore s’engager sans mettre désormais en question l’existence même de Paris ? Nous ne le pensons pas. Dans un combat de cette nature, où les deux parties adverses lutteraient pour défendre des réalités et des rêves, tout est à craindre, car les guerres civiles sont particulièrement terribles. « Une haine éternelle, une haine de frères, » a dit Ugo Foscolo. Dans leurs conciliabules secrets, ceux qui ont gardé au cœur l’espoir d’une revanche prochaine disent : « Nous avons brûlé trop tard ! » et ils regrettent de n’avoir pas fait un usage plus complet de ce qu’ils appellent « l’application de la science à la revendication des droits du travailleur ». Il faut avoir le courage d’aller jusqu’au bout et de raconter sans pâlir le sort que ces fous agités réservent à Paris.

Deux fois déjà j’ai personnellement assisté à cette application de la science ». Au mois de juin 1848, des gardes nationaux, cherchant à enlever une barricade qui coupait le faubourg Poissonnière aux environs de l’hôpital alors en construction, furent accueillis par des jets corrosifs d’acide sulfurique qu’on leur lançait à l’aide d’une pompe à incendie. Dans le temps, cela nous parut monstrueux ; nous ne savions pas alors que les chefs des mouvements futurs devaient écrire : « C’est la guerre barbare qu’il nous faut. Nous ne voulons ni réformer l’État, ni le conquérir : nous voulons le détruire. » Cet emploi des produits chimiques utilisés par l’émeute fut, en quelque sorte, le premier acte de la tragédie que l’on « répète » dans la coulisse, en attendant qu’on la joue sur la scène.

Le second acte, c’est la Commune. J’ai passé une nuit sur le toit de la maison que j’habite, saisi d’horreur et de dégoût, à regarder brûler Paris. J’évoquais dans mon souvenir tous les cataclysmes que l’histoire nous a racontés, et je n’en voyais pas de plus effroyable, de plus criminel. Je ne sais pourquoi je tenais invinciblement mes yeux fixés sur la flèche de la Sainte-Chapelle qui, parmi les flammes rouges, se dessinait comme un mince obélisque noir ; j’y avais attaché une sorte d’espérance confuse, et je me disais : « Tant qu’elle ne flambera pas, le Palais de Justice sera sauf. » Je savais ce que les greffes de celui-ci contenaient ; je connaissais les richesses à jamais perdues que renfermaient les archives de la Préfecture de police, celles de l’Hôtel de Ville, celles de l’Assistance publique. Les tourbillons, fouettés par le vent au-dessus des Tuileries, me laissaient croire que notre Louvre, cette gloire de tous les arts humains, allait s’abîmer à toujours. Un bruit strident et régulier venait jusqu’à moi, à travers les grands espaces : c’était le sifflement des gueuses de plomb fondu qui, coulant de l’entrepôt général de la Villette, faisaient bouillonner les eaux du canal Saint-Martin. Cette note aigre se détachait sur une basse continue qui était la crépitation des coups de fusil. Qu’est-ce donc que la noche triste, dont les compagnons de Cortez avaient conservé la mémoire, en comparaison de cette nuit sinistre ? Tant de ruines accumulées étaient le résultat d’une nouvelle application scientifique. L’emploi des huiles minérales a fait passer un fleuve de feu sur nos palais et sur les témoins de notre histoire. Le pétrole est devenu un dieu : il a ses dévots, il a un culte.

Dieu éphémère, rejeté au rang des idoles dont la puissance est douteuse et déjà ridiculisé par ses anciens adeptes. On le trouve lent, inefficace dans bien des cas et trop timide lorsqu’il a affaire à des pierres de taille que le temps n’a pas encore desséchées ; il s’arrête et recule devant elles, comme on l’a vu au pavillon neuf des Tuileries, qu’il a laissé intact. Pour le troisième acte de la tragédie, qui, selon ses dramatiques personnages, doit être le dernier, on compte adjoindre au pétrole ces matières explosibles qu’il est inutile d’énumérer, car chacun les connaît.

Ceux qui ont inventé les bombes à main, qui ont chanté l’hymne à « la petite balle », veulent des moyens expéditifs, et, comme ils disent, en finir une bonne fois pour toutes. Pendant la longue lutte qui a duré cent soixante-huit heures, ils ont combattu et assuré leur retraite en allumant l’incendie sous les pas des soldats : vieille tactique abandonnée et qui n’est plus digne des hommes du « monde nouveau ». Dorénavant on fera d’abord sauter des quartiers entiers, puis on y versera le pétrole, ensuite on se battra si quelqu’un survit encore. Que le lecteur ne s’imagine pas que je suis la proie d’un cauchemar et que je prends mes funèbres rêveries pour des possibilités admissibles : je n’ai rien avancé dont je n’aie eu la preuve en main.

Rendre la population de Paris responsable de ces horreurs préméditées, ce serait commettre un crime de lèse-nation ; mais l’armée prête à entrer en campagne avec ce plan de destruction combinée, si l’on met obstacle au renversement social qu’elle entrevoit à travers les fumées de l’absinthe et de la vanité, cette armée est nombreuse. Je le dis de nouveau, car ou ne saurait trop le répéter : elle a pour soldats la grande phalange des vagabonds, des insoumis, que la chiourme n’a pas ferrés au banc des bagnes et qui se jettent avec joie dans toute bataille, pourvu qu’elle soit à outrance et qu’il y ait des aubaines ; elle a pour sous-officiers, pour officiers subalternes la tourbe des ouvriers ivrognes, rêveurs et abusés ; pour chefs, elle à ces déclassés de la bourgeoisie que la paresse a repoussés hors de la voie droite, qui ont essayé de tout, n’ont pris racine nulle part, qui se sont fait des principes avec leurs rancunes, des opinions avec leurs ambitions justement déçues et qui, en haine de toute supériorité, voudraient courber le monde sous le niveau de leur implacable médiocrité. Si cette légion du drapeau rouge se lève en armes contre nos institutions, si elle n’est pas refoulée, étouffée sur place, si elle à une heure de victoire, c’en est fait de Paris : Dî omen avertant !

Le danger que Paris renferme à l’état latent comme un volcan qui couve, est réel ; la guerre intérieure est, à ce point de vue, bien plus à craindre que la guerre étrangère. Des villes peuvent être mises à sac, lorsque l’assaut les a forcées ; mais quelle armée ennemie serait assez dénuée d’intelligence pour tenter une telle aventure contre nos murailles ? En admettant que les rigueurs de l’avenir réservent un nouvel investissement à Paris, celui-ci brisera les lignes de ses adversaires, donnera la main aux troupes en campagne et se délivrera, ou il échouera dans ses efforts ; et, renfermé sur lui-même, dévoré peut-être par ses convulsions intestines, il attendra l’heure lugubre de la faim qu’il a déjà entendue sonner.

Plus les villes de guerre sont populeuses, moins il est facile de les défendre efficacement : la famine y fait son œuvre plus vite et mieux que la stratégie ; deux millions d’habitants sont une cause d’affaiblissement à laquelle nul héroïsme ne peut résister. L’ennemi, vainqueur par capitulation discutée, respectera cette ville, dont la splendeur affaiblie a encore de quoi surprendre ; Paris ne sera pas tué, Paris se tuera lui-même. Certaines maladies conduisent fatalement au suicide ; la folie névropathique compliquée de monomanie des grandeurs dont Paris est atteint, est une de ces maladies-là. Que faudrait-il pour conjurer le destin, pour éviter ce sort misérable et même pour ressaisir de glorieuses fortunes ? Le cardinal Mazarin a depuis longtemps répondu à la question, lorsqu’il a dit : « C’est un grand malheur qu’il suffise, pour placer la France au plus haut degré de prospérité, que les Français soient dévoués à la France, et qu’on ne puisse l’obtenir ! »

Toutes les grandes villes ont péri de mort violente. L’histoire universelle est le récit de la destruction des capitales ; on dirait que ces corps pléthoriques et hydrocéphales doivent disparaître dans des cataclysmes. Elles peuvent renaître, mais si profondément modifiées qu’elles ne sont plus elles-mêmes ; dans la Constantinople des Padischahs, qui reconnaîtra la Byzance des empereurs d’Orient, et dans la Rome de la papauté, qui reconnaîtra la Rome des Césars ? L’âme primitive s’est envolée, et s’il reste quelques membres que l’on puisse rassembler jusqu’à leur donner une existence nouvelle, le souffle qui les anime n’est pas celui dont elles ont vécu jadis.

Il y a des villes qui ont une âme immortelle ; on dirait qu’elle se diffuse dans l’univers entier et qu’elle vibre dans le cœur de tous les hommes. En Grèce, le voyageur est frappé du nombre prodigieux de tombeaux vides qui trouent les rochers et bordent les routes ; où donc sont-ils les morts de tant de tombes ? Ils sont dans le genre humain ; ils chantent avec les poëtes, parlent avec les orateurs, méditent avec les philosophes, ils sont dans l’atelier des sculpteurs et des peintres, ils encouragent les architectes et définissent les règles du beau ; l’âme d’Athènes est dans le goût, dans les mœurs, dans la science, dans le langage universels, comme l’âme de la Rome césarienne est dans le droit et dans la jurisprudence, comme l’âme de la Rome catholique est dans la morale. C’est le destin de certaines agglomérations humaines d’où se dégagent des courants pénétrants d’intelligence et de vérité ; elles sont impérissables ; leur expansion semble indéfinie et se prolonge à travers les temps, malgré leur mort apparente.

Quel que soit le sort qui attende Paris lorsque les âges lointains et mystérieux auront clos ses destinées, qu’il soit, comme la Thèbes aux cent portes, couché le long de son fleuve, jonchant la terre de ses immenses ossements ; qu’il soit comme Ninive, comme Babylone, une énigme archéologique proposée à la sagacité des savants futurs ; qu’il soit comme Athènes, un fantôme d’une grâce incomparablement touchante ; qu’il ait comme Rome des fortunes successives et adverses ; que comme Constantinople il voie dormir un peuple de barbares ignorants ; qu’il meure demain, qu’il meure dans vingt siècles ; qu’il s’éteigne dans sa propre indolence, qu’il continue sa vie de crimes, de hauts faits, de vices et de vertus, qu’importe ! Le nombre des idées qu’il a jetées dans le monde fait son âme immortelle ; celle-ci ne peut périr, car elle appartient à l’humanité, qui depuis longtemps s’en est pénétrée.



  1. Vivre d’une industrie, ce n’est pas l’exercer. Un patron dirige une industrie, il emploie vingt ouvriers qui y concourent, il nourrit sa femme, ses trois enfants et son père. Une seule personne exerce réellement l’industrie et vingt-six en vivent.
  2. Pour la lame : le forgeron-lamier, le limeur, le trempeur, rémouleur, le polisseur ; pour le manche : le débiteur, le façonneur, le vireleur, et enfin le monteur.
  3. Draperie, épicerie, mercerie, pelleterie, bonneterie, orfèvrerie.
  4. La Bourse de Paris a été créée, par arrêt du conseil, le 24 septembre 1724.
  5. Voir chap. xiv, tome III.
  6. Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de François Ier, p. 81.
  7. Voir chap. xii, Les malfaiteurs ; chap. xvii, La prostitution, t. III ; chap. xviii, La mendicité ; chap xix, L’Assistance publique, t. IV.
  8. On appelle garni toute maison meublée où l’on reçoit transitoirement des locataires nomades : le Grand-Hôtel est un garni aussi bien que la plus humble auberge des quartiers excentriques.
  9. En 1850, voyageant dans le désert de Qoseir, je fus rejoint chez les Arabes Ababdehs par un colporteur juif ; je visitai sa pacotille : sauf des calames (roseaux à écrire) venus du Caire, il n’avait que de menus articles de Paris. — Dans l’année commerciale commençant le 1er octobre 1872 et finissant le 30 septembre 1875, le chiffre des exportations déclarées faites par l’industrie parisienne aux États-Unis d’Amérique s’élève à la somme de 36 millions de dollars, soit 179 500 000 francs.
  10. La dette de la ville de Paris était, au 1er janvier 1854, de 94 026 000 francs ; au 1er janvier 1874, elle est de 1 milliard 794 930 736 francs.
  11. Le texte est formel et ne laisse place à aucun doute d’interprétation : « En ce que l’arrêt attaqué aurait à tort déclaré acquis à des locataires, par le seul effet du jugement d’expropriation pour cause d’utilité publique, le droit à une indemnité d’éviction, avant qu’aucun acte émané de l’expropriant les ait troublé dans leur possession, et malgré la déclaration à eux notifiée qu’il respecterait leurs baux et entendait les laisser jouir des lieux loués jusqu’à expropriation. »
  12. Le prolongement du boulevard Saint-Germain entre la rue Hautefeuille et la rue de Rennes a été décidé ; les expropriations sont faites et les démolitions ont commencé (octobre 1875).
  13. Une délibération du conseil municipal de Paris, en date du 21 avril 1875, détermine les conditions d’exécution de ce projet, qui est adopté en principe.
  14. Le sous-sol de Paris n’est point irréprochable, car il renferme 3 450 182 mètres carrés de vides, formés par les anciennes carrières : faubourg Saint-Marcel, 590 000 ; faubourgs Saint-Jacques et Saint-Germain, 2 395 000 ; Chaillot, 422 000 ; galeries de recherches et de consolidation, 43 182 mètres.
  15. Quelques-unes de nos voies de communication sont énormes : les boulevards, de la Madeleine à la Bastille, ont 4 383 mètres (sur tout ce parcours on ne comptait que 32 maisons en 1750) ; la rue de Rivoli a 3 146 mètres ; le boulevard du Prince-Eugène (actuellement Voltaire), 2 800 ; la rue de Grenelle-Saint-Germain, 2 251 ; la rue Saint-Dominique, 2 429 ; la rue Saint-Maur, 2 223 ; la rue de Vaugirard, 2 143 ; la rue et le faubourg Saint-Honoré, 4 185 mètres.
  16. 10 temples luthériens, 11 calvinistes, 8 libres, 3 méthodistes, 10 baptistes.
  17. Voir Vingt ans de haute police, témoignages historiques, par Desmarets ; Paris, 1833, p. 75.
  18. L’une d’elles, l’église Saint-Barthélémy, eut une singulière destinée. Construire au cinquième siècle, elle est agrandie par Hugues Capet qui en fait une abbaye de Saint-Benoit ; en 1138, elle devient paroisse royale à cause de sa proximité du palais. Elle est rebâtie au quatorzième siècle, restaurée au commencement du dix-septième ; en 1770, elle tombe en ruines. On entreprend de la réédifier, mais la Révolution interrompt les travaux ; elle est vendue aux enchères publiques ; on y installe le théâtre des Variétés ou de la Cité, qui jusqu’en 1799 obtient de grands succès avec une série de pièces révolutionnaires. Le théâtre est fermé par ordre en 1807 ; il est rouvert plus tard sous le nom de Théâtre des Veillées : on y trouvait un café, un bal, des concerts, des promenades champêtres ; hier encore c’était le bal du Prado, aujourd’hui c’est le Tribunal de Commerce.
  19. Tous les noms sont bouleversés : plus d’églises, rien que des temples : Saint-Philippe-du-Roule, c’est la Concorde ; Saint-Roch, le Génie ; Saint-Eustache, l’Agriculture ; Saint-Germain-l’Auxerrois, la Reconnaissance, Saint-Laurent, la Vieillesse ; Saint-Nicolas-des-Champs, l’Hymen ; Saint-Merry, le Commerce ; Sainte-Marguerite, la Liberté et l’Égalité ; Saint-Gervais, la Jeunesse ; Notre-Dame, l’Être suprême ; Saint-Thomas-d’Aquin, la Paix ; Saint-Sulpice, la Victoire ; Saint-Jacques-du-Haut-Pas, la Bienfaisance ; Saint-Médard, le Travail ; Saint-Étienne-du-Mont, la Piété filiale. Voir le Moniteur du 27 octobre 1798. Rien n’est plus puéril que les rapprochements faits par La Réveillère-Lépeaux ; ainsi Saint-Eustache est consacrée à l’Agriculture, à cause du voisinage des halles, et Saint-Roch, contenant les sépultures de Corneille et de madame Deshoulières, doit nécessairement être le temple du Génie.
  20. Collection Petitot, t. XLVI, p. 536 ; 8 décembre 1593.
  21. On a beaucoup discuté sur l’origine du mot Lourcine ; la rue de ce nom a été ouverte sur un emplacement où l’on jetait les immondices et les cendres des habitations voisines ; Lourcine garde ce souvenir et est la contraction de l’appellation première : Locus cinerum.
  22. « Le Vendredi Saint, de midi à trois heures, on exécutera à la Madeleine les Sept Paroles du Christ, de M. Théodore Dubois, avec soli, chœur et orchestre, sous la direction de l’auteur. » (Presse du 2 avril 1874.)
  23. Voir Correspondance complète de Madame, duchesse d’Orléans ; G. Brunet ; t. II, p. 313.
  24. L’abbé de Boismorand mettait son crucifix à la fenêtre par la gelée, quand il avait perdu au jeu, et disait : « Ah ! oui, je t’en enverrai des âmes ! » Journal de Collé, t. I, p. 312.
  25. Ce n’est guère en prêchant d’exemple que lord Wellington et les alliés nous donnèrent des leçons de morale. Les dépenses faites par les généraux des armées victorieuses furent excessives. Le grand duc Constantin dépensa 4 millions en un mois, lord Wellington 3 millions en six semaines, Blucher, qui ne quittait pas le tripot du n° 113 au Palais-Royal, 6 millions pendant son séjour ; toutes ses terres étaient engagées lorsqu’il quitta Paris : la présence des alliés fit à cette époque la fortune des cafés, des théâtres, des mauvais lieux et des maisons de jeu de Paris ; l’indemnité fut ainsi restituée à gros intérêts, et Paris sortit enrichi de cette crise, grâce à la façon dont nos adversaires nous enseignaient « la moralité ».
  26. Le marquis de Saint-Aulaire a dit : « La frivolité est moins l’aversion pour les choses sérieuses que la disposition à s’en amuser. »
  27. Le premier bal donné à l’Opéra après la guerre de la Commune, en décembre 1871, a rapporté 18 045 francs.
  28. On peut appliquer à toutes les grandes capitales l’observation que je lis dans un rapport de police secrète sur l’esprit public à Paris, en octobre 1798 : « Il est presque impossible de rappeler et de maintenir les bonnes mœurs dans une population amoncelée où chaque individu, pour ainsi dire, inconnu à tous les autres, se cache dans la foule et n’a à rougir aux yeux de personne. » (Tableaux de la Révolution française publiés sur les papiers inédits du département et de la police secrète de Paris, par Adolphe Smidt, professeur d’histoire à l’Université d’Iéna, t. III, p. 337.)
  29. Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans. (Brunet, I, 243.)
  30. Journal d’un voyage à Paris en 1657, 1658, par MM. de Villiers, p. 387, 388.
  31. De tels errements ne cessèrent pas à la mort de Louis XIV : « C’est un état que d’être joueur, dit Montesquieu ; ce seul titre tient lieu de naissance, de biens, de probité. » Sous la régence, sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, le jeu fait fureur. Mercy d’Argenteau écrit à Marie-Thérèse, en date du 18 novembre 1780 : « Le marquis de Chabre, officier dans les gardes du corps et très-gros joueur, avait débuté par gagner 18 000 louis, et il en avait perdu 30 000 à la fin du voyage (à Marly)… Il s’est commis au salon des friponneries scandaleuses, au point qu’il a été volé dans la poche du comte de Dillon un portefeuille qui contenait pour 500 louis de billets de banque. (Voir Marie-Antoinette, correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte Mercy d’Argenteau ; A. Arneth et A. Geoffroy, t. III, p. 485 et 490. Presque toutes les lettres dont se compose ce recueil, si curieux et si important pour l’histoire du règne de Louis XVI, insistent sur la rage du jeu et sur les sommes qu’on y expose.
  32. Gandin, du boulevard de Gand ; petits-crevés, des devants de chemise semés de points à jour appelés petits crevés ; gommeux, de la gomme faite avec des pépins de coing à l’aide de laquelle on maintient la frisure des cheveux.
  33. Condé disait : « J’en ai assez de cette guerre de pots de chambre. »
  34. Le recueil de Maurepas l’a conservée et bien d’autres sur le même sujet que l’on ne peut citer ; il est déjà hardi de donner le premier couplet :

    Le grand portail de Saint-Sulpice
    Où l’on faisait si bien l’office
    Est détruit jusqu’au fondement.
    Quelle rigueur ! quelle injustice !
    Les Condés, par amusement,
    Ont brûlé ce saint édifice.

  35. Du verbe maquiller, qui, en jargon de voleurs, signifie faire ; se maquiller le visage, c’est se faire le visage.
  36. Th. Lavallée, Histoire de Paris, t. I, p. 312.
  37. « En livrant Paris à une exécution militaire et à une subversion totale et les révoltés coupables d’attentat aux supplices qu’ils auront mérités. »
  38. Tous les discours parlementaires prononcés à cette occasion ont semblé le développement du thème formulé en ces termes par le Moniteur universel du 20 vendémiaire an III : « Tant que Paris sera ce qu’il est, l’impossibilité de faire de bonnes lois au centre d’une immense population en rendra le séjour calamiteux pour la représentation nationale. »
  39. Dans les notes écrites en 1802 par Lenoir, ancien lieutenant général de police, et publiées par J. Peuchet, on trouve la confirmation de ce fait : « Chaque province, dit Lenoir, a sa représentation spéciale d’États et son foyer de résidence particulière dans la capitale. Ceci ne varie dans aucun temps ; les hommes passent, mais les statistiques restent, l’équilibre se maintient. C’était (Paris) en quelque sorte le royaume lui-même, réduit sur une petite échelle et rassemblé par échantillons dans un périmètre d’une huitaine de lieues. »
  40. Commune de Paris, — Commune du 10 août, — Commune régénérée : elle porte ces trois noms, selon les événements qui la modifièrent. Les 71 membres de la Commune, mis hors la loi le 10 thermidor an III, furent exécutés le lendemain.
  41. Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars ; dépositions des témoins, t. II, p. 222. — Depuis que ce chapitre a été écrit, le rapport d’ensemble de M. le général Appert sur les opérations de la justice militaire relatives à l’insurrection de 1871 est venu donner une éclatante confirmation à l’opinion que nous avons émise ; 36 309 individus ont comparu devant les conseils de guerre ; 10 137 ont été condamnés ; 2 445 ont été acquittés ; 23 727 ont été l’objet d’une ordonnance de non-lieu. Sur ce nombre de 36 309 individus, 8 841 sont nés et domiciliés dans le département de la Seine ; 88, nés dans le département de la Seine, sont domiciliés ailleurs ; 26 385 sont domiciliés dans le département de la Seine et nés ailleurs ; 715 sont nés et domiciliés hors du département de la Seine ; 282 sont sans résidence fixe et ont un lieu de naissance inconnu. Donc sur un total de 36 309 individus accusés d’avoir pris part à la révolte, 27 390 sont des provinciaux ou des étrangers. Voir Rapport, etc., etc. Tableaux statistiques, n° 1.
  42. L’Ami du peuple, 9 juillet 1792.
  43. Le total des arrestations opérées par les soins de la préfecture de police en 1873, pour crimes ou délits, fournit des renseignements sérieux et ramène aux mêmes proportions ; total des individus arrêtés : 33 485, dont 2 418 étrangers, 21 733 provinciaux, 9 334 nés dans le département de la Seine. Dans ce dernier chiffre, il faut compter 2 415 enfants âgés de moins de seize ans qui ont été arrêtés plusieurs fois pour vagabondage et sont, presque tous, de réels Parisiens. La population indigente de Paris, celle qui a recours à l’Assistance publique, recensée en 1874, donne un total de 113 733 personnes. La proportion des Parisiens est de 21,82 pour 100 ; celle des provinciaux et des étrangers dépasse 76. Voir tome IV, chap. xix ; Appendice.
  44. Je cherche en vain un Parisien parmi les assassins politiques. Louvel est de Versailles. Toutes les tentatives faites contre la vie du roi Louis-Philippe ont pour auteurs des provinciaux : Bergeron est né à Chauny, Meunier à La Chapelle, Darmès à Marseille, Alibaud à Nimes, Lecomte à Beaumont (Côte-d’Or), Henry à Charme (Haute-Saône) : Fieschi est de Vico, Morey de Chassagne, Pépin de Rémy (Aisne) ; Quenisset, qui tira sur le duc d’Aumale et qui, interrogé sur sa profession, répondit : émeutier, était de Selles (Haute-Saône). On sait à quelle nation appartenaient les assassins qui essayèrent de tuer l’empereur Napoléon III : aucun d’eux n’était Français.
  45. Le morcellement excessif de la propriété agricole est une des principales causes de la décroissance de la population française ; le paysan fermier a, il est vrai, beaucoup d’enfants qui lui épargnent autant de domestiques ; mais le paysan propriétaire, — et le nombre en augmente tous les jours, — se réserve après un ou deux enfants, afin qu’après sa mort sa propriété ne soit pas trop divisée par l’héritage.
  46. J.-J. Rousseau a nettement formulé cette vérité dans ses Confessions lorsqu’il dit : « Les protestants sont généralement mieux instruits que les catholiques. Cela doit être. La doctrine des uns exige la discussion, celle des autres la soumission ; le catholique doit adopter la décision qu’on lui donne, le protestant doit apprendre à se décider. » Il y a longtemps que des esprits éminents ont prévu et prédit l’avènement politique du protestantisme en Europe. Montesquieu, dans les Lettres persanes (lettre CXVII), a écrit : « Avant l’abaissement de la puissance d’Espagne, les catholiques étaient beaucoup plus forts que les protestants. Ces derniers sont parvenus à peu près à un équilibre. Les protestants deviendront plus riches et plus puissants, et les catholiques plus faibles. »
  47. Il y a longtemps que l’orgueil du peuple de Paris — cet orgueil léonin — a été signalé par les historiens ; lorsque Charles VI rentra dans sa capitale après la révolte des Maillotins et la victoire de Roosebeke, le religieux de Saint-Denis dit, en parlant des seigneurs qui accompagnaient le roi : « Super portas pertranseuntes, quasi leoninam civium superbiam conculcarent, regem usque ad ecclesiam Nostre Domine lento gressu perdureront. » Relig. de St-Denis, t. I, liv. III, p. 234.
  48. Voir la Gazette des Tribunaux du 22 avril 1874, p. 336.
  49. Voir Correspondance de Proudhon, tome I, p. 115-120.
  50. C’est une vieille idée qui depuis longtemps hante les cervelles révolutionnaires ; la Société démocratique française tenant séance à Londres proposa le 19 novembre 1839, et fit adopter, le 14 septembre 1840, la motion suivante : « Le gouvernement devra se faire, au profit de la nation, premier manufacturier, directeur suprême de toutes les industries, avoir une seule caisse et une seule direction pour elles. »
  51. L’ultramontanisme arrive exactement aux mêmes conséquences. Le journal le Monde a écrit, en août 1874, la phrase suivante, qu’il est bon de retenir : « Certains organes libéraux de Paris, la Presse entre autres, ont prétendu que la première prière des Français devait être pour la patrie. C’est là une erreur grossière. Le catholique met l’Église avant la patrie, et avec raison, car l’Église est l’institution unique dans laquelle l’homme peut arriver au salut. » Jamais notre vieux proverbe, les extrêmes se touchent, n’a été plus vrai ; des esprits absolument opposés arrivent à la même conclusion, par cela seul qu’ils sont excessifs ; en regard de l’opinion du Monde, on peut citer celle de Proudhon ; le 14 septembre 1855, lorsque Paris fut en joie à la nouvelle de la prise de Sébastopol, il s’écrie : « La Bourse jubile, le faubourg Saint-Antoine pavoise ses maisons, le Siècle se lèche les babines ; qu’espérer d’une telle race ? » Corresp., t. VI, p. 252.
  52. Le péril est bien moins dans le suffrage universel que dans la candidature universelle, qui est l’absurdité la plus dangereuse dont une nation puisse avoir à redouter les conséquences.
  53. Voir la Gazette des Tribunaux du 23 avril 1874, p. 290.