Pensées d’août/« J’ai reçu, j’ai reçu, les émouvantes pages »

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Les vers qui suivent auraient pu être imprimés à la fin du livre Volupté, auquel ils se rapportent ; mais je les crois mieux à part et ici. Il convient toutefois, pour les bien comprendre, de ne les lire qu’après s’être rappelé les dernières pages de cette longue confidence. L’ami prêtre adressait d’Amérique son histoire et ses conseils à son ami plus jeune. C’est celui-ci qui, ayant reçu, à le mort de l’autre, l’écrit, probablement légué, y répond en ces vers.


J’ai reçu, j’ai reçu les émouvantes pages,
Aveux, confessions, échos des ans moins sages, !
Souvenirs presque miens, retrouvés et relus !
Mais quand je les lisais, Ami, vous n’étiez plus !

Vous me les écriviez, songeant à ma jeunesse,
À mon âge d’alors, à mon ciel enflammé,
Quand le nuage errant, sous un air de promesse,
Cache et porte bientôt notre avenir formé,

Quand tout jeune mortel, montant son mont Albane
Ou sa bruyère en fleurs, le regard plein d’essor,
À ses pieds l’Océan ou les lacs de Diane,
Pleure à voir chaque soir coucher les soleils d’or !

Vous vouliez avertir la fleur avant l’orage,
Dire au fruit l’heure et l’ombre, et le midi peu sûr ;
Vos rayons me cherchaient sous mon plus vert ombrage,
Mais, quand ils sont venus, voilà que j’étais mûr.

Hélas ! je ne suis plus celui du mont Albane,
Celui des premiers pleurs et des premiers désirs ;
Quelques printemps de trop ont usé les plaisirs.

Dieu n’est pas tout pour moi ; mais l’âme encor profane,
Sans plus les égarer, étouffe ses soupirs !

Je n’ai que mieux senti l’intention profonde,
Ami ; vos saints accents me venant du vrai monde,
Où mort vous habitez,.
M’ont ravi sur vos pas en tristesse infinie.
Eh ! qui n’a pas vécu de vos nuits d’insomnie ?
Qui n’eut vos lents matins, vos soirs précipités ?
Qui n’eut pas sa Lucy quelque jour sur la terre ?
Qui ne l’a pas perdue, absente, ou par la mort ?
Au cœur d’une Amélie éveillant le mystère,
Qui n’a pas gardé le remord ?
Et plus tard, quand la faute en nous s’est enhardie,
Tout froissé des liens de quelque madame R.,
Oh ! qui n’a souhaité l’instant qui congédie,
La paix loin des erreurs, et le toit vaste et clair,
Et l’entretien si doux, tout proche de la mer,
Chez un ami de Normandie ?

Guérissons, guérissons ! et plus de faux lien !
C’est assez dans nos jours d’une amante pleurée,
Ménageons, vers le soir, quelque pente éclairée,
Où votre astre, Amaury, serait voisin du mien.

Mais puis-je, à mon souhait, suivre en tout même trace ?
Si le Christ m’attendrit, Rome au moins m’embarrasse.
Ô Prêtre, je le sais et l’ai bien éprouvé,
Par son sol triomphal, de sépulcres pavé,
Par son bandeau d’azur, par ses monts, par ses rues,
Par ses places en deuil des foules disparues,
Par ses marbres encor, son chant ou ses couleurs,
Ta Rome est souveraine à calmer les douleurs.
Mais son pouvoir d’en haut me trouble et me rejette :
En vain j’y veux ranger mon âme peu sujette ;

Je me dis de ne pas, tout d’abord, me heurter,
De croire et de m’asseoir, de me laisser porter ;
Qu’au sommet aplani luit le divin salaire ;
Je dis, et malgré tout, cœur libre et populaire,
Chaque fois que j’aspire à l’antique rocher,
Maint aspect tortueux m’interdit d’approcher !

Et cependant l’on souffre et l’on doute avec transe ;
N’est-il plus en nos jours besoin de délivrance,
D’asile au toit béni, d’arche au-dessus des eaux,
De rameau séculaire entre tant de roseaux ?

Souvent l’hiver dernier, en douce compagnie
Où les noms plus obscurs et des noms de génie,
Et d’autres couronnés de bonté, de beauté,
S’unissaient dans un nœud de libre intimité,
Comme aux chapeaux de Mai, sous la main qui se joue,
La pâle ou sombre fleur au bouton d’or se noue ;
Souvent donc, réunis par qui savait choisir,
Tous chrétiens de croyance ou du moins de désir,
Ces soirs-là, nous causions du grand mal où nous sommes,
De l’avenir du monde et des rêves des hommes,
De l’orgueil emporté qui déplace les cieux,
De l’esprit toutefois meilleur, religieux,
Jeune esprit de retour, souffle errant qui s’ignore,
Qu’il faut fixer en œuvre avant qu’il s’évapore.
Puis par degrés venait le projet accueilli
De faire refleurir Port-Royal à Juilly,
Ou plus près, quelque part ici, dans Paris même,
Et dans quelque faubourg d’avoir notre Solesme.
Et c’étaient des détails de la grave maison,
Combien de liberté, d’étude ou d’oraison,
La règle, le quartier, tout… hormis la demeure,
Et le plus vif sortait pour la chercher sur l’heure.


Oui, — mais, le lendemain de ces soirs si fervents,
Les beaux vœux dispersés s’en allaient à tous vents,
Vrais propos de festin dont nul ne tient mémoire.
Et la vie au dehors avait repris son cours ;
À chacun ses oublis ! un rayon de la gloire,
Un rayon des folles amours,
Ou le monde et ses soins, cent menus alentours,
Et le doute en travers qui chemine et nous presse.
— Tout ce projet d’hier, n’était-ce donc qu’ivresse ?

Que faire ? — Au moins sauver le projet dans son sein,
En garder le désir et l’idéal dessin ;
À chaque illusion dont l’âme devient veuve,
À chaque flot de plus dont le monde l’abreuve,
Tout indigne qu’on est, plein du deuil de son cœur,
Regagner en pleurant le cloître intérieur ;
Et rapporter de là, de la haute vallée,
Au plus bas de la vie inquiète et mêlée,
Même dans les erreurs, même dans les combats,
Même au sein du grand doute où s’empêchent nos pas,
Un esprit de pardon, d’indulgence et de larmes,
Une facilité de prier sous les armes,
Le souvenir d’un bien qui n’a pu nous tromper,
Un parfum que tout l’air ne pourra dissiper,
Et dont secrètement l’influence reçue
Nous suit par nos chemins et bénit chaque issue ;
Quelque chose de bon, de confiant au Ciel,
De tolérant à tous, écoutant, laissant dire,
N’ignorant rien du mal et corrigeant le fiel,
Religion clémente à tout ce qui soupire,
Christianisme universel !

Bien volontiers je crois avec ceux de notre âge,

Un peu plus qu’Amaury n’y penche en son ouvrage,
Je crois avec nos chefs en ce douteux instant,
Nos guides enchanteurs (un peu moins qu’eux pourtant),
À quelque vrai progrès dans l’alliance humaine,
Au peuple par degrés vivant mieux de sa peine,
Au foyer chez beaucoup, suffisant et frugal,
S’honorant, chaque jour, d’un accord plus égal,
À l’enfance de tous d’enseignement munie,
À plus de paix enfin, d’aisance et d’harmonie.
J’y crois, et, tout marchant, la flamme est à mon front ;
J’y crois, mais tant de maux au bien se mêleront,
Mais tant d’âpre intérêt, de passion rebelle,
Sous des contours plus doux, d’injustice éternelle,
Tant de poussière à flots, si prompte à s’élever,
Obscurciront l’Éden impossible à trouver,
Que je veux concevoir des âmes détachées,
Muet témoin, les suivre aux retraites cachées,
En être quelquefois, les comprendre toujours,
Embrasser leur exil ici-bas, leurs amours,
Plaintes, fuites, aveux, tout… jusqu’à leurs chimères.
L’essor va loin souvent, dans leurs pages légères.
Oh ! oui, qu’on laisse encore à nos rares loisirs
Ces choix d’objets aimés et de touchants plaisirs,
Quelque couvert d’ombrage où l’on se réfugie !
Pleurez tout bas pour nous, idéale Élégie !
Souvent à cette voix trop tendre en commençant,
La prière éveillée ajoute son accent.
Racine, enfant pieux, relisait Chariclée.
Clémentine ou Clarisse, à propos rappelée,
Nonchalants entretiens venus d’un air rêveur,
Des purs amours en nous ravivent la saveur.
Huet louait Zaïde, et tout m’embellit Clève ;
Et mon être à souhait s’attendrit ou s’élève,
Selon que plus avant en un monde chéri,

Bien après le bosquet où la place est encore
Du bon évêque Héliodore,
L’abbé Prévost m’entraîne, et d’un tour favori
Par la main me ramène à l’évêque Amaury.

Précy, octobre.