Pensées d’août/À l’abbé Eustache B…

La bibliothèque libre.

À L’ABBÉ EUSTACHE B…[1] (barbe)


A blessed lot hath he…
Coleridge, Sybilline leaves.


Il est trois fois béni, celui qui dans sa ville,
En province resté, comme au siècle tranquille,
Y grandit, y mûrit, intègre et conservé ;
Dans la même maison qui l’avait élevé
Devient maître, puis prêtre en cette église même
Où sa communion se fit, et son baptême.
Il n’a pas tour à tour de tout astre essayé ;
Chaque vent ne l’a pas tour à tour balayé.
Non qu’il ignore au fond la vie et la tempête :
L’écume aussi peut-être a passé sur sa tête ;
Mais il est au rocher. À vouloir trop ramer
Sur ces flots inconstants que Christ seul peut calmer,
Il n’a pas défailli, ni bu, dans sa détresse,

À ces eaux où se perd le goût de sainte ivresse ;
Il sait le mal, il sait maint funeste récit,
Mais de loin il les sait, la distance adoucit ;
Ailleurs ce qui foudroie, au rivage l’éclaire ;
Chaque ombre à l’horizon rend gloire au sanctuaire ;
Et tout cela lui fait, dès ici-bas meilleur,
Un monde où, par de la, son œil voit l’autre en fleur.

Le sort, ou bien plutôt la Sagesse adorée,
M’a fait ma part plus rude et moins inaltérée.
Ami, j’ai bien ramé, lassé je rame encor,
Sans espoir et sans fin, depuis mon jeune essor,
Depuis ce prompt départ, d’où mes gaietés naïves
Voyaient au ciel prochain jouer toutes les rives.
Ce que j’ai su d’amer, d’infidèle et de faux,
Et, pour l’avoir trop su, ce que de moins je vaux,
Ce qui me tache l’âme, Ami, tu le devines,
Rien qu’aux simples clartés des paroles divines.
Oh ! combien différent de ces après-midis,
De ces jours où j’allais avec toi, les jeudis,
Où nous allions, tout près, au vallon du Denacre,
Y cherchant la Tempé que Virgile consacre,
Ou bien à Rupenbert pour y cueillir les fruits,
Ou plus loin, vaguement par nos discours conduits,
Aux falaises des mers, à l’Océan lui-même,
Immense, répondant à l’immense problème !
Nous le posions déjà ce problème lointain,
Comme au temps des Félix[2] et des saint Augustin,
D’une tendre pensée, à la leur assortie,
Recommençant tous deux les entretiens d’Ostie.
Oh ! combien différent je repense à ces bords !
Moins différent pourtant qu’il ne semble ; et dès lors
Plus d’un trait à l’avance eût prédit notre histoire,

Moi déjà choisissant dans tout ce qu’il faut croire,
Et toujours espérant concilier les flots ;
Toi plus ferme à Saint Pierre, y fondant ton repos.

Je vais donc et j’essaie, et le but me déjoue,
Et je reprends toujours, et toujours, je t’avoue,
Il me plaît de reprendre et de tenter ailleurs,
Et de sonder au fond, même au prix des douleurs ;
D’errer et de muer en mes métamorphoses ;
De savoir plus au long plus d’hommes et de choses,
Dussé-je, au bout de tout, ne trouver presque rien :
C’est mon mal et ma peine, et mon charme aussi bien.
Pardonne, je m’en plains, souvent je m’en dévore,
Et j’en veux mal guérir,… plus tard, plus tard encore !

Mais, quand je vais ainsi dans ce monde à plaisir,
Qu’une épreuve de plus fait faute à mon désir ;
Quand je crois avoir su quelque ombre plus obscure,
Par où se dérobait la maligne nature ;
Quand, cent fois, imprudent, à la flamme brûlé,
Je me retrouve encore à ma perte envolé,
Et qu’encore une fois, je reconnais coquettes
Nos grands hommes du jour, écrivains et poëtes,
Qui, dès qu’ils ont tiré ce qu’ils veulent de vous,
La louange en tous sens sur les tons les plus doux,
Vous laissent, vous jugeant la plume trop usée ;
Quand j’ai souffert au cœur d’une amitié brisée ;
Aussi d’un plaisir pur quand parfois j’ai joui ;
Quand des pays nouveaux et grands, comme aujourd’hui,
M’entraînent à les voir ; que le Léman limpide
Se déroule en un jour sous la vapeur rapide ;
Que d’Altorf, ou du pied du Righi commencé,
Me retournant d’abord, et l’œil sur le passé,
Je revois de plus haut le vallon du jeune âge,

Le verger de douze ans, premier pèlerinage ;
Quand un rare bonheur se revient révéler,
Et que tout bas on dit : « À qui donc en parler ? »
Alors je sens besoin d’un ami bien fidèle,
Bien ancien, bien sûr, qui sache et se rappelle ;
Un témoin du départ et des premiers souhaits,
À qui parler de soi sans le lasser jamais
(Car lui-même c’est nous, car nous sommes lui-même),
Avec qui s’épancher, de confiance extrême,
Jusque dans ces douleurs qu’au lévite prudent
L’intime ami blessé fait toucher cependant ;
Je cherche cet ami : les amitiés récentes,
Si vives sur un point, sur l’autre sont absentes ;
Et je cherche toujours, toujours plus loin en moi,…
Tout d’un coup je le nomme… et cet ami, c’est toi !

Altorf.

  1. L’abbé Barbe, de Boulogne-sur-Mer, longtemps professeur de philosophie dans la maison de M. Haffreingue.
  2. Se rappeler l’Octavius de Minutius Felix.