Pensées d’août/À mes amis Grégoire et Collombet
à mes amis
GRÉGOIRE ET COLLOMBET[1]
Quoique tout change et passe et se gâte avant l’heure ;
Quoique rien de sacré devant tous ne demeure ;
Qu’un siècle ambitieux n’empêche pas l’impur,
Que le tronc soit atteint sans que le fruit soit mûr ;
Quoique les jeunes gens sans charme ni jeunesse,
Laissant la modestie et sa belle promesse,
Dévorent l’avenir, et d’un pied méprisant
Montent comme à l’assaut en foulant le présent ;
Quoique des parvenus la bassesse et la brigue
Provoquent les fougueux à renverser la digue,
Et que, si loin qu’on aille à poser ses regards,
On n’ait dans le passé que de rares vieillards,
Il est encore, il est, pour consoler une âme,
Hors des chemins poudreux et des buts qu’on proclame,
Il est d’humbles vertus, d’immenses charités,
Des candeurs qu’on découvre et des fidélités ;
Des prières à deux dans les nuits nuptiales ;
Des pleurs de chaque jour aux pierres sépulcrales ;
Témoins que rien n’altère, obscurs, connus du Ciel,
Sauvant du mal croissant le bien perpétuel,
Et qui viennent nous rendre, en secrètes lumières,
Les purs dons conservés, les enfances premières
De ce cœur humain éternel !
L’enfance encor, l’enfance a des vœux que j’admire,
Des élans où la foi revient luire et sourire,
Des propos à charmer les martyrs triomphants.
Et des vieillards aussi, pareils aux saints enfants,
Ont des désirs, Seigneur, de chanter ta louange,
Comme un Éliacin dans le temple qu’il range !
À la Conciergerie où libre et par son choix,
Prisonnière, venait, pour ressaisir ses droits,
Une Dame au grand nom, de qui la haute idée,
Mal à l’aise en nos temps, rêva l’autre Vendée,
Et qui, d’un sang trop prompt et d’un cœur plein d’échos,
S’égarait à tenter les luttes des héros[2] ;
À la Conciergerie, en même temps, près d’elle,
Pour cause peu semblable, et sans chercher laquelle,
Se trouvait une femme, une mère ; et l’enfant,
L’enfant aux blonds cheveux, vers la Dame souvent
Allait et revenait d’une grâce légère :
Entre les rangs divers l’enfance est messagère.
Et la sœur de la Dame, aussi d’air noble et grand,
Dès midi chaque jour venant et demeurant,
Toutes deux à l’entour de ce front sans nuage
S’égayaient, et l’aimaient comme un aimable otage,
L’appelaient, le gardaient des heures, et parmi
De longs discours charmants, le nommaient leur ami.
Et sous les lourds barreaux et dans l’étroite enceinte,
La jeune âme captive, ignorant sa contrainte,
N’avait que joie et fête, et rayon qui sourit :
Telle une giroflée à la vitre fleurit.
Pourtant, lorsque la Dame, un moment prisonnière,
Vit sa cause arriver et la libre lumière,
Ce furent des regrets et des adieux jaloux,
Des promesses : « Du moins tu priras bien pour nous, »
Disait-elle ; et l’enfant que ce mot encourage :
« Je prirai que toujours vous ayez de l’ouvrage, »
Dans son espoir, ainsi, ne séparant jamais
Ce que sa mère dit le plus grand des bienfaits !
Cri naïf : De l’ouvrage ! éclair qui nous révèle
Des deux antiques parts la querelle éternelle,
Le travail, le loisir, deux fils du genre humain !
Ici, dans la prison, ils se touchaient la main :
Au front de cet enfant, un baiser d’alliance,
Un arc-en-ciel léger disait que confiance,
Reconnaissance, amour, ce qui peut aplanir,
Viendrait encore en aide au sévère avenir.
— « Pour ma sœur que voilà, souffrante, Enfant, demande,
« Demande la santé, tant que Dieu la lui rende. »
— « Oh ! vous l’aurez, dit-il (et son accent surtout
« S’y mêlait), vous l’aurez ! vous en aurez beaucoup ! »
— Et l’enfant et la mère ont depuis deux amies.
L’autre trait qui me touche, et qu’aux âmes unies,
Simples et de silence, aux doux cœurs égarés,
À tout ce qui connait le temple et ses degrés,
À tous ceux qui priaient à douze ans à la messe,
Et qui pleurent parfois le Dieu de leur jeunesse,
J’offre en simplicité, regrettant et priant.
Ce trait vient de l’hospice où de Chateaubriand
Le vieux nom glorieux s’avoisine au portique,
Comme auprès d’une croix un chêne druidique[3].
Un saint prêtre en ces murs et dans ce parc heureux,
Parmi les jeunes plants et les jets vigoureux
Qui, sur ces fronts humains dépouillés par l’orage,
Assemblent chaque été plus d’oiseaux et d’ombrage,
Un saint prêtre vivait, et, sans trop défaillir,
Depuis quelques saisons achevait de vieillir.
Mais encore une fois avait pâli l’automne,
Et Noël, dans sa crèche, apprêtait sa couronne.
Le vieux prêtre en son cœur, durant tout cet Avent,
Sentait comme un désir suprême et plus fervent.
Les Saluts, chaque soir, en douce mélodie
L’inondaient, et sa voix sous ses pleurs enhardie,
Distincte, articulée, au verset solennel,
Du milieu de la foule arrivait à l’autel.
Enfin, la veille, ému, ne se sentant plus maître,
Il va vers l’aumônier, un bon et jeune prêtre :
« C’est donc demain Noël, l’Alleluia béni !
« Oh ! les beaux Rorate, les Consolamini !
« Oh ! monsieur l’aumônier, quels chants pleins d’allégresse !
« Ces Saluts de l’Avent ont comme une tendresse.
« Hélas !… vous êtes jeune, à l’autel vous chantez ;
« Voilà bien des Noëls que je n’ai pas fêtés ! »
Il s’arrêtait, n’osant ;… mais, d’une bonté sûre,
L’aumônier qui devine, achevant de conclure :
« Eh ! bien, chantez pour moi la grand’messe demain. »
— « Oh ! Monsieur ! (et la joie étouffait dans son sein) ;
« On vous disait bien bon, vous l’êtes plus encore ! »
Il officia donc, de voix tendre et sonore :
« Puisque ma voix mourante a chanté dans Sion,
« Congédie, à Seigneur, ton vieillard Siméon ! »
L’enfance encor, l’enfance a des vœux que j’admire,
Des élans où la foi revient luire et sourire,
Des propos à charmer les martyrs triomphants.
Et des vieillards aussi, pareils aux saints enfants,
Ont des désirs, Seigneur, de chanter à tes fêtes,
Comme un Éliacin au temps des rois-prophètes.