Physiologie du goût/Dialogue entre l’auteur et son ami

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DIALOGUE
ENTRE
L’AUTEUR ET SON AMI




(Après les premiers compliments.)


l’ami. — Ce matin nous avons, en déjeunant, ma femme et moi, arrêté dans notre sagesse que vous feriez imprimer au plutôt vos Méditations gastronomiques.

l’auteur.Ce que femme veut, Dieu le veut. Voilà, en sept mots, toute la charte parisienne. Mais je ne suis pas de la paroisse ; et un célibataire…

l’ami. — Mon Dieu ! les célibataires sont tout aussi soumis que les autres, et quelquefois à notre grand préjudice. Mais ici le célibat ne peut pas vous sauver ; car ma femme prétend qu’elle a le droit d’ordonner, parce que c’est chez elle, à la campagne, que vous avez écrit vos premières pages.

l’auteur. — Tu connais, cher docteur, ma déférence pour les dames ; tu as loué plus d’une fois ma soumission à leurs ordres ; tu étais aussi de ceux qui disaient que je ferais un excellent mari… Et cependant je ne ferai pas imprimer.

l’ami. — Eh pourquoi ?

l’auteur. — Parce que, voué par état à des études sérieuses, je crains que ceux qui ne connaîtront mon livre que par le titre ne croient que je ne m’occupe que de fariboles.

l’ami. — Terreur panique ! trente-six ans de travaux publics et continus ne sont-ils pas là pour vous établir une réputation contraire ? D’ailleurs, ma femme et moi nous croyons que tout le monde voudra vous lire.

l’auteur. — Vraiment ?

l’ami. — Les savants vous liront pour deviner et apprendre ce que vous n’avez fait qu’indiquer.

l’auteur. — Cela pourrait bien être.

l’ami. — Les femmes vous liront, parce qu’elles verront bien que…

l’auteur. — Cher ami, je suis vieux, je suis tombé dans la sagesse : Miserere mei.

l’ami. — Les gourmands vous liront, parce que vous leur rendez justice et que vous leur assignez enfin le rang qui leur convient dans la société.

l’auteur. — Pour cette fois, tu dis vrai : il est inconcevable qu’ils aient été si longtemps méconnus, ces chers gourmands ! j’ai pour eux des entrailles de père ; ils sont si gentils ! ils ont les yeux si brillants !

l’ami. — D’ailleurs, ne nous avez-vous pas dit souvent que votre ouvrage manquait à nos bibliothèques ?

l’auteur. — Je l’ai dit, le fait est vrai, et je me ferais étrangler plutôt que d’en démordre.

l’ami. — Mais vous parlez en homme tout à fait persuadé, et vous allez venir avec moi chez…

l’auteur. — Oh ! que non ! si le métier d’auteur a ses douceurs, il a aussi bien ses épines, et je lègue tout cela à mes héritiers.

l’ami. — Mais vous déshéritez vos amis, vos connaissances, vos contemporains. En aurez-vous bien le courage ?

l’auteur. — Mes héritiers ! mes héritiers ! j’ai ouï dire que les ombres sont régulièrement flattées des louanges des vivants ; et c’est une espèce de béatitude que je veux me réserver pour l’autre monde.

l’ami. — Mais êtes-vous bien sûr que ces louanges iront à leur adresse ? Êtes-vous également assuré de l’exactitude de vos héritiers ?

l’auteur. — Mais je n’ai aucune raison de croire qu’ils pourraient négliger un devoir en faveur duquel je les dispenserais de bien d’autres.

l’ami. — Auront-ils, pourront-ils avoir pour votre production cet amour de père, cette attention d’auteur, sans lesquels un ouvrage se présente toujours au public avec un certain air gauche ?

l’auteur. — Mon manuscrit sera corrigé, mis au net, armé de toutes pièces ; il n’y aura plus qu’à imprimer.

l’ami. — Et le chapitre des événements ! Hélas ! de pareilles circonstances ont occasionné la perte de bien des ouvrages précieux, et entre autres de celui du fameux Lecal, sur l’état de l’âme pendant le sommeil, travail de toute sa vie.

l’auteur. — Ce fut sans doute une grande perte, et je suis bien loin d’aspirer à de pareils regrets.

l’ami. — Croyez que des héritiers ont bien assez d’affaires pour compter avec l’église, avec la justice, avec la faculté, avec eux-mêmes, et qu’il leur manquera, sinon la volonté, du moins le temps de se livrer aux divers soins qui précèdent, accompagnent et suivent la publication d’un livre, quelque peu volumineux qu’il soit.

l’auteur. — Mais le titre ! mais le sujet ! mais les mauvais plaisants !

l’ami. — Le seul mot gastronomie fait dresser toutes les oreilles ; le sujet est à la mode, et les mauvais plaisants sont aussi gourmands que les autres. Ainsi voilà de quoi vous tranquilliser : d’ailleurs, pouvez-vous ignorer que les plus graves personnages ont quelquefois fait des ouvrages légers ? Le président de Montesquieu, par exemple[1].

l’auteur, vivement. — C’est ma foi vrai ! il a fait le Temple de Gnide, et on pourrait soutenir qu’il y a plus de véritable utilité à méditer sur ce qui est à la fois le besoin, le plaisir et l’occupation de tous les jours, qu’à nous apprendre ce que faisaient ou disaient, il y a plus de deux mille ans, une paire de morveux dont l’un poursuivait, dans les bosquets de la Grèce, l’autre qui n’avait guère envie de s’enfuir.

l’ami. — Vous vous rendez donc enfin ?

l’auteur. — Moi ! pas du tout ; c’est seulement le bout d’oreille d’auteur qui a paru, et ceci rappelle à ma mémoire une scène de la haute comédie anglaise, qui m’a fort amusé ; elle se trouve, je crois, dans la pièce intitulée the natural Daughter (la Fille naturelle). Tu vas en juger[2].

Il s’agit de quakers, et tu sais que ceux qui sont attachés à cette secte tutoient tout le monde, sont vêtus simplement, ne vont point à la guerre, ne font jamais de serment, agissent avec flegme, et surtout ne doivent jamais se mettre en colère.

Or, le héros de la pièce est un jeune et beau quaker, qui paraît sur la scène avec un habit brun, un grand chapeau rabattu et des cheveux plats ; ce qui ne l’empêche pas d’être amoureux.

Un fat, qui se trouve son rival, enhardi par cet extérieur et par les dispositions qu’il lui suppose, le raille, le persifle et l’outrage ; de manière que le jeune homme, s’échauffant peu à peu, devient furieux, et rosse de main de maître l’impertinent qui le provoque.

L’exécution faite, il reprend subitement son premier maintien, se recueille, et dit d’un ton affligé : « Hélas ! je crois que la chair l’a emporté sur l’esprit. »

J’agis de même, et après un mouvement bien pardonnable, je reviens à mon premier avis.

l’ami. — Cela n’est plus possible : vous avez, de votre aveu, montré le bout de l’oreille ; il y a de la prise, et je vous mène chez le libraire. Je vous dirai même qu’il en est plus d’un qui ont éventé votre secret.

l’auteur. — Ne l’y hasarde pas, car je parlerai de toi ; et qui sait ce que j’en dirai !

l’ami. — Que pourrez-vous en dire ? ne croyez pas m’intimider.

l’auteur. — Je ne dirai pas que notre commune patrie[3] se glorifie de t’avoir donné la naissance ; qu’à vingt-quatre ans tu avais déjà fait paraître un ouvrage élémentaire, qui depuis lors est demeuré classique ; qu’une réputation méritée t’attire la confiance ; que ton extérieur rassure les malades ; que ta dextérité les étonne ; que ta sensibilité les console : tout le monde sait cela. Mais je révélerai à tout Paris (me redressant), à toute la France (me rengorgeant), à l’univers entier, le seul défaut que je te connaisse.

l’ami, d’un ton sérieux. — Et lequel, s’il vous plaît ?

l’auteur. — Un défaut habituel, dont toutes mes exhortations n’ont pu te corriger.

l’ami, effrayé. — Dites donc enfin ; c’est trop me tenir à la torture.

l’auteur. — Tu manges trop vite[4].

(Ici, l’ami prend son chapeau, et sort en souriant, se doutant bien qu’il a prêché un converti.)
  1. M. de Montucla, connu par une très-bonne Histoire des mathématiques, avait fait un Dictionnaire de géographie gourmande ; il m’en a montré des fragments pendant mon séjour à Versailles. On assure que M. Berryat-Saint-Prix, qui professe avec distinction la science de la procédure, a fait un roman en plusieurs volumes.
  2. Le lecteur a dû s’apercevoir que mon ami se laisse tutoyer sans réciprocité. C’est que mon âge est au sien comme d’un père à son fils, et que quoique devenu un homme considérable à tous égards, il serait désolé si je changeais de nombre.
  3. Belley, capitale du Bugey, pays charmant où l’on trouve de hautes montagnes, des collines, des fleuves, des ruisseaux limpides, des cascades, des abîmes, vrai jardin anglais de cent lieues carrées, et où, avant la révolution, le tiers-état avait, par la constitution du pays, le veto sur les deux autres ordres.
  4. Historique. — L’ami dont il est question dans ce dialogue est le docteur Richerand.