Physiologie du goût/Méditation II

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MÉDITATION II

DU GOÛT


définition du goût.

6. — Le goût est celui de nos sens qui nous met en relation avec les corps sapides, au moyen de la sensation qu’ils causent dans l’organe destiné à les apprécier.

Le goût, qui a pour excitateurs l’appétit, la faim et la soif, est la base de plusieurs opérations dont le résultat est que l’individu croît, se développe, se conserve et répare les pertes causées par les évaporations vitales.

Les corps organisés ne se nourrissent pas tous de la même manière ; l’auteur de la création, également varié dans ses méthodes et sûr dans ses effets, leur a assigné divers modes de conservation.

Les végétaux, qui se trouvent au bas de l’échelle des êtres vivants, se nourrissent par des vaches qui, implantées dans le sol natal, choisissent, par le jeu d’une mécanique particulière, les diverses substances qui ont la propriété de servir à leur croissance et à leur entretien.

En remontant un peu plus haut, on rencontre les corps doués de la vie animale, mais privés de locomotion ; ils naissent dans un milieu qui favorise leur existence, et des organes spéciaux en extraient tour ce qui est nécessaire pour soutenir la portion de vie et de durée qui leur a été accordée ; ils ne cherchent pas leur nourriture, la nourriture vient les chercher.

Un autre mode a été fixé pour la conservation des animaux qui parcourent l’univers, et dont l’homme est sans contredit le plus parfait. Un instinct particulier l’avertit qu’il a besoin de se repaître ; il cherche ; il saisit les objets dans lesquels il soupçonne la propriété d’apaiser ses besoins ; il mange, se restaure, et parcourt ainsi, dans la vie, la carrière qui lui est assignée.

Le goût peut se considérer sous trois rapports :

Dans l’homme physique, c’est l’appareil au moyen duquel il apprécie les saveurs ;

Considéré dans l’homme moral, c’est la sensation qu’excite, au centre commun, l’organe impressionné par un corps savoureux ; enfin, considéré dans sa cause matérielle, le goût est la propriété qu’a un corps d’impressionner l’organe et de faire naître la sensation.

Le goût paraît avoir deux usages principaux :

1° Il nous invite, par le plaisir, à réparer les pertes continuelles que nous faisons par l’action de la vie ;

2° Il nous aide à choisir, par les diverses substances que la nature nous présente, celles qui sont propres à nous servir d’aliments.

Dans ce choix, le goût est puissamment aidé par l’odorat, comme nous le verrons plus tard ; car on peut établir, comme maxime générale, que les substances nutritives ne sont repoussantes ni au goût ni à l’odorat.

mécanique du goût.

7. — Il n’est pas facile de déterminer précisément en quoi consiste l’organe du goût. Il est plus compliqué qu’il ne paraît.

Certes, la langue joue un grand rôle dans le mécanisme de la dégustation : car, considérée comme douée d’une force musculaire assez franche, elle sert à gâcher, retourner, pressurer et avaler les aliments.

De plus, au moyen des papilles plus ou moins nombreuses dont elle est parsemée, elle s’imprègne des particules sapides et solubles des corps avec lesquels elle se trouve en contact ; mais tout cela ne suffit pas, et plusieurs autres parties adjacentes concourent à compléter la sensation, savoir : les joues, le palais et surtout la fosse nasale, sur laquelle les physiologistes n’ont peut-être pas assez insisté.

Les joues fournissent la salive, également nécessaire à la mastication et à la formation du bol alimentaire ; elles sont, ainsi que le palais, douées d’une portion de facultés appréciatives : je ne sais pas même si, dans certains cas, les gencives n’y participent pas un peu ; et sans l’odoration qui s’opère dans l’arrière-bouche, la sensation du goût serait obtuse et tout à fait imparfaite.

Les personnes qui n’ont pas de langue, ou à qui elle a été coupée, ont encore assez bien la sensation du goût. Le premier cas se trouve dans tous les livres ; le second m’a été assez bien expliqué par un pauvre diable auquel les Algériens avaient coupé la langue, pour le punir de ce qu’avec quelques-uns de ses camarades de captivité, il avait formé le projet de se sauver et de s’enfuir,

Cet homme que je rencontrai à Amsterdam, où il gagnait sa vie à faire des commissions, avait eu quelque éducation, et on pouvait facilement s’entretenir avec lui par écrit.

Après avoir observé qu’on lui avait enlevé toute la partie antérieure de la langue jusqu’au filet, je lui demandai s’il trouvait encore quelque saveur à ce qu’il mangeait, et si la sensation du goût avait survécu à l’opération cruelle qu’il avait subie.

Il me répondit que ce qui le fatiguait le plus était d’avaler (ce qu’il ne faisait qu’avec quelque difficulté) ; qu’il avait assez bien conservé le goût ; qu’il appréciait comme les autres ce qui était peu sapide ou agréable : mais que les choses fortement acides ou amères lui causaient d’intolérables douleurs.

Il m’apprit encore que l’abscision de la langue était commune dans les royaumes d’Afrique ; qu’on l’appliquait spécialement à ceux qu’on croyait avoir été chefs de quelque complot, et qu’on avait des instruments qui y étaient appropriés. J’aurais voulu qu’il m’en fit la description : mais il me montra, à cet égard, une répugnance tellement douloureuse, que je n’insistai pas.

Je réfléchis sur ce qu’il me disait, et, remontant aux siècles d’ignorance, où l’on perçait et coupait la langue aux blasphémateurs, et à l’époque où ces lois avaient été faites, je me crus en droit de conclure qu’elles étaient d’origine africaine et importées par le retour des croisés.

On a vu plus haut que la sensation du goût résidait principalement dans les papilles de la langue. Or, l’anatomie nous apprend que toutes les langues n’en sont pas également munies : de sorte qu’il en est telle où l’on en trouve trois fois plus que dans telle autre. Cette circonstance explique pourquoi, de deux convives assis au même banquet, l’un est délicieusement affecté, tandis que l’autre a l’air de ne manger que comme contraint : c’est que ce dernier a la langue faiblement outillée, et que l’empire de la saveur a aussi ses aveugles et ses sourds.

sensation du goût.

8. — On a ouvert cinq ou six avis sur la manière dont s’opère la sensation du goût ; j’ai aussi le mien, et le voici :

La sensation du goût est une opération chimique qui se fait par voie humide, comme nous disions autrefois, c’est-à-dire qu’il faut que les molécules sapides soient dissoutes dans un fluide quelconque, pour pouvoir ensuite être absorbées par les houppes nerveuses, papilles ou suçoirs, qui tapissent l’intérieur de l’appareil dégustateur.

Ce système, neuf ou non, est appuyé de preuves physiques et presque palpables.

L’eau pure ne cause point la sensation du goût, parce qu’elle ne contient aucune particule sapide. Dissolvez-y un grain de sel, quelques gouttes de vinaigre, la sensation aura lieu.

Les autres boissons, au contraire, nous impressionnent, parce qu’elles ne sont autre chose que des solutions plus ou moins chargées de particules appréciables.

Vainement la bouche se remplirait-elle de particules divisées d’un corps insoluble, la langue éprouverait la sensation du toucher, et nullement celle du goût.

Quant aux corps solides et savoureux, il faut que les dents les divisent, que la salive et les autres fluides gustels les imbibent, et que la langue les presse contre le palais pour en exprimer un suc qui, pour lors suffisamment chargé de sapidité, est apprécié par les papilles dégustatrices, qui délivrent au corps ainsi trituré le passeport qui lui est nécessaire pour être admis dans l’estomac.

Ce système, qui recevra encore d’autres développements, répond sans effort aux principales questions qui peuvent se présenter.

Car, si on demande ce qu’on entend par corps sapides, on répond que c’est tout corps soluble et propre à être absorbé par l’organe du goût.

Et si on demande comment le corps sapide agit, on répond qu’il agit toutes les fois qu’il se trouve dans un état de dissolution tel qu’il puisse pénétrer dans les cavités chargées de recevoir et de transmettre la sensation.

En un mot, rien de sapide que ce qui est déjà dissous ou prochainement soluble.

des saveurs.

9. — Le nombre des saveurs est infini, car tout corps soluble a une saveur spéciale qui ne ressemble entièrement à aucune autre.

Les saveurs se modifient en outre par leur agrégation simple, double, multiple ; de sorte qu’il est impossible d’en faire le tableau, depuis la plus attrayante jusqu’à la plus insupportable, depuis la fraise jusqu’à la coloquinte. Aussi tous ceux qui l’ont essayé ont-ils à peu près échoué.

Ce résultat ne doit pas étonner ; car étant donné qu’il existe des séries indéfinies de saveurs simples qui peuvent se modifier par leur adjonction réciproque en tout nombre et en toute quantité, il faudrait une langue nouvelle pour exprimer tous ces effets, et des montagnes d’in-folio pour les définir, et des caractères numériques inconnus pour les étiqueter.

Or, comme jusqu’ici il ne s’est encore présenté aucune circonstance où quelque saveur ait dû être appréciée avec une exactitude rigoureuse, on a été forcé de s’en tenir à un petit nombre d’expressions générales, telles que doux, sucré, acide, acerbe, et autres pareilles, qui s’expriment, en dernière analyse, par les deux suivantes : agréable ou désagréable au goût, et suffisent pour se faire entendre et pour indiquer à peu près la propriété gustuelle du corps sapide dont on s’occupe.

Ceux qui viendront après nous en sauront davantage, et il n’est déjà plus permis de douter que la chimie ne leur révèle les causes ou les éléments primitifs des saveurs.

influence de l’odorat sur le goût.

10. — L’ordre que je me suis prescrit m’a insensiblement amené au moment de rendre à l’odorat les droits qui lui appartiennent, et de reconnaître les services importants qu’il nous rend dans appréciation des saveurs ; car, parmi les auteurs qui me sont tombés sous la main, je n’en ai trouvé aucun qui me paraisse lui avoir fait pleine et entière justice.

Pour moi, je suis non-seulement persuadé que, sans la participation de l’odorat, il n’y a point de dégustation complète, mais encore je suis tenté de croire que l’odorat et le goût ne forment qu’un seul sens, dont la bouche est le laboratoire et le nez la cheminée, ou, pour parler plus exactement, dont l’un sert à la dégustation des corps tactiles, et l’autre à la dégustation des gaz. Ce système peut être rigoureusement défendu ; cependant, comme je n’ai point la prétention de faire secte, je ne le hasarde que pour donner à penser à mes lecteurs, et pour montrer que j’ai vu de près le sujet que je traite. Maintenant, je continue ma démonstration au sujet de l’importance de l’odorat, sinon comme partie constituante du goût, du moins comme accessoire obligé.

Tout corps sapide est nécessairement odorant : ce qui le place dans l’empire de l’odorat comme dans l’empire du goût.

On ne mange rien sans le sentir avec plus ou moins de réflexion ; et pour les aliments inconnus, le nez fait toujours fonction de sentinelle avancée, qui crie : Qui va là ?

Quand on intercepte l’odorat, on paralyse le goût : c’est ce qui se prouve par trois expériences que tout le monde peut vérifier avec un égal succès.

première expérience : Quand la membrane nasale est irritée par un violent coryza (rhume de cerveau), le goût est entièrement oblitéré ; on ne trouve aucune saveur à ce qu’on avale, et cependant la langue reste dans son état naturel.

seconde expérience : Si on mange en se serrant le nez, on est tout étonné de n’éprouver la sensation du goût que d’une manière obscure et imparfaite : par ce moyen les médicaments les plus repoussants passent presque inaperçus.

troisième expérience : On observe le même effet si, au moment où l’on avale, au lieu de laisser revenir la langue à sa place naturelle, on continue à la tenir attachée au palais ; en ce cas, on intercepte la circulation de l’air, l’odorat n’est point frappé, et la gustation n’a pas lieu.

Ces divers effets dépendent de la même cause, le défaut de coopération de l’odorat : ce qui fait que le corps sapide n’est apprécié que pour son suc, et non pour le gaz odorant qui en émane.

analyse de la sensation du goût.

11. — Les principes étant ainsi posés, je regarde comme certain que le goût donne lieu à des sensations de trois ordres différents, savoir : la sensation directe, la sensation complète et la sensation réfléchie.

La sensation directe est ce premier aperçu qui naît du travail immédiat des organes de la bouche, pendant que le corps appréciable se trouve encore sur la langue antérieure.

La sensation complète est celle qui se compose de ce premier aperçu et de l’impression qui naît quand l’aliment abandonne cette première position, passe dans l’arrière-bouche, et frappe tout l’organe par son goût et par son parfum.

Enfin la sensation réfléchie est le jugement que porte l’âme sur les impressions qui lui sont transmises par l’organe.

Mettons ce système en action, en voyant ce qui se passe dans l’homme qui mange ou qui boit.

Celui qui mange une pêche, par exemple, est d’abord frappé agréablement par l’odeur qui en émane ; il la met dans sa bouche et éprouve une sensation de fraîcheur et d’acidité qui l’engage à continuer ; mais ce n’est qu’au moment où il avale, et que la bouchée passe sous la fosse nasale, que le parfum lui est révélé, ce qui complète la sensation que doit causer une pêche. Enfin, ce n’est que lorsqu’il a avalé que, jugeant ce qu’il vient d’éprouver, il se dit à lui-même : « Voilà qui est délicieux ! »

Pareillement, quand on boit : tant que le vin est dans à bouche, on est agréablement, mais non parfaitement impressionné ; ce n’est qu’au moment où l’on cesse d’avaler qu’on peut véritablement goûter, apprécier et découvrir le parfum particulier à chaque espèce, et il faut un petit intervalle de temps pour que le gourmet puisse dire : « Il est bon, passable ou mauvais. Peste ! c’est du chambertin ! Ô mon Dieu ! c’est du surène ! »

On voit par là que c’est conséquemment aux principes, et par suite d’une pratique bien entendue, que les vrais amateurs sirotent leur vin (they sip it) ; car, à chaque gorgée, quand ils s’arrêtent, ils ont la somme entière du plaisir qu’ils auraient éprouvé s’ils avaient bu le verre d’un seul trait.

La même chose se passe encore, mais avec bien plus d’énergie, quand le goût doit être désagréablement affecté.

Voyez ce malade que la Faculté contraint à s’ingérer un énorme verre d’une médecine noire, telle qu’on les buvait sous le règne de Louis XIV.

L’odorat, moniteur fidèle, l’avertit de la saveur repoussante de la liqueur traîtresse ; ses yeux s’arrondissent comme à l’approche d’un danger ; le dégoût est sur ses lèvres, et déjà son estomac se soulève. Cependant on l’exhorte, il s’arme de courage, se gargarise d’eau-de-vie, se serre le nez et boit…

Tant que le breuvage empesté remplit la bouche et tapisse l’organe, la sensation est confuse et l’état supportable ; mais à la dernière gorgée, les arrière-goûts se développent, les odeurs nauséabondes agissent, et tous les traits du patient expriment une horreur et un goût que la peur de la mort peut seule faire affronter.

S’il est question, au contraire, d’une boisson insipide, comme, par exemple, un verre d’eau, on n’a ni goût ni arrière-goût ; on n’éprouve rien, on ne pense à rien ; on a bu, et voilà tout.

ordre des diverses impressions du goût.

12. — Le goût n’est pas si richement doté que l’ouïe ; celle-ci peut entendre et comparer plusieurs sons à la fois : le goût, au contraire, est simple en activité, c’est-à-dire qu’il ne peut être impressionné par deux saveurs en même temps.

Mais il peut être double, et même multiple par succession, c’est-à-dire que, dans le même acte de gutturation, on peut éprouver successivement une seconde et même une troisième sensation, qui vont en s’affaiblissant graduellement, et qu’on désigne par les mots arrière-goût, parfum ou fragrance ; de la même manière que, lorsqu’un son principal est frappé, une oreille exercée y distingue une ou plusieurs séries de consonnances, dont le nombre n’est pas encore parfaitement connu.

Ceux qui mangent vite et sans attention ne discernent pas les impressions du second degré ; elles sont l’apanage exclusif du petit nombre d’élus ; et c’est par leur moyen qu’ils peuvent classer, par ordre d’excellence, les diverses substances soumises à leur examen.

Ces nuances fugitives vibrent encore longtemps dans l’organe du goût ; les professeurs prennent, sans s’en douter, une position appropriée, et c’est toujours le cou allongé et le nez à babord qu’ils rendent leurs arrêts.

jouissances dont le goût est l’occasion.

13. — Jetons maintenant un coup d’œil philosophique sur le plaisir ou la peine dont le goût peut être l’occasion.

Nous trouvons d’abord l’application de cette vérité malheureusement trop générale, savoir : que l’homme est bien plus fortement organisé pour la douleur que pour le plaisir.

Effectivement, l’injection des substances acerbes, âcres ou amères au dernier degré, peut nous faire essuyer des sensations extrêmement pénibles ou douloureuses. Ou prétend même que l’acide hydrocyanique ne tue si promptement que parce qu’il cause une douleur si vive que les forces vitales ne peuvent la supporter sans s’éteindre.

Les sensations agréables ne parcourent, au contraire, qu’une échelle peu étendue, et sil y a une différence assez sensible entre ce qui est insipide et ce qui flatte le goût, l’intervalle n’est pas très-grand entre ce qui est reconnu pour bon et ce qui est réputé excellent ; ce qui est éclairci par l’exemple suivant : premier terme, un bouilli sec et dur ; deuxième terme, un morceau de veau : troisième terme, un faisan cuit à point.

Cependant le goût, tel que la nature nous l’a accordé, est encore celui de nos sens qui, tout bien considéré, nous procure le plus de jouissances :

1° Parce que le plaisir de manger est le seul qui, pris avec modération, ne soit pas suivi de fatigue ;

2° Parce qu’il est de tous les temps, de tous les âges et de toutes les conditions ;

3° Parce qu’il revient nécessairement au moins une fois par jour, et qu’il peut être répété, sans inconvénient, deux ou trois fois dans cet espace de temps ;

4° Parce qu’il peut se mêler à tous les autres, et même nous consoler de leur absence ;

5° Parce que les impressions qu’il reçoit sont à la fois plus durables et plus dépendantes de notre volonté ;

6° Enfin, parce qu’en mangeant nous éprouvons un certain bien-être indéfinissable et particulier, qui vient de la conscience instinctive, que, par cela même que nous mangeons, nous réparons notre perte et nous prolongeons notre existence.

C’est ce qui sera plus amplement développé au chapitre où nous traiterons spécialement du plaisir de la table, pris au point où la civilisation actuelle l’a amené.

suprématie de l’homme.

14. — Nous avons été élevés dans la douce croyance que, de toutes les créatures qui marchent, nagent, rampent ou volent, l’homme est celle dont le goût est le plus parfait.

Cette foi est menacée d’être ébranlée.

Le docteur Gall, fondé sur je ne sais quelles inspections, prétend qu’il est des animaux chez qui l’appareil gustuel est plus développé, et partant plus parfait que celui de l’homme.

Cette doctrine est malsonnante et sent l’hérésie.

L’homme, de droit divin roi de toute la nature, et au profil duquel la terre a été couverte et peuplée, doit nécessairement être muni d’un organe qui puisse le mettre en rapport avec tout ce qu’il y a de sapide chez ses sujets.

La langue des animaux ne passe pas la portée de leur intelligence : dans les poissons, ce n’est qu’un os mobile ; dans les oiseaux, généralement, un cartilage membraneux ; dans les quadrupèdes, elle est souvent revêtue d’écailles ou d’aspérités, et d’ailleurs elle n’a point de mouvements circonflexes.

La langue de l’homme, au contraire, par la délicatesse de sa contexture et des diverses membranes dont elle est environnée et avoisinée, annonce assez la sublimité des opérations auxquelles elle est destinée.

J’y ai, en outre, découvert au moins trois mouvements de spication, de rotation et de verrition (a verro, lat., je balaye). Le premier a lieu quand la langue sort en forme d’épi entre les lèvres qui la compriment ; le second, quand la langue se meut circulairement dans l’espace compris entre l’intérieur des joues et le palais ; le troisième, quand la langue, se recourbant en dessus ou en dessous, ramasse les portions qui peuvent rester dans le canal demi-circulaire formé par les lèvres et les gencives.

Les animaux sont bornés dans leurs goûts : les uns ne vivent que de végétaux, d’antres ne mangent que de la chair ; d’autres se nourrissent exclusivement de graines ; aucun d’eux ne connaît les saveurs composées.

L’homme, au contraire, est omnivore ; tout ce qui est mangeable est soumis à son vaste appétit : ce qui entraîne, pour conséquence immédiate, des pouvoirs dégustateurs proportionnés à l’usage général qu’il doit en faire. Effectivement, l’appareil du goût est d’une rare perfection chez l’homme, et pour bien nous en convaincre, voyons-le manœuvrer.

Dès qu’un corps esculent est introduit dans la bouche, est confisqué, gaz et sucs, sans retour.

Les lèvres s’opposent à ce qu’il rétrograde ; les dents s’en emparent et le broient ; la salive l’imbibe : la langue le gâche et le retourne ; un mouvement aspiratoire le pousse vers le gosier ; la langue se soulève pour le faire glisser ; l’odorat le faire en passant, et il est précipité dans l’estomac pour y subir des transformations ultérieures, sans que, dans toute cette opération, il se soit échappé une parcelle, une goutte ou un atome, qui n’ait pas été soumis au pouvoir appréciateur.

C’est aussi par suite de cette perfection que la gourmandise est l’apanage exclusif de l’homme.

Cette gourmandise est même contagieuse, et nous la transmettons assez promptement aux animaux que nous avons appropriés à notre usage, et qui font en quelque sorte société avec nous, tels que les éléphants, les chiens, les chats, et même les perroquets.

Si quelques animaux ont la langue plus grosse, le palais plus développé, le gosier plus large, c’est que cette langue, agissant comme muscle, est destinée à remuer de grands poids, le palais à presser, le gosier à avaler de plus grosses portions ; mais toute analogie bien entendue s’oppose à ce qu’on puisse en induire que le sens est plus parfait.

D’ailleurs, le goût ne devant s’estimer que par la nature de la sensation qu’il porte au centre commun, l’impression reçue par l’animal ne peut pas se comparer à celle qui a eu lieu dans l’homme ; cette dernière, étant à la fois plus claire et plus précise, suppose nécessairement une qualité supérieure dans l’organe qui la transmet.

Enfin, que peut-on désirer dans une faculté susceptible d’un tel point de perfection, que les gourmands de Rome distinguaient, au goût, le poisson pris entre les ponts de celui qui avait été pêché plus bas ? N’en voyons-nous pas, de nos jours, qui ont découvert la saveur particulière de la cuisse sur laquelle la perdrix s’appuie en dormant ? Et ne sommes-nous pas environnés de gourmets qui peuvent indiquer la latitude sous laquelle un vin a mûri tout aussi sûrement qu’un élève de Biot ou d’Arago sait prédire une éclipse ?

Que s’ensuit-il de là ? qu’il faut rendre à César ce qui est à César, proclamer l’homme le grand gourmand de la nature, et ne pas s’étonner si le bon docteur fait quelquefois comme Homère : Auch zuweiler schlaffert der guter G****.

méthode adoptée par l’auteur.

15. — Jusqu’ici nous n’avons examiné le goût que sous le rapport de sa constitution physique ; et, à quelques détails anatomiques près, que peu de personnes regretteront, nous nous sommes tenus au niveau de la science. Mais là ne finit pas la tâche que nous nous sommes imposée ; car c’est surtout de son histoire morale que ce sens réparateur tire son importance et sa gloire.

Nous avons donc rangé, suivant un ordre analytique, les théories et les faits qui composent l’ensemble de cette histoire, de manière qu’il puisse en résulter de l’instruction sans fatigue.

C’est ainsi que, dans les chapitres qui vont suivre, nous montrerons comment les sensations, à force de se répéter et de se réfléchir, ont perfectionné l’organe et étendu la sphère de ses pouvoirs ; comment le besoin de manger, qui n’était d’abord qu’un instinct, est devenu une passion influente, qui a pris un ascendant bien marqué sur tout ce qui tient à la société.

Nous dirons aussi comment toutes les sciences qui s’occupent de la composition des corps se sont accordées pour classer et mettre à part ceux de ces corps qui sont appréciables par le goût, et comment les voyageurs ont marché vers le même but, en soumettant à nos essais les substances que la nature ne semblait pas avoir destinées à jamais se rencontrer.

Nous suivrons la chimie au moment où elle a pénétré dans nos laboratoires souterrains pour y éclairer nos préparateurs, poser des principes, créer des méthodes et dévoiler des causes qui jusque là étaient restées occultes.

Enfin nous verrons comment, par le pouvoir combiné du temps et de l’expérience, une science nouvelle nous est tout à coup apparue, qui nourrit, restaure, conserve, persuade, console, et, non contente de jeter à pleines mains des fleurs sur la carrière de l’individu, contribue encore puissamment à la force et à la prospérité des empires.

Si, au milieu de ces graves élucubrations, une anecdote piquante, un souvenir aimable, quelque aventure d’une vie agitée, se présente au bout de la plume, nous la laisserons couler pour reposer un peu l’attention de nos lecteurs, dont le nombre ne nous effraye point, et avec lesquels au contraire nous nous plairons à confabuler ; car, si ce sont des hommes, nous sommes sûrs qu’ils sont aussi indulgents qu’instruits : et si ce sont des dames, elles sont nécessairement charmantes.

Ici le professeur, plein de son sujet, laissa tomber sa main, et s’éleva dans les hautes régions.

Il remonta le torrent des âges, et prit dans leur berceau les sciences qui ont pour but la gratification du goût : il en suivit les progrès à travers la nuit des temps ; et voyant que, pour les jouissances qu’elles nous procurent, les premiers siècles ont toujours été moins avantagés que ceux qui les ont suivis, il saisit sa lyre, et chanta sur le mode dorien la Mélopée historique qu’on trouvera parmi les Variétés. (Voyez à la fin du volume.)