Physiologie du goût/Méditation XXVI

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MÉDITATION XXVI

DE LA MORT


Omnia mors poscit ; lex est, non pœna, perire.

122. — Le Créateur a imposé à l’homme six grandes et principales nécessités, qui sont ; la naissance, l’action, le manger, le sommeil, la reproduction et la mort.

La mort est l’interruption absolue des relations sensuelles et l’anéantissement absolu des forces vitales, qui abandonne le corps aux lois de la décomposition.

Ces diverses nécessités sont toutes accompagnées et adoucies par quelques sensations de plaisir, et la mort elle-même n’est pas sans charmes quand elle est naturelle, c’est-à-dire quand le corps a parcouru les diverses phases de croissance, de virilité, de vieillesse et de décrépitude auxquelles il est destiné.

Si je n’avais pas résolu de ne faire ici qu’un très-court chapitre, j’appellerais à mon aide les médecins qui ont observé par quelles nuances insensibles les corps animés passent à l’état de matière inerte. Je citerais des philosophes, des rois, des littérateurs, qui, sur les bornes de l’éternité, loin d’être en proie à la douleur, avaient des pensées aimables et les ornaient du charme de la poésie. Je rappellerais cette réponse de Fontenelle mourant, qui, interrogé sur ce qu’il sentait, répondit : « Rien autre chose qu’une difficulté de vivre. » Mais je préfère n’annoncer que ma conviction, fondée non-seulement sur l’analogie, mais encore sur plusieurs observations que je crois bien faites, et dont voici la dernière :

J’avais une grand’tante âgée de quatre-vingt-treize ans, qui se mourait. Quoique gardant le lit depuis quelque temps, elle avait conservé toutes ses facultés, et on ne s’était aperçu de son état qu’à la diminution de son appétit et à l’affaiblissement de sa voix.

Elle m’avait toujours montré beaucoup d’amitié, et j’étais auprès de son lit, prêt à la servir avec tendresse, ce qui ne m’empêchait pas de l’observer avec cet œil philosophique que j’ai toujours porté sur tout ce qui m’environne.

« Es-tu là, mon neveu ? me dit-elle d’une voix à peine articulée. — Oui, ma tante ; je suis à vos ordres, et je crois que vous feriez bien de prendre un peu de bon vin vieux. — Donne, mon ami ; le liquide va toujours en bas. » Je me hâtai, et, la soulevant doucement, je lui fis avaler un demi-verre de mon meilleur vin. Elle se ranima à l’instant ; et tournant sur moi des yeux qui avaient été fort beaux : « Grand merci, me dit-elle, de ce dernier service ; si jamais tu viens à mon âge, tu verras que la mort devient un besoin tout comme le sommeil. »

Ce furent ses dernières paroles, et une demi-heure après elle s’était endormie pour toujours.

Le docteur Richerand a décrit avec tant de vérité et de philosophie les dernières dégradations du corps humain et les derniers moments de l’individu, que mes lecteurs me sauront gré de leur faire connaître le passage suivant :

« Voici l’ordre dans lequel les facultés intellectuelles cessent et se décomposent. La raison, cet attribut dont l’homme se prétend le possesseur exclusif, l’abandonne la première. Il perd d’abord la puissance d’associer des jugements, et bientôt après celle de comparer, d’assembler, de combiner, de joindre ensemble plusieurs idées pour prononcer sur leurs rapports. On dit alors que le malade perd la tête, qu’il déraisonne, qu’il est en délire. Celui-ci roule ordinairement sur les idées les plus familières à l’individu ; la passion dominante s’y fait aisément reconnaître : l’avare tient sur ses trésors enfouis les propos les plus indiscrets ; tel autre meurt assiégé de religieuses terreurs. Souvenirs délicieux de la patrie absente, vous vous réveillez alors avec tous vos charmes et toute votre énergie !

Après le raisonnement et le jugement, c’est la faculté d’associer des idées qui se trouve frappée de la destruction successive. Ceci arrive dans l’état connu sous le nom de défaillance, comme je l’ai éprouvé sur moi-même. Je causais avec un de mes amis, lorsque j’éprouvai une difficulté insurmontable à joindre deux idées sur la ressemblance desquelles je voulais former un jugement ; cependant la syncope n’était pas complète ; je conservais encore la mémoire et la faculté de sentir ; j’entendais distinctement les personnes qui étaient autour de moi dire : Il s’évanouit, et s’agiter pour me faire sortir de cet état, qui n’était pas sans quelque douceur.

La mémoire s’éteint ensuite. Le malade, qui dans son délire reconnaissait encore ceux qui l’approchaient, méconnaît enfin ses proches, puis ceux avec lesquels il vivait dans une grande intimité. Enfin, il cesse de sentir ; mais les sens s’éteignent dans un ordre successif et déterminé : le goût et l’odorat ne donnent plus aucun signe de leur existence ; les yeux se couvrent d’un nuage terne et prennent une expression sinistre ; l’oreille est encore sensible aux sons et au bruit. Voilà pourquoi sans doute les anciens, pour s’assurer de la réalité de la mort, étaient dans l’usage de pousser de grands cris aux oreilles du défunt. Le mourant ne flaire, ne goûte, ne voit et n’entend plus. Il lui reste la sensation du toucher, il s’agite dans sa couche, promène ses bras au dehors, change à chaque instant de posture ; il exerce, comme nous l’avons déjà dit, des mouvements analogues à ceux du fœtus qui remue dans le sein de sa mère. La mort qui va le frapper ne peut lui inspirer aucune frayeur ; car il n’a plus d’idées, et il finit de vivre comme il avait commencé, sans en avoir la conscience. » (Richerand, Nouveaux Éléments de Physiologie, neuvième édition, tome II, page 600.)