Physiologie du goût/Méditation XXVIII

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MÉDITATION XXVIII

DES RESTAURATEURS


137. — Un restaurateur est celui dont le commerce consiste à offrir au public un festin toujours prêt, et dont les mets se détaillent en portion à prix fixe, sur la demande des consommateurs.

L’établissement se nomme restaurant, celui qui le dirige est le restaurateur. On appelle simplement carte l’état nominatif des mets, avec l’indication du prix, et carte à payer[1] la note de la quantité des mets fournis et de leur prix.

Parmi ceux qui accourent en foule chez les restaurateurs, il en est peu qui se doutent qu’il est impossible que celui qui créa le restaurant ne fût pas un homme de génie et un observateur profond.

Nous allons aider la paresse, et suivre la filiation des idées dont la succession dut amener cet établissement si usuel et si commode.

établissement.

138. — Vers 1770, après les jours glorieux de Louis XIV, les roueries de la régence et la longue tranquillité du ministère du cardinal de Fleury, les étrangers n’avaient encore à Paris que bien peu de ressources sous le rapport de la bonne chère.

Ils étaient forcés d’avoir recours à la cuisine des aubergistes, qui était généralement mauvaise. Il existait quelques hôtels avec table d’hôte, qui, à peu d’exceptions près, n’offraient que le strict nécessaire, et qui d’ailleurs avaient une heure fixe.

On avait bien la ressource des traiteurs ; mais ils ne livraient que des pièces entières, et celui qui voulait régaler quelques amis était forcé de commander à l’avance, de sorte que ceux qui n’avaient pas le bonheur d’être invités dans quelque maison opulente, quittaient la grande ville sans connaître les ressources et les délices de la cuisine parisienne.

Un ordre de choses qui blessait des intérêts si journaliers ne pouvait pas durer, et déjà quelques penseurs rêvaient une amélioration.

Enfin il se trouva un homme de tête qui jugea qu’une cause aussi active ne pouvait rester sans effet ; que le même besoin se reproduisant chaque jour vers les mêmes heures, les consommateurs viendraient en foule là où ils seraient certains que ce besoin serait agréablement satisfait ; que si l’on détachait une aile de volaille en faveur du premier venu, il ne manquerait pas de s’en présenter un second qui se contenterait de la cuisse ; que l’abscision d’une première tranche dans l’obscurité de la cuisine ne déshonorerait pas le restant de la pièce ; qu’on ne regarderait pas à une légère augmentation de payement quand on aurait été bien, promptement et proprement servi ; qu’on n’en finirait jamais dans un détail nécessairement considérable, si les convives pouvaient disputer sur le prix et la qualité des plats qu’ils auraient demandés ; que d’ailleurs la variété des mets, combinée avec la fixité des prix, aurait l’avantage de pouvoir convenir à toutes les fortunes.

Cet homme pensa encore à beaucoup de choses qu’il est facile de deviner. Celui-là fut le premier restaurateur, et créa une profession qui commande à la fortune toutes les fois que celui qui l’exerce a de la bonne foi, de l’ordre et de l’habileté.

avantages des restaurants.

139. — L’adoption des restaurateurs, qui de France a fait le tour de l’Europe, est d’un avantage extrême pour tous les citoyens, et d’une grande importance pour la science.

1° Par ce moyen, tout homme peut dîner à l’heure qui lui convient, d’après les circonstances où il se trouve placé par ses affaires ou ses plaisirs ;

2° Il est certain de ne pas outre-passer la somme qu’il a jugé à propos de fixer pour son repas, parce qu’il sait d’avance le prix de chaque plat qui lui est servi ;

3° Le compte étant une fois fait avec sa bourse, le consommateur peut, à sa volonté, faire un repas solide, délicat ou friand, l’arroser des meilleurs vins français ou étrangers, l’aromatiser de moka et le parfumer des liqueurs des deux mondes, sans autres limites que la vigueur de son appétit ou la capacité de son estomac. Le salon d’un restaurateur est l’Éden des gourmands ;

4° C’est encore une chose extrêmement commode pour les voyageurs, pour les étrangers, pour ceux dont la famille réside momentanément à la campagne, et pour tous ceux, en un mot, qui n’ont point de cuisine chez eux, ou qui en sont momentanément privés.

Avant l’époque dont nous avons parlé (1770), les gens riches et puissants jouissaient presque exclusivement de deux grands avantages : ils voyageaient avec rapidité et faisaient constamment bonne chère.

L’établissement des nouvelles voitures qui font cinquante lieues en vingt-quatre heures a effacé le premier privilège ; l’établissement des restaurateurs a détruit le second ; par eux, la meilleure chère est devenue populaire.

Tout homme qui peut disposer de quinze à vingt francs, et qui s’assied à la table d’un restaurateur de première classe, est aussi bien et même mieux traité que s’il était à la table d’un prince ; car le festin qui s’offre à lui est tout aussi splendide, et ayant en outre tous les mets à commandement, il n’est gêné par aucune considération personnelle.

examen du salon.

140. — Le salon d’un restaurateur, examiné avec un peu de détail, offre à l’œil scrutateur du philosophe un tableau digne de son intérêt par la variété des situations qu’il rassemble.

Le fond est occupé par la foule des consommateurs solitaires, qui commandent à haute voix, attendent avec impatience, mangent avec précipitation, payent et s’en vont.

On y voit des familles voyageuses qui, contentes d’un repas frugal, l’aiguisent cependant par quelques mets qui leur étaient inconnus, et paraissent jouir avec plaisir d’un spectacle tout à fait nouveau pour elles.

Près de là sont deux époux parisiens : ou les distingue par le chapeau et le schall suspendus sur leur tête ; on voit que depuis longtemps ils n’ont plus rien à se dire ; ils ont fait la partie d’aller à quelque petit spectacle, et il y a à parier que l’un des deux y dormira.

Plus loin sont deux amants ; on en juge par l’empressement de l’un, les petites mignardises de l’autre et la gourmandise de tous les deux. Le plaisir brille dans leurs yeux ; et par le choix qui préside à la composition de leur repas, le présent sert à deviner le passé et à prévoir l’avenir.

Au centre est une table meublée d’habitués qui, le plus souvent, obtiennent un rabais et dînent à prix fixe. Ils connaissent par leur nom tous les garçons de salle, et ceux-ci leur indiquent en secret ce qu’il y a de plus frais et de plus nouveau ; ils sont là comme un fonds de magasin, comme un centre autour duquel les groupes viennent se former, ou, pour mieux dire, comme les canards privés dont on se sert en Bretagne pour attirer les canards sauvages.

On y rencontre aussi des individus dont tout le monde connaît la figure, et dont personne ne sait le nom. Ils sont à l’aise comme chez eux, et cherchent assez souvent à engager la conversation avec leurs voisins. Ils appartiennent à quelques-unes de ces espèces qu’on ne rencontre qu’à Paris, et qui, n’ayant ni propriété, ni capitaux, ni industrie, n’en font pas moins une forte dépense.

Enfin, on aperçoit çà et là des étrangers, et surtout des Anglais ; ces derniers se bourrent de viandes à portions doubles, demandent tout ce qu’il y a de plus cher, boivent les vins les plus fumeux, et ne se retirent pas toujours sans aides.

On peut vérifier chaque jour l’exactitude de ce tableau, et s’il est fait pour piquer la curiosité, peut-être pourrait-il affliger la morale.

inconvénients.

141. — Nul doute que l’occasion et la toute-puissance des objets présents n’entraînent beaucoup de personnes dans des dépenses qui excèdent leurs facultés. Peut-être les estomacs délicats lui doivent-ils quelques indigestions, et la Vénus infime quelques sacrifices intempestifs.

Mais ce qui est bien plus funeste pour l’ordre social, c’est que nous regardons comme certain que la réfection solitaire renforce l’égoïsme, habitue l’individu à ne regarder que soi, à s’isoler de tout ce qui l’entoure, à se dispenser d’égards ; et, par leur conduite, avant, pendant et après le repas, dans la société ordinaire, il est facile de distinguer, parmi les convives, ceux qui vivent habituellement chez le restaurateur[2].

émulation.

142. — Nous avons dit que l’établissement des restaurateurs avait été d’une grande importance pour l’établissement de la science.

Effectivement, dès que l’expérience a pu apprendre qu’un seul ragoût éminemment traité suffisait pour faire la fortune de l’inventeur, l’intérêt, ce puissant mobile, a allumé toutes les imaginations et mis en œuvre tous les préparateurs.

L’analyse a découvert des parties esculentes dans des substances jusqu’ici réputées inutiles ; des comestibles nouveaux ont été trouvés, les anciens ont été améliorés, les uns et les autres ont été combinés de mille manières. Les inventions étrangères ont été importées ; l’univers entier a été mis à contribution, et il est tel de nos repas où l’on pourrait faire un cours complet de géographie alimentaire.

restaurateurs à prix fixe.

143. — Tandis que l’art suivait ainsi un mouvement d’ascension, tant en découvertes qu’en cherté (car il faut toujours que la nouveauté se paye), le même motif, c’est-à-dire l’espoir du gain, lui donnait un mouvement contraire, du moins relativement à la dépense.

Quelques restaurateurs se proposèrent pour but de joindre la bonne chère à l’économie, et en se rapprochant des fortunes médiocres, qui sont nécessairement les plus nombreuses, de s’assurer ainsi de la foule des consommateurs.

Ils cherchaient dans les objets d’un prix peu élevé ceux qu’une bonne préparation peut rendre agréables.

Ils trouvaient dans la viande de boucherie, toujours bonne à Paris, et dans le poisson de mer qui y abonde, une ressource inépuisable ; et, pour complément, des légumes et des fruits, que la nouvelle culture donne toujours à bon marché. Ils calculaient ce qui est rigoureusement nécessaire pour remplir un estomac d’une capacité ordinaire et apaiser une soif non cynique.

Ils observaient qu’il est beaucoup d’objets qui ne doivent leur prix qu’à la nouveauté ou à la saison, et qui peuvent être offerts un peu plus tard et dégagés de cet obstacle ; enfin, ils sont venus peu à peu à un point de précision tel, qu’en gagnant 25 ou 30 pour cent, ils ont pu donner à leurs habitués, pour deux francs, et même moins, un dîner suffisant, et dont tout homme bien né peut se contenter, puisqu’il en coûterait au moins mille francs par mois pour tenir, dans une maison particulière, une table aussi bien fournie et aussi variée.

Les restaurateurs, considérés sous ce dernier point de vue, ont rendu un service signalé à cette partie intéressante de la population de toute grande ville qui se compose des étrangers, des militaires et des employés, et ils ont été conduits par leur intérêt à la solution d’un problème qui y semblait contraire, savoir : de faire faire bonne chère, et cependant à prix modéré, et même à bon marché.

Les restaurateurs qui ont suivi cette route n’ont pas été moins bien récompensés que leurs autres confrères : ils n’ont pas essuyé autant de revers que ceux qui étaient à l’autre extrémité de l’échelle ; et leur fortune, quoique plus lente, a été plus sûre ; car, s’ils gagnaient moins à la fois, ils gagnaient tous les jours, et il est de vérité mathématique que, quand un nombre égal d’unités sont rassemblées en un point, elles donnent un total égal, soit qu’elles aient été réunies par dizaines, soit qu’elles aient été rassemblées une à une.

Les amateurs ont retenu les noms de plusieurs artistes qui ont brillé à Paris depuis l’adoption des restaurants. On peut citer Beauvilliers, Méot, Robert, Rose, Legacque, les frères Véry, Henneveu et Baleine.

Quelques-uns de ces établissements ont dû leur prospérité à des causes spéciales, savoir : le Veau qui tette, aux pieds de mouton ; le…… au gras-double sur le gril ; les Frères Provençaux, à la morue à l’ail ; Véry, aux entrées truffées ; Robert, aux dîners commandés ; Baleine, aux soins qu’il se donnait pour avoir d’excellent poisson ; et Henneveu, aux boudoirs mystérieux de son quatrième étage. Mais de tous ces héros de la gastronomie, nul n’a plus le droit à une notice biographique que Beauvilliers, dont les journaux de 1820 ont annoncé la mort.

beauvilliers.

144. — Beauvilliers, qui s’était établi vers 1782, a été, pendant plus de quinze ans, le plus fameux restaurateur de Paris.

Le premier, il eut un salon élégant, des garçons bien mis, un caveau soigné et une cuisine supérieure : et quand plusieurs de ceux que nous avons nommés ont cherché à l’égaler, il a soutenu la lutte sans désavantage, parce qu’il n’a eu que quelques pas à faire pour suivre les progrès de la science.

Pendant les deux occupations successives de Paris, en 1814 et 1815, on voyait constamment devant son hôtel des véhicules de toutes les nations : il connaissait tous les chefs des corps étrangers, et avait fini par parler toutes leurs langues, autant qu’il était nécessaire à son commerce.

Beauvilliers publia, vers la fin de sa vie, un ouvrage en deux volumes in-8°, intitulé : l’Art du cuisinier. Cet ouvrage, fruit d’une longue expérience, porte le cachet d’une pratique éclairée, et jouit encore de toute l’estime qu’on lui accorda dans sa nouveauté. Jusque-là l’art n’avait point été traité avec autant d’exactitude et de méthode. Ce livre, qui a eu plusieurs éditions, a rendu bien faciles les ouvrages qui l’ont suivi, mais qui ne l’ont pas surpassé.

Beauvilliers avait une mémoire prodigieuse : il reconnaissait et accueillait, après vingt ans, des personnes qui n’avaient mangé chez lui qu’une fois ou deux : il avait aussi, dans certains cas, une méthode qui lui était particulière. Quand il savait qu’une société de gens riches était rassemblée dans ses salons, il s’approchait d’un air officieux, faisant ses baise-mains, et il paraissait donner à ses hôtes une attention toute spéciale.

Il indiquait un plat qu’il ne fallait pas prendre, un autre pour lequel il fallait se hâter, en commandait un troisième auquel personne ne songeait, faisait venir du vin d’un caveau dont lui seul avait la clef ; enfin, il prenait un ton si aimable et si engageant, que tous ses articles extra avaient l’air d’être autant de gracieusetés de sa part. Mais ce rôle d’amphitryon ne durait qu’un moment ; il s’éclipsait après l’avoir rempli ; et peu après, l’enflure de la carte et l’amertume du quart d’heure de Rabelais montraient suffisamment qu’on avait dîné chez un restaurateur.

Beauvilliers avait fait, défait et refait plusieurs fois sa fortune ; nous ne savons pas quel est celui de ces divers états où la mort l’a surpris ; mais il avait de tels exutoires que nous ne pensons pas que sa succession ait été une dépouille opime.

le gastronome chez le restaurateur.

145. — Il résulte de l’examen des cartes de divers restaurateurs de première classe, et notamment de celle des frères Véry et des Frères Provençaux, que le consommateur qui vient s’asseoir dans le salon a sous la main, comme éléments de son dîner, au moins :

12 potages,

24 hors-d’œuvre,

15 ou 20 entrées de bœuf,

20 entrées de mouton,

30 entrées de volaille et gibier,

16 ou 20 de veau,

12 de pâtisserie,

24 de poisson,

15 de rôt,

50 entremets,

50 desserts.

En outre, le bienheureux gastronome peut arroser tout cela d’au moins trente espèces de vins à choisir, depuis le vin de Bourgogne jusqu’au vin de Tokai ou du Cap ; et de vingt ou trente espèces de liqueurs parfumées ; sans compter le café et les mélanges, tels que le punch, le négus, le sillabud et autres pareils.

Parmi ces diverses parties constituantes du dîner d’un amateur, les parties principales viennent de France, telles que la viande de boucherie, la volaille, les fruits ; d’autres sont d’imitation anglaise, telles que le beefsteak, le welchrabbet, le punch, etc. ; d’autres viennent d’Allemagne, comme le sauer-kraut, le bœuf de Hambourg, les filets de la forêt Noire ; d’autres d’Espagne, comme l’olla-podrida, les garbanços, les raisins secs de Malaga, les jambons au poivre de Xerica, et les vins de liqueur ; d’autres d’Italie, comme le macaroni, le parmesan, les saucissons de Bologne, la polenta, les glaces, les liqueurs ; d’autres de Russie, comme les viandes desséchées, les anguilles fumées, le caviar ; d’autres de Hollande, comme la morue, les fromages, les harengs-pecs, le curaçao, l’anisette ; d’autres d’Asie, comme le riz de l’Inde, le sagou, le karrik, le soy, le vin de Schiraz, le café ; d’autres d’Afrique, comme le vin du Cap ; d’autres enfin d’Amérique, comme les pommes de terre, les patates, les ananas, le chocolat, la vanille, le sucre, etc. ; ce qui fournit à suffisance la preuve de la proposition que nous avons émise ailleurs, savoir : qu’un repas tel qu’on peut l’avoir à Paris est un tout cosmopolite où chaque partie du monde comparaît par ses productions.


  1. Ce mot, carte à payer, usité à l’origine même des restaurants, a été remplacé d’abord par celui de carte, puis par celui d’addition, qui est d’usage aujourd’hui (1853).
  2. Entre autres, quand on fait courir une assiette pleine de morceaux tout découpés, ils se servent et la posent devant eux sans la passer au voisin, dont ils n’ont pas coutume de s’occuper.