Poëmes antiques (1852)/Texte entier

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Poëmes antiques (1852)
Poëmes antiquesLibrairie de Marc Ducloux, éditeur (p. 377-378).
TABLE

Pages.
Préface 
 i
I. 
 1
II. 
 8
III. 
 18
 30
 110
VII. 
 116
 120
IX. 
 125
X. 
Pan 
 130
XI. 
 133
XII. 
 140
 148
I. Lydie 
 148
II. Licymnie 
 150
III. Thaliarque 
 151
IV. Lydé 
 152
V. Phyllis 
 153
VI. Vile potabis 
 155
VII. Glycère 
 155
VIII. Hymne 
 157
IX. Néère 
 158
X. Phidylé 
 159
XI 
 160
XII. Salinum 
 161
XIII. Hymne 
 162
XIV. Pholoé 
 163
XV. Tyndaris 
 164
XVI. Pyrrha 
 164
XVII. Lydia 
 165
XVIII. Envoi 
 166
 169
XV. 
 205
XVII. 
 212
XVIII. 
 220
XIX. 
 224
XX. 
Nox 
 228
 231
XXIII. 
 309
XXIV. 
 311
XXV. 
 314
XXVII. 
 319
XXVIII. 
 321
 326
 329
XXXI. 
 365









Ce livre est un recueil d’études, un retour réfléchi à des formes négligées ou peu connues. Les émotions personnelles n’y ont laissé que peu de traces ; les passions et les faits contemporains n’y apparaissent point. Bien que l’art puisse donner, dans une certaine mesure, un caractère de généralité à tout ce qu’il touche, il y a dans l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins amères, une vanité et une profanation gratuites. D’autre part, quelque vivantes que soient les passions politiques de ce temps, elles appartiennent au monde de l’action ; le travail spéculatif leur est étranger. Ceci explique l’impersonnalité et la neutralité de ces études. Il est du reste un fonds commun à l’homme et au poëte, une somme de vérités morales et d’idées dont nul ne peut s’abstraire ; l’expression seule en est multiple et diverse. Il s’agit de l’apprécier en elle-même. Or, ces poëmes seront peut-être accusés d’archaïsme et d’allures érudites peu propres) à exprimer la spontanéité des impressions et des sentiments ; mais si leur donnée particulière est admise, l’objection est annihilée. Exposer l’opportunité et la raison des idées qui ont présidé à leur conception, sera donc prouver la légitimité des formes qu’ils ont revêtues.

En ce temps de malaise et de recherches inquiètes, les esprits les plus avertis et les plus fermes s’arrêtent et se consultent. Le reste ne sait ni d’où il vient, ni où il va ; il cède aux agitations fébriles qui l’entraînent peu soucieux d’attendre et de délibérer. Seuls, les premiers se rendent compte de leur époque transitoire et des exigences fatales qui les contraignent. Nous sommes une génération savante ; la vie instinctive, spontanée, aveuglément féconde de la jeunesse, s’est retirée de nous ; tel est le fait irréparable. La Poésie, réalisée dans l’art, n’enfantera plus d’actions héroiques ; elle n’inspirera plus de vertus sociales ; parce que la langue sacrée, même dans la prévision d’un germe latent d’héroïsme ou de vertu, réduite, comme à toutes les époques de décadence littéraire, à ne plus exprimer que de mesquines impressions personnelles, envahie par les néologismes arbitraires, morcelée et profanée, esclave des caprices et des goûs individuels, n’est plus apte à enseigner l’homme. La Poésie ne consacrera même plus la mémoire des événements qu’elle n’aura ni prévus ni amenés, parce que le caractère à la fois spéculatif et pratique de ce temps est de n’accorder qu’une attention rapide et une estime accessoire à ce qui ne vient pas immédiatement en aide à son double effort, et qu’il ne se donne ni trève ni repos. Des commentaires sur l’Évangile peuvent bien se transformer en pamphlets politiques ; c’est une marque du trouble des esprits et de la ruine théologique ; il y a ici agression et lutte sous figure d’enseignement ; mais de tels compromis sont interdits à la Poésie. Moins souple et moins accessible que les formes de polémique usuelle, son action serait nulle et sa déchéance plus complète.

Ô Poëtes, éducateurs des âmes, étrangers aux premiers rudiments de la vie réelle, non moins que de la vie idéale ; en proie aux dédains instinctifs de la foule comme à l’indifférence des plus intelligents ; moralistes sans principes communs, philosophes sans doctrine, rêveurs d’imitation et de parti pris, écrivains de hasard qui vous complaisez dans une radicale ignorance de l’homme et du monde, et dans un mépris naturel de tout travail sérieux ; race inconsistante et fanfaronne, épris de vous-mêmes, dont la susceptibilité toujours éveillée ne s’irrite qu’au sujet d’une étroite personnalité et jamais au profit de principes éternels ; ô Poëtes, que diriez-vous, qu’enseigneriez-vous ? Qui vous a conféré le caractère et le langage de l’autorité ? Quel dogme sanctionne votre apostolat ? Allez ! Vous vous épuisez dans le vide, et votre heure est venue. Vous n’êtes plus écoutés, parce que vous ne reproduisez qu’une somme d’idées désormais insuffisantes ; l’époque ne vous entend plus, parce que vous l’avez importunée de vos plaintes stériles, impuissants que vous étiez à exprimer autre chose que votre propre inanité. Instituteurs du genre humain, voici que votre disciple en sait instinctivement plus que vous. Il souffre d’un travail intérieur dont vous ne le guérirez pas, d’un désir religieux que vous n’exaucerez pas, si vous ne le guidez dans la recherche de ses traditions idéales. Aussi, êtes-vous destinés, sous peine d’effacement définitif, à vous isoler d’heure en heure du monde de l’action, pour vous réfugier dans la vie contemplative et savante, comme en un sanctuaire de repos et de purification. Vous rentrerez ainsi, loin de vous en écarter, par le fait même de votre isolement apparent, dans la voie intelligente de l’époque.

Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent la Poésie dans sa vitalité, dans sa plénitude et dans son unité harmonique, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain. En fait d’art original, le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates ; le cycle chrétien tout entier est barbare. Dante, Shakespeare et Milton n’ont prouvé que la force et la hauteur de leur génie individuel ; leur langue et leurs conceptions sont barbares. La sculpture s’est arrêtée à Phidias et à Lysippe ; Michel-Ange n’a rien fécondé ; son œuvre, admirable en elle-même, a ouvert une voie désastreuse. Que reste-t-il donc des siècles écoulés depuis la Grèce ? quelques individualités puissantes, quelques grandes œuvres sans lien et sans unité. Et maintenant la science et l’art se retournent vers les origines communes. Ce mouvement sera bientôt unanime. Les idées et les faits, la vie intime et la vie extérieure, tout ce qui constitue la raison d’être, de croire, de penser, d’agir, des races anciennes appelle l’attention générale. Le génie et la tâche de ce siècle sont de retrouver et de réunir les titres de famille de l’intelligence humaine. Pour condamner sans appel ce retour des esprits, cette tendance à la reconstruction des époques passées et des formes multiples qu’elles ont réalisées, il faudrait logiquement tout rejeter, jusqu’aux travaux de géologie et d’ethnographie modernes ; mais le lien des intelligences ne se brise pas au gré des sympathies individuelles et des caprices irréfléchis. Cependant qu’on se rassure : l’étude du passé n’a rien d’exclusif ni d’absolu ; savoir n’est pas reculer ; donner la vie idéale à qui n’a plus la vie réelle n’est pas se complaire stérilement dans la mort. La pensée humaine est affirmative sans doute, mais elle a ses heures d’arrêt et de réflexions. Aussi, faut-il le dire hautement, il n’est rien de plus inintelligent et de plus triste que cette excitation vaine à l’originalité, propre aux mauvaises époques de l’art. Nous en sommes à ce point. Qui donc a signalé parmi nous le jet spontané et vigoureux d’une inspiration saine ? Personne. La source n’en est pas seulement troublée et souillée, elle est tarie jusqu’au fond. Il faut puiser ailleurs.

La Poésie moderne, reflet confus de la personnalité fougueuse de Byron, de la religiosité factice et sensuelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique d’outre-Rhin et du réalisme des Lakistes, se trouble et se dissipe. Rien de moins vivant et de moins original en soi, sous l’appareil le plus spécieux. Un art de seconde main, hybride et incohérent, archaïsme de la veille, rien de plus. La patience publique s’est lassée de cette comédie bruyante jouée au profit d’une autolâtrie d’emprunt. Les maîtres se sont tus ou vont se taire, fatigués d’eux-mêmes, oubliés déjà, solitaires au milieu de leurs œuvres infructueuses. Les derniers adeptes tentent une sorte de néo-romantisme désespéré, et poussent aux limites extrêmes le côté négatif de leurs devanciers. Jamais la pensée, surexcitée outre mesure, n’en était venue à un tel paroxisme de divagation. La langue poétique n’a plus ici d’analogue que le latin barbare des versificateurs gallo-romains du Ve siècle. En dehors de cette recrudescence finale de la poésie intime et lyrique, une École récente s’est élevée, restauratrice un peu niaise du bon sens public, mais qui n’est pas née viable, qui ne répond à rien et ne représente rien qu’une atonie peu inquiétante. Il est bien entendu que la rigueur de ce jugement n’atteint pas quelques hommes d’un talent réel qui, dans un sentiment très large de la nature, ont su revêtir leur pensée de formes sérieuses et justement estimées. Mais cette élite exceptionnelle n’infirme pas l’arrêt. Les poëtes nouveaux enfantés dans la vieillesse précoce d’une esthétique inféconde, doivent sentir la nécessité de retremper aux sources éternellement pures l’expression usée et affaiblie des sentiments généraux. Le thème personnel et ses variations trop répétées ont épuisé l’attention ; l’indifférence s’en est suivie à juste titre ; mais s’il est indispensable d’abandonner au plus vite cette voie étroite et banale, encore ne faut-il s’engager en un chemin plus difficile et dangereux, que fortifié par l’étude et l’initiation. Ces épreuves expiatoires une fois subies, la langue poétique une fois assainie, les spéculations de l’esprit, les émotions de l’âme, les passions du cœur, perdront-elles de leur vérité et de leur énergie, quand elles disposeront de formes plus nettes et plus précises ? Rien, certes, n’aura été délaissé ni oublié ; le fonds pensant et l’art auront recouvré la sève et la vigueur, l’harmonie et l’unité perdues. Et plus tard, quand les intelligences profondément agitées se seront apaisées, quand la méditation des principes négligés et la régénération des formes auront purifié l’esprit et la lettre, dans un siècle ou deux, si toutefois l’élaboration des temps nouveaux n’implique pas une gestation plus lente, peut-être la poésie redeviendra-t-elle le verbe inspiré et immédiat de l’âme humaine. En attendant l’heure de la renaissance, il ne lui reste qu’à se recueillir et à s’étudier dans son passé glorieux.

L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse. Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée ; c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres. Au milieu du tumulte d’idées incohérentes qui se produit parmi nous, une tentative d’ordre et de travail régulier n’est certes pas à blâmer, s’il subsiste quelque parcelle de réflexion dans les esprits. Quant à la valeur spéciale d’art d’une œuvre conçue dans cette donnée, elle reste soumise à qui de droit, abstraction faite de toute théorie esthétique particulière à l’auteur.

Les Poëmes qui suivent ont été pensés et écrits sous l’influence de ces idées, inconscientes d’abord, réfléchies ensuite. Erronées, ils seront non avenus ; car le mérite ou l’insuffisance de la langue et du style dépend expressément de la conception première ; justes et opportunes, ils vaudront nécessairement quelque chose. Les essais divers qui se produisent dans le même sens autour de nous ne doivent rien entraver ; ils ne défloreront même pas, pour les esprits mieux renseignés, l’étude vraie du monde antique. L’ignorance des traditions mythiques et l’oubli des caractères spéciaux propres aux époques successives ont donné lieu à des méprises radicales. Les théogonies grecques et latines sont restées confondues ; le travestissement misérable infligé par Lebrun ou Bitaubé aux deux grands Poëmes ioniens a été reproduit et mal dissimulé à l’aide d’un parti pris de simplicité grossière aussi fausse que l’était la pompe pleine de vacuité des traditeurs officiels. Des idées et des sentiments étrangers au génie homérique, empruntés aux poëtes postérieurs, à Euripide surtout, novateur de décadence, spéculant déjà sur l’expression outrée et déclamatoire des passions, ont été insérés dans une traduction dialoguée du dénouement de l’Odyssée ; tentative malheureuse, où l’abondance, la force, l’élévation, l’éclat d’une langue merveilleuse ont disparu sous des formes pénibles, traînantes et communes, et dont il faut faire justice dans un sentiment de respect pour Homère.

Trois poëmes, Hélène, Niobé et Khiron, sont ici spécialement consacrés à l’antiquité grecque et indiquent trois époques distinctes. Quelques études d’une étendue moindre, odes, hymnes et paysages, suivent ou précèdent.

Hélène est le développement dramatique et lyrique de la légende bien connue qui explique l’expédition des tribus guerrières de l’Hellade contre la ville sainte d’Ilos. Niobé symbolise une lutte fort ancienne entre les traditions doriques et une théogonie venue de Phrygie. Khiron est l’éducateur des chefs Myniens. Depuis le déluge d’Ogygès jusqu’au périple d’Argo, il assiste au déroulement des faits héroïques. Un dernier poëme, Bhagavat, indique une voie nouvelle. On a tenté d’y reproduire, au sein de la nature excessive et mystérieuse de l’Inde, le caractère métaphysique et mystique des Ascètes viçnuïtes, en insistant sur le lien étroit qui les rattache aux dogmes buddhistes.

Ces Poëmes, il faut s’y résigner, seront peu goûtés et peu appréciés. Ils porteront, dans un grand nombre d’esprits prévenus ou blessés, la peine des jugements trop sincères qui les précèdent. Des sympathies désirables leur feront défaut, celles des âmes impressionnables qui ne demandent à l’Art que le souvenir ou le pressentiment des émotions regrettées ou rêvées. Un tel renoncement a bien ses amertumes secrètes ; mais la destinée de l’intelligence doit l’emporter, et si la Poésie est souvent une expiation, le supplice est toujours sacré.

I



HYPATIE.




Au déclin des grandeurs qui dominent la terre,
Quand les cultes divins, sous les siècles ployés,
Reprenant de l’oubli le sentier solitaire,
Regardent s’écrouler leurs autels foudroyés ;


Quand du chêne d’Hellas la feuille vagabonde
Des parvis désertés efface le chemin,
Et qu’au delà des mers, où l’ombre épaisse abonde,
Vers un jeune soleil flotte l’esprit humain ;

Toujours des dieux vaincus embrassant la fortune,
Un grand cœur les défend du sort injurieux :
L’aube des jours nouveaux le blesse et l’importune,
Il suit à l’horizon l’astre de ses aïeux.

Pour un destin meilleur qu’un autre siècle naisse
Et d’un monde épuisé s’éloigne sans remords :
Fidèle au songe heureux où fleurit sa jeunesse,
Il entend tressaillir la poussière des morts.


Les sages, les héros se lèvent pleins de vie !
Les poëtes en chœur murmurent leurs beaux noms ;
Et l’Olympe idéal, qu’un chant sacré convie
Sur l’ivoire s’assied dans les blancs Parthénons.

Ô vierge, qui, d’un pan de ta robe pieuse,
Couvris la tombe auguste où s’endormaient tes dieux,
De leur culte éclipsé prêtresse harmonieuse,
Chaste et dernier rayon détaché de leurs cieux !

Je t’aime et te salue, ô vierge magnanime !
Quand l’orage ébranla le monde paternel,
Tu suivis dans l’exil cet Œdipe sublime.
Et tu l’enveloppas d’un amour éternel.


Debout, dans ta pâleur, sous les sacrés portiques
Que des peuples ingrats abandonnait l’essaim,
Pythonisse enchaînée aux trépieds prophétiques,
Les Immortels trahis palpitaient dans ton sein.

Tu les voyais passer dans la nue enflammée !
De science et d’amour ils t’abreuvaient encor ;
Et la terre écoutait, de ton rêve charmée,
Chanter l’abeille attique entre tes lèvres d’or.

Comme un jeune lotos croissant sous l’œil des sages,
Fleur de leur éloquence et de leur équité,
Tu faisais, sur la nuit moins sombre des vieux âges,
Resplendir ton génie à travers ta beauté !


Le grave enseignement des vertus éternelles
S’épanchait de ta lèvre au fond des cœurs charmés ;
Et les Galiléens qui te rêvaient des ailes
Oubliaient leur dieu mort pour tes Dieux bien aimés.

Mais le siècle emportait ces âmes insoumises
Qu’un lien trop fragile enchaînait à tes pas ;
Et tu les voyais fuir vers les terres promises ;
Mais toi, qui savais tout, tu ne les suivis pas !

Que t’importait, ô vierge, un semblable délire ?
Ne possédais-tu pas cet idéal cherché ?
Va ! dans ces cœurs troublés tes regards savaient lire,
Et les dieux bienveillants ne t’avaient rien caché.

Ô sage enfant, si pure entre tes sœurs mortelles !
Ô noble front, sans tache entre les fronts sacrés !
Quelle âme avait chanté sur des lèvres plus belles,
Et brûlé plus limpide en des yeux inspirés ?

Sans effleurer jamais ta robe immaculée,
Les souillures du siècle ont respecté tes mains :
Tu marchais, l’œil tourné vers la vie étoilée,
Ignorante des maux et des crimes humains.

L’homme en son cours fougueux t’a frappée et maudite,
Mais tu tombas plus grande ! Et maintenant, hélas !
Le souffle de Platon et le corps d’Aphrodite
Sont partis à jamais pour les beaux cieux d’Hellas !


Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,
Dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos ;
Dors ! l’impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros.

Les dieux sont en poussière et la terre est muette ;
Rien ne parlera plus dans ton ciel déserté.
Dors ! mais, vivante en lui, chante au cœur du poëte
L’hymne mélodieux de la sainte Beauté !

Elle seule survit, immuable, éternelle.
La mort peut disperser les univers tremblants,
Mais la beauté flamboie, et tout renaît en elle,
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs !



II



THYONÉ.



I


Ô jeune Thyoné, vierge de l’Isménus,
Tu n’as point confié de secrets à Vénus,
Et des flèches d’Éros l’atteinte toujours sûre
N’a point rougi ton sein d’une douce blessure.

Ah ! si les dieux jaloux, vierge, n’ont pas formé
La neige de ton corps d’un marbre inanimé,
Viens au fond des grands bois, sous les larges ramures
Pleines de frais silence et d’amoureux murmures.
L’oiseau rit dans les bois, au bord des nids mousseux,
Ô belle chasseresse ! et le vent paresseux
Berce du mol effort de son aile éthérée
Les larmes de la nuit sur la feuille dorée.
Compagne d’Artémis, abandonne tes traits ;
Ne trouble plus la paix des sereines forêts,
Et, propice à ma voix qui soupire et qui prie,
De rose et de lotos ceins ta tempe fleurie.
Ô Thyoné ! l’eau vive où brille le matin,
Sur ses bords parfumés de cytise et de thym,
Modérant de plaisir son onde diligente
Où nage l’hydriade et que l’aurore argente,



D’un cristal bienheureux baignera tes pieds blancs !
Érycine t’appelle aux bois étincelants ;
Viens ! — l’abeille empressée et la brise joyeuse
Chantent aux verts rameaux du hêtre et de l’yeuse ;
Et les faunes moqueur, au seul bruit de tes pas,
Craindront de te déplaire et ne te verront pas.
Ô fière Thyoné, viens, afin d’être belle !
Un jour tu pleureras ta jeunesse rebelle…
Qu’il te souvienne alors de ce matin charmant,
De tes premiers baisers et du premier amant,
À l’ombre des grands bois, sous les larges ramures
Pleines de frais silence et d’amoureux murmures !



II


Du cothurne chasseur j’ai resserré les nœuds ;


Je pars, et vais revoir l’Araunos sablonneux
Où la prompte Artémis, par leurs cornes dorées,
Surprit au pied des monts les cinq biches sacrées.
J’ai, saisissant mon arc et mes traits éclatants,
Noué sur mon genou ma robe aux plis flottants.
Crains de suivre mes pas. Tes paroles sont belles,
Mais je sais que tu mens et qu’Éros a des ailes !
Artémis me sourit. Docile à ses désirs,
Je coulerai mes jours en de mâles plaisirs,
Et n’enchaînerai point d’amours efféminées
La force et la fierté de mes jeunes années.
D’autres vierges sans doute accueilleront tes vœux,
Qui du mol hyacinthe ornent leurs blonds cheveux,
Et qui, dansant au son des lyres ioniques,
Aux autels d’Érycine ont voué leurs tuniques.
Moi, j’aime, au fond des bois, loin des regards humains,


Le carquois sur l’épaule et les flèches en mains,
De la chaste Déesse intrépide compagne,
À franchir d’un pied sûr la plaine et la montagne.
Fière de mon courage, oubliant ma beauté,
Je veux qu’un linge jaloux garde ma nudité,
Et que ma flèche aiguë, au milieu des molosses,
Perce les grands lions et les biches véloces.
Ô jeune Phocéen au beau corps indolent,
Qui d’un frêle rameau charges ton bras tremblant,
Et n’as aiguillonné de cette arme timide
Que tes bœufs assoupis, épars dans l’herbe humide ;
Oses-tu bien aimer la compagne des Dieux,
Qui, dédaignant Éros et son temple odieux,
Dans les vertes forêts de la haute Ortygie
Déjà d’un noble sang a vu sa main rougie ?



III


Ne me dédaigne point, ô vierge ! un Immortel
M’a, sous ton noir regard, blessé d’un trait mortel.
Lorsque le chœur léger des jeunes chasseresses
Déroule au vent du soir le flot des souples tresses,
Que ton image est douce à mon cœur soucieux !
Toi seule n’aimes point sous la clarté des cieux.
Les dieux même ont aimé, compagne de Diane !
Aux cimes du Latmos, sous le large platane,
Loin du nocturne char, solitaire, à pas lents,
Attentive aux doux bruits des feuillages tremblants,
On dit qu’une déesse aux amours ténébreuses
Du bel Endymion charma les nuits heureuses.
Ne me dédaigne point. Je suis jeune, et ma main
Ne s’est pas exercée au combat inhumain ;


Mais sur la verte mousse accoudé dès l’aurore,
J’exhale un chant sacré de mon roseau sonore.
Les tranquilles forêts protègent mon repos,
Et les riches pasteurs aux superbes troupeaux,
Voyant que, pour dorer ma pauvreté bénie,
Les dieux justes et bons m’ont donné le génie,
M’offrent en souriant, pour prix de mes leçons,
Les pesantes brebis et leurs beaux nourrissons.
Viens partager ma gloire, elle est douce et sereine.
Sous les halliers touffus, pour saluer leur reine,
Mes grands bœufs phocéens de plaisir mugiront.
De la rose des bois je ceindrai ton beau front.
Ils sont à toi, les fruits de mes vertes corbeilles,
Mes oiseaux familiers, mes coupes, mes abeilles,
Mes chansons, et ma vie ! Ô belle Thyoné,
Viens ! et je bénirai le destin fortuné


Qui, loin de la Phocide et du toit de mes pères,
Au pasteur exilé gardait des jours prospères.



IV


Jeune homme, c’est assez. Au gré de leur désir,
Les dieux donnent à l’un l’amour et le loisir,
À l’autre les combats. La liberté sacrée
Seule guide mon cœur et ma flèche acérée.
Garde ta paix si douce et tes dons, ô pasteur !
Et ta gloire frivole et ton roseau chanteur ;
Coule loin des périls d’inutiles années ;
Mais moi je poursuivrai mes fières destinées.
Fidèle à mon courage, errante et sans regrets,
Je finirai mes jours dans les vastes forêts,
Ou sur les monts voisins de la voûte éternelle,


Que l’aigle olympien ombrage de son aile !
Et là, le lion fauve, ou le cerf aux abois,
Rougira de mon sang les verts sentiers des bois.
Ainsi j’aurai vécu sans connaître les larmes,
Les jalouses fureurs et les lâches alarmes.
Libre du joug d’Éros, libre du joug humain,
Je n’aurai point brûlé les flambeaux de l’hymen ;
Sur le seuil nuptial les vierges assemblées
N’auront point murmuré les hymnes désolées,
Et jamais Ilythie avec impunité,
N’aura courbé mon front et flétri ma beauté.
Aux bords de l’Isménus, mes compagnes chéries
Couvriront mon tombeau de couronnes fleuries ;
Puis, autour de ma cendre entrelaçant leurs pas,
Elles appelleront qui ne les entend pas !
Vierge j’aurai vécu, vierge sera mon ombre ;


Et quand j’aurai passé le fleuve à l’onde sombre,
Quand le doux Élysée aux ombrages secrets,
M’aura rendu mon arc, mon carquois et mes traits,
Artémis, gémissant et déchirant ses voiles,
Fixera mon image au milieu des étoiles !




III



GLAUCÉ.



I


Sous les grottes de nacre et les limons épais
Où le fleuve Océan sommeille et rêve en paix,
Vers l’heure où l’Immortelle aux paupières dorées
Rougit le pâle azur de ses roses sacrées ;

Je suis née, et mes sœurs, qui nagent aux flots bleus,
M’ont bercée en riant dans leurs bras onduleux,
Et, sur la perle humide entrelaçant leurs danses,
Instruit mes pieds de neige aux divines cadences.
Et j’étais déjà grande, et déjà la beauté
Baignait mon souple corps d’une molle clarté.
Longtemps heureuse au sein de l’onde maternelle,
Je coulais doucement ma jeunesse éternelle ;
Les sourires vermeils sur mes lèvres flottaient,
Les songes innocents de l’aile m’abritaient ;
Et les dieux vagabonds de la mer infinie
De mon destin candide admiraient l’harmonie.
Ô jeune Clytios, ô pasteur inhumain,
Que Pan aux pieds de chèvre éleva de sa main,
Quand sous les bois touffus où l’abeille butine,
Il enseigna Syrinx à ta lèvre enfantine,

Et, du flot cadencé de tes belles chansons,
Fit hésiter Diane au détour des buissons !
Ô Clytios ! sitôt qu’au golfe bleu d’Himère
Je te vis sur le sable où blanchit l’onde amère,
Sitôt qu’avec amour l’abîme murmurant
Eut caressé ton corps d’un baiser transparent…
Éros ! Éros perça d’une flèche imprévue
Mon cœur que sous les flots je cachais à sa vue.
Ô pasteur, je t’attends ! Mes cheveux azurés
D’algues et de corail pour toi se sont parés :
Et déjà, pour bercer notre doux hyménée,
L’Euros fait palpiter la mer où je suis née.



II


Salut, vallons aimés, dans la brume tremblants !

Quand la chèvre indocile et les béliers blancs
Par vos détours connus, sous vos ombres si douces,
Dès l’aube sur mes pas paissent les vertes mousses ;
Que la terre s’éveille et rit, et que les flots
Prolongent dans les bois d’harmonieux sanglots ;
Ô nymphe de la mer, déesse au sein d’albâtre,
Des pleurs voilent mes yeux, et je sens mon cœur battre,
Et des vents inconnus viennent me caresser,
Et je voudrais saisir le monde et l’embrasser !
Hélios resplendit : à l’abri des grands chênes,
Aux chants entrecoupés des naïades prochaines,
Je repose, et ma lèvre, habile aux airs divins,
Sous les rameaux ombreux charme les dieux sylvains.
Blonde fille des eaux, les vierges de Sicile
Ont émoussé leurs yeux sur mon cœur indocile ;
Ni les seins palpitants, ni les soupirs secrets,

Ni l’attente incertaine et ses pleurs indiscrets,
Ni les baisers promis, ni les voix de syrène
N’ont troublé de mon cœur la profondeur sereine.
J’honore Pan qui règne en ces bois révérés ;
J’offre un agreste hommage à ses autels sacrés,
Et Cybèle aux beaux flancs est ma divine amante.
Je m’endors en un pli de sa robe charmante ;
Et, dès que luit aux cieux le matin argenté,
Sur les fleurs de son sein je bois la volupté !
Dis, si je t’écoutais, combien dureraient-elles,
Ces ivresses d’un jour, ces amours immortelles ?
Ô nymphe de la mer, je ne veux pas t’aimer !
C’est vous que j’aime, ô bois qu’un dieu sait animer,
Ô matin rayonnant, ô nuit immense et belle !
C’est toi seule que j’aime, ô féconde Cybèle !



III


Viens, tu seras un dieu ! sur ta mâle beauté
Je poserai le sceau de l’immortalité ;
Je te couronnerai de jeunesse et de gloire ;
Et sur ton sein de marbre, entre tes bras d’ivoire,
Appuyant dans nos jeux mon front pâle d’amour,
Nous verrons tomber l’ombre et rayonner le jour,
Sans que jamais l’oubli, de son aile envieuse,
Brise de nos destins la chaîne harmonieuse.
J’ai préparé moi-même au sein des vastes eaux,
Ta couche de cristal qu’ombragent des roseaux ;
Et les fleuves marins aux bleuâtres haleines,
Baigneront tes pieds blancs de leurs urnes trop pleines.
Ô disciple de Pan, pasteur aux blonds cheveux,
Sur quels destins plus beaux se sont portés tes vœux ?

Souviens-toi qu’un dieu sombre, inexorable, agile,
Desséchera ton corps comme une fleur fragile…
Et tu le supplieras, et tes pleurs seront vains.
Moi, je t’aime, ô pasteur, et dans mes bras divins
Je sauverai du temps ta jeunesse embaumée.
Vois ! d’un cruel amour je languis consumée,
Je puis nager à peine, et sur ma joue en fleur
Le sommeil en fuyant a laissé la pâleur.
Viens, et tu connaîtras les heures de l’ivresse !
Où les dieux cachent-ils la jeune enchanteresse
Qui, domptant ton orgueil d’un sourire vainqueur,
D’un regard plus touchant amollira ton cœur ?
Sais-tu quel est mon nom, et m’as-tu contemplée
Lumineuse et flottant sur ma conque étoilée ?
N’abaisse point tes yeux. Ô pasteur insensé,
Pour qui méprises-tu les larmes de Glaucé ?

Daigne m’apprendre, ô marbre à qui l’amour me lie,
Comme il faut que je vive, ou plutôt que j’oublie !



IV


Ô nymphe ! s’il est vrai qu’Éros, le jeune archer,
Ait su d’un trait doré te suivre et te toucher ;
S’il est vrai que des pleurs, blanche fille de l’onde,
Étincellent pour moi dans ta paupière blonde ;
Que nul dieu de la mer n’est ton amant heureux,
Que mon image flotte en ton rêve amoureux,
Et que moi seul enfin je flétrisse ta joue ;
Je te plains ! Mais Éros de notre cœur se joue,
Et le trait qui perça ton beau sein, ô Glaucé,
Sans même m’effleurer dans les airs a glissé.
Je te plains. Ne crois pas, ô ma pâle déesse,

Que mon cœur soit de marbre et sourd à ta détresse ;
Mais je ne puis t’aimer : Cybèle a pris mes jours,
Et rien ne brisera nos sublimes amours.
Va donc ! et, tarissant tes larmes soucieuses,
Danse bientôt, légère, à tes noces joyeuses !
Nulle vierge, mortelle ou déesse, au beau corps,
N’a vos soupirs divins ni vos profonds accords,
Ô bois mystérieux, temples aux frais portiques,
Chênes qui m’abritez de rameaux prophétiques,
Dont l’arome et les chants vont où s’en vont mes pas,
Vous qu’on aime sans cesse et qui ne trompez pas !
Qui d’un calme si pur enveloppez mon être,
Que j’oublie et la mort et l’heure où j’ai dû naître.
Ô nature, ô Cybèle, ô sereines forêts,
Gardez-moi le repos de vos asiles frais ;
Sous le platane épais d’où le silence tombe,

Auprès de mon berceau creusez mon humble tombe ;
Que Pan confonde un jour aux lieux où je vous vois,
Mes suprêmes soupirs avec vos douces voix,
Et que mon ombre encore, à nos amours fidèle,
Passe dans vos rameaux comme un battement d’aile !



IV





HÉLÈNE



POËME



I


HÉLÈNE, DÉMODOCE, chœur de femmes.



DÉMODOCE.


Ô Muses, volupté des hommes et des dieux,
Vous qui charmez d’Hellas les bois mélodieux,
Vierges aux lyres d’or, vierges ceintes d’acanthes,
Des sages vénérés nourrices éloquentes,

Muses, je vous implore ! Et toi, divin chanteur,
Qui des monts d’Éleuthère habites la hauteur ;
Dieu dont l’arc étincelle, ô roi de Lycorée
Qui verses aux humains la lumière dorée ;
Immortel dont la force environne Milet ;
Si mes chants te sont doux, si mon encens te plaît,
Célèbre par ma voix, Dieu jeune et magnanime,
Hélène aux pieds d’argent, Hélène au corps sublime.



HÉLÈNE.


Cesse tes chants flatteurs, harmonieux ami.
D’un trouble inattendu tout mon cœur a frémi.
Réserve pour les dieux, calmes dans l’Empyrée,
Ta louange éclatante et ta lyre inspirée.
La tristesse inquiète et sombre où je me vois
Ne s’est point dissipée aux accents de ta voix ;

Et du jour où voguant vers la divine Crète,
Atride m’a quittée, une terreur secrète,
Un noir pressentiment envoyé par les dieux
Habite en mon esprit tout plein de ses adieux.


LE CHŒUR DE FEMMES.


Ô fille de Léda, bannis ces terreurs vaines ;
Songe qu’un sang divin fait palpiter tes veines.
Honneur de notre Hellas, Hélène aux pieds d’argent
Ne tente pas le sort oublieux et changeant.


HÉLÈNE.


Par delà les flots bleus, vers les rives lointaines
Quel dessein malheureux a poussé tes antennes,
Noble Atride ! que n’ai-je accompagné tes pas ?

Peut-être que mes yeux ne te reverront pas !
Je te prie, ô Pallas, ô déesse sévère,
Qui dédaignes Éros et qu’Athènes révère,
Vierge auguste, guerrière au casque étincelant,
Du parjure odieux garde mon cœur tremblant.
Et toi, don d’Aphrodite, ô flamme inassouvie,
Apaise tes ardeurs qui dévorent ma vie !


LE CHŒUR DE FEMMES.


Daigne sourire encore, et te plaire à nos jeux.
Reine ! tu reverras ton époux courageux.
Déjà sur la mer vaste une propice haleine
Des bondissantes nefs gonfle la voile pleine,
Et les rameurs courbés sur les forts avirons,
D’une mâle sueur baignent à flots leurs fronts.


HÉLÈNE.


Chante donc, et saisis ta lyre tutélaire,
Préviens des Immortels la naissante colère,
Doux et sage vieillard, dont les chants cadencés
Calment l’esprit troublé des hommes insensés.
Verse au fond de mon cœur, chantre de Méonie,
Ce partage des dieux, la paix et l’harmonie.
Filles de Sparte, et vous, compagnes de mes jours,
De vos bras caressants entourez-moi toujours.


DÉMODOCE.


Terre au sein verdoyant, mère antique des choses,
Toi qu’embrasse Océan de ses flots amoureux,
Agite sur ton front tes épis et tes roses !
Ô fils d’Hypérion, éclaire un jour heureux !


Courbez, ô monts d’Hellas, vos prophétiques crêtes.
Lauriers aux larges fleurs, platanes, verts roseaux,
Cachez au monde entier, de vos ombres discrètes,
Le cygne éblouissant qui flotte sur les eaux.

L’onde, dans sa fraîcheur, le caresse et l’assiège,
Et sur son corps sacré roule en perles d’argent ;
Le vent souffle, embaumé, dans ses ailes de neige :
Calme et superbe, il vogue et rayonne en nageant.

Vierges, qui vous jouez sur les mousses prochaines,
Craignez les flèches d’or que l’Archer Délien
Darde, victorieux, sous les rameaux des chênes ;
Des robes aux longs plis détachez le lien.


Le divin Eurotas, ô vierges innocentes,
Invite en soupirant votre douce beauté.
Il baise vos corps nus de ses eaux frémissantes,
Palpitant comme un cœur qui bat de volupté.

Terre au sein verdoyant, mère antique des choses,
Toi qu’embrasse Océan de ses flots amoureux,
Agite sur ton front tes épis et tes roses !
Ô fils d’Hypérion, éclaire un jour heureux !

Sur tes bras, ô Léda, l’eau joue et se replie,
Et sous ton poids charmant se dérobe à dessein ;
Et le cygne attentif, qui chante et qui supplie,
Voit resplendir parfois l’albâtre de ton sein.


Tes compagnes, ô reine, ont revêtu sur l’herbe
Leur ceinture légère, et quitté les flots bleus.
Fuis le cygne nageur, roi du fleuve superbe,
N’attache point tes bras à son col onduleux !

Tyndare, sceptre en main, songe, l’âme jalouse,
Sur le trône d’ivoire avec tristesse assis.
Il admire en son cœur l’image de l’Épouse,
Et tourne vers le fleuve un regard indécis.

Mais le large Eurotas, la montagne et la plaine
Ont frémi d’allégresse. Ô pudeur sainte, adieu !
Et l’amante du cygne est la mère d’Hélène,
Hélène a vu le jour sous les baisers d’un dieu !

Terre au sein verdoyant, mère antique des choses,
Toi qu’embrasse Océan de ses flots amoureux,
Agite sur ton front tes épis et tes roses !
Ô fils d’Hypérion, éclaire un monde heureux !


HÉLÈNE.


Vieillard, ta voix est douce ; aucun son ne l’égale.
Telle chante au soleil la divine cigale,
Lorsque les moissonneurs, dans les blés mûrs assis,
Cessent pour l’écouter leurs agrestes récits.
Prends cette coupe d’or par Héphaistos forgée.
Jamais, de l’Ionie aux flots du grand Égée,
Un don plus précieux n’a ravi les humains.
Hélène avec respect le remet dans tes mains.
Ô divin Démodoce, ô compagnon d’Atrée,

Heureux le favori de la muse sacrée !
De sa bouche féconde en flots harmonieux
Coule un chant pacifique, et les cœurs soucieux,
Apaisant de leurs maux l’amertume cruelle,
Goûtent d’un songe heureux la douceur immortelle.



II


UN MESSAGER.


Ô fille de Léda, sur un char diligent,
Dont la roue est d’ivoire aux cinq rayons d’argent,
Un jeune roi, portant sur son épaule nue
La pourpre qui jadis de Phrygie est venue,
Sur le seuil éclatant du palais arrêté,
Demande le repos de l’hospitalité.

Des agrafes d’argent retiennent ses knémides.
Sur le casque d’airain aux deux cônes splendides,
Ondule, belliqueux, le crin étincelant,
Et l’épée aux clous d’or résonne sur son flanc.


HÉLÈNE.


Servez l’orge aux coursiers. L’hôte qui nous implore
Nous vient des Immortels, et sa présence honore.
Dans ce palais qu’Atride à ma garde a commis,
Que le noble étranger trouve des cœurs amis.



LE CHŒUR DE FEMMES.


STROPHE


Heureux le sage assis sous le toit de ses pères,
L’homme paisible et fort, ami de l’étranger !

Il apaise la faim, il chasse le danger ;
Il fait la part des dieux dans ses destins prospères,
          Sachant que le sort peut changer.
Cher au fils de Kronos, sa demeuce est un temple ;
L’Hospitalité rit sur son seuil vénéré ;
Et sa vie au long cours que la terre contemple
          Coule comme un fleuve sacré.

ANTISTROPHE


Zeus vengeur, vigilant, roi de l’Olympe large,
Comme un pâle vieillard, marche dans les cités.
Il dit que les destins et les dieux irrités
L’ont ployé sous la honte et sous la lourde charge
          Des aveugles calamités.
Des pleurs baignent sa face, il supplie, il adjure...
Le riche au cœur de fer le repousse en tout lieu.

Ô lamentable jour, ineffaçable injure !
          Ce suppliant était un dieu !

ÉPODE


Couronné de printemps, chargé d’hivers arides,
Né d’un père héroïque ou d’un humble mortel,
Entre, qui que tu sois, au palais des Atrides ;
De Pallas bienveillante embrasse en paix l’autel.
Reçois en souriant la coupe hospitalière
Où le vin étincelle et réjouit tes yeux,
          Et préside au festin joyeux,
          Le front ceint de rose et de lierre,
          Étranger qui nous viens des dieux !



III


HÉLÈNE, DÉMODOCE, PÂRIS. — CHŒUR DE FEMMES. —
CHŒUR D’HOMMES.


HÉLÈNE.


Oui, sois le bienvenu dans l’antique contrée
De Pélops, Étranger à la tête dorée.
Si le sort rigoureux t’a soumis aux revers,
Viens ! des cœurs bienveillants et droits te sont ouverts.
Mais, sans doute, en ton sein l’espérance fleurie
Habite encor. Dis-nous ton père et ta patrie.
Est-il un roi, pasteur de peuples ? Que les dieux
Gardent ses derniers jours des soucis odieux ;
Qu’il goûte longuement le repos et la joie !


PÂRIS.


J’ai respiré le jour dans l’éclatante Troie.
C’es le saint Ilion, demeure des humains.
Les fils de Dardanos, fils de Zeus, de leurs mains
L’ont bâtie au milieu de la plaine féconde
Que deux fleuves divins arrosent de leur onde.
Mais Ilos engendra le grand Laomédon,
Et lui, Priam mon père, et Pâris est mon nom.


HÉLÈNE.


Sur le large océan à l’humide poussière,
N’as-tu point rencontré de trirème guerrière,
Qui se hâte et revienne aux rivages d’Hellas ?
Tes yeux n’ont-ils point vu le divin Ménélas ?


PÂRIS.


Un songe éblouissant occupait ma pensée,
Reine, et toute autre image en était effacée.


HÉLÈNE.


Pardonne. Vers la Crète assise au sein des eaux,
Affrontant Poséidon couronné de roseaux,
Mon époux, à la voix du sage Idoménée,
A soudain délaissé la couche d’hyménée
Et ce sombre palais où languissent mes jours ;
Et les jalouses mers le retiennent toujours.


PÂRIS.


Des bords où le Xanthos roule à la mer profonde

Les tourbillons d’argent qui blanchissent son onde,
Soumis aux Immortels, sur les flots mugissants,
Je suis venu vers toi, femme aux nobles accents.


HÉLÈNE.


Étranger, qu’as-tu dit ? vers l’épouse d’Airide
Les dieux auraient poussé ta trirème rapide ?
Pour cet humble dessein tu quitterais les bords
Où tu naquis au jour, où tes pères sont morts,
Où, versant de longs pleurs, ta mère d’ans chargée,
T’a vu fuir de ses yeux vers les ondes d’Égée ?


PÂRIS.


La patrie et le toit natal, l’amour pieux
De mes parents courbés par l’âge soucieux,

Ces vénérables biens, ô blanche Tyndaride,
N’apaisaient plus mon cœur plein d’une flamme aride.
Ô fille de Léda, pour toi j’ai tout quitté.
Écoute, je dirai l’auguste vérité.

Aux cimes de l’Ida, dans les forêts profondes
Où paissaient à loisir mes chèvres vagabondes,
À l’ombre des grands pins je reposais, songeur.
L’aurore aux belles mains répandait sa rougeur
Sur la montagne humide et sur les mers lointaines ;
Les naïades riaient dans les claires fontaines,
Et la biche craintive et le cerf bondissant
Humaient l’air embaumé du matin renaissant.
Une vapeur soudaine, éblouissante et douce,
De l’Olympe sacré descendit sur la mousse...
Les grands troncs respectés de l’orage et des vents

Courbèrent de terreur leurs feuillages mouvants ;
La source s’arrêta sur les pentes voisines,
Et l’Ida frémissant ébranla ses racines ;
Et de sueurs baigné, plein de frissons pieux,
Pâle, je pressentis la présence des dieux.

De ce nuage d’or trois formes éclatantes,
Sous les plis transparents de leurs robes flottantes,
Apparurent, debout sur le mont écarté.
L’une, fière et superbe, avec sérénité,
Dressa son front divin tout rayonnant de gloire,
Et croisant ses bras blancs sur son grand sein d’ivoire :
Fils heureux de Priam, tu contemples Héré,
Dit-elle, et je frémis à ce nom vénéré.
Mais d’une voix plus douce et pleine de caresses :
Ô pasteur de l’Ida, juge entre trois déesses.

Si le prix de beauté m’est accordé par toi,
Des cités de l’Asie un jour tu seras roi.
L’autre, sévère et calme, et pourtant non moins belle,
Me promit le courage et la gloire immortelle,
Et la force qui dompte et conduit les humains.
Mais la dernière alors leva ses blanches mains,
Déroula sur son cou de neige, en tresses blondes,
De ses cheveux dorés les ruisselantes ondes :
Dénoua sa ceinture, et sur ses pieds d’argent
Laissa tomber d’en haut le tissu négligent ;
Et muette toujours, du triomphe assurée,
Elle sourit d’orgueil dans sa beauté sacrée.
Un nuage à sa vue appesantit mes yeux,
Car la sainte beauté dompte l’homme et les dieux !
Et le cœur palpitant, l’âme encore interdite,
Je dis : Sois la plus belle, ô divine Aphrodite !

La grande Héré, Pallas, plus promptes que l’éclair,
Comme un songe brillant disparurent dans l’air,
Et Cypris : — Ô pasteur, que tout mortel envie,
De plaisirs renaissants je charmerai ta vie.
Va ! sur l’onde propice à ton heureux vaisseau,
Fuis ton père Priam, Ilios ton berceau ;
Cherche Hellas et les bords où l’Eurotas rapide
Coule ses flots divins sous le sceptre d’Atride ;
Et la fille de Zeus, Hélène aux blonds cheveux,
J’en atteste le Styx, accomplira tes vœux.


LE CHŒUR DE FEMMES.


Ce récit merveilleux a charmé mon oreille.
À cette douce voix nulle voix n’est pareille.
Des Muses entouré, tel, le roi de Délos
Mêle un hymne sonore au murmure des flots.

Serait-ce point un dieu ? le Délien lui-même,
Le front découronné de sa splendeur suprême,
Noble Hélène, qui vient, cachant sa majesté,
D’un hommage divin honorer ta beauté ?


LE CHŒUR D’HOMMES.


STROPHE.


          Descends des neiges de Kyllène,
          Ô Pan, qui voles sur les eaux !
          Accours, et d’une forte haleine
          Emplis les sonores roseaux.
Viens ! de Nyse et de Gnosse inspire-moi les danses
          Et les rites mystérieux.
J’ai frémi de désir, j’ai bondi tout joyeux.
Il me plaît d’enchaîner les divines cadences,
Ô Pan ! roi qui conduis le chœur sacré des dieux !


ANTISTROPHE.


          Franchis les mers icariennes,
          Jeune Hélios au char doré,
          Et que les lyres déliennes
          Chantent sur un mode sacré !
Compagnes d’Artémis qui, dans les bois sauvages,
          Dansez sur les gazons naissants,
Ô nymphes, accourez de vos pieds bondissants !
Dieux vagabonds des mers, formez sur les rivages
Un chœur plein d’allégresse au bruit de mes accents !


ÉPODE.


          Vierges ceintes de laurier-rose,
          Dites un chant mélodieux :
          Semez l’hyacinthe et la rose

          Aux pieds de la fille des dieux !
          Filles de Sparte, que la joie
          En molles danses se déploie
          Autour d’Hélène et de Pâris ;
          Effleurez le sol de vos rondes,
          Et dénouez vos tresses blondes
          Au souffle céleste des ris !


HÉLÈNE.


Je rends grâces à ceux de qui je tiens la vie,
S’il faut qu’avec honneur je comble ton envie,
Jeune homme. — Parle donc. La fille de Léda,
Et la reine de Sparte, ô pasteur de l’Ida,
Peut, de riches trésors chargeant ton vaisseau vide,
Contenter les désirs de ta jeunesse avide.
Que réclame ton cœur ? que demandent tes vœux ?

Mes étalons, ployant sur leurs jarrets nerveux,
Nourris dans les vallons et les plaines fleuries,
À cette heure couverts de chaudes draperies,
Hennissent en repos. Ils sont à toi, prends-les.
Prends cet autel sacré, gardien de mon palais,
Et l’armure éclatante et le glaive homicide
Que Pallas a remis entre les mains d’Atride ;
Prends, et vers l’heureux bord où s’ouvrirent tes yeux
Guide à travers les flots tes compagnons joyeux.


PÂRIS.


Noble Hélène, mon père, en sa demeure immense
Possède assez de gloire et de magnificence ;
Assez d’or et d’argent, vain désir des mortels,
Décorent de nos dieux les éclatants autels.
Garde, fille de Zeus, tes richesses brillantes,

Et ce fer qui d’Atride arme les mains vaillantes,
Et cet autel d’airain à Pallas consacré.
Ce que je veux de toi, Reine, je le dirai.
Il faut abandonner Sparte, Atride et la Grèce,
Et, célébrant Éros par un chant d’allégresse,
Suivre, soumise aux dieux, à l’horizon des flots,
Pâris, fils de Priam, dans les remparts d’Ilos.


HÉLÈNE.


Étranger ! si déjà de la maison d’Atrée
Tes pas audacieux n’eussent franchi l’entrée ;
Si tu n’étais mon hôte, enfin, et si les dieux
N’enchaînaient mon offense en un respect pieux ;
Imprudent Étranger, tu quitterais sur l’heure
La belliqueuse Sparte, Hélène et la demeure
D’Atride ! Mais toujours un hôte nous est cher.

Tu n’auras pas en vain bravé la vaste mer
Et les vents orageux de la nue éternelle.
Viens donc, le festin fume et la coupe étincelle ;
Viens goûter le repos ; mais, ô Pâris, demain,
Des rives du Xanthos tu prendras le chemin.



IV.


DÉMODOCE, Demi-chœur de Femmes,
Demi-chœur d’Hommes
.


LE CHŒUR DE FEMMES.


Dieux ! donnez-vous raison aux terreurs de la reine ?
C’en est-il fait, ô dieux, de notre paix sereine ?
Je tremble, et de mes yeux déjà remplis de pleurs
Je vois luire le jour prochain de nos douleurs.

Dis-nous, sage vieillard aux mains harmonieuses,
Ô disciple chéri des muses glorieuses,
Ô Démodoce, ami des Immortels, dis-nous
Si, loin de Sparte et loin de notre ciel si doux
Du natal Eurotas, nos yeux, en leur détresse,
Verront s’enfuir Hélène infidèle à la Grèce ?


DÉMODOCE.


Les équitables dieux, seuls juges des humains,
Dispensent les brillants ou sombres lendemains.
Ils ont scellé ma bouche, et m’ordonnent de taire
Leur dessein formidable en un silence austère.


LE CHŒUR D’HOMMES.


Ô vieillard, tu le sais, le destin a parlé.

J’en atteste l’Hadès et l’Olympe étoilé !
Bannis de ton esprit le doute qui l’assiège.
Non, ce n’est point en vain, vierges aux bras de neige,
Que l’Immortelle née au sein des flots amers
A tourné notre proue à l’horizon des mers,
Et que durant dix jours nos rames courageuses
Ont soulevé l’azur des ondes orageuses.


LE CHŒUR DE FEMMES.


Ô cruelle Aphrodite, et toi, cruel Éros !


LE CHŒUR D’HOMMES.


Enfant, roi de l’Olympe ! ô reine de Paphos !


DÉMODOCE.


La jeunesse est crédule aux espérances vaines :

Elle éblouit nos yeux et brûle dans nos veines,
Et des songes brillants le cortège vainqueur
D’un aveugle désir fait palpiter le cœur.


LE CHŒUR D’HOMMES.


STROPHE.


          Divine Hébé, blonde déesse,
La coupe d’or de Zeus étincelle en tes mains.
          Salut, ô charme des humains,
          Immortelle et douce Jeunesse !
Une ardente lumière, un air pur et sacré
Versent la vie à flots au cœur où tu respires :
          Plein de rayons et de sourires,
Il monte et s’élargit dans l’Olympe éthéré !


ANTISTROPHE.


          Les jeux, les ris vermeils et les grâces,
Éros à l’arc d’ivoire, Aphrodite au beau sein,
          Et les désirs, comme un essaim,
          Vont et s’empressent sur tes traces.
Le flot des mers pour toi murmure et chante mieux ;
Une lyre cachée enivre ton oreille.
          L’aube est plus fraîche et plus vermeille,
Et l’étoile nocturne est plus belle à tes yeux.


ÉPODE.


Ô vierge heureuse et bien aimée,
Ceinte des roses du printemps,
Qui, dans ta robe parfumée,
Apparus au matin des temps !

Ta voix est comme une harmonie ;
Les violettes d’Ionie
Fleurissent sous ton pied charmant.
Salut, ô jeunesse féconde,
Dont les bras contiennent le monde
Dans un divin embrassement !


DÉMODOCE.


Bienheureuse l’austère et la rude jeunesse
Qui rend un culte chaste à l’antique vertu !
Mieux qu’un guerrier de fer et d’airain revêtu,
Le jeune homme au cœur pur marche dans la sagesse.

Le myrte efféminé n’orne point ses cheveux,
Il n’a point effeuillé la rose ionienne ;

Mais sa bouche est sincère et sa face est sereine,
Et la lance d’Arès charge son bras nerveux.

En de mâles travaux ainsi coule sa vie.
Si parfois l’étranger l’accueille à son foyer,
Il n’outragera point l’autel hospitalier,
Et respecte le seuil où l’hôte le convie.

Puis les rapides ans inclinent sa fierté ;
Mais la vieillesse auguste ennoblit le visage !
Et qui vécut ainsi, peut mourir : il fut sage,
Et demeure en exemple à la postérité.



LE CHŒUR DE FEMMES.


Vierge Pallas, toujours majestueuse et belle,
Préserve-moi d’Éros ! À ton culte fidèle,

Dans la maison d’Hélène et dans la chasteté,
Je fuirai du plaisir l’amère volupté.
Sous ton égide d’or, ô sereine déesse,
Garde d’un souffle impur la fleur de ma jeunesse.


LE CHŒUR D’HOMMES.


Déesse, qui naquis de l’écume des mers,
Dont le rire brillant tarit les pleurs amers,
Aphrodite ! à tes pieds la terre est prosternée.
Ô mère des désirs, d’Éros et d’Hyménée,
Ceins mes tempes de myrte, et qu’un hymne sans fin
Réjouisse le cours de mon heureux destin !


DÉMODOCE.


Le désir est menteur, la joie est infidèle.
Toi seule es immuable, ô sagesse éternelle !

L’heure passe, et le myrte à nos fronts est fané ;
Mais l’austère bonheur que tu nous as donné,
Semblable au vaste mont qui plonge aux mers profondes
Demeure inébranlable aux secousses des ondes.


LE CHŒUR D’HOMMES.


Le souffle de Borée a refroidi vos cieux.
Oh ! combien notre Troie est plus brillante aux yeux !
Vierges, suivez Hélène aux rives de Phrygie,
Où le jeune Iakkhos mène la sainte orgie ;
Où la grande Cybèle au front majestueux,
Sut le dos des lions, fauves tueurs de bœufs,
Du Pactole aux flots d’or vénérable habitante
Couvre plaines et monts de sa robe éclatante !


LE CHŒUR DE FEMMES.

Ô verts sommets du Taygète, ô beau ciel !
Dieux de Pélops, dieux protecteurs d’Hélène !
Vents qui soufflez une si douce haleine
Dans les vallons du pays paternel ;
Et vous, témoins d’un amour immortel,
Flots d’Eurotas, ornement de la plaine !


DÉMODOCE.


Étrangers, c’est en vain qu’en mots harmonieux
Vous caressez l’oreille et l’esprit curieux.
C’est assez. Grâce aux dieux qui font la destinée,
Au sol de notre Hellas notre âme est enchaînée ;
Et la terre immortelle où dorment nos aïeux
Est trop douce à nos cœurs et trop belle à nos yeux.

Les vents emporteront ta poussière inféconde,
Ilion ! mais Hellas illumine le monde !



V


HÉLÈNE, PÂRIS, DÉMODOCE,
Chœur de Femmes, Chœur d’Hommes.


HÈLÈNE.


Tes lèvres ont goûté le froment et le vin,
Fils de Priam. Ainsi l’a voulu le destin.
Des dieux hospitalier j’ai gardé la loi sainte.
Mais de Sparte déjà dorant la vaste enceinte,
L’aurore a secoué ses rosés dans l’azur,
L’étoile à l’horizon incline un front obscur,
Dans le large Eurotas ta trirème lavée

Sur les flots, par les vents, s’agite soulevée.
Va ! que Zeus te protège, et que les dieux marins
T’offrent un ciel propice et des astres sereins !
Tu reverras l’Ida couronné de pins sombres,
Et les rapides cerfs qui paissent sous leurs ombres,
Et les fleuves d’argent, Simoïs et Xanthos,
Et tes parents âgés, et les remparts d’Ilos.
Heureux qui, sans remords et d’une âme attendrie
Revoit les cieux connus et la douce pairie !


PÂRIS.


Ô blanche Tyndaride, ô fille de Léda,
Noble Hélène ! Aphrodite, au sommet de l’Ida,
À mes yeux transportés éblouissante et nue,
Moins sublime, apparut du milieu de la nue !
N’es-tu point Euphrosyne au corps harmonieux

Dont rêvent les humains et qu’admirent les dieux ?
Où la blonde Aglaé dont les molles paupières
Enveloppent les cœurs d’un tissu de lumières ?
L’or de tes cheveux brûle, et tes yeux fiers et doux
Font palpiter le sein et courber les genoux !
Tes pieds divins sans doute ont foulé les nuées.
Les vierges de Phrygie aux robes dénouées,
Étoiles qui du jour craignent l’auguste aspect,
Vont pâlir devant toi d’envie et de respect.
Viens ! Aphrodite veut qu’aux bords sacrés de Troie
J’emporte avec orgueil mon éclatante proie !
Elle-même, prodigue en son divin secours,
De ma rapide nef a dirigé le cours.


HÈLÈNE.


Ô vous, fils du grand Zeus, Dioscures sublimes,

Qui de l’Olympe auguste illuminez les cimes ;
Vous qui, levant la pique et le ceste guerrier,
Jadis avez conquis le divin bélier !
Ô gloire de l’Hellade, amis de mon enfance,
Mes frères, entendez votre sœur qu’on offense !
Et toi, vierge Pallas, gardienne de l’hymen,
Qui portes l’olivier et la lance en ta main,
Vois combien ce regard me pénètre et m’enflamme !
Mets ta force divine, ô Pallas, dans mon âme ;
Soutiens mon lâche cœur dans ce honteux danger.


LE CHŒUR DE FEMMES.


Dieux ! chassez de nos murs ce funeste Étranger.


PÂRIS.


Hélène aux pieds d’argent, des femmes la plus belle,
Mon cœur est dévoré d’une ardeur immortelle !


HÈLÈNE.


Je ne quitterai point Sparte aux nombreux guerriers,
Ni mon fleuve natal et ses roses lauriers,
Ni les vallons aimés de nos belles campagnes
Où danse et rit encor l’essaim de mes compagnes ;
Ni la couche d’Atride et son sacré palais.
Crains de les outrager, fils de Priam, fuis-les !
Sur ton large navire, au delà des mers vastes,
Fuis ! et ne trouble pas des jours calmes et chastes.
Heureux encor si Zeus, de ton crime irrité,
Ne venge mon injure et l’hospitalité.
Fuis donc, il en est temps. Déjà sur l’onde Égée,
À l’appel de l’Hellade et d’Hélène outragée,
Le courageux Atride excite ses rameurs,
Regagne ta Phrygie, ou, si tu tardes, meurs !


PÂRIS.


La rose d’Ionie ornera ma trirème,
Et tu seras à moi, noble femme que j’aime !
Les dieux me l’ont promis ; nous trompent-ils jamais ?


HÈLÈNE.


Ils m’en sont tous témoins, Étranger, je te hais.
Ta voix m’est odieuse et ton aspect me blesse.
Ô justes dieux, grands dieux ! secourez ma faiblesse.
Je t’implore, ô mon père, ô Zeus ! ah ! si toujours
J’ai vénéré ton nom de pieuses amours ;
Fidèle à mon époux et vertueuse mère,
Si du culte d’Éros j’ai fui l’ivresse amère ;
Souviens-toi de Léda, toi, son divin amant,
Mon père ! et de mon sein apaise le tourment.

Permets qu’en son palais où Pallas le ramène,
Atride, entre les Grecs, soit fier encor d’Hélène.
Ô Zeus, ô noble Atride, ô ma fille, ô vertu,
Sans relâche parlez à mon cœur abattu ;
Calmez ce feu secret qui sans cesse m’irrite.
Je hais ce Phrygien, ce prêtre d’Aphrodite,
Cet hôte au cœur perfide, aux discours odieux...
Je le hais, mais qu’il parte, et pour jamais ! grands dieux !
Je l’aime ! c’est en vain que ma bouche le nie,
Je l’aime et me complais dans mon ignominie !


LE CHŒUR DE FEMMES.


Ô Reine, tes douleurs me pénètrent d’effroi.


LE CHŒUR D’HOMMES.


Tu triomphes, Éros, et Pâris avec toi.


LE CHŒUR DE FEMMES.


Éros, épargne Hélène, ou frappe-moi pour elle.


LE CHŒUR D’HOMMES.


Poursuis, divin Éros, dompte ce cœur rebelle.


LE CHŒUR DE FEMMES.


Aphrodite et Pallas, ô combat abhorré !
Se disputent Hélène et son cœur déchiré.


HÈLÈNE.


Ne cesserez-vous point, ô dieux inexorables,
D’incliner vers le mal les mortels misérables !


LE CHŒUR D’HOMMES.


Pleurs, combats insensés, inutiles efforts.
Tu résistes en vain, et les dieux sont plus forts.


DÉMODOCE.


Toi, par qui la terre féconde
Gémit sous un tourment cruel,
Éros, dominateur du ciel,
Éros, Éros, dompteur du monde !
Par delà les flots orageux,
Par delà les sommets neigeux,
Plus loin que les plaines fleuries
Où les Grâces, des dieux chéries,
Mêlent leurs danses et leurs jeux,

Tu touches à tous les rivages ;
Tu poursuis dans les bois sauvages
Les chasseresses aux pieds prompts :
Tu troubles l’équité des sages
Et tu découronnes leurs fronts !
L’épouse, dans son cœur austère,
Durant le silence des nuits,
Sent glisser ton souffle adultère,
Et sur sa couche solitaire
Rêve, en proie aux brûlants ennuis.
Tout mortel aux jours éphémères,
De tes flèches sans cesse atteint,
A versé des larmes amères.
Jamais ta fureur ne s’éteint ;
Jamais tu ne fermes tes ailes.
Tu frappes, au plus haut des cieux,

Les palpitantes Immortelles
D’un trait certain et radieux ;
Et, réglant l’Éther spacieux,
Présidant aux lois éternelles,
Tu sièges parmi les grands dieux,
Toi, par qui la terre féconde
Gémit sous un tourment cruel,
Éros, Éros, dompteur du monde,
Éros, dominateur du ciel !


PÂRIS.


Enfant divin, sois-moi favorable ! Attendrai-je
Que l’âge sur ma tête ait secoué sa neige
Et flétri pour jamais les roses et mon cœur ?
Ô volupté, nectar, enivrante liqueur,
Ô désir renaissant et doux, coupe de flamme,

Tu verses à la fois tout l’Olympe dans l’âme !


HÈLÈNE.


Heureuse qui peut vivre et peut mourir aux lieux
Où l’aurore première a réjoui ses yeux,
Et qui, de fils nombreux chaste mère entourée,
Laisse au fond de leurs cœurs sa mémoire honorée !
Mais quoi ! ne suis-je plus Hélène ? — Phrygien !
Atride est mon époux, ce palais est le sien...
Fuis ! ne me réponds point. Je le veux, je l’ordonne.
Mais je ne puis parler, la force m’abandonne,
Mon cœur cesse de battre, et déjà sous mes yeux
Roule le Fleuve noir par qui jurent les dieux.


LE CHŒUR DE FEMMES.


Ô Zeus, secours au moins ta fille malheureuse !

Ô Pallas-Athéné, déesse généreuse,
Viens, je t’implore ; rouvre à la douce clarté
Les yeux mourants d’Hélène. Ô jour, jour détesté,
Jour d’amères douleurs, de larmes, de ruine !
Ô funeste Étranger, vois la fille divine
De Zeus et de Léda ! Remplissez nos remparts
De lamentations, guerriers, enfants, vieillards...
Hélas ! faut-il qu’Hélène aux pieds d’argent se meure !
Les dieux, ô fils d’Atrée, ont frappé ta demeure.


PÂRIS.


Noble Hélène, reviens à la vie ! et plains-moi.
J’ai causé ta colère et ton cruel effroi,
Et troublant de ces lieux la paix chaste et sereine,
Offensé ton cœur fier et mérité ta haine ;
Mais la seule Aphrodite a dirigé mes pas ;

Plains-moi, fille de Zeus, et ne me punis pas !
Plus grande est ta beauté, plus ta présence est douce,
Plus l’auguste respect me dompte et me repousse.
Pardonne, je retourne en mon lointain pays.
Pour toi, rebelle aux dieux, je pars et t’obéis ;
Heureux si ta pitié, par delà l’onde amère,
Suit durant un seul jour ma mémoire éphémère.
Fuyons ! des pleurs amers s’échappent de mes yeux.
Noble Hélène, reçois mes suprêmes adieux ;
Salut, gloire d’Hellas, je t’aime et je t’honore.


HÈLÈNE.


Priamide divin, ton cœur est noble encore.
Sois heureux ! Je rends grâce au généreux dessein
Que ta jeune sagesse a fait naître en ton sein

Il est digne des dieux d’où sort ta race antique
Et se vaincre soi-même est d’un cœur héroïque.



VI


HÉLÈNE, DÉMODOCE,
Chœur de Femmes.


STROPHE.


          Ô charme du vaste univers,
Ô terre de Pallas, ô glorieuse Grèce,
          Exhale un hymne d’allégresse,
Émeus l’Olympe au bruit de tes sacrés concerts !
Hellas, ô belle Hellas, terre auguste et chérie,
Mes yeux ont vu pâlir ta gloire, ô ma patrie !
Mais Zeus a dissipé l’ombre vaine d’un jour ;

          Et de Pallas les mains paisibles
Brisent les traits d’Éros, si longtemps invincibles :
          La sagesse a vaincu l’amour !


ANTISTROPHE.


          Dieux propices aux matelots,
Sur les eaux de la mer soufflez, doux Éolides ;
          Poussez nos trirèmes rapides
À travers l’étendue et l’écume des flots.
Reviens, ô fils d’Atrée, au berceau de tes pères,
Et poursuis l’heureux cours de tes destins prospères.
La fille de Léda, reine aux cheveux dorés,
          Honneur d’Hellas que Zeus protège,
Ô courageux époux, t’ouvre ses bras de neige
          Pour des embrassements sacrés !


ÉPODE.


          Ciel natal, lumière si douce,
De ton plus bel éclat resplendis à mes yeux !
Ô nymphes aux pieds nus, sur un mode joyeux
          Du Taygète foulez la mousse ;
Ô Démodoce, chante un hymne harmonieux !
Aux sons des lyres d’or, en longues théories,
          Les tempes de roses fleuries,
Femmes de Sparte, allez vers les sacrés autels ;
          Et que le sang pur des victimes
Et l’encens à longs flots et les chœurs magnanimes,
          Dans l’Olympe aux voûtes sublimes
          Réjouissent les Immortels !


DÉMODOCE.


Interrompez vos chants, ô vierges innocentes.

La sombre inquiétude et les peines cuisantes
Du front de notre Hélène assiègent la pâleur.
Ô vierges, respectez sa secrète douleur.
De votre âge fleuri les tristesses légères
Se dissipent bientôt en vapeurs passagères ;
Et de vos yeux brillants les doux pleurs sont pareils
Aux larmes de la nuit sur les rameaux vermeils :
Prompts à naître, à tarir plus faciles encore.
Votre peine en rosée au soleil s’évapore,
Ô vierges ! Mais le cœur où les Dieux ont passé
Garde longtemps le trait profond qui l’a blessé ;
Il se plaît à poursuivre une incessante image,
Et des pleurs douloureux sillonnent le visage.


HÈLÈNE.


Vieillard, le doux repos s’est éloigné de moi :

Mon lâche cœur est plein d’amertume et d’effroi.
Tu l’as dit, de ce cœur profonde est la blessure,
Et les dieux de ma honte ont comblé la mesure.
Je l’avoue, — et mon front en rougit, tu le vois !
Mon oreille a gardé le doux son de sa voix ;
De sa jeune fierté l’irrésistible grâce
À mes regards encore en songe se retrace...
Je l’aime ! — Éros ! voilà de tes funestes jeux !
Dis-moi que mon époux est sage et courageux,
Vieillard, et que sans doute, en mon âme abusée,
D’injustes dieux ont mis cette image insensée.
Dis-moi qu’Atride m’aime et qu’en ce dur moment
Il brave la tempête et le flot écumant ;
Qu’il m’a commis l’honneur de sa vie héroïque,
Que je l’aime !... Ô douleur ! ô race fatidique
D’Atrée ! ô noir destin, et déplorable jour.

Flammes qui consumez mon cœur, ô lâche amour !
C’est en vain que sa vue à mes yeux est ravie,
Il emporte la gloire et la paix de ma vie !


DÉMODOCE.


Noble Hélène, les dieux, d’où naissent nos travaux,
Aux forces de nos cœurs ont mesuré nos maux,
Et dans les parts qu’ils font des fortunes diverses
Ils livrent les meilleurs aux plus rudes traverses,
Certains que tout mortel armé de sa vertu
Sous le plus lourd destin n’est jamais abattu.
Rejetez loin de vous, murs belliqueux de Sparte,
L’hôte qui vous outrage. Ô dieux justes, qu’il parte,
Et que les jours futurs dévoilés à mes yeux
S’effacent comme l’ombre à la clarté des cieux !


HÈLÈNE.


Toi que les dieux ont fait confident de leur haine,
De quels funestes coups frapperont-ils Hélène ?


DÉMODOCE.


Laissons faire les dieux. Oublie un vain discours.
Que Zeus et que Pallas te gardent de beaux jours.
Puisse la paix divine et la forte sagesse
Descendre dans ton âme et bannir ta tristesse !
La sereine douceur d’un amour vertueux
Verse le calme au fond des cœurs tumultueux ;
Tel, dans la voûte obscure où grondent les orages,
Un regard d’Hélios dissipe les nuages.


HÈLÈNE.


Mon père, ta sagesse est grande. Que le ciel

Couronne tes vieux ans d’un honneur immortel.
J’écouterai toujours d’un esprit favorable
L’harmonieux conseil de ta voix vénérable.
Et vous, ô sœurs d’Hélène, ô beaux fronts ceints de fleurs !
De vos jeunes accords endormez mes douleurs.
J’aime vos chants si doux où la candeur respire,
Et mon front s’illumine à votre heureux sourire.


LE CHŒUR DE FEMMES.


Penché sur le timon, et les rênes en mains,
Hèlios presse aux cieux le splendide attelage ;
Il brûle dans son cours l’immobile feuillage
          Des bois vierges de bruits humains.

Les tranquilles forêts de silence sont pleines ;
Et la source au flot clair du rocher tout en pleurs

Tombe et mêle aux chansons des furtives haleines
          Son murmure parmi les fleurs.

Ô divine Artémis, vierge aux flèches rapides,
Accours, l’heure est propice au bain mystérieux.
Sans craindre des mortels le regard curieux,
          Plonge dans les ondes limpides.

Chasseresses des bois, ô nymphes, hâtez-vous.
Dénouez d’Artémis la rude et chaste robe.
Voyez ! ce bois épais et sombre la dérobe
          Aux yeux mêmes des dieux jaloux.

Et l’onde frémissante a reçu la déesse
Et retient son beau corps dans un baiser tremblant ;
Elle rit, et l’essaim joyeux, étincelant
          Des nymphes, l’entoure et la presse.


Mais quel soupir émeut le feuillage prochain ?
Serait-ce quelque vierge égarée et peureuse,
Ou le faune moqueur, ou le jeune Sylvain,
          Qui pousse une plainte amoureuse ?

C’est toi, fils d’Aristée, aux molosses chasseurs,
Qui surprends Artémis dans sa blancheur de neige,
Nue et passant du front l’éblouissant cortège
          Que lui font ses divines sœurs.

Fuis, chasseur imprudent ! Artémis irritée
T’aperçoit et se lève au milieu des flots clairs,
Et sa main sur ton front lance l’onde agitée ;
          Ses grands yeux sont tout pleins d’éclairs.

La corne aux noirs rameaux sur ta tête se dresse ;
Tu cours dans les halliers comme un cerf bondissant...

Et ta meute infidèle, en son aveugle ivresse
          Hume l’arome de ton sang.

Malheureux ! plus jamais dans les forêts aimées
Tu ne retourneras, ton arc entre les mains.
Ah ! les dieux sont cruels ! aux douleurs des humains
          Toujours leurs âmes sont fermées.


HÈLÈNE.


Oui, les dieux sont cruels ! — ô jours, jours d’autrefois !
De ma mère Léda doux baisers, douce voix !
Bras caressants et chers où riait mon enfance,
Ô souvenirs sacrés que j’aime et que j’offense,
Salut ! — un noir nuage entre mon cceur et vous
D’heure en heure descend comme un voile jaloux.
Salut, seuil nuptial, maison du fils d’Atrée,

Ô chastes voluptés de sa couche sacrée !
De la grande Pallas autel hospitalier,
Où j’ai brûlé la myrrhe et l’encens familier !
Ô cité de Tyndare, ô rives de mon fleuve,
Où l’essaim éclatant des beaux cygnes s’abreuve
Et nage, et, comme Zeus, quittant les claires eaux,
Poursuit la blanche nymphe à l’ombre des roseaux !
Salut, ô mont Taygète, ô grottes, ô vallées,
Qui, des rires joyeux de nos vierges, troublées,
Sur les agrestes fleurs et les gazons naissants,
Avez formé mes pas aux rythmes bondissants !
Salut, chère contrée où j’ai vu la lumière !
Trop fidèles témoins de ma vertu première,
Salut ! Je vous salue, ô patrie, ô beaux lieux !
D’Hélène pour jamais recevez les adieux.
Une flamme invincible irrite dans mes veines

Un sang coupable... assez, assez de luttes vaines,
D’intarissables pleurs, d’inutiles remords...
Accours ! emporte-moi, Phrygien, sur tes bords.
Achève enfin, Éros, ta victoire cruelle.
Et toi, fille de Zeus, ô gardienne infidèle,
Pallas, qui m’as trahie ; et vous, funestes dieux,
Qui me livrez en proie à mon sort odieux,
Qui me poussez aux bras de l’impur adultère...
Par le fleuve livide et l’Hadès solitaire,
Par Niobé, Tantale, Atrée et le festin
Sanglant ! Par Perséphone et par le noir destin,
Par les fouets acharnés de la pâle Érynnie,
Ô dieux cruels, dieux sourds ! ô dieux, je vous renie !
Viens, ô fils de Priam, je t’aime, et je t’attends.


DÉMODOCE.


Ô dieux, pressez sa fuite ! — Hélène, il n’est plus temps.
Sur l’écume du fleuve il vogue, et j’en rends grâces
Aux dieux ! — Les flots mouvants ont effacé ses traces.


HÈLÈNE.


Éros brûle en mon sein ! ô vieillard, je me meurs.
Va, Démodoce, cours. De tes longues clameurs
Emplis les bords du fleuve. Arrête sa trirème.
Dis-lui que je l’attends et je supplie et l’aime !


DÉMODOCE.


Par ton vaillant époux, par la gloire d’Hellas,
Puissent de Zeus vengeur les foudres en éclats

Frapper ma tête impie et livrer ma poussière
Aux vents d’orage, si j’écoute ta prière.


LE CHŒUR DE FEMMES.


Malheureuse et cruelle Hélène, qu’as-tu dit ?


HÈLÈNE.


Vierges, séchez vos pleurs, car mon sort est prédit.
Il faut courber le front sous une loi plus forte.
Ah ! sans doute il est lourd, le poids que mon cœur porte,
Ils sont amers, les pleurs qui tombent de mes yeux ;
Mais les dieux l’ont voulu : je m’en remets aux dieux.
Ils ont troublé ma vie... Eh bien, quoi qu’il m’en coûte,
J’irai jusques au bout de ma funeste route ;
Gloire, honneur et vertu, je foulerai du pied
Ce que l’homme et le ciel révèrent, sans pitié,

Sans honte ! et quand viendra le terme de mon âge :
Voilà, dirai-je aux dieux, votre exécrable ouvrage !



VII


HÉLÈNE, DÉMODOCE, PÂRIS. — CHŒUR DE FEMMES.


PÂRIS.


Viens ! mes forts compagnons, à la fuite animés,
Poussent des cris joyeux, des avirons armés.


HÈLÈNE.


Les dieux m’ont entendue !


DÉMODOCE.


                                     Envoyé des lieux sombres

Ou d’un sceptre de fer Aidès conduit les ombres,
Fils de Priam ! — et toi, dont le cœur est changeant
Et perfide ! Écoutez. Sur son trépied d’argent,
Dans Larisse, le dieu qu’honore Lycorée,
Fit entendre autrefois sa parole sacrée.
Jeune encor, mais déjà plein de transports pieux,
J’accoutumais ma voix aux louanges des dieux,
Et le grand Apollon guidait mes pas timides
Sur les sommets chéris des chastes Piérides.
Livrant à mes regards les temps encor lointains,
Le dieu me révéla vos sinistres destins,
Fils de Priam, et toi, d’Éros indigne esclave !


PÂRIS.


Résiste-t-on aux dieux ? malheur à qui les brave.
Vieillard, les feux tombés du char d’or d’Hélios

N’amollissent jamais le front glacé d’Athos :
Des songes enflammés l’âge froid te protège,
Et plus rien de ton cœur n’échauffera la neige.


DÉMODOCE.


Jeune homme, ils sont aimés des justes Immortels,
Ceux qui vivent en paix sur les bords paternels,
Et, des simples vertus suivant le cours austère,
Calment à ce flot pur la soif qui les altère.
Et toi, ma fille, toi qu’entoura tant d’amour
Depuis l’heure si chère où tu naquis au jour ;
Ma fille, entends ma voix ! — Mes riantes années
Au souffle des hivers se sont toutes fanées ;
J’ai vécu longuement. Je sais le lendemain
Des ivresses d’une heure et du désir humain !

Femme de Ménélas, je te prie et t’adjure :
Souviens-toi d’Athéné qui venge le parjure.


LE CHŒUR DE FEMMES.


Ô fille de Léda, noble Hélène aux pieds blancs
Nous pressons tes genoux avec nos bras tremblants.


HÈLÈNE.


C’est assez. J’obéis à tes flammes divines,
Éros. Emporte-moi sur les ondes marines,
Ô Pâris ! — Hélios luit dans l’Olympe en feu.
Adieu, vierges de Sparte ! ô Démodoce, adieu !


LE CHŒUR DE FEMMES.


Arrête, Hélène ! arrête, ô malheureuse Hélène !
Prends en pitié ta gloire et notre amère peine...

Elle fuit ! et déjà son long voile flottant
Disparaît au détour du portique éclatant.
Tombez, écroulez-vous, murs du palais antique.
Ô sol, ébranle-toi sur sa trace impudique !


DÉMODOCE.


C’en est fait ! l’eau gémit sous l’effort des nageurs.
Fuis donc, couple fatal, et crains les dieux vengeurs.


LE CHŒUR DE FEMMES.


STROPHE.


Divins frères d’Hélène, éclatants Dioscures,
Qui brillez à nos yeux, durant les nuits obscures,
          À l’horizon des vastes mers ;
          Refusez vos clartés si pures
Au vaisseau ravisseur qui fend les flots amers.

Beaux astres qui régnez au milieu des étoiles,
          Laissez, de l’Olympe attristé,
D’une éternelle nuit tomber les sombres voiles :
Gloire, vertu, patrie, Hélène a tout quitté !


ANTISTROPHE.


Comme la rose en proie aux souffles de Borée,
Qui ne voit pas finir l’aube qui l’a dorée,
          Tombe et se fane en peu d’instants,
          Ma jeunesse, aux pleurs consacrée
Ne verra pas la fin de son heureux printemps !
Ô mousses du Taygète, ô fleurs de nos vallées,
          Propices à nos chœurs joyeux,
Qu’autrefois elle aimait, que ses pas ont foulées,
Flétrissez-vous : Hélène a renié ses dieux !


ÉPODE.

Vers ton palais désert et sombre, ô noble Atride,
          À travers les flots orageux,
Ne hâte point le cours de ta nef intrépide :
Tu ne reverras plus la blanche Tyndaride
          Aux cheveux d’or, aux pieds neigeux !
Pleure comme une femme, ô guerrier courageux !
Du Cygne et de Léda celle qui nous est née,
Sur la pourpre étrangère, insensible à nos pleurs,
          Oublie Hellas abandonnée...
          Grands Dieux ! de roses couronnée,
          Hélène rit de nos douleurs !


DÉMODOCE.


Ô Phœbos-Apollon ! de ta bouche divine

Coule la vérité dont l’esprit s’illumine !
Roi des Muses, chanteur des monts et des forêts,
Roi de l’arc d’or, armé d’inévitables traits,
Ô dompteur de Python, souverain de Larisse !
Que l’Océan immense et profond se tarisse,
Que l’impalpable Éther, d’où ton char radieux
Verse la flamme auguste aux hommes comme aux dieux,
S’écroule, et que l’Hadès impénétrable et sombre
Engloutisse le monde éternel dans son ombre,
Si, délaissant ton culte et rebelle à tes lois,
Je doutais, Apollon, des accents de ta voix !
Fiers enfants de l’Hellade, ô races courageuses,
Emplissez et troublez de clameurs belliqueuses
La hauteur de l’Olympe et l’écho spacieux
Des plaines et des monts où dorment vos aïeux !
De l’Épire sauvage aux flots profonds d’Égée,


Levez-vous pour venger la patrie outragée !
Saisissez, ô guerriers, d’une robuste main,
Et le glaive homicide et la pique d’airain.
Pousse des cris, puissante Argos ! divine Athènes,
Couvre la vaste mer d’innombrables antennes...
Et vous, ô rois d’Hellas, emportez sur les flots
La flamme avec la mort dans les remparts d’Ilos !


LE CHŒUR DE FEMMES.



STROPHE.

Quand du myrte d’Éros la vierge est couronnée,
          Et, sous le lin éblouissant,
S’approche en souriant des autels d’hyménée,
Les Charites en chœur conduisent en dansant
          Son innocente destinée.

Son cœur bondit de joie, et l’Époux radieux
La contemple, l’admire et rend grâces aux dieux !


ANTISTROPHE.

Sous le toit nuptial le trépied d’or s’allume ;
          La rose jonche les parvis.
Les rires éclatants montent, le festin fume ;
Un doux charme retient les convives ravis
          Aux lieux que l’Épouse parfume.
Salut, toi qui nous fais des jours heureux et longs,
Divin frère d’Éros, Hymen aux cheveux blonds !


ÉPODE.

Mais, ô chasteté sainte, ô robe vénérable,
Malheur à qui sur toi porte une impure main !
          Qu’il vive et meure misérable !

Qu’Érynnis vengeresse, auguste, inexorable,
Le flagelle à jamais dans l’Hadès inhumain !
          Malheur à l’Épouse adultère
          En proie aux lâches voluptés,
Source de sang, de honte et de calamités,
          Opprobre et fardeau de la terre !
Frappez-la, dieux vengeurs, noires divinités !



V



LA ROBE DU CENTAURE.




Antique justicier, ô divin Sagittaire,
Tu foulais de l’Œta la cime solitaire,
Et dompteur en repos, dans ta force couché,
Sur ta solide main ton front s’était penché.
Les pins de Thessalie, avec de fiers murmures,

T’abritaient gravement de leurs larges ramures ;
Détachés de l’épaule et du bras indompté,
Ta massue et ton arc dormaient à ton côté.
Tel, glorieux lutteur, tu contemplais, paisible,
Le sol sacré d’Hellas où tu fus invincible.
Ni trêve, ni repos ! Il faut encor souffrir :
Il te faut expier ta grandeur, et mourir.

Ô robe aux lourds tissus, à l’étreinte suprême !
Le Néméen s’endort dans l’oubli de soi-même :
De l’immense clameur d’une angoisse sans frein
Qu’il frappe, ô destinée, à ta voûte d’airain !
Que les chênes noueux, rois aux vieilles années,
S’embrasent en éclats sous ses mains acharnées ;
Et, saluant d’en bas l’Olympe radieux,
Que l’Œta flamboyant l’exhale dans les cieux !

Désirs que rien ne dompte, ô robe expiatoire,
Tunique dévorante et manteau de victoire !
C’est peu d’avoir planté d’une immortelle main
Douze combats sacrés aux haltes du chemin ;
C’est peu, multipliant sa souffrance infinie,
D’avoir longtemps versé la sueur du génie ;
Ô source de sanglots, ô foyer de splendeurs,
Un invisible souffle irrite vos ardeurs ;
Vos suprêmes soupirs, avant-coureurs sublimes,
Guident aux cieux ouverts les âmes magnanimes,
Et sur la hauteur sainte, où brûle votre feu
Vous consumez un homme et vous faites un dieu !



VI



CHANT ALTERNÉ.




Déesse athénienne aux tissus diaphanes,
Ton peuple, ô blanche Hellas, me créa de ses mains.
J’ai convié les dieux à mes baisers profanes ;
D’un immortel amour j’ai brûlé les humains.



II.


Dans ma robe aux longs plis, humble vierge voilée,
Les bras en croix, je viens du mystique Orient.
J’ai fleuri sur ton sable, ô lac de Galilée !
Sous les larmes d’un dieu je suis née en priant.



I.


Sur mon front plein d’ivresse éclate un divin rire,
Un trouble rayonnant s’épanche de mes yeux ;
Ton miel, ô volupté, sur mes lèvres respire,
Et ta flamme a doré mon corps harmonieux.



II.

La tristesse pieuse où s’écoule ma vie
Est comme une ombre douce aux cœurs déjà blessés ;
Quand vers l’Époux divin vole l’âme ravie,
J’allège pour le ciel le poids des jours passés.



I.

Jamais le papyrus n’a noué ma tunique :
Mon sein libre jaillit, blanc trésor de Paros !
Et je chante Cypris sur le mode Ionique,
Foulant d’un pied d’ivoire hyacinthe et lotos.



II.

Heureux qui se réchauffe à mon pieux délire,
Heureux qui s’agenouille à mon autel sacré !
Les cieux sont comme un livre où tout homme peut lire,
Pourvu qu’il ait aimé, pourvu qu’il ait pleuré.



I.


Éros aux traits aigus, d’une atteinte assurée
Dès le berceau récent m’a blessée en ses jeux ;
Et depuis, le désir, cette flèche dorée,
Étincelle et frémit dans mon cœur orageux.



II.


Les roses de Sâron, le muguet des collines
N’ont jamais de mon front couronné la pâleur ;
Mais j’ai la tige d’or et les odeurs divines
Et le mystique éclat de l’éternelle fleur.



I.


Plus belle qu’Artémis aux forêts d’Ortygie,
Rejetant le cothurne en dansant dénoué,
Sur les monts florissants de la sainte Phrygie
J’ai bu les vins sacrés en chantant Évohé !



II.


Un Esprit lumineux m’a saluée en reine ;
Pâle comme le lis à l’abri du soleil,
Je parfume les cœurs, et la vierge sereine
Se voile de mon ombre à l’heure du sommeil.



I.


Dans l’Attique sacrée aux sonores rivages,
Aux bords ioniens où rit la volupté,
J’ai vu s’épanouir sur mes traces volages
Ta fleur étincelante et féconde, ô Beauté !



II.


Les sages hésitaient, l’âme fermait son aile ;
L’homme disait au ciel un triste et morne adieu :
J’ai fait germer en lui l’espérance éternelle,
Et j’ai guidé la terre au-devant de son Dieu.



I.


Ô coupe aux flots de miel où s’abreuvait la terre,
Volupté ! Monde heureux plein de chants immortels !
Ta fille bien aimée, errante et solitaire,
Voit l’herbe de l’oubli croître sur ses autels !



II.


Amour, amour sans tache, impérissable flamme !
L’homme a fermé son cœur, le monde est orphelin.
Ne renaîtras-tu plus dans la nuit de son âme,
Aurore du seul jour qui n’ait pas de déclin ?



VII



ÉGLOGUE.




GALLUS.


Chanteurs mélodieux, habitants des buissons,
Le ciel pâlit, Vénus à l’horizon s’éveille ;
Cynthia vous écoute, enivrez son oreille ;
Versez-lui le flot d’or de vos belles chansons.


CYNTHIA.


La nuit sereine monte, et roule sans secousse
Le chœur éblouissant des astres au ciel bleu ;
Moi, de mon bien-aimé, jeune et beau comme un dieu,
J’ai l’image en mon âme et j’entends la voix douce.


GALLUS.


Ô Cynthia, sais-tu mon rêve et mon désir ?
Phœbé laisse tomber sa lueur la plus belle ;
Et l’amoureux ramier gémit et bat de l’aile,
Et dans les bois songeurs passe un divin soupir.


CYNTHIA.


La source s’assoupit et murmure apaisée,
Et de molles clartés baignent les noirs gazons.
Qu’ils sont doux à mes yeux vos calmes horizons,
Ô bois chers à Gallus, tout brillants de rosée !


GALLUS


Que ton sommeil soit pur, fleur du beau sol latin !
Oh ! bien mieux que ce myrte et bien mieux que ces roses,
Puissé-je parfumer ton seuil et tes pieds roses
De nocturnes baisers, jusques au frais matin !


CYNTHIA.


Enfant, roi de Paphos, remplis ma longue attente !
Une voix s’est mêlée aux hymnes de la nuit...
Ô Gallus, ô bras chers qui m’emportez sans bruit
Dans l’épaisseur des bois, confuse et palpitante !


GALLUS


Dans le hêtre immobile où rêvent les oiseaux
On entend expirer toute voix incertaine ;
Viens, un dieu nous convie : en sa claire fontaine
La naïade s’endort au sein des verts roseaux.


CYNTHIA.


Voile ton front divin, Phœbé ! Sombres feuillages,
Faites chanter l’oiseau qui dort au nid mousseux ;
Agitez les rameaux, ô sylvains paresseux ;
Naïade, éveille-toi dans les roseaux sauvages.


GALLUS.


Dormez, dormez plutôt, dieux et nymphes des bois ;
Dormez, ne troublez point notre ivresse secrète.
Reposez, ô pasteurs, ô brise, sois muette !
Les immortels jaloux n’entendront point nos voix.


CYNTHIA.


Vénus ! ralentis donc les heures infinies !
Ne sois pas, ô bonheur, quelque jour regretté ;
Dure à jamais, nuit chère ! et porte, ô volupté,
Dans l’Olympe éternel nos âmes réunies !



VIII



VÉNUS DE MILO.




Marbre sacré, vêtu de force et de génie,
Déesse irrésistible au port victorieux,
Pure comme un éclair et comme une harmonie,
Ô Vénus, ô beauté, blanche mère des dieux !


Tu n’es pas Aphrodite, au bercement de l’onde,
Sur ta conque d’azur posant un pied neigeux,
Tandis qu’autour de toi, vision rose et blonde,
Volent les Ris d’or avec l’essaim des Jeux.

Tu n’es pas Cythérée, en ta pose assouplie,
Parfumant de baisers l’Adonis bienheureux,
Et n’ayant pour témoins sur le rameau qui plie
Que colombes d’albâtre et ramiers amoureux.

Et tu n’es pas la Muse aux lèvres éloquentes,
La pudique Vénus, ni la molle Astarté
Qui, le front couronné de roses et d’acanthes,
Sur un lit de lotos se meurt de volupté.

Non ! les Ris et les Jeux, les Grâces enlacées,
Rougissantes d’amour, ne t’accompagnent pas.
Ton cortège est formé d’étoiles cadencées,
Et les globes en chœur s’enchaînent sur tes pas.

Du bonheur impassible ô symbole adorable,
Calme comme la mer en sa sérénité,
Nul sanglot n’a brisé ton sein inaltérable,
Jamais les pleurs humains n’ont terni ta beauté.

Salut ! à ton aspect le cœur se précipite.
Un flot marmoréen inonde tes pieds blancs ;
Tu marches, fière et nue, et le monde palpite,
Et le monde est à toi, déesse aux larges flancs !

Bienheureux Phidias, Lysippe ou Praxitèle,
Ces créateurs marqués d’un signe radieux ;
Car leur main a pétri cette forme immortelle,
Car ils se sont assis dans le sénat des dieux !

Bienheureux les enfants de I’Hellade sacrée !
Oh ! que ne suis-je n6 dans le saint archipel,
Aux siècles giorieux où la terre inspirée
Voyait les cieux descendre a son premier appel !

Si mon berceau fiottant sur !a Thétys antique
Ne fur point caressé de son tiède cristal ;
Si je n’ai point prié sous le fronton attique
Vénus victorieuse, à ton autel natal ;


Allume dans mon sein la sublime étincelle,
N’enferme point ma gloire au tombeau soucieux ;
Et fais que ma pensée en rhythmes d’or ruisselle,
Comme un divin métal au moule harmonieux.



IX



CYBÈLE.




I. STROPHE.


Le long des mers d’azur aux sonores rivages,
Par les grands bois tout pleins de hurlements pieux,
Tu passes lentement, mère antique des dieux,
          Sur le dos des lions sauvages.
D’écume furieuse et de sueurs baignés,
Les Nymphes de l’Ida, les sacrés Corybantes,
          Déchirent leurs robes tombantes,
          Et dansent par bonds effrénés.


I. ANTISTROPHE.


Consumés de désirs, Dactyles et Curètes,
Les Cabires velus délaissent leurs marteaux
Et l’âtre où nuit et jour ruissellent les métaux
          Au fond des cavités secrètes.
Haletants, du sommet des rochers hasardeux,
Comme de noirs troupeaux ils roulent sur les pentes,
          Et les asphodèles rampantes
          Ont couronné leurs fronts hideux.


I. ÉPODE.


Ils accourent vers toi qui naquis la première,
          Qui présides à mille hymens !
Vierge majestueuse, éclatante ouvrière,
Qui revêts de tes dons les dieux et les humains.

Toi dont le lait divin sous qui germe la vie,
Lumineuse rosée où nage l’univers,
          Répand sur la terre ravie
          L’été splendide et les hivers !


II. STROPHE.


Ô Silène de Nyse, ô bacchante inhumaine,
Agitez en hurlant, ivres, tumultueux,
Les thyrses enlacés de serpents tortueux ;
          Io ! femmes de Dindymène !
          Loin des profanes odieux,
          Les tresses au vent déroulées,
Sous les grands pins flambants des montagnes troublées,
Io ! chantez Cybèle, origine des dieux.
Dans les sombres halliers de la forêt antique,
          Io ! l’œil en feu, le corps nu,

          Versez avec le van mystique
          Le grain où tout est contenu !


II. ANTISTROPHE.


Cybèle, assise au centre immobile du monde,
Reine aux yeux bienveillants, ceinte de larges tours,
Salut, source des biens et source des longs jours,
          Cybèle, ô nourrice féconde !
          Du sein du Pactole doré
          Où sont tes palais, ô déesse !
Tu donnes aux mortels la force et la sagesse,
Tu respires l’encens du temple préféré.
Secouant de ta robe un nuage de roses,
          Dans l’Éther splendide et sans fin
          Tu déroules le chœur des choses,
          Dociles à l’ordre divin !


II. ÉPODE.


          Soumis au joug des destinées,
Tous les pâles humains aux rapides années
          T’adjurent sous le poids des maux ;
Et dans leurs cœurs blessés, ô sagesse, tu mêles
          Au noir souci de leurs travaux
          Les espérances immortelles :
Le monde est suspendu, déesse, à tes mamelles :
En un pli de ta robe il rêve aux jours nouveaux.



X



PAN.




Pan d’Arcadie, aux pieds de chèvre, au front armé
De deux cornes, bruyant et des pasteurs aimé,
Dès que l’aube a doré la montagne et la plaine,
Emplit les verts roseaux d’une amoureuse haleine.

Vagabond, il se plaît aux jeux, aux chœurs dansants
Des nymphes, sur la mousse et les gazons naissants.
La peau du lynx revêt son dos ; sa tête est ceinte
De l’agreste safran, de la molle hyacinthe ;
Et d’un rire sonore il éveille les bois.
Les nymphes aux pieds nus accourent à sa voix,
Et légères, auprès des fontaines limpides,
Elles entourent Pan de leurs rondes rapides.
Dans les grottes de pampre, au creux des antres frais,
Le long des cours d’eau vive échappés des forêts,
Sous le dôme touffu des épaisses yeuses,
Le dieu fuit de midi les ardeurs radieuses ;
Il s’endort, et les bois respectant son sommeil,
Gardent le divin Pan des flèches du soleil.
Mais sitôt que la nuit, calme et ceinte d’étoiles,
Déploie aux cieux muets les longs plis de ses voiles,

Pan, d’amour enflammé, dans les bois familiers,
Poursuit la vierge errante à l’ombre des halliers ;
La saisit au passage ; et, transporté de joie,
Aux clartés de la lune il emporte sa proie.



XI



CLYTIE.




À MADAME A. DE B...



Sentiers furtifs des bois, sources aux frais rivages,
Et vous, grottes de pampre où glisse un jour vermeil ;
Platanes, qui voyez, sous vos épais feuillages,
Les vierges de l’Hybla céder au doux sommeil ;


Ce dieu ne m’endort plus dans vos calmes retraites,
Quand midi rayonnant brûle les lourds rameaux.
Écoutez, ô forêts, mes tristesses secrètes ;
Versez votre silence et l’oubli sur mes maux.

Mes jours ne coulent plus au gré des heures douces.
Moins clair était le flot qui baigne les halliers,
Dont l’écume d’argent, parmi les vertes mousses,
Abreuve les oiseaux et les cerfs familiers.

Et mes yeux sont en pleurs, et la Muse infidèle
A délaissé mon sein d’un autre amour empli :
Fuyez, jeunes chansons, fuyez à tire d’aile ;
Pour la joie et pour vous mon cœur est plein d’oubli.


Parlez-moi de Clytie, ô vallée, ô colline !
Fontaine trop heureuse, aux reflets azurés,
N’as-tu pas sur tes bords, où le roseau s’incline,
De Clytie en chantant baisé les pieds sacrés ?

Des monts siciliens c’est la blanche Immortelle !
Compagnons d’Érycine, ô cortège enchanté,
Désirs aux ailes d’or, emportez-moi vers elle :
Elle a surpris mon cœur par sa jeune beauté.

Corinthe et l’Ionie et la divine Athènes
Sculpteraient son image en un marbre éternel ;
La trirème sacrée inclinant ses antennes
L’eût nommée Aphrodite et l’eût placée au ciel.


Clytie a d’hyacinthe orné ses tempes roses,
Et sa robe est nouée à son genou charmant ;
Elle effleura en courant l’herbe molle et les roses ;
Et le cruel Éros se rit de mon tourment !

Ô nymphes des forêts, ô filles de Cybèle,
Quel dieu vous poursuivra désormais de ses vœux ?
Ô déesses ! pleurez : plus que vous êtes est belle !
Sur son col, à flots d’or, coulent ses blonds cheveux.

Ses lèvres ont l’éclat des jeunes aubépines
Où chantent les oiseaux dans la rosée en pleurs ;
Ses beaux yeux sont tout pleins de ces clartés divines
Que l’urne du matin verse aux buissons en fleurs !


Le rire éblouissant rayonne sur sa joue,
Une forme parfaite arrondit ses bras nus,
Son épaule est de neige et l’aurore s’y joue ;
Des lis d’argent sont nés sous ses pas ingénus.

Elle est grande et semblable aux fières chasseresses
Qui passent dans les bois vers le déclin du jour ;
Et le vent bienheureux qui soulève ses tresses,
S’y parfume aussitôt de jeunesse et d’amour.

Les pasteurs attentifs, au temps des gerbes mûres,
Au seul bruit de sa voix délaissent les moissons,
Car l’abeille hybléenne a de moins frais murmures,
Que sa lèvre au matin n’a de fraîches chansons.


Le lin chaste et flottant qui ceint son corps d’albâtre,
Plus qu’un voile du temple est terrible à mes yeux :
Si j’en touche les plis mon cœur cesse de battre ;
J’oublie en la voyant la patrie et les dieux !

Éros, jeune Immortel, dont les flèches certaines
Font une plaie au cœur que nul ne peut fermer,
Incline au moins son front sur l’onde des fontaines ;
Oh ! dis-lui qu’elle est belle et qu’elle doit aimer !

Si rien ne peut fléchir cette vierge cruelle,
Ni le syrinx flatteur, ni les dons amoureux,
Ni mes longs pleurs versés durant les nuits pour elle...
Éros ! j’irai guérir sur des bords plus heureux.


Non ! je consumerai ma jeunesse à lui plaire,
Et, chérissant le joug où m’ont lié les dieux,
J’irai bientôt l’attendre à l’ombre tutélaire
De tes feuillages noirs, Hadès mystérieux !

Sous les myrtes sacrés s’uniront nos mains vaines ;
Tu tomberas, Clytie, en pleurant sur mon cœur...
Mais la mort aura pris le pur sang de nos veines
Et des jeunes baisers la divine liqueur !



XII



LES ÉOLIDES.




Ô brises flottantes des cieux,
Du beau printemps douces haleines,
Qui de baisers capricieux
Caressez les monts et les plaines !


Vierges, filles d’Éole, amantes de la paix,
La nature éternelle à vos chansons s’éveille ;
Et la dryade assise aux feuillages épais,
Verse aux mousses les pleurs de l’aurore vermeille.

          Effleurant le cristal des eaux
          Comme un vif essaim d’hirondelles,
          De l’Eurotas aux verts roseaux
          Revenez-vous, vierges fidèles ?

Quand les cygnes sacrés y nageaient beaux et blancs,
Et qu’un dieu palpitait sur les fleurs de la rive,
Vous gonfliez d’amour la neige de ses flancs
Sous le regard charmé de l’Épouse pensive.


          L’air où murmure votre essor
          S’emplit d’arome et d’harmonie :
          Revenez-vous de l’Ionie,
          Ou du vert Hymette au miel d’or ?

Éolides, salut ! ô fraîches messagères,
C’est bien vous qui chantiez sur le berceau des dieux ;
Et le clair Ilissos d’un flot mélodieux
A baigné le duvet de vos ailes légères.

          Quand Theugénide au col de lait
          Dansait le soir auprès de l’onde,
          Vous avez sur sa tête blonde
          Semé les roses de Milet.

Nymphes aux pieds ailés, loin du fleuve d’Homère,
Plus tard prenant la route où l’Alphée aux flots bleus
Suit Aréthuse au sein de l’étendue amère,
Dans l’île nourricière aux épis onduleux,

          Sous le platane où l’on s’abrite
          Des flèches vermeilles du jour,
          Vous avez soupiré d’amour
          Sur les lèvres de Théocrite.

Iapyx et Zéphyre, Euros au vol si frais,
Rires des Immortels dont s’embellit la terre,
C’est vous qui fîtes don au pasteur solitaire
Des loisirs souhaités à l’ombre des forêts.


          Au temps où l’abeille murmure
          Et vole à la coupe des lys,
          Le Mantouan, sous la ramure,
          Vous a parlé d’Amaryllis.

Vous avez écouté, dans les feuilles blotties,
Les beaux adolescents de myrtes couronnés,
Enchaînant avec art les molles reparties,
Ouvrir en rougissant les combats alternés ;

          Tandis que drapés dans la toge,
          Debout à l’ombre du hallier,
          Les vieillards décernaient l’éloge,
          La coupe ornée ou le bélier.


Vous agitiez le saule où sourit Galatée ;
Et, des nymphes baisant les yeux chargés de pleurs,
Vous berçâtes Daphnis, en leur grotte écartée,
Sur le linceul agreste, étincelant de fleurs.

          Quand les vierges au corps d’albâtre,
          Qu’aimaient les dieux et les humains,
          Portaient des colombes aux mains,
          Et d’amour sentaient leurs cœurs battre ;

Vous leur chantiez tout bas en un songe charmant
Les hymnes de Vénus, la volupté divine,
Et tendiez leur oreille aux plaintes de l’amant
Qui pleure au seuil nocturne et que le coeur devine.


          Oh ! combien vous avez baisé
          De bras, d’épaules adorées,
          Au bord des fontaines sacrées,
          Sur la colline au flanc boisé !

Dans les vallons d’Hellas, dans les champs Italiques,
Dans les Îles d’azur que baigne un flot vermeil,
Ouvrez-vous toujours l’aile, Éolides antiques ?
Souriez-vous toujours au pays du Soleil ?

          Ô vous que le thym et l’égile
          Ont parfumés, secrets liens
          Des douces flûtes de Virgile
          Et des roseaux siciliens ;


Vous qui flottiez jadis aux lèvres du génie,
Brises des mois divins, visitez-nous encor ;
Versez-nous en passant, avec vos urnes d’or,
Le repos et l’amour, la grâce et l’harmonie !



XIII



ÉTUDES LATINES.




I. LYDIE.

La Jeunesse nous quitte et les Grâces aussi ;
Les désirs amoureux s’envolent après elles,
Et le sommeil facile. À quoi bon le souci
          Des espérances éternelles ?


L’aile du vieux Saturne emporte nos beaux jours,
Et la fleur inclinée au vent du soir se fane :
Viens à l’ombre des pins ou sous l’épais platane
          Goûter les tardives amours.

Ceignons nos cheveux blancs de couronnes de roses,
Buvons, il en est temps encore, hâtons-nous :
Ta liqueur, ô Bacchus, des tristesses moroses
          Est le remède le plus doux.

Enfant, trempe les vins dans la source prochaine,
Et fais venir Lydie aux rires enjoués,
Avec sa blanche lyre et ses cheveux noués
          À la mode laconienne.





II. LICYMNIE.



Tu ne sais point chanter, ô cithare ionique,
En ton mode amolli doux à la volupté,
Les flots siciliens rougis du sang punique,
          Numance et son mur indompté.

Ô lyre, tu ne sais chanter que Licymnie,
Et ses jeunes amours, ses yeux étincelants,
L’enjouement de sa voix si pleine d’harmonie,
          Ses pieds si légers et si blancs.

Toujours prompte, elle accourt aux fêtes de Diane ;
Aux bras nus de ses sœurs ses bras sont enlacés ;
Elle noue en riant sa robe diaphane,
          Et conduit les chœurs cadencés.


Pour tout l’or de Phrygie et les biens d’Achémène,
Qui voudrait échanger ces caresses sans prix,
Et sur ce col si frais ces baisers, ô Mécène,
          Refusés, donnés ou surpris ?



III. THALIARQUE.


Ne crains pas de puiser aux réduits du cellier
Le vin scellé quatre ans dans l’amphore rustique ;
Laisse aux dieux d’apaiser la mer et l’orme antique,
Thaliarque ! qu’un beau feu s’égaie en ton foyer.

Pour toi, mets à profit la vieillesse tardive :
Il est plus d’une rose aux buissons du chemin ;
Cueille ton jour fleuri sans croire au lendemain ;
Prends en souci l’amour et l’heure fugitive.


Les entretiens sont doux sous le portique ami ;
Dans les bois où Phœbé glisse ses lueurs pures,
Il est doux d’effleurer les flottantes ceintures,
Et de baiser des mains rebelles à demi.



IV. LYDÉ.


Viens ! c’est le jour d’un dieu. Puisons avec largesse
          Le cécube clos au cellier.
Fière Lydé, permets au plaisir familier
          D’amollir un peu ta sagesse.

L’heure fuit, l’horizon rougit sous le soleil,
          Hâte-toi. L’amphore remplie
Sous Bibulus consul repose ensevelie :
          Trouble son antique sommeil.


Je chanterai les flots amers, la verte tresse
          Des Néréides ; toi, Lydé,
Sur ta lyre enlacée à ton bras accoudé
          Chante Diane chasseresse.

Puis nous dirons Vénus et son char attelé
          De cygnes qu’un lien d’or guide,
Les Cyclades, Paphos et tes rives, ô Gnide !
          Puis, un hymne au ciel étoilé.



V. PHYLLIS.


Depuis neuf ans et plus dans l’amphore scellée
Mon vin des coteaux d’Albe a lentement mûri ;
Il faut ceindre d’acanthe et de myrte fleuri,
          Phyllis, ta tresse déroulée.


L’anis brûle à l’autel, et d’un pied diligent
Tous viennent couronnés de verveine pieuse ;
Et mon humble maison étincelle joyeuse
          Aux reflets des coupes d’argent.

Ô Phyllis, c’est le jour de Vénus, et je t’aime !
Entends-moi. Téléphus brûle et soupire ailleurs ;
Il t’oublie et je t’aime, et nos jours les meilleurs
          Vont rentrer dans la nuit suprême.

C’est toi qui fleuriras en mes derniers beaux jours :
Je ne changerai plus, voici la saison mûre.
Chante ! Les vers sont doux quand ta voix les murmure,
          Ô belle fin de mes amours !



VI. VILE POTABIS.

En mes coupes d’un prix modique
Veux-tu tenter mon humble vin ?
Je l’ai scellé dans l’urne attique
Au sortir du pressoir sabin.
Il est un peu rude et moderne :
Cécube, Calès ni Falerne
Ne mûrissent dans mon cellier ;
Mais les muses me sont amies,
Et les muses font oublier
Ta vigne dorée, ô Formies !



VII. GLYCÈRE.


Enfant, pour la lune prochaine,
Pour le convive inattendu !

Votre amant, Muses, peut sans peine
Tarir la coupe neuf fois pleine ;
Mais les Grâces l’ont défendu.

Inclinez les lourdes amphores,
Effeuillez la rose des bois !
Anime tes flûtes sonores,
Ô Bérécinthe, et ce hautbois ;
C’est à Glycère que je bois !

Téléphus, ta tresse si noire,
Tes yeux, ton épaule d’ivoire
Font pâlir Rhodé de langueur ;
Mais Glycère brûle en mon cœur :
Je t’aime, ô Glycère, et veux boire !



VIII. HYMNE.


Vierges, louez Diane, et vous, adolescents,
Apollon Cynthien aux cheveux florissants ;
Louez Latone en chœur, cette amante si chère.

Vous, celle qui se plaît aux feuillages épais
D’Érymanthe, aux grands cours d’eau vive, ou qui préfère
La verdeur du Cragus ou l’Algide plus frais.

Vous, le carquois sacré, l’épaule, la cithare
Fraternelle, et Tempé, l’honneur thessalien !
Et la mer murmurante et le bord délien.

Louez ces jeunes dieux. Sur le Dace barbare
Qu’ils détournent, émus de vos chants alternés,
La fortune incertaine et les maux destinés.



IX. NÉÈRE.


Il me faut retourner aux anciennes amours :
L’immortel qui naquit de la vierge Thébaine,
Et les jeunes Désirs et leur mère inhumaine
          Me commandent d’aimer toujours.

Blanche comme un beau marbre, avec ses roses joues,
Je brûle pour Néère aux yeux pleins de langueur ;
Vénus se précipite et consume mon cœur :
          Tu ris, ô Néère, et te joues !

Pour apaiser les dieux et pour finir mes maux,
D’un vin mûri deux ans versez vos coupes pleines ;
Et sur l’autel rougi du sang pur des agneaux,
          Posez l’encens et les verveines.



X. PHIDYLÉ.


Offre un encens modeste aux Lares familiers.
Phidylé, fruits récents, bandelettes fleuries :
Et tu verras ployer tes riches espaliers
          Sous le faix des grappes mûries.

Laisse aux pentes d’Algide, au vert pays albain,
La brebis qui promet une toison prochaine
Paître cytise et thym sous l’yeuse et le chêne ;
          Ne rougis pas ta blanche main.

Unis au romarin le myrte pour tes Lares,
Offerts d’une main pure aux angles de l’autel,
Souvent, ô Phidylé, mieux que les dons plus rares,
          Les dieux aiment l’orge et le sel.



XI.


Plus de neiges aux prés. La nymphe nue et belle
Danse sur le gazon humide et parfumé ;
Mais la mort est prochaine, et nous touchant de l’aile
          L’heure emporte ce jour aimé.

Un vent frais amollit l’air aigu de l’espace ;
L’été brûle, et voici, de ses beaux fruits chargé,
L’automne au front pourpré ; puis l’hiver ; et tout passe
          Pour renaître, et rien n’est changé.

Tout se répare et chante et fleurit sur la terre ;
Mais quand tu dormiras de l’éternel sommeil,
Ô fier patricien, tes vertus en poussière
          Ne te rendront pas le soleil !



XII.


SALINUM.

Il est doux de garder sur sa table frugale
La salière antique, et d’aimer le sommeil,
Et de ne fuir ni soi ni sa vie inégale,
          En changeant toujours de soleil.

Le souci, plus léger que les vents de l’Épire,
Poursuivra sur la mer les carènes d’airain :
L’heure présente est douce : égayons d’un sourire
          L’amertume du lendemain.

La pourpre par deux fois rougit tes laines fines ;
Ton troupeau de Sicile est immense, et j’ai mieux :
Les muses de la Grèce et leurs leçons divines,
          Et l’héritage des aïeux.



XIII. HYMNE.


          Une âme nouvelle m’entraîne
Dans les antres sacrés, dans l’épaisseur des bois ;
          Et les monts entendront ma voix,
Le vent l’emportera vers l’étoile sereine.

          Évan ! ta prêtresse, au réveil,
Imprime ses pieds nus dans la neige éternelle ;
          Évan ! j’aime les monts comme elle,
Et les halliers divins ignorés du soleil.

          Dieu des Naïades, des Bacchantes,
Qui brises en riant les frênes élevés,
          Loin de moi les chants énervés :
Les cœurs forts sont à toi, dieu couronné d’acanthes !


          Évohé ! noirs soucis, adieu.
Que votre écume d’or, bons vins, neuf fois ruisselle,
          Et le monde enivré chancelle,
Et je grandis, sentant que je deviens un dieu !



XIV. PHOLOÉ.

Oublie, ô Pholoé, la lyre et les festins,
Les dieux heureux, les nuits si brèves, les bons vins
Et les jeunes désirs volant aux lèvres roses.
L’âge vient : il t’effleure en son vol diligent,
Et mêle en tes cheveux semés de fils d’argent
          La pâle asphodèle à tes roses !



XV. TYNDARIS.


Ô blanche Tyndaris, les dieux me sont amis :
          Ils aiment les muses latines ;
Et l’aneth et le myrte et le thym des collines
          Croissent aux prés qu’ils m’ont soumis.

Viens ; mes ramiers chéris aux voluptés plaintives
          Ici se plaisent à gémir ;
Et sous l’épais feuillage il est doux de dormir
          Au bord des sources fugitives.



XVI. PYRRHA.


Non loin du cours d’eau vive échappé des forêts,
Quel beau jeune homme, ceint de molles bandelettes,
Pyrrha, te tient pressée au fond de l’antre frais
          Sur la rose et les violettes ?


Ah ! ton cœur est semblable aux flots sitôt troublés ;
Et ce crédule enfant enlacé de tes chaînes
Vous connaîtra demain, serments vite envolés,
          Dieux trahis et larmes prochaines !



XVII. LYDIA.


Lydia, sur tes roses joues,
Et sur ton col frais, et plus blanc
Que le lait, roule étincelant
L’or fluide que tu dénoues.

Le jour qui luit est le meilleur ;
Oublions l’éternelle tombe ;
Laisse tes baisers de colombe
Chanter sur tes lèvres en fleur.


Un lis caché répand sans cesse
Une odeur divine en ton sein ;
Les délices, comme un essaim,
Sortent de toi, jeune déesse !

Je t’aime et meurs, ô mes amours !
Mon âme en baisers m’est ravie.
Ô Lydia, rends-moi la vie,
Que je puisse mourir toujours !


Imité de Gallus.



XVIII. ENVOI.


Je n’ai ni trépieds grecs, ni coupes de Sicile,
Ni bronzes d’Étrurie aux contours élégants ;
Pour mon étroit foyer tous les Dieux sont trop grands
Que modelait Scopas dans le Paros docile.


De ces trésors, Lollius, je ne puis t’offrir rien ;
Mais j’ai des mètres chers à la Muse natale :
La lyre en assouplit la cadence inégale.
Je te les donne, ami ; c’est mon unique bien.



XIV





NIOBÉ



POËME


Ville au bouclier d’or, favorite des dieux,
Toi que bâtit la lyre aux sons mélodieux,
Toi que baigne Dircé d’une onde inspiratrice,
D’Héraclès justicier magnanime nourrice,
Thèbes ! — Toi qui contins entre tes murs sacrés
Le dieu né de la foudre, aux longs cheveux dorés,

Ceint de pampre, Iacchos, qui, la lèvre rougie,
Danse, le thyrse en main, aux monts de la Phrygie ;
Ville illustre où l’éclair féconda Sémélé,
Un peuple immense en toi murmure amoncelé.

Au lever du soleil doucement agitée,
Telle chante la mer, quand Ino-Leucothée,
La fille de Cadmus, déesse à qui tu plais,
Abandonne en riant son humide palais
Et déroule à longs plis le voile tutélaire
Qui d’Éole irrité fait tomber la colère.
Les nymphes aux beaux yeux, habitantes des eaux,
Ont couronné leurs fronts d’algues et de roseaux,
Et, s’élançant du sein des grottes de Nérée,
Suivent la belle Ino, compagne vénérée.
Pareilles sur les mers à des cygnes neigeux,

Elles nagent ! les flots s’apaisent sous leurs jeux,
Et le puissant soupir des ondes maternelles
Monte par intervalle aux voûtes éternelles.
Tel murmure ton peuple, ô cité de Cadmus !
De joyeuses clameurs tes remparts sont émus ;
Tes temples animés de marbres prophétiques
Ouvrent aux longs regards leurs radieux portiques ;
Aux pieds des grands autels qu’un sang épais rougit
Sous le couteau sacré l’hécatombe mugit,
Et vers le ciel propice une brise embaumée
Emporte des trépieds la pieuse fumée.
L’ardent lycoréen, l’œil mi-clos de sommeil,
De la blonde Thétis touche le sein vermeil :
La nuit tranquille couvre, en déployant ses ailes,
La terre de Pélops d’ombres universelles.
Les jeux héracléens, aux bords de l’Isménus,

Finissent, et font place aux banquets de Vénus ;
L’olivier cher aux dieux ceint les fronts héroïques ;
Et tous, avec des chants, vers les remparts lyriques,
Reviennent à grand bruit, comme des flots nombreux,
Par les plaines, les monts et les chemins poudreux.
Leur rumeur les devance, et, du berceau d’Alcide,
Jette un écho sonore aux monts de la Phocide.
Mille agiles coursiers, impatients du frein,
Liés aux chars roulant sur les axes d’airain,
Superbes, contenus dans leur fougue domptée,
Rongent le mors blanchi d’une écume argentée.
Qu’ils sont beaux, asservis, mais fiers sous l’aiguillon,
Et creusant dans la poudre un palpitant sillon !
Les uns, aux crins touffus, aux naseaux intrépides,
De l’amoureux Alphée ont bu les eaux rapides.
Ceux-ci remplis encor de sauvages élans,

Sous le hardi Lapithe assouplissent leurs flancs,
Et, rêvant, dans leur vol, la libre Thessalie,
Hennissent tout joyeux sous le joug qui les lie.
Ceux-là, près de Pylos, par Zéphyre enfantés,
Nourris d’algue marine, et sans cesse irrités,
S’abandonnant au feu d’un sang irrésistible,
Ont du dieu paternel gardé l’aile invisible ;
Et, toujours ruisselants de rage et de sueur,
Jettent de leurs grands yeux une ardente lueur.
Ils entraînent, fumants d’une brûlante haleine,
Les grands vieillards drapés dans la pourpre ou la laine,
Graves, majestueux, couronnés de respect ;
Et les jeunes vainqueurs au belliqueux aspect,
Qui, fiers du noble poids de leur gloire première,
Sur leurs casques polis font jouer la lumière.
Les enfants de Cadmus, à leur trace attachés,

S’agitent derrière eux, haletants et penchés,
Et dans Thèbes bientôt les coursiers qui frémissent
Déposent les guerriers sous qui les chars gémissent.
Le palais d’Amphion, aux portiques sculptés,
S’entr’ouvre aux lourds essieux l’un par l’autre heurtés.
Chaque héros s’élance, et les fortes armures
Ont glacé tous les cœurs par d’effrayants murmures.
Les serviteurs du roi, sur le seuil assemblés,
Servent l’orge et l’avoine aux coursiers dételés ;
Et les chars, recouverts de laines protectrices,
S’inclinent lentement contre les murs propices.

Sous des voûtes de marbre, abri mystérieux,
Loin des bruits du palais, de l’oreille et des yeux,
En de limpides bains, nourris de sources vives,
De larges conques d’or reçoivent les convives.

L’huile baigne à doux flots leurs membres assouplis ;
De longs tissus de lin les couvrent de leurs plis ;
Puis, aux sons amoureux des lyres ioniques,
Ils entrent, revêtus d’éclatantes tuniques.
Ô surprise ! en la salle aux contours spacieux,
L’argent, l’ambre et l’ivoire éblouissent les yeux.
Dix nymphes d’or massif, qu’on dirait animées,
Tendent d’un bras brillant dix torches enflammées ;
Mille flambeaux encore, aux voûtes suspendus,
Font jaillir tour à tour leurs feux inattendus ;
Et la flamme, inondant l’enceinte rayonnante,
Semant d’ardents reflets la pourpre environnante,
Irradie en éclairs aux lambris de métal.
Comme un dieu que supporte un riche piédestal,
Le divin Amphion, semblable au fils de Rhée,
D’un sceptre étincelant charge sa main sacrée,

Et soutient, le front haut, de ses larges genoux,
Sa lyre créatrice aux accents forts et doux.
Le calme et la bonté, la gloire et le génie
Couronnent à la fois ce roi de l’harmonie.
Dans sa robe de pourpre, immobile et songeur,
Il suit auprès des dieux son esprit voyageur ;
Il règne, il chante, il rêve. Il est heureux et sage.
Sa barbe, à longs flocons déjà blanchis par l’âge,
Sur sa grande poitrine avec lenteur descend,
Et le bandeau royal couvre son front puissant.
Assise à ses côtés sur la pourpre natale,
La fière Niobé, la fille de Tantale,
Droite dans son orgueil, avec félicité
Contemple les beaux fruits de sa fécondité,
Sept filles et sept fils, richesse maternelle
Qu’elle réchauffe encore à l’abri de son aile.

Autour d’elle, à ses pieds, actives, et roulant
La quenouille d’ivoire au gré de leur doigt blanc,
Vingt femmes de Lydie aux riches bandelettes
Ourdissent finement les laines violettes.
Telles, près de Thétis, sous les grottes d’azur
Que baigne incessamment un flot tranquille et pur,
En un lit de corail les blanches Néréides
Tournent en souriant leurs quenouilles humides.

Pourtant les serviteurs font d’un bras diligent
Couler les vins dorés des cratères d’argent ;
Le miel tombe en rayons des profondes amphores ;
Aux convives du Roi les jeunes canéphores
Offrent les fruits vermeils. — Sous le festin fumant
La table aux ais nombreux a gémi longuement.


LE CHŒUR


Les héros sont assis, ceints d’un rameau de lierre.
Le tranquille repos rit sur leurs fronts joyeux ;
Et pour charmer encor la table hospitalière,
L’Aède aux chants aimés va célébrer les dieux.
Le divin Amphion, roi que l’Olympe honore,
Calme les bruits épars, de son sceptre incliné ;
Et vers la voûte immense, éclatante et sonore,
Sur le mode éolien la lyre a résonné.


L’AÈDE


Toi qui règnes au sein de la voûte azurée,
Éther, dominateur de tout, flamme sacrée,
Aliment éternel des astres radieux,
De la terre et des flots, des hommes et des dieux !

Ardeur vivante ! Éther ! source immense, invisible,
Qui, pareil en ton cours au torrent invincible,
Dispenses, te frayant mille chemins divers,
La chaleur et la vie au multiple univers,
Salut, Éther divin, ô substance première !
Et vous, signaux du ciel, flamboyante lumière,
Compagnons de la Nuit, toujours jeunes et beaux,
Salut, du vieux Khronos impassibles flambeaux !
Et toi, Nature, habile et sachant toutes choses,
Ceinte d’éclairs, d’épis, d’étoiles et de roses,
Épouse de l’Éther ! toi qui sur nous étends
Comme pour nous bénir tes deux bras éclatants ;
Nature, ô vierge-mère, ô nourrice éternelle,
La vie à flots profonds coule de ta mamelle,
Et les dieux, adorant ta puissante beauté,
Te partagent leur gloire et leur éternité !

Salut, vieil Ouranos, agitateur des mondes,
Qui guides dans l’azur leurs courses vagabondes,
Dieu caché, Dieu visible, indomptable et changeant,
Qui ceins les vastes airs de ton vol diligent !
Salut, Zeus, roi du feu, sous qui le ciel palpite,
Dont le courroux subtil gronde et se précipite,
Ô Zeus au noir sourcil, éclatant voyageur,
Salut, fils de Khronos ! salut, ô dieu vengeur !


LE CHŒUR.


Il chante. — En son repos, la mer aux flots mobiles
D’un concert moins sublime émeut ses bords charmés
Les héros suspendus à ses lèvres habiles
Ont délaissé la coupe et les mets parfumés.
Cédant aux voluptés de leur joie infinie,
Tels, oubliant la terre et l’encens des autels,

Aux accents d’Apollon, les calmes Immortels
S’abreuvent à longs traits d’une immense harmonie.


L’AÈDE.


Ô race d’Ouranos, ô Titans monstrueux,
Ô rois découronnés par Zeus, fils de Saturne,
Pleurez et gémissez dans l’abîme nocturne
Du monde aux larges flancs captifs tumultueux !

Atteste Zeus vainqueur, dieu terrible aux cent têtes,
Dernier né de la Terre, immense Typhoé
À la bouche fumante, ô père des tempêtes,
De l’immobile Hadès habitant foudroyé !

Chantez l’immortel Zeus, jeunes Océanides
Qui vous jouez en rond sur les perles humides

Céto, Callirhoé, Clymène aux pieds charmants,
Cymathoé, Thétys, Glaucé, Cymatolège,
Électre au cou d’albâtre, Eunice aux bras de neige,
Reines des bleus palais sous les flots écumants !

Saliens vagabonds, retentissants Curètes,
Qui gardiez son enfance en d’obscures retraites,
Du choc des boucliers faites trembler les cieux !
Générateurs des fruits, dieux aux robes tombantes,
Chantez en chœur sa gloire, ô sacrés corybantes,
Indomptables danseurs aux bonds prodigieux !

Et toi qu’il fit jaillir de sa tête infinie,
Déesse au casque d’or, Pallas Tritogénie,
Enseigne sa prudence aux ignorants mortels.
Viens, dis-nous ses amours, blanche fille de l’onde,

Aphrodite au sein rose, ô reine à tête blonde,
Volupté, dont le rire a conquis des autels !

Vous tous, du divin Zeus, salut, enfants sans nombre,
De l’Olympe éthéré jusqu’à l’Érèbe sombre,
Fruits de ses mille hymens, monarques étoilés
Qui régnez à ses pieds et brillez à son ombre,
Vous ne descendez point aux tombeaux désolés.

Vous êtes sa pensée aux formes innombrables,
Vous êtes son courroux, sa force et sa grandeur.
Salut, déesses, dieux ! soyez-nous favorables,
Salut, rayons vivants tombés de sa splendeur.


LE CHŒUR


Quel nuage a couvert de son ombre fatale

Ton front majestueux, ô fille de Tantale ?
Ton noir sourcil s’abaisse ; un éclair soucieux,
Précurseur de l’orage, a jailli de tes yeux,
Et de ton sein royal la blancheur palpitante
Se gonfle sous les plis de ta robe flottante.


L’AÈDE


Il en est un pourtant plus illustre et plus beau,
C’est le dieu de Sminthée et de la Méonie :
De l’antique Ouranos il porte le flambeau,
Il verse dans son vol la flamme et l’harmonie.

C’est le roi de Pytho, de Milet, de Claros,
C’est le Lycoréen meurtrier de Titye,
Qui sourit, plein d’orgueil, quand sa flèche est partie ;
Le dieu certain du but, protecteur des héros.

Sur le Pinde ombragé, filles de Mnémosyne,
Vous unissez vos voix à sa lyre divine ;
Et, délaissant son char à la cime des cieux,
Il marche environné d’un chœur harmonieux.

Il est jeune, il est fier ! Les brises vagabondes
Glissent avec amour sur ses cheveux dorés ;
Ô Muses, et pour vous, de ses lèvres fécondes
Tombent les rhythmes d’or et les chants inspirés ;
Puis, il suspend sa lyre aux temples préférés,
Et plonge étincelant aux écumantes ondes.

Dès qu’aux bords de Délos ses yeux furent ouverts
Un arc d’argent frémit dans ses mains magnanimes ;
Et foulant le sommet des montagnes sublimes,
D’un regard lumineux il baigna l’univers !

Salut ! je te salue, Apollon, qui, sans cesse,
Sur le Pinde as guidé ma timide jeunesse ;
Daigne inspirer ma voix, dieu que j’aime, et permets
Que ma lyre et mes chants ne t’offensent jamais.

Et toi, sœur d’Apollon, ô vierge chasseresse,
Diane aux flèches d’or ! Intrépide déesse,
Tu hantes les sommets battus des sombres vents.
Sous la pluie et la neige et de sang altérée,
Tu poursuis sans repos de ta flèche acérée
Les grands lions couchés au fond des bois mouvants.

Nul n’échappe à tes coups, ô reine d’Ortygie !
La source des forêts lave ta main rougie,
Et quand Apollon passe en dardant ses éclairs,
Tu livres ton beau corps aux baisers des flots clairs.


Malheur à qui t’a vue aux sources d’Érymanthe !
En vain il suppliera son immortelle amante :
Ô vierge inexorable, ô chasseur insensé !
Il ne pressera plus le sein qui l’a bercé ;
Et les blancs lévriers que ses yeux ont vu naître,
Oublieux de sa voix, déchireront leur maître !

Salut, belle Cynthie aux redoutables mains,
Qui, parfois, délaissant les belliqueuses chasses,
Danses aux bords delphiens, mêlée aux jeux des Grâces,
Ô fille du grand Zeus, nourrice des humains !

Et toi, Léto ! salut, mère pleine de gloire !
Tu n’auras point brillé d’un éclat illusoire :
Deux illustres enfants entre tous te sont nés.
Par delà les cités, les monts, la mer profonde,

Vénérable déesse aux destins fortunés,
Ils ont porté ta gloire aux limites du monde.


LE CHŒUR


Ô reine, ô Niobé, Pythie en proie au dieu,
Tu te lèves, superbe, et les regards en feu,
Et d’un geste apaisant l’assemblée éperdue,
Vers l’Aède inspiré ta main s’est étendue.
Tu parles, ô terreur ! quels discours insensés
De tes lèvres sans frein tombent à flots pressés ?
Ainsi du froid Hémus les neiges ébranlées
S’écroulent avec bruit dans les blanches vallées ;
L’écho gronde en fuyant, et les tristes pasteurs
Hâtent les bœufs tardifs vers les toits protecteurs.
Ton souffle a fait pâlir le divin Interprète :
Sur la lyre aux trois voix le plectre d’or s’arrête,

Et quelques sons encor, soupirs harmonieux,
S’exhalent en mourant comme une plainte aux dieux !


NIOBÉ.


Silence ! — Un chant funeste a frappé mon oreille…
Tout mon cœur s’est troublé d’une audace pareille.
Un mortel, las de vivre, insulta-t-il jamais
La fille de Tantale assise en son palais ?
Mieux vaudrait, qu’au berceau, son implacable mère
Eût arrêté le cours de sa vie éphémère,
Que d’attirer ainsi, sur son front insensé,
L’orage qui dormait dans mon cœur offensé.
Tais-toi. — Je veux t’offrir un retour tutélaire.
Les louanges de Zeus irritent ma colère…
Et c’est assez, sans doute, au Tartare cruel
Qu’il attache à mon père un supplice éternel !

Il était d’autres dieux que les tiens, — race auguste,
Dont le sang était pur, dont l’empire était juste,
Fils de la Terre immense et du vieil Ouranos.
Ces monarques régnaient dans les cieux en repos.
Propices aux mortels, tout remplis de largesse,
Ils dispensaient la paix, le bonheur, la sagesse ;
Et la Terre, bercée en leurs bras caressants,
Vantait la piété de ses fils tout-puissants.
Chante ces dieux déchus des voûtes éthérées,
Qui, frappés dans le sein des batailles sacrées,
Sous les doubles assauts de la foudre et du temps,
Gisent au noir Hadès ; chante les dieux Titans !
Hypérion, Atlas et l’époux de Clymène,
Et celui d’où sortit toute science humaine,
L’illustre Prométhée aux yeux perçants ! celui
Pour qui seul entre tous l’avenir avait lui.

Le ravisseur du feu, cher aux mortels sublimes,
Qui longtemps enchaîné sur de sauvages cimes,
Bâtissait un grand rêve aux serres du vautour ;
Sur qui, durant les nuits, pleuraient, pleines d’amour,
Les filles d’Océan aux invisibles ailes ;
Qu’Héraclès délivra de ses mains immortelles,
Et qui fera jaillir de son sein indompté
Le jour de la justice et de la liberté.
Chante ces dieux ! ceux-là furent heureux et sages :
Leur culte au fond des cœurs survit au cours des âges.
Dans les flancs maternels de la Terre couchés,
Sur le jeune Avenir leurs yeux sont attachés,
Certains qu’au jour fatal, précipité du trône,
Zeus s’évanouira sur les ailes de Khrone ;
Qu’un autre dieu plus fort, dans l’Olympe désert,
Régnant, enveloppé d’un éternel concert,

Et d’un songe inutile entretenant la Terre,
Refusera la coupe aux lèvres qu’il altère ;
Que lui-même, vaincu par de hardis mortels,
Verra le feu sacré mourir sur ses autels ;
Que les déshérités gisant dans l’ombre avare,
Franchiront glorieux les fleuves du Tartare
Et que les dieux humains apaisant nos sanglots,
Réuniront la Terre à l’antique Ouranos !

Ô stupide vainqueur du divin Prométhée,
Puisse, du ciel, ta race avec toi rejetée,
De ton règne aboli comptant les mornes jours,
Au gouffre originel descendre pour toujours !
J’ai honte de ton sang qui coule dans mes veines…
Mais toi-même as brisé ces détestables chaînes,
Ô Zeus ! toi que je hais ! Dieu jaloux, dieu pervers,

Implacable fardeau de l’immense univers !
Quand mon père tomba sous ta force usurpée
Impuissant ennemi, que ne m’as-tu frappée ?
Mais ta colère est vaine à troubler mes destins :
Je règne sans terreur assise en mes festins ;
Mon époux me vénère et mon peuple m’honore !
Sept filles et sept fils à leur brillante aurore
Plus beaux, plus courageux, meilleurs que tes enfants,
Croissent chers à mon cœur, sous mes yeux triomphants.
Qui pourrait égaler ma gloire sur la terre ?
Est-ce toi, de Cœos fille errante, adultère,
Oublieuse du sang généreux dont tu sors,
Toi qui ternis la fleur de tes jeunes trésors,
Et dans l’âpre Délos par Héré poursuivie,
À deux enfants furtifs vins accorder la vie !
Je brave ces enfants d’une impure union,

Ce fils usurpateur du char d’Hypérion,
Cette fille imposée à nos forêts paisibles !
Je défie à la fois leurs colères risibles,
J’appelle à moi leurs traits fatals aux cerfs des bois…
Et toi, mère orgueilleuse, aux échos de ma voix
Irrite tes enfants jaloux ! ô lâche esclave,
Ô Léto, Niobé te défie et te brave !


LE CHŒUR.


Comme à l’heure où le vent passe au noir firmament,
Les grands arbres émus se plaignent sourdement,
À ce défi mortel la craintive assemblée
Fait entendre une voix de mille voix mêlée,
Mais confuse et pareille à ces lointains sanglots
Que poussent dans la nuit les lamentables flots.
L’Aède est tourmenté d’une ardente pensée !

Pâle, les yeux hagards, la tête hérissée,
Depuis que sans retour, ô fière Niobé,
Le blasphème divin de ta lèvre est tombé,
Comme la Pythonisse errante dans le temple,
Il sent venir les dieux ! et son œil les contemple,
Et sa voix les annonce ! et ses bras étendus
Semblent guider leurs coups sur nos fronts suspendus !

____


La voûte du palais flamboie et se disperse
Comme la foudre fait du ciel noir qu’elle perce…
Les lambris de métal tombent étincelants
Sur les mets renversés et les hôtes tremblants…
Chacun fuit au hasard, et la foule mouvante
Se heurte avec des cris de suprême épouvante.
Un immortel, un dieu, œil ardent, l’arc en main,
Sur les murs vacillants pose un pied surhumain :

C’est Apollon ! Diane, ardente à la vengeance,
Au fraternel archer sourit d’intelligence.
L’arc du dieu retentit sous le trait assassin ;
Il vole, et de Tantale il va percer le sein.
Comme un jeune arbrisseau dans sa saison première,
La flèche d’Apollon t’arrache à la lumière :
Tu regardes ta mère, ô jeune infortuné,
Et tu meurs ! — Mieux valait ne jamais être né !
Diane tend son arc, et la flèche altérée
Boit le sang de Néère à la tête dorée.
Elle tombe et gémit. Phœbos au carquois d’or
Attache Illionée à son frère Agénor ;
Le fer divin, guidé par une main trop sûre,
Les unit dans la mort par la même blessure.
Callirhoé tremblante et pâle de terreur,
Veut éviter des dieux l’implacable fureur…

Elle fuit, et sa mère en son sein la protège,
Mais Diane a rougi son épaule de neige ;
Jusques au cœur glacé le trait mortel l’atteint,
Et la vierge aux doux yeux dans un soupir s’éteint.
Sypyle a réuni tout son jeune courage ;
Debout, et l’œil tranquille, il contemple l’orage.
L’arc sacré frappe en vain son front audacieux,
Le fier adolescent meurt sans baisser les yeux.
Du dieu de Méonie innocente victime,
Il révèle en mourant sa race magnanime.
Ismène et Cléodos, Phédime et Pélopis
Chancellent tour à tour, pareils à des épis
Que le gai moissonneur, l’âme de plaisir pleine,
Ainsi qu’un blond trésor amasse dans la plaine.
Ils sont tous là sanglants, vierges, jeunes guerriers,
La tête ceinte encor de myrte ou de lauriers ;

Belles et beaux, couchés dans leur blanche khlamyde
Que le sang par endroits teint de sa pourpre humide.
L’une garde en tombant le sourire amoureux
Dont ses lèvres brillaient en des jours plus heureux ;
L’autre, calme, et dormant dans sa pose amollie,
Couvre de ses cheveux son jeune flanc qui plie…
Leurs frères, à leurs pieds, par la Parque surpris,
Gisent amoncelés au milieu des débris.
Amphion, à l’aspect de sa famille éteinte,
Dans l’ardente douleur dont son âme est atteinte,
Ouvre son sein royal, et, sous un coup mortel,
Presse le front des siens de son front paternel.
Niobé le contemple, immobile et muette,
Et, de son désespoir, comprimant la tempête,
Seule vivante au sein de ces morts qu’elle aimait,
Elle dresse ce front que nul coup ne soumet.

Comme un grand corps taillé par une main habile,
Le marbre te saisit d’une étreinte immobile.
Des pleurs marmoréens ruissellent de tes yeux ;
La neige du Paros ceint ton front soucieux.
En flots pétrifiés ta chevelure épaisse
Arrête sur ton cou l’ombre de chaque tresse ;
Et tes vagues regards où s’est éteint le jour,
Ton épaule superbe au sévère contour,
Tes larges flancs, si beaux dans leur splendeur royale,
Qu’ils brillaient à travers la pourpre orientale :
Et tes seins jaillissants, ces futurs nourriciers,
Des vengeurs de leur mère et des dieux justiciers,
Tout est marbre ! un dieu fend la pourpre de ta robe,
Et plus rien désormais aux yeux ne te dérobe !

Que ta douleur est belle, ô marbre sans pareil !

Non, jamais corps divins dorés par le soleil,
Dans les cités d’Hellas jamais blanches statues
De grâce et de jeunesse et d’amour revêtues,
Du sculpteur palpitant songes mélodieux,
Muets à notre oreille et qui chantent aux yeux ;
Jamais fronts doux et fiers où la joie étincelle
N’ont valu ce regard et ce cou qui chancelle,
Ces bras majestueux dans leur geste brisés,
Ces flancs si pleins de vie et d’efforts épuisés,
Ce corps où la beauté, cette flamme éternelle,
Triomphe de la mort et resplendit en elle !
On dirait à te voir, ô marbre désolé,
Que du ciseau sculpteur des larmes ont coulé !
Tu vis, tu vis encor ! sous ta robe insensible
Ton cœur est dévoré d’un songe indestructible.
Tu vois de tes grands yeux vides comme la nuit

Tes enfants bien-aimés que la haine poursuit.
Ô pâle Tantalide, ô mère de détresse,
Leur regard défaillant t’appelle et te caresse…
Ils meurent tour à tour, et renaissant plus beaux
Pour disparaître encor dans leurs sanglants tombeaux,
Ils lacèrent ton cœur mieux que les Euménides
Ne flagellent les morts aux demeures livides !
Oh ! qui soulèvera le fardeau de tes jours ?
Niobé, Niobé ! souffriras-tu toujours ?

Les siècles tomberont de I’Olympe, sans nombre !
Khronos les balaîra d’une aile immense et sombre ;
Et, dans le vaste Éther, dissipés au soleil,
Ils s’en iront dormir leur éternel sommeil.
Mais toi, tu renaîtras plus sereine et plus belle.
Ton cœur fera bondir ta poitrine immortelle,

Ton palais ouvrira le monde ! et sous tes yeux,
lnnombrables et beaux et semblables aux dieux,
Tes enfants chanteront, ô mère magnanime,
Le destin glorieux de ton orgueil sublime.



XV



LA SOURCE.




Une eau vive étincelle en la forêt muette,
          Dérobée aux ardeurs du jour ;
Et le roseau s’y ploie, et fleurissent autour
          L’hyacinthe et la violette.


Ni les chèvres paissant les cytises amers
          Aux pentes des proches collines,
Ni les pasteurs chantant sur les flûtes divines,
          N’ont troublé la source aux flots clairs.

Les noirs chênes, aimés des abeilles fidèles,
          En ce beau lieu versent la paix,
Et les ramiers, blottis dans le feuillage épais,
          Ont ployé leur col sous leurs ailes.

Les grands cerfs indolents, par les halliers mousseux,
          Hument les tardives rosées ;
Sous le dais lumineux des feuilles reposées
          Dorment les Sylvains paresseux.


Et la blanche Naïs dans la source sacrée
          Mollement ferme ses beaux yeux :
Elle songe, endormie ; un rire harmonieux
          Flotte sur sa bouche pourprée.

Nul œil étincelant d’un amoureux désir
          N’a vu sous ces voiles limpides,
La Nymphe au corps de neige, aux longs cheveux fluides,
          Sur le sable argenté dormir.

Et nul n’a contemplé la joue adolescente,
          L’ivoire du col, ou l’éclat
Du jeune sein, l’épaule au contour délicat,
          Les bras blancs, la lèvre innocente,


Mais un faune attentif, sur le prochain rameau,
          Entrouvre la feuillée épaisse
Et voit, tout enlacé d’une humide caresse,
          Ce corps souple briller sous l’eau.

Aussitôt il rit d’aise en sa joie inhumaine ;
          Son rire émeut le frais réduit ;
Et la Vierge s’éveille, et, pâlissant au bruit,
          Disparaît comme une ombre vaine.

Telle que la Naïade, en ce bois écarté,
          Dormant sous l’onde diaphane,
Fuis toujours l’œil impur et la main du profane,
          Lumière de l’âme, ô beauté !



XVI



LE RÉVEIL D’HÉLIOS.




Le Jeune homme divin, nourrisson de Délos,
Dans sa khlamyde d’or quitte l’azur des flots ;
De leurs baisers d’argent son épaule étincelle,
Et sur ses pieds légers l’onde amère ruisselle.

À l’essieu plein de force il attache soudain
La roue à jantes d’or, à sept rayons d’airain.
Les moyeux sont d’argent aussi bien que le siège.
Le dieu soumet au joug quatre étalons de neige,
Qui, rebelles au frein, mais au timon liés,
Hérissés, écumants, sur leurs jarrets ployés,
Hennissent vers les cieux, de leurs naseaux splendides.
Mais du quadruple effort de ses rênes solides,
Le fils d’Hypérion courbe leurs cols nerveux.
Et le vent de la mer agite ses cheveux ;
Et Séléné pâlit, et les heures divines
Font descendre l’aurore aux lointaines collines.
Le dieu s’écrie ! Il part, et dans l’ampleur du ciel
Il pousse étincelant le quadrige étertel.
L’air sonore s’emplit de flamme et d’harmonie.
L’Océan qui palpite en sa plainte infinie,

Pour saluer Hélios murmure un chant plus doux ;
Et semblable à la vierge en face de l’époux,
La Terre, au bord brumeux des ondes apaisées,
S’éveille en rougissant sur son lit de rosées.



XVII



HYLAS.




C’était l’heure où l’oiseau, sous les vertes feuillées
Repose, où tout s’endort, les dieux et les héros.
Du tranquille sommeil les ailes déployées
          Pâlissaient l’astre de Claros.


Sur la rive incliné, le vaisseau de Minerve
Ne lavait plus sa proue au sein des flots amers ;
Et les guerriers d’Argo, que la fatigue énerve,
          Songeaient, sur le sable des mers.

Non loin, aux pieds du mont où croît le pin sonore,
Au creux de la vallée inconnue aux mortels,
Jeunes reines des eaux que Cyanée honore,
          Poursuivant leurs jeux immortels ;

Molis et Nikhéa, les belles Hydriades,
Dans la source natale aux reflets de saphir,
Folâtraient au doux bruit des prochaines cascades,
          Loin de Borée et de Zéphir.


L’eau faisait ruisseler sur leurs blanches épaules
Le trésor abondant de leurs cheveux dorés,
Comme au déclin du jour, le feuillage des saules
          S’épanche en rameaux éplorés.

Parfois, dans les roseaux, jeunes enchanteresses,
Sous l’avide regard des amoureux Sylvains,
De nacre et de corail, enchâssés dans leurs tresses,
          Elles ornaient leurs fronts divins.

Tantôt, se défiant, et d’un essor rapide
Troublant le flot marbré d’une écume d’argent,
Elles ridaient l’azur de leur palais limpide
          De leur corps souple et diligent.


Sous l’onde étincelante on sentait leur cœur battre,
De leurs yeux jaillissait une humide clarté ;
Le plaisir rougissait leur jeune sein d’albâtre
          Et caressait leur nudité.

Mais, voici, sous les feux pourprés du crépuscule,
Beau comme Endymion, l’urne d’argile en main,
Qu’Hylas aux blonds cheveux, cher compagnon d’Hercule,
          Paraît au détour du chemin.

Nikhéa l’aperçoit : — Ô ma sœur, vois, dit-elle,
De son urne chargé, ce bel adolescent ;
N’est-ce point, revêtu d’une grâce immortelle,
          De l’Olympe un dieu qui descend ?


MOLIS


Des cheveux ondoyants où la brise soupire
Ornent son col d’ivoire ; ignorant du danger,
Sur les fleurs et la mousse, avec un doux sourire,
          Il approche d’un pied léger.


NIKHÉA


Beau jeune homme, salut ! sans doute une déesse
Est ta mère. — Vénus de ses dons t’a comblé.


MOLIS


Salut, bel étranger, tout brillant de jeunesse !
Heureux cet humble bord d’être par toi foulé.


NIKHÉA


Quel propice destin t’a poussé sur nos rives,
Quel soleil a doré tes membres assouplis ?

Viens, nous consolerons tes tristesses naïves,
Et nous te bercerons sur nos genoux polis.


MOLIS


Reste, enfant ! ne vas plus sur les mers vagabondes :
Éole outragerait ta sereine blancheur.
Viens, rouge de baisers, dans nos grottes profondes,
          Puiser l’amour et la fraîcheur.


Mais Hylas, oubliant son urne demi-pleine,
Et penché sur la source aux mortelles douceurs,
Écoutait, attentif, suspendant son haleine,
          Parler les invisibles sœurs.

Riant, il regardait dans la claire fontaine...
Soudain, par son cou blanc deux bras l’ont attiré ;

Il tombe, et murmurant une plainte incertaine,
          Plonge sous le flot azuré.

Là, sur le sable d’or et la perle argentée
Molis et Nikhéa le couchent mollement,
Mêlant à des baisers sur leur lèvre agitée
          Le doux nom de leur jeune amant.

Il s’éveille, il sourit, et tout surpris encore,
De la grotte nacrée admirant le contour,
Sur les fluides sœurs que la grâce décore,
          Son œil s’arrête avec amour.

Adieu le toit natal et la verte prairie
Où, paissant les grands bœufs, jeune et déjà pasteur,

Pieux, il suspendait la couronne fleurie
          À l’autel du Dieu protecteur !

Adieu sa mère en pleurs dont œil le suit sur l’onde,
Et de qui le destin à son sort est lié...
Adieu le grand Hercule et Kolkhos et le monde,
          Il aime et tout est oublié !



XVIII



JUIN.




Les prés ont une odeur d’herbe verte et mouillée,
Un frais soleil pénètre en l’épaisseur des bois ;
Toute chose étincelle, et la jeune feuillée
Et les nids palpitants s’éveillent à la fois.


Les cours d’eau diligents aux pentes des collines
Ruissellent, clairs et gais, sur la mousse et le thym ;
Ils chantent au milieu des buissons d’aubépines
Avec le vent rieur et l’oiseau du matin.

Les gazons sont tout pleins de voix harmonieuses,
L’aube fait un tapis de perles aux sentiers ;
Et l’abeille, quittant les prochaines yeuses,
Suspend son aile d’or aux pâles églantiers.

Sous les saules ployants la vache lente et belle
Paît dans l’herbe abondante au bord des tièdes eaux :
Le joug n’a point encor courbé son cou rebelle ;
Une rose vapeur emplit ses blonds naseaux.


Et par delà le fleuve aux deux rives fleuries
Qui vers l’horizon bleu coule à travers les prés,
Le taureau mugissant, roi fougueux des prairies,
Hume l’air qui l’enivre et bat ses flancs pourprés.

La terre rit, confuse, à la vierge pareille
Qui d’un premier baiser frémit languissamment ;
Et son œil est humide et sa joue est vermeille,
Et son âme a senti les lèvres de l’amant.

Ô rougeur, volupté de la terre ravie !
Frissonnements des bois, souffles mystérieux !
Parfumez bien le cœur qui va goûter la vie,
Trempez-le dans la paix et la fraîcheur des cieux !


Assez tôt, tout baignés de larmes printanières,
Par essaims éperdus ses songes envolés
Iront brûler leur aile aux ardentes lumières
Des étés sans ombrage et des désirs troublés.

Alors inclinez-lui vos coupes de rosée,
Ô fleurs de son printemps, aube de ses beaux jours !
Et verse un flot de pourpre en son âme épuisée,
Soleil, divin soleil de ses jeunes amours !


XIX






Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine :
La terre est assoupie en sa robe de feu.


L’étendue est immense et les champs n’ont point d’ombre,
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux ;
La lointaine forêt, dont la lisière est sombre,
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.

Seuls, les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée,
Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil ;
Pacifiques enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil.

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,
Une ondulation majestueuse et lente
S’éveille, et va mourir à l’horizon poudreux.


Non loin, quelques bœufs blancs, couchés parmi les herbes,
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais.

Homme, si le cœur plein de joie ou d’amertume,
Tu passais vers midi dans les champs radieux,
Fuis ! la nature est vide et le soleil consume :
Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux.

Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l’oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté ;


Viens, le soleil te parle en paroles sublimes ;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin ;
Et retourne à pas lents vers les cités infimes,
Le cœur trempé sept fois dans le néant divin.



XX



NOX.




Sur la pente des monts les brises apaisées
Inclinent au sommeil les arbres onduleux ;
L’oiseau silencieux s’endort dans les rosées,
Et l’étoile a doré l’écume des flots bleus.


Au contour des ravins, sur les hauteurs sauvages
Une molle vapeur efface les chemins ;
La lune tristement baigne les noirs feuillages,
L’oreille n’entend plus les murmures humains.

Mais sur le sable au loin chante la mer divine,
Et des hautes forêts gémit la grande voix,
Et l’air sonore, aux cieux que la nuit illumine,
Porte le chant des mers et le soupir des bois.

Montez, saintes rumeurs, paroles surhumaines,
Entretien lent et doux de la terre et du ciel,
Montez et demandez aux étoiles sereines
S’il est pour les atteindre un chemin éternel.


Ô mers, ô bois songeurs, voix pieuses du monde,
Vous m’avez répondu durant mes jours mauvais,
Vous avez apaisé ma tristesse inféconde,
Et dans mon cœur aussi vous chantez à jamais.



IV





KHIRON



POËME



I



Hélios, désertant la campagne infinie,
S’incline plein de gloire aux plaines d’Hœmonie ;
Sa pourpre flotte encor sur la cime des monts.
Le grand fleuve Océan apaise ses poumons ;
Et l’invincible Nuit de silence chargée
Déjà d’un voile épais couvre les flots d’Égée ;

Mais, sur le Bœbeis, aux rougissantes eaux,
Où le coursier lapithe humecte ses naseaux,
Sur l’Hellade sacrée et la mer de Pagase
La robe d’Hélios se déploie et s’embrase.

Non loin du Pélion couronné de grands pins,
Par les sentiers touffus, par les vagues chemins,
Les pasteurs, beaux enfants à la robe grossière,
Qui d’un agile élan courent dans la poussière,
Ramènent tour à tour et les bœufs indolents
Dont la lance hâtive aiguillonne les flancs,
Les chèvres aux pieds sûrs, dédaigneuses des plaines,
Et les blanches brebis aux florissantes laines.
Sur de rustiques chars, les vierges aux bras nus
Jettent au vent du soir leurs rires ingénus,
Et tantôt, de narcisse et d’épis couronnées,

Chantent Cérès en chansons alternées.
Durant l’éclat du jour, au milieu des joncs verts,
En d’agrestes cours d’eau, de platanes couverts,
Les unes ont lavé les toiles transparentes,
Les autres ont coupé les moissons odorantes,
Et toutes, délaissant la fontaine ou les champs,
Charment au loin l’écho du doux bruit de leurs chants.
L’heure fuit, le ciel roule et la flamme recule.
La splendide vapeur du flottant crépuscule
S’épanche autour des chars, baignant d’un pur reflet
Ces bras où le sang luit sous la blancheur du lait,
Ces chastes seins, enclos sous le lin diaphane,
Qui jamais n’ont bondi sous une main profane ;
Ces cheveux dénoués, beau voile, heureux trésor,
Que le vent amoureux déroule en boucles d’or.
Sur les blés, les tissus, l’une près l’autre assises,

Elles vont unissant leurs chansons indécises,
Leurs rires éclatants ! Et les jeunes pasteurs
S’empressent pour les voir, et par des mots flatteurs
Caressent en passant leur vanité cachée.
Tels, quittant la montagne en son repos couchée,
Ces enfants de l’Hellade aux immortels échos
Poussent troupeaux et chars vers les murs d’Iolkos.

Mais voici qu’au détour de la route poudreuse
Un étranger s’avance ; et cette foule heureuse
Le regarde et s’étonne, et du geste et des yeux
S’interroge aussitôt. Il approche. Les dieux
D’un sceau majestueux ont empreint son visage.
Dans ses regards profonds règne la paix du sage.
Il marche avec fierté. Sur ses membres nerveux
Flotte le lin d’Égypte aux longs plis. Ses cheveux

Couvrent sa vaste épaule, et dans sa main guerrière
Brille aux yeux des pasteurs la lance meurtrière.
Silencieux, il passe, et les adolescents
Écoutent résonner au loin ses pas puissants.
C’est un dieu ! pensent-ils ; et les vierges troublées
S’entretiennent tout bas en groupes rassemblées.
Mais, semblable au lion, le divin voyageur
S’éloigne sans les voir, pacifique et songeur.

La nuit emplit les cieux ; le Pélion énorme
Aux lueurs de Phœbé projette au loin sa forme ;
Et sur la cime altière où dorment les forêts
Les astres immortels dardent leurs divins traits.
Il marche. Il a franchi les roches dispersées,
Formidables témoins des querelles passées ;
Alors que les Géans, de leurs solides mains,

Bâtissaient vers les deux d’impossibles chemins,
Et que Zeus, ébranlant l’escalier granitique,
De ces monts fracassés couvrit l’Hellade antique.

Entre deux vastes blocs, au creux d’un noir vallon,
Non loin d’un bois épais que chérit Apollon,
Un antre offre aux regards sa cavité sonore.
Le seuil en est ouvert ; car tout mortel honore
Cet asile d’un sage, et l’on dit que les dieux
De leur présence auguste ont consacré ces lieux.
Deux torches d’olivier, de leur flamme géante,
Rougissent les parois de la grotte béante.
Là, comme un habitant de l’Olympe éthéré,
Mais par le vol des ans fugitifs effleuré,
Khiron aux quatre pieds, roi de la solitude,
Sur la peau d’un lion, couche rude et nocturne,

Est assis, et le fils de Pelée, au beau corps,
Charme le grand vieillard d’harmonieux accords.
La lyre entre ses doigts chante comme l’haleine
De l’Euros au matin sur l’écumante plaine.
À ce bruit, l’Étranger marche d’un pas hâtif,
Et sur le seuil de pierre il s’arrête attentif.
Mais Khiron l’aperçoit ; il délaisse sa couche ;
Un rire bienveillant illumine sa bouche ;
Il interrompt l’enfant à ses pieds interdit
Et, saluant son hôte, il l’embrasse et lui dit :

Orphée aux chants divins, que conçut Kalliope
Entre les bras d’Œagre, aux vallons du Rhodope
Que baigne le Strymon d’un cours aventureux ;
Ô magnanime roi des Kylones heureux !
Dieu mortel de l’Hémos, qui vis le noir rivage,

Ta présence m’honore, et mon antre sauvage
N’a contenu jamais, entre tous les humains,
Un hôte tel que toi, chantre aux savantes mains.
Ta gloire a retenti des plaines de l’Hellade
Jusqu’aux fertiles bords où gémit Encelade.
Attentive, souvent mon oreille écouta,
De la Thrace glacée aux cimes de l’Œta,
Les sons mélodieux de ta lyre honorée
Voler dans l’air ému sur l’aile de Borée.
Déjà par l’âge éteints, jamais mes faibles yeux
Ne t’avaient contemplé, mortel semblable aux dieux !
J’en atteste l’Olympe et mon père Saturne,
Ta vue a réjoui ma grotte taciturne.
Entre ! repose-toi sur ces peaux de lion.
Dans les vertes forêts du sombre Pélion,
Jadis, en mes beaux jours de force et de courage,

J’immolai de mes mains ces lions pleins de rage.
Maintenant leur poil fauve est propice au repos,
Plus que la toison blanche arrachée aux troupeaux.
Et-toi, fils de Thétys, Achille au pied agile,
Verse l’onde qui fume en cette urne d’argile,
Et de mon hôte illustre, aux accents inspirés,
D’une pieuse main lave les pieds sacrés.

Il dit, et le jeune homme, à sa voix vénérée,
Saisit l’urne, d’acanthe et de lierre entourée.
Une eau pure et brûlante y coule ; et, gracieux,
Il s’approche d’Orphée aux chants harmonieux :
Ô roi ! mortel issu d’une race divine,
Permets que je te serve. — Et son genou s’incline,
Et ses cheveux dorés, au Sperkhios voués,
Sur son front qui rougit s’épandent dénoués.

Le sage lui sourit, l’admire et le caresse :
Que le grand Zeus, mon fils, à ton sort s’intéresse,
Dit-il. — Achille alors lave ses pieds fumants,
Agrafe le cothurne aux simples ornements,
Puis écoute, appuyé sur sa pique de hêtre,
L’harmonieuse voix qui répond à son maître.
Tel, le jeune Iakkhos, dans les divins conseils,
S’accoude sur le thyrse aux longs pampres vermeils.

____


Interdit devant toi, fils de Khronos, ô sage,
À peine j’ose encor contempler ton visage ;
Et je doute en mon cœur que les destins amis
Aient vers le grand Khiron guidé mes pas soumis.
Salut, divin vieillard, plein d’un esprit céleste !
Que jamais Érinnys, dans sa course funeste,
Ne trouble le repos de tes glorieux jours !

Ô sage, vis sans cesse, et sois heureux toujours.

La vérité, mon père, a parlé par ta bouche.
Kalliope reçut Œagre dans sa couche :
Je suis né sur l’Hémos de leurs embrassements.
Pour braver Poséidon et les flots écumants
J’ai quitté sans regrets la verte Bistonie
Où des rythmes sacrés j’enchaînais l’harmonie ;
Et la riche Iolkos m’a reçu dans son sein.
Là, sur le bord des mers, comme un bruyant essaim,
Cinquante rois couverts de brillantes armures,
Poussant jusques aux cieux de belliqueux murmures,
Autour d’une nef noire aux destins hasardeux
Attendent que ma voix te conduise auprès d’eux.
Sur la plage marine où j’ai dressé ma tente,
Environnant mon seuil de leur foule éclatante,

Tous m’ont dit : — Fils d’Œagre, aux paroles de miel,
De qui la lyre enchante et la terre et le ciel,
Va ! sois de nos désirs le puissant interprète ;
Que le sage Centaure à te suivre s’apprête.
Puisque des Myniens les héros assemblés
Au delà des flots noirs par l’orage troublés,
Las d’un lâche repos et d’une vie obscure,
Vont chercher la toison du bélier de Mercure.
Rappelle-lui Phryxos avec la blonde Hellé,
Rejetons d’Athamas, que conçut Néphélé,
Alors qu’abandonnant les rives d’Orkhomène,
Ils fuyaient vers Ea leur marâtre inhumaine.
Et le bélier divin les portait sur les mers.
La jeune Hellé tomba dans les gouffres amers ;
Et Phryxos, pour calmer son ombre fraternelle,
Immola dans Kolkhos ce nageur infidèle.

Il suspendit lui-même, au milieu des forêts,
La brillante toison dans le temple d’Arès ;
Et depuis, un dragon aux dieux mêmes terrible,
Veille sur ce trésor, gardien incorruptible.
Immense, vomissant la fumée et le feu,
De ses mouvants anneaux il entoure ce lieu.
Il n’a dormi jamais, et tout son corps flamboie ;
Il rugit en lion, en molosse il aboie ;
Comme l’aigle, habitant d’Athos aux pics déserts,
Il vole, hérissé d’écailles, dans les airs !
Il rampe, il se redresse, il bondit dans la plaine
Mieux qu’un jeune étalon à la puissante haleine ;
Et dans la sombre nuit, comme aux clartés du ciel,
Il darde incessamment un regard éternel !
Va donc, cher compagnon, harmonieux Orphée ;
Présente à ses regards cet immortel trophée ;

Va ! qu’il cède à nos vœux et qu’il règne sur nous.
Ses disciples anciens embrassent ses genoux.
Aux luttes des héros il forma leur jeunesse,
Et leur âge viril implore sa sagesse.

Vieillard ! tels m’ont parlé ces pasteurs des humains
Nourris de ton esprit, élevés par tes mains :
Le puissant Hèraclès, fils de Zeus et d’Alkmène,
Qui déploie en tous lieux sa force surhumaine,
Et qui naquit dans Thèbe, alors que le soleil
Cacha durant trois jours son éclat sans pareil ;
Typhis, fils d’Aignias, qui de ses mains habiles
Dirige les vaisseaux sur les ondes mobiles ;
Kastor, fils de Tyndare et dompteur de coursiers ;
Pollux, que l’Eurotas, en ses roses lauriers
Vit naître avec Hélène, au berceau renommée,

Sous les baisers du dieu dont Léda fut aimée ;
Le léger Méléagre, appui de Kalydon ;
Boutès à qui Pallas d’un glaive d’or fit don ;
Pélée et Télamon, Amphion de Pallène,
Et le bel Eurotos cher au dieu de Kyllène ;
Le cavalier Nestor, et Lyncée aux grands yeux
Qui du regard pénètre et la terre et les cieux,
Et les profondes mers, et les abîmes sombres
Où l’implacable Aidès règne au milieu des ombres ;
Et vingt autres héros, avec le fils d’Œson
Jeune, brave et prudent comme Athéné, — Jason !
Je supplie avec eux ta sagesse profonde.
Sur leur respect pour toi tout leur espoir se fonde ;
Parle ! que répondrai-je à ces rois belliqueux ?
Ils n’attendent qu’un chef, mais Argo n’attend qu’eux.
J’écoute ; car, demain, dès l’aurore naissante,

Il me faut retourner vers la mer mugissante.

— Les dieux, dit le Centaure, ont habité parfois
Les bruyantes cités, et les monts et les bois,
Alors que de l’Olympe abandonnant l’enceinte,
Ils dérobaient l’éclat de leur majesté sainte ;
Ainsi, roi de la Thrace, à tes augustes traits,
Je me souviens du Dieu qui lance au loin les traits ;
Tel, exilé des cieux, pasteur de Thessalie,
Je le vis s’avancer dans la plaine embellie.
Son port majestueux, ses chants le trahissaient,
Et les nymphes des bois sur ses pas s’empressaient.
Ta parole, mon hôte, est douce à mon oreille ;
Nulle voix à la tienne ici-bas n’est pareille ;
Mais, comme un roi puissant à des enfants épars,
Dispense ses trésors en d’équitables parts,

L’impassible destin, obéi des dieux mêmes,
Ordonne l’univers de ses décrets suprêmes.
Le destin sait, voit, juge ! Et tous lui sont soumis,
Et jamais il ne tient que ce qu’il a promis.
Repose-toi, mon hôte, et daigne en ma retraite
Calmer la sombre faim. — Fils de Pélée, apprête
Et le miel et le vin et nos agrestes mets.
Bientôt, roi de la Thrace, ô chanteur, qui soumets
Au joug mélodieux les forêts animées,
Les sources des vallons de tes accents charmées,
Et les rochers émus et les bêtes des bois,
Bientôt le noir destin parlera par ma voix.
Le destin dévorant, sourd comme l’onde amère,
Engloutit à son jour toute chose éphémère,
Ô fils d’Œagre ! Et moi, par Khronos engendré,
Qui dus être immortel, dont l’âge immesuré

De générations embrasse un vaste nombre ;
Moi qui de l’avenir perce le voile sombre...
Il me semble, qu’hier j’ai vu les premiers cieux !
Que Phyllire, ma mère, en son amour joyeux,
Hier en ses doux bras abritait ma faiblesse !
Ne touché-je donc pas à l’aride vieillesse ?
N’ai-je pas sur la terre usé de mes pieds durs
La tombe des héros tombés comme fruits mûrs ?
Et cet âge éternel qu’on daigna me promettre,
Est-ce un rapide jour qui semble toujours naître ?
Sombre destin, pensée où tout est résolu,
Ô destin, tout mourra quand tu l’auras voulu.

Et durant ce discours, Orphée aux yeux splendides,
Lisant sur ce grand front tout sillonné de rides
La profonde pensée et le secret du sort,

Croit voir un dieu couvert des ombres de la mort.
Cependant il se tait et respecte le sage ;
Nul orgueil de savoir ne luit sur son visage ;
Il attend que Khiron, assouvissant sa faim,
L’invite à l’écouter et lui réponde enfin.

Le fier adolescent à la tête bouclée,
Fils de l’Océanide et du divin Pélée,
Achille au cœur ardent, tel qu’un jeune lion
Qui joue en son repaire aux flancs du Pélion,
S’empresse autour d’Orphée et du sage Centaure ;
Souriant, il leur verse un doux vin qui restaure,
Puis, sur un disque, il sert un tendre agneau fumant,
Et des gâteaux de miel avec un pur froment.
Parfois, le grand vieillard qui naquit de Phyllire
Et le roi de la Thrace à la puissante lyre,

Admirent en secret cet enfant glorieux,
Le plus beau des mortels issus du sang des dieux.
Déjà sa haute taille avec grâce s’élance
Comme un pin des forêts que la brise balance ;
Une flamme jaillit de son oeil courageux ;
Et, soit qu’il s’abandonne aux héroïques jeux,
Soit qu’il fasse vibrer entre ses mains fécondes
La lyre aux chants divins, mélodieuses ondes ;
Comme un nuage d’or, diaphane et mouvant,
À voir ses longs cheveux flotter au libre vent,
Et sur son col d’ivoire errer pleins de mollesse ;
À voir ses reins brillants de force et de souplesse,
Son bras blanc et nerveux au geste souverain
Qui soutient sans ployer un bouclier d’airain,
Les deux sages déjà, devançant les années,
Déroulent dans leurs cœurs ses grandes destinées.

Mais le festin s’achève, et sur sa large main
Le Centaure pensif pose un front surhumain.
Un long rêve surgit dans son âme profonde ;
Son œil semble chercher un invisible monde ;
Son oreille, attentive aux bruits qui ne sont plus
Entend passer l’essaim des siècles révolus.
Il s’enflamme aux reflets de leur antique gloire,
Comme au vivant soleil luit une tombe noire !
Tels qu’un écho lointain qui meurt au fond des bois,
Des sons interrompus expirent dans sa voix,
Et de son cœur troublé l’élan involontaire
Fait qu’il frappe soudain des quatre pieds la terre.
Comme pour embrasser des êtres bien aimés,
Il ouvre à son insu des bras accoutumés ;
Il remonte les temps, il s’écrie, il appelle,
Et sur son front la joie à la douleur se mêle.

Enfin sa voix résonne et s’exhale en ces mots,
Comme le vent sonore émeut les noirs rameaux.


II


— Oui ! j’ai vécu longtemps sur le sein de Cybèle…
Dans ma jeune saison que la terre était belle !
Les grandes eaux naguère avaient de leurs limon
Reverdi dans l’Éther les pics altiers des monts.
Du sein des flots féconds les humides vallées,
De nacre et de corail et de fleurs étoilées,
Sortaient, telles qu’aux yeux avides des humains,
De beaux corps ruisselants du frais baiser des bains,
Et fumaient au soleil comme des urnes pleines
De parfums d’Ionie aux divines haleines !
Les cieux étaient plus grands ! D’un souffle généreux

L’air subtil emplissait les poumons vigoureux ;
Et plus que tous, baigné des forces éternelles,
Des aigles de l’Athos je dédaignais les ailes !
Sur la neige des mers Aphrodite, en riant,
Comme un rêve enchanté, voguait vers l’Orient…
De sa conque, flottant sur l’onde qui l’arrose,
La nacre aux doux rayons reflétait son corps rose ;
Et l’Euros caressait ses cheveux déroulés,
Et l’Océan baisait ses pieds immaculés,
Et les Grâces en rond sur la mer murmurante
Emperlaient en nageant leur blancheur transparente ;
Et les Ris et les Jeux, dans leurs jeunes essors,
Guidaient la conque bleue et ses divins trésors !

Ô plaines de la Grèce, ô montagnes sacrées,
De la Terre au grand sein mamelles éthérées !

Ô pourpre des couchants, ô splendeur des matins !
Ô fleuves immortels, qu’en mes jeux enfantins
Je domptais du poitrail, et dont l’onde écumante,
Neige humide, flottait sur ma croupe fumante !
Oui ! j’étais jeune et fort ; rien ne bornait mes vœux :
J’étreignais l’univers entre mes bras nerveux ;
L’horizon sans limite aiguillonnait ma course,
Et j’étais comme un fleuve égaré de sa source,
Qui, du sommet des monts soudain précipité,
Flot sur flot s’amoncelle et roule avec fierté.
Depuis que sur le sable où la mer vient bruire
Khronos m’eut engendré dans le sein de Phyllire,
J’avais erré, sauvage et libre sous les airs,
Emplissant mes poumons du souffle des déserts,
Et fuyant des mortels les obscures demeures.
Je laissais s’envoler les innombrables heures ;

De leur rapide essor rival impétueux,
L’orage de mon cœur au cours tumultueux
Mieux qu’elles, dans l’espace et l’ardente durée
Entraînait au hasard ma force inaltérée !
Et pourtant, comme au sein des insondables mers,
Tandis que le Notos émeut les flots amers,
L’empire de Nérée, à nos yeux invisible,
Ignore la tourmente et demeure impassible ;
Dans l’abîme inconnu de mon cœur troublé, tel
J’étais calme, sachant que j’étais immortel !

Ô jours de ma jeunesse, ô saint délire, ô force !
Ô chênes dont mes mains brisaient la rude écorce,
Lions que j’étouffais contre mon sein puissant
Monts témoins de ma gloire et rougis de mon sang !
Jamais, jamais mes pieds, fatigués de l’espace,

Ne suivront plus d’en bas le grand aigle qui passe ;
Et, comme aux premiers jours d’un monde nouveau-né,
Jamais plus, de flots noirs partout environné,
Je ne verrai l’Olympe et ses neiges dorées
Remonter lentement aux cieux hyperborées !

Ô Khiron, dit Orphée, éloigne de ton cœur
Ces indignes regrets dont le sage est vainqueur.
Ton destin fut si beau parmi nos destins sombres !
Les siècles de la terre, à nos yeux couverts d’ombres
Sous ton large regard ont passé si longtemps,
Et ta vie est si pleine, ô fils aîné du Temps !
Que l’auguste science en ton sein amassée,
Doit calmer pour jamais ta grande âme blessée.
Daigne instruire plutôt mes esprits incertains,
Dis-moi des peuples morts les antiques destins,

Les luttes des héros et la gloire des sages,
Et le déroulement fatidique des âges.
Dis-moi les dieux armés contre les fils du ciel,
Asseyant dans l’Olympe un empire éternel,
Et les vaincus tombant sous les monts qui s’écroulent,
Et Zeus précipitant ses triples feux qui roulent,
Et la Terre, attentive à ces combats géants,
Engloutissant les morts dans ses gouffres béants.

— La sagesse est en toi, fils d’une noble Muse !
Tu dis vrai, car Saturne à nos vœux se refuse ;
Implacable, et toujours avide de son sang,
Il m’emporte-moi-même en son vol incessant,
Et les larmes jamais, dans sa fuite éternelle,
N’ont fléchi ce dieu sourd qui nous fauche de l’aile.
Tu sais, tu sais déjà, fils d’Œagre, — tes yeux

Ont lu jusques au fond de mon cœur soucieux, —
Que, tel qu’un voyageur errant quand la nuit tombe,
Mon immortalité s’est heurtée à la tombe !
Je mourrai ! Le destin m’attend au jour prescrit.
Mais ta voix, ô mon fils, a calmé mon esprit.
Les justes Dieux, comblant mon orgueilleuse envie,
Bien au delà des temps ont prolongé ma vie,
Et si je dois tomber comme un guerrier vaincu,
Calme je veux mourir, ainsi que j’ai vécu.
Ecoute ! des vieux jours je te dirai l’histoire.
Leurs vastes souvenirs dormaient dans ma mémoire,
Mais ta voix les réveille, et ces jours glorieux
Vont éclairer encor leur ciel mystérieux.

____


Fils d’Œagre ! aussi loin que mon regard se plonge,
Aux bornes du passé qui flotte comme un songe,

Quand la Terre était jeune et quand je respirais
Les souffles primitifs des monts et des forêts ;
Des sereines hauteurs où s’épandait ma vie,
Quand j’abaissais ma vue étonnée et ravie,
À mes pieds répandu, j’ai contemplé d’abord
Un peuple qui des mers couvrait le vaste bord.
De noirs cheveux tombaient sur les larges épaules
De ces graves mortels avares de paroles,
Et qui, de Pélasgos, fils de la Terre, issus,
S’abritaient à demi de sauvages tissus.
Au sol qui les vit naître enracinés sans cesse,
Ils paissaient leurs troupeaux, pacifique richesse,
Sans que les flots profonds ou les sombres hauteurs
Eussent tenté jamais leurs pas explorateurs.
Arès au casque d’or, aux yeux pleins de courage,
Dans la paix de leurs cœurs ne jetait point l’orage ;

Ignorant les combats, ils taillaient au hasard
De leurs grossières mains de noirs abris, sans art ;
Et du sein de ces blocs où paissaient les cavales
D’inhabiles clameurs montaient par intervalles,
Cris des peuples enfants qui, simples et pieux,
Sentaient bondir leurs cœurs en présence des cieux.
Car les temples sacrés, les cités sans pareilles,
Les hymnes qui des dieux enchantent les oreilles,
Dans le sein de la Terre et des mortels futurs
Dormaient prédestinés à des siècles plus mûrs.
Sur la haute montagne où s’allumait l’aurore,
Interrogeant les dieux, qui se taisaient encore
Et dans mon jeune esprit prêt à le contenir,
Déposaient par éclairs le splendide avenir ;
Souvent je méditais, dans le repos de l’âme,
Sur ces peuples pieux purs de crime et de blâme,

Et je tournais parfois mes regards réfléchis
Vers les noirs horizons que le nord a blanchis.

____


Cependant, Artémis, la vierge aux longues tresses,
Menant le chœur léger des fières chasseresses,
Sur la cime des monts à mes pas familiers
Poursuivait les grands cerfs à travers les halliers.
Je rencontrai bientôt la déesse virile
Qui d’un chaste tissu couvre son flanc stérile.
L’arc d’ivoire à la main et les yeux animés,
Excitant de la voix ses lévriers aimés,
Et parfois confiant aux échos des montagnes
Les noms mélodieux de ses belles compagnes,
Elle marchait, rapide, et sa robe de lin
Par une agrafe d’or à son genou divin
Se nouait ; et les bois, respectant la déesse,

S’écartaient au devant de sa mâle vitesse.

Je reposais au pied d’un chêne aux noirs rameaux,
Les mains teintes encor du sang des animaux ;
Car depuis qu’Hélios dont le monde s’éclaire
Avait poussé son char dans l’azur circulaire ;
Par les taillis épais d’arbustes enlacés,
Sur les rochers abrupts de mousses tapissés,
Sans relâche, j’avais de mes mains meurtrières
Percé les cerfs légers errant dans les clairières ;
Et, des fauves lions suivant les pas empreints,
D’un olivier noueux brisé leurs souples reins.
Artémis s’arrêta sous le chêne au tronc rude,
Et d’une voix divine emplit la solitude :

— Khiron, fils de Saturne, habitant des forêts,

Dont la main est habile à disposer les rets,
Et qui, sur le sommet de mes vastes domaines,
Coules des jours sereins loin des rumeurs humaines ;
Centaure, lève-toi, les dieux te sont amis.
Sois le cher compagnon que leurs voix m’ont promis,
Et sur le vert Cynthios où l’Érymanthe sombre,
Sur le haut Pélion noirci de pins sans nombre,
Aux crêtes des rochers où l’aigle fait son nid,
Viens fouler sur mes pas la mousse et le granit.
Viens ! que toujours ta flèche, à ton regard fidèle,
Atteigne aux cieux l’oiseau qui fuit à tire-d’aile ;
Que jamais dans sa rage un hardi sanglier
Ne baigne de ton sang les ronces du hallier !
Compagnon d’Artémis, invincible comme elle,
Viens illustrer ton nom d’une gloire immortelle !

— Et je dis : — Ô déesse intrépide des bois,
Qui te plais aux soupirs des cerfs, aux longs abois
Des lévriers lancés sur la trace odorante ;
Vierge au cœur implacable, et qui, toujours errante,
Tantôt pousses des cris féroces, l’arc en main,
L’oeil brillant ; et tantôt, au détour du chemin,
Sous les rameaux touffus et les branches fleuries
Entrelaces le chœur de tes nymphes chéries ;
Artémis ! je suivrai tes pas toujours changeants,
J’atteindrai pour te plaire, en mes bonds diligents,
Les biches aux pieds prompts et les taureaux sauvages
Qui troublent, mugissants, les bois et les rivages ;
Si tu daignes, déesse, accorder à mes vœux
La blanche Khariklo, la nymphe aux blonds cheveux,
Qui s’élève, au milieu de ses sœurs effacées,
Comme un peuplier vert aux cimes élancées ! —

La déesse sourit ; et, chasseur courageux,
Depuis dans les forêts je partageai ses jeux.
Mais quand, pour d’autres bords, la fille de Latone,
Lasse de la vallée et du mont monotone,
De ses nymphes suivie, à l’horizon des flots
Volait vers Ortygie ou l’aride Délos,
Je déposais mon arc et mes flèches sanglantes,
Et, le front incliné sur les divines plantes,
Je méditais Cybèle au sein mystérieux,
Vénérable à l’esprit, éblouissante aux yeux.

Tels étaient mes loisirs, ô chanteur magnanime !
Tel je vivais heureux sur la terre sublime,
Toujours l’oreille ouverte aux bruits universels,
Souffle des cieux, échos des parvis immortels,
Voix humaines, soupirs des forêts murmurantes,

Chansons de l’hydriade au sein des eaux courantes ;
Et formant, sans remords, le tissu de mes jours
De force et de sagesse et de chastes amours.
Tel j’étais, fils d’Œagre, en ma saison superbe !
Je buvais l’eau du ciel et je dormais sur l’herbe,
Et parfois, à l’abri des bois mystérieux,
Comme fait un ami, j’entretenais les dieux !

En ce temps, sur l’Ossa ceint d’éclatants orages
J’errais, et sous mes pieds flottaient les lourds nuages,
Quand au large horizon par ma vue embrassé,
Où sommeille Borée en son antre glacé,
Je vis, couvrant les monts et noircissant les plaines,
Attiédissant les airs d’innombrables haleines,
Incessant, et pareil aux épais bataillons
Des avides fourmis dans le creux des sillons,

Un peuple armé surgir ! Des chevelures blondes,
Sur leurs dos blancs et nus, en boucles vagabondes
Flottaient, et les échos des monts qui s’ébranlaient
De leurs chants belliqueux s’emplissaient et roulaient.
Tel, le vieil Océan aux forces formidables
Amasse un noir courroux dans ses flots insondables,
Se gonfle, se déroule, et, sous l’effort des vents,
À l’assaut des grands caps pousse ses flots mouvants
L’Olympe tremble au bruit, et la rive pressée
Palpite sous le poids, d’écume hérissée.
Ainsi ce peuple fier, aux combats sans égaux
Heurte dans son essor l’antique Pélasgos ;
Et sur ces bords bercés d’un repos séculaire,
Pour la première fois a rugi la colère.

Les troupeaux éperdus, au hasard dispersés,

Mugissent dans la flamme et palpitent percés ;
Comme au vent orageux volent les feuilles sèches,
Les airs sont obscurcis d’un nuage de flèches…
Superbe et furieux, l’étalon hennissant
Traîne les chars d’airain dans un fleuve de sang ;
Et la clameur féroce, aux lèvres écumantes,
Les suprêmes soupirs, les poitrines fumantes,
Les têtes bondissant loin du tronc palpitant,
Le brave, aimé des dieux, qui tombe en combattant,
Le lâche qui s’enfuit, la vieillesse, l’enfance,
Et la vierge au corps blanc qu’un fer cruel offense,
Tout ! cris, soupirs, courage, ardeur, efforts virils,
Tout proclame l’instant des suprêmes périls,
L’heure sombre où l’Érèbe en ses parois profondes,
Engloutit par essaims les races moribondes,
Jusqu’au jour éternel où leurs restes épars

Dans le repos premier rentrent de toutes parts ;
Et, d’une vie antique effaçant le vestige,
Unissent dans la mort les rameaux à la tige.

Les Pasteurs, refoulés par ces torrents humains,
Se frayaient, gémissants, d’inhabiles chemins.
Emportant de leurs dieux les géantes images,
Les uns par grands troupeaux fuyaient sur les rivages ;
Les autres, unissant les chênes aux troncs verts,
Allaient chercher sur l’onde un meilleur univers…
Et quand tout disparut, race morte ou vivante,
Moissonnée en monceaux, en proie à l’épouvante ;
Je vis, sur les débris de ce monde effacé,
Un nouveau monde croître ! Et vers les cieux poussé
Comme un chêne noueux aux racines sans nombre,
Epancher sur le sol sa fraîcheur et son ombre ;

Tandis que du Destin l’oracle originel,
Parlant une autre langue aux abîmes du ciel,
Sous mes yeux éblouis déroulait à cette heure
Le sort plus glorieux d’une race meilleure.
Alors, je descendis du mont accoutumé
Chez ce peuple aux beaux corps des Immortels aimé.
Ainsi, l’aigle, lassé de la voûte éternelle,
Dans l’ombre des vallons vient reposer son aile.

Roi de l’Hémos ! ma voix aux superbes dédains,
N’avait jamais frappé l’oreille des humains ;
Jamais encor mes bras n’avaient de leur étreinte,
Dans un cœur ennemi fait palpiter la crainte ;
J’ignorais la colère et les combats sanglants ;
Et, fier de quatre pieds aux rapides élans,
De ma force éprouvée aux lions redoutable,

J’irritai dans sa gloire une race indomptable.
L’insensée ignorait que le fer ni l’airain
Ne pouvaient entamer mon corps pur et serein
Semblable, sous sa forme apparente, à l’essence
Des impalpables dieux. Ma céleste naissance,
Le sentiment profond de ma force, ou plutôt
L’inexorable Arès qui m’enflammait d’en haut,
Excitant mon courage à la lutte guerrière,
Rougit d’un sang mortel ma flèche meurtrière.
Que de héros anciens dignes de mes regrets,
Sur la rive des mers, dans l’ombre des forêts,
Race hardie, en proie à ma fureur première,
J’arrachai, fils d’Œagre, à la douce lumière !
Peut-être que, vengeant le divin Pélasgos,
J’allais d’un peuple entier déshériter Argos,
Si la grande Athéné, déesse tutélaire,

N’eût brisé le torrent d’une aveugle colère.
J’ensevelis les morts que j’avais immolés ;
J’honorai leur courage et leurs mânes troublés ;
Et la Paix souriante, aux mains toujours fleuries
Apaisa pour jamais nos âmes aguerries.

Mais, à peine échappée aux combats dévorants,
La Terre tressaillit sous des efforts plus grands ;
Et, comme aux jours anciens où tomba Prométhée,
L’Éther devint semblable à la mer agitée.
Les astres vacillaient dans l’écume des cieux…
Et la nue au flanc d’or, voile mystérieux,
En des lambeaux de feu déchirée et flottante,
Montrait des pâles dieux la foule palpitante !
La clameur des mortels roulait, les flots grondaient
Et d’eux-mêmes, au loin, en sanglots s’épandaient,

Comme de noirs, captifs qui, dans l’ombre nocturne
Redemandent la vie à l’écho taciturne.
D’un vaste ébranlement les jours étaient venus ;
Et la Terre vengeait l’outrage d’Uranus
Le dieu père des dieux, que de sa faux cruelle
Saturne mutila dans la voûte éternelle ;
Alors que, débordant comme un fleuve irrité
Le sang subtil coula du ciel épouvanté,
Et qu’en flots clandestins la divine semence
Féconda lentement la Terre au sein immense.

Or, du crime infini formidables vengeurs,
Naquirent tout armés les Géants voyageurs,
Monstres de qui la tête était ceinte de nues,
Dont le bras ébranlait les montagnes chenues,
Et qui, toujours marchant, secouaient de leur pié

Les entrailles du monde et jusqu’à l’Hadès effrayé.
De leurs soixante voix l’injure irrésistible
Retentit tout à coup dans l’Olympe paisible…
Mais ne pouvant porter au sein des larges cieux,
Terreur des Immortels, leurs fronts audacieux,
Les premiers, Diophore et l’informe Encelade,
De l’Empire céleste ont tenté l’escalade !

L’Ossa déraciné s’amasse sur l’Hémus,
Et tous deux sur Athos ! Puis, dans les airs émus,
Le sombre Pélion sur l’Œta s’amoncelle…
L’échelle monstrueuse en sa hauteur chancelle !
Mais, franchissant d’un bond ses immenses degrés,
Les Géants vont heurter les palais éthérés.
Tout tremble ! En vain la foudre au bras de Zeus s’embrase ;
Sous leurs blocs meurtriers dont la lourdeur écrase,

Les enfants d’Uranus vont briser de leurs mains
L’Olympe éblouissant vénéré des humains.
Des dieux inférieurs la foule vagabonde
Par les sentiers du ciel fuit aux confins du monde ;
Et peut-être en ce jour, dispersant leurs autels,
L’Érèbe dans son sein eût pris les Immortels,
Si, changeant d’un seul coup la défaite mobile,
Athéné n’eût percé Pallas d’un trait habile.

Alors, du haut Ossa soudain précipité,
Encelade recule, et, d’un front indompté,
Il brave encor des dieux la colère implacable ;
Mais le fumant Etna de tout son poids l’accable,
Il tombe enseveli. Vainement foudroyé
Diophore a saisi Pallas pétrifié.
À la fille de Zeus, de son bras athlétique

Il le lance, et le corps du géant granitique
Retombe en tournoyant et brise son front dur
Comme le pied distrait écrase le fruit mûr.
Polybote éperdu fuit dans la mer profonde,
Et ses reins monstrueux dominent au loin l’onde,
Et de ses larges pas mieux que les lourds vaisseaux,
Il franchit sans tarder l’immensité des eaux.
Poséidon l’aperçoit ; de ses bras formidables
Il enlève Nysire et ses grèves de sables
Et ses rochers moussus ; il la dresse dans l’air,
Et l’île aux noirs contours vole comme l’éclair,
Gronde, frappe, et les os du géant qui succombe
Blanchissent les parvis de son humide tombe.
Tous croulent au Tartare, où neuf fois, de ses flots,
La Styx qui les étreint étouffe leurs sanglots ;
Et les dieux, oubliant les discordes funestes,

Goûtent d’un long repos les voluptés célestes.

Et moi, contemporain de jours prodigieux,
En plaignant les vaincus j’applaudissais aux dieux,
Certain de leur justice, et pourtant dans mon âme
Roulant un noir secret brûlant comme la flamme.
Et je laissais flotter, au bord des flots assis,
Dans le doute et l’effroi mes esprits indécis ;
Songeur, je me disais : — Sur les cimes neigeuses
L’aigle peut déployer ses ailes orageuses,
Et, l’œil vers Hélios incessamment tendu,
Briser l’effort des vents dans l’espace éperdu ;
Car sa force est cachée en sa lutte éternelle ;
Il se complaît, s’admire, et s’agrandit en elle.
Avide de lumière, altéré de combats,
Le sol est toujours noir, les deux sont toujours bas ;

Il vole, il monte, il lutte, et sa serre hardie
Saisit le triple éclair dont le feu l’incendie !
Les sereines forêts aux silences épais,
Chères au divin Pan, ruisselantes de paix ;
Les sereines forêts, immobiles naguères,
Peuvent s’écheveler comme des fronts vulgaires ;
L’ouragan qui se rue en bonds tumultueux,
Peut des chênes sacrés briser les troncs noueux ;
L’astre peut resplendir dans la nue azurée
Et brusquement s’éteindre au sein de l’Empyrée ;
L’Océan peut rugir ; la terre s’ébranler ;
Les races dans l’Hadès peuvent s’amonceler ;
L’aveugle mouvement, de ses forces profondes,
Faire osciller toujours les mortels et les mondes…
Mais d’où vient que les dieux qui ne mourront jamais,
Et qui du large Éther habitent les sommets,

Les dieux générateurs des astres et des êtres,
Les rois de l’Infini, les implacables maîtres,
En des combats pareils aux luttes des héros,
De leur éternité troublent-ils le repos ?
Est-il donc par delà leur sphère éblouissante,
Une force impassible, et plus qu’eux tous puissante,
D’inaltérables dieux, sourds aux cris insulteurs,
Du mobile destin augustes spectateurs,
Qui n’ont jamais connu, se contemplant eux-mêmes,
Que l’éternelle paix de leurs songes suprêmes ?

Répondez, répondez, ô terre, ô flots, ô cieux !
Que n’ai-je, ô roi d’Athos, ton vol audacieux !
Que ne puis-je, ô Borée, à tes souffles terribles
Confier mon essor vers ces dieux invisibles !
Ah ! sans doute, à leurs pieds, pâles Olympiens,

Vous rampez ! — Faibles dieux, vous n’êtes plus les miens !
Comme toi, blond Phœbos, qu’honore Lycorée,
Je darde un trait aigu d’une main assurée :
Python eût succombé sous mes coups affermis !
J’ai devancé ta course, ô légère Artémis !
Comme vous immortel, ma force me protège ;
Les dieux des bois souvent ont formé mon cortège ;
J’ai porté des lions dans mes bras étouffants
Et mon père Saturne est votre aïeul, enfants !
Ô Zeus ! les noirs géants ont balancé ta gloire…
C’est aux dieux inconnus qu’appartient la victoire ;
Et mon culte, trop fier pour tes autels troublés,
Veut monter vers ceux-ci, de la crainte isolés,
Qui n’ont point combattu ; qui, baignés de lumière,
Dans le sein de la force éternelle et première
Règnent, calmes, heureux, immobiles, sans nom !

Irrésistibles dieux à qui nul n’a dit : Non !
Qui contiennent le monde en leurs seins impalpables
Et qui vous jugeront, hommes et dieux coupables !

Hélas ! tel je songeais, chanteur mélodieux ;
J’osais délibérer sur le destin des dieux !
Ils m’ont puni. Bientôt les Kères indignées
Trancheront le tissu de mes longues années ;
La flèche d’Héraclès finira mes remords ;
J’irai mêler mon ombre au vain peuple des morts,
Et l’antique chasseur des forêts centenaires
Poursuivra dans l’Hadès les cerfs imaginaires !
Et depuis, j’ai vécu, mais dans mon sein gardant
Ce souvenir lointain comme un remords ardent.
Pour adoucir les dieux, pour expier ma faute,
J’ai creusé cette grotte où tu sièges, mon hôte ;

Et là, durant le cours des âges j’ai nourri
De sagesse et d’amour tout un peuple chéri,
Peuple d’adolescents sacrés, race immortelle
Que le lion sauvage engraissait de sa moelle,
Et que l’antique Hellade, en des tombeaux pieux,
Tour à tour a couchés auprès de leurs aïeux.

Viens ! ô toi, le dernier des nourrissons sublimes
Que mes bras paternels berceront sur ces cimes,
Ô rejeton des dieux, ô mon fils bien aimé !
Toi qu’aux mâles vertus tout enfant j’ai formé,
Et qui, de mes vieux jours consolant la tristesse,
Fais mon plus doux orgueil et ma seule richesse.
Fils du brave Pélée, Achille au pied léger,
Puisse ton cœur grandir et ne jamais changer !
Ô mon enfant si cher, l’Hellade est dans l’attente.

Quels feux éclipseront ton aurore éclatante !
Le plus grand des guerriers, embrassant tes genoux
Au pied des murs d’Ilos expire sous tes coups…
Un dieu te percera de sa flèche assassine ;
Mais comme un chêne altier que l’éclair déracine,
Et qui, régnant parmi les hêtres et les pins,
Emoussa la cognée à ses rameaux divins !
Sous le couteau sacré la vierge Pélasgique
Baignera de son sang ta dépouille héroïque ;
Et sur le bord des mers j’entends l’Hellade en pleurs
Troubler les vastes cieux du cri de ses douleurs !
Tu tombes, jeune encor ; mais ta rapide vie
D’une gloire immortelle, ô mon fils, est suivie ;
L’avenir tout entier en sonores échos
Fait retentir ton nom dans l’âme des héros,
Et l’aride Troade, où tous viendront descendre,

Les verra tour à tour inclinés sur ta cendre.

— Le Centaure se tait. — Dans ses bras vénérés
S’élance le jeune homme aux longs cheveux dorés ;
De son cœur généreux la fibre est agitée.
Il baise de Khiron la face respectée ;
Et, gracieux soutien du vieillard abattu,
Il le réchauffe au feu de sa jeune vertu.


III


Mon hôte, dit Khiron, dès qu’aux voûtes profondes,
La fille de Thia, l’Aurore aux tresses blondes,
Montera sur son char de perles et d’argent,
Presse vers Iolkos un retour diligent ;
Mais la divine Nuit, ceinte d’astres, balance

La terre encor plongée en un vaste silence ;
Et seul, le doux Sommeil, le frère d’Atropos,
Plane d’un vol muet dans les cieux en repos.
Je ne foulerai point Argo chargé de gloire,
Fils d’Œagre ! J’attends le jour expiatoire ;
Et mon dernier regard, de tristesse incliné,
Contemple pour jamais la terre où je suis né.
L’Euros aux ailes d’or, d’une haleine attendrie
Confiera ma poussière à la douce patrie
Où fleurit ma jeunesse, où se cloront mes yeux !
Porte au grand Héraclès mes suprêmes adieux.
Dis-lui que, résigné, soumis à des lois justes,
Je vois errer ma mort entre ses mains augustes,
Et que nulle colère, en mon nom paternel,
Ne brûle contre lui pour ce jour solennel.
Mais Hélios encor, dans le sein de Nérée,

N’entrouvre point des cieux la barrière dorée ;
Tout repose, l’Olympe, et la terre au sein dur.
Tandis que Séléné s’incline dans l’azur,
Daigne, harmonieux roi qu’Apollon même envie,
Charmer d’un chant sacré notre oreilie ravie ;
Tel que le noir Hadès l’entendit autrefois
En rhythmes cadencés s’élancer de ta voix,
Quand le triple gardien du fleuve aux eaux livides
Referma de plaisir ses trois gueules avides,
Et que des pâles morts la foule suspendit
Dans l’abîme sans fond son tourbillon maudit.

____


Comme aux cimes du Pinde Apollon Musagète,
Le fils de Kalliope est debout ! Il rejette
Sur son dos large et blanc, exercé dans les jeux,
Ses cheveux éclatants, sa robe aux plis neigeux ;

Il regarde l’Olympe où ses yeux savent lire,
Et du fils de Pélée il a saisi la lyre.
Sous ses doigts surhumains les cordes ont frémi,
Et s’emplissent d’un souffle en leur sein endormi,
Souffle immense, pareil aux plaintes magnanimes
Du bleuâtre Océan aux sonores abîmes.
Tel, le faible instrument gémit sous ses grands doigts,
Et roule en chants divins pour la première fois !
Un dieu du fils d’Œagre élargit la poitrine ;
D’une ardente lueur son regard s’illumine…
Il va chanter, il chante ! Et l’Olympe charmé
S’abaisse de plaisir sur le mont enflammé !
Cybèle aux épis d’or, sereine, inépuisable,
Des grèves où les flots expirent sur le sable
Jusqu’aux âpres sommets où dorment les hivers,
D’allégresse a senti tressaillir ses flancs verts !

L’étalon hennissant de volupté palpite ;
De son nid tout sanglant l’aigle se précipite ;
Le lion étonné, battant ses flancs velus,
S’élance du repaire en bonds irrésolus,
Et les timides cerfs et les biches agiles,
Les dryades perçant les écorces fragiles,
Les satyres guetteurs des nymphes au sein nu ;
Tous se sentent poussés par un souffle inconnu ;
Et vers l’antre, où la lyre en chantant les rassemble,
Des plaines et des monts ils accourent ensemble.

Ainsi, divin Orphée, ô chanteur inspiré,
Tu déroules ton cceur sur un mode sacré !
Comme un écroulement de foudres rugissantes,
La colère descend de tes lèvres puissantes,
Puis le calme succède à l’orage éternel !

Un chant majestueux, large comme le ciel,
Enveloppe la lyre entre tes bras vibrante ;
Et l’oreille, attachée à cette âme mourante,
Poursuit dans un écho décroissant et perdu
Le chant qui n’étant plus est toujours entendu.
Achille écoute encore, et la lyre est muette !
Altéré d’harmonie, il incline la tête.
Sous l’or de ses cheveux, d’une noble rougeur
L’enthousiasme saint brûle son front songeur ;
Une ardente pensée en son cœur étouffée
L’oppresse de sanglots ! Mais il contemple Orphée,
Et dans un cri sublime, il tend ses bras joyeux
Vers cette face auguste et ces splendides yeux
Où du céleste éclair que ravit Prométhée
Jaillit, impérissable, une flamme restée ;
Comme si le destin eût voulu confier

La flamme où tous vont boire et se vivifier
Au fils de Kalliope, au chanteur solitaire
Que chérissent les dieux et qu’honore la terre.

Mais le sombre horizon des cieux, les monts dormants
Qui baignent leurs pieds lourds dans les flots écumants,
Les forêts dont l’Euros fait osciller les branches,
Tout s’éveille, s’argente à des clartés plus blanches ;
Et déjà, de la nuit illuminant les pleurs,
L’Aurore monte au sein d’un nuage de fleurs.
Orphée a vu le jour : — Ô toi que je révère,
Ô grand vieillard, dit-il, dont le destin sévère
D’un voile de tristesse obscurcit le déclin,
Je te quitte, ô mon père ! Et, comme un orphelin
Baigne, au départ, de pleurs des cendres précieuses,
Je t’offre le tribut de mes larmes pieuses.

Contemporain sacré des âges révolus,
Adieu, Centaure, adieu ! je ne te verrai plus !
Fils de Pélée, adieu. Puissent les dieux permettre
Qu’un jour ton cœur atteigne aux vertus de ton maître.
Sois le plus généreux, le plus beau des mortels,
Le plus brave ! Et des dieux honore les autels.
Salut, divin asile, ô grotte hospitalière !
Salut, lyre docile, à ma main familière !
Dépouilles des lions qu’ici foula mon corps,
Montagnes, bois, vallons, tout pleins de mes accords,
Cieux propices, salut ! ma tâche est terminée.

Il dit, et de Khiron la langue est enchaînée ;
Il semble qu’un Dieu gronde en son sein agité ;
Des pleurs baignent sa face : — Ô mon fils regretté,
Divin Orphée, adieu ! Mon cœur suivra ta trace

Des rives de Pagase aux fleuves de la Thrace.
Je vois le noir Argo sur les flots furieux
S’élancer comme l’aigle à son but glorieux,
Et dans le sein des mers les blanches Kyanées
Abaisser à ta voix leurs têtes mutinées.
Et Kolkos est vaincue ! et remontant aux lieux
Où luit l’ourse glacée à la borne des cieux,
De contrée en contrée, Argo, qu’un dieu seconde,
D’un cours aventureux enveloppe le monde !
Mais, ô crime, ô douleur éternelle en sanglots !
Quelle tête sacrée errant au gré des flots,
Harmonieuse encore et d’un sang pur trempée,
Roule et gémit, du thyrse indignement frappée ?
Iakkhos, Iakkhos ! dieu bienveillant, traîné
Par la fauve panthère ; Iakkhos, couronné
De pampres et de lierre et de vendanges mûres !

Dieu jeune, qui te plais aux furieux murmures
Des femmes de l’Édon et du Mimas ! ô toi
Qui déchaînes, la nuit, sur les monts pleins d’effroi
Comme un torrent de feu l’ardente Sabasie…
De quels regrets ton âme, Évan, sera saisie,
Quand ce divin chanteur égorgé dans tes jeux
Rougira de son sang le Strymon orageux !
Ô mon fils ! — Mais sa voix expire dans les larmes.

— Centaure, dit Orphée, apaise tes alarmes ;
Les pleurs me sont sacrés qui tombent de tes yeux,
Mais la vie et la mort sont dans la main des dieux.

Il marche, et, reprenant le sentier de la veille,
S’éloigne. — Le ciel luit, le Pélion s’éveille,
Et secoue la rosée attachée à ses flancs.

Au souffle du matin les pins étincelants
S’entretiennent au fond de la montagne immense ;
Le bruit universel des êtres recommence !
Les grands troupeaux, suivis des agrestes pasteurs
Regagnent la vallée humide ou les hauteurs
Verdoyantes. — Voici les vierges au doux rire
Où rayonne la joie, où la candeur respire,
Qui retournent, avec leurs naïves chansons,
Les unes aux cours d’eau, les autres aux moissons.
Mais, ô jeune trésor de l’Hellade divine,
Quelle crainte soudaine en vos yeux se devine ?
D’où vient que votre sein s’émeuve et que vos pas
S’arrêtent, et qu’ainsi vous vous parliez tout bas,
Montrant de vos bras nus, où le désir se pose,
Une apparition dans le lointain éclose ?
Ô vierges, ô pasteurs, de quel trouble assiégés,

Restez-vous, beaux corps nus, en marbre blanc changés ?
Serait-ce qu’un lion, désertant la montagne,
Bondisse, l’œil ardent, suivi de sa compagne,
Dévorés de famine et déjà réjouis !
Un éclair menaçant vous a-t-il éblouis ?
Non ! d’un respect pieux votre âme s’est remplie :
C’est ce même Étranger que jamais nul n’oublie,
Et qui marche semblable aux dieux ! — Son front serein
Est tourné vers l’Olympe, et d’un pied souverain
Il foule sans le voir le sentier qui serpente.
Déjà du Pélion il a franchi la pente.
Les vierges, les pasteurs l’ont vu passer près d’eux ;
Mais il s’arrête et dit : — Enfants, soyez heureux !
Pasteurs adolescents, vierges chastes et belles,
Salut ! Puissent vos cœurs être forts et fidèles !
Bienheureux vos parents ! honneur de leurs vieux jours,

Entourez-les, enfants, de pieuses amours !
Et que les dieux, contents de vos vertus naissantes,
Vous prodiguent longtemps leurs faveurs caressantes ! —
Il dit, et disparaît ; mais la sublime voix,
Dans le cours de leur vie entendue une fois,
Ne quitte plus jamais leurs âmes enchaînées ;
Et quand l’âge jaloux a fini leurs années,
Des maux et de l’oubli ce souvenir vainqueur
Fait descendre la paix divine dans leur cœur.



XXII



LA FONTAINE AUX LIANES.




Comme le flot des mers ondulant vers les plages,
Ô bois, vous déroulez, pleins d’arome et de nids,
Dans l’air splendide et bleu, vos houles de feuillages ;
Vous êtes toujours vieux et toujours rajeunis.


Le temps a respecté, rois aux longues années,
Vos grands fronts couronnés de lianes d’argent ;
Nul pied ne foulera vos feuilles non fanées :
Vous verrez passer l’homme et le monde changeant.

Vous inclinez d’en haut, au penchant des ravines,
Vos rameaux lents et lourds qu’ont brûlés les éclairs ;
Qu’il est doux, le repos de vos ombres divines,
Aux soupirs de la brise, aux chansons des flots clairs !

Le soleil de midi fait palpiter vos sèves ;
Vous siégez, revêtus de sa pourpre, et sans voix ;
Mais la nuit, épanchant la rosée et les rêves,
Apaise et fait chanter les âmes et les bois.


Par delà les verdeurs des zones maternelles
Où vous poussez d’un jet vos troncs inébranlés,
Seules plus près du ciel, les neiges éternelles
Couvrent de leurs plis blancs les pics immaculés.

Ô bois natals, j’errais sous vos larges ramures ;
L’aube aux flancs noirs des monts marchait d’un pied vermeil ;
La mer avec lenteur éveillait ses murmures,
Et de tout œil vivant fuyait le doux sommeil.

Au bord des nids, ouvrant ses ailes longtemps closes,
L’oiseau disait le jour avec un chant plus frais
Que la source agitant les verts buissons de roses,
Que le rire amoureux du vent dans les forêts.


Les abeilles sortaient des ruches naturelles
Et par essaims vibraient au soleil matinal ;
Et, livrant le trésor de leurs corolles frêles,
Chaque fleur répandait sa goutte de cristal.

Et le ciel descendait dans les claires rosées
Dont la montagne bleue au loin étincelait ;
Un mol encens fumait des plantes arrosées
Vers la sainte nature à qui mon cœur parlait.

Au fond des bois baignés d’une vapeur céleste,
Il était une eau vive où rien ne remuait ;
Quelques joncs verts, gardiens de la fontaine agreste,
S’y penchaient au hasard en un groupe muet.


Les larges nénuphars, les lianes errantes,
Blancs archipels, flottaient enlacés sur les eaux,
Et dans leurs profondeurs vives et transparentes
Brillait un autre ciel où nageaient les oiseaux.

Ô fraîcheur des forêts, sérénité première,
Vents qui caressiez les feuillages chanteurs,
Fontaine aux flots heureux où jouait la lumière,
Éden épanoui sur les vertes hauteurs !

Salut, ô douce paix, et vous, pures haleines,
Et vous qui tombiez du ciel et des rameaux,
Repos du cœur, oubli de la joie et des peines !
Salut, ô sanctuaire interdit à nos maux !


Et, sous le dôme épais de la forêt profonde,
Aux réduits du lac bleu dans les bois épanché,
Dormait, enveloppé du suaire de l’onde,
Un mort, les yeux au ciel, sur le sable couché.

Il ne sommeillait pas, calme comme Ophélie,
Et souriant comme elle, et les bras sur le sein ;
Il était de ces morts que bientôt on oublie ;
Pâle et triste, il songeait au fond du clair bassin.

La tête au dur regard reposait sur la pierre ;
Aux replis de la joue où le sable brillait,
On eût dit que des pleurs tombaient de la paupière,
Et que le cœur encor par instants tressaillait.


Sur les lèvres errait la sombre inquiétude.
Immobile, attentif, il semblait écouter
Si quelque pas humain, troublant la solitude,
De son suprême asile allait le rejeter.

Jeune homme, qui choisis pour ta couche azurée
La fontaine des bois aux flots silencieux,
Nul ne sait la liqueur qui te fut mesurée
Au calice éternel des esprits soucieux.

De quelles passions ta jeunesse assaillie
Vint-elle ici chercher le repos dans la mort ?
Ton âme à son départ ne fut pas recueillie,
Et la vie a laissé sur ton front un remord.


Pourquoi jusqu’au tombeau cette tristesse amère ?
Ce cœur s’est-il brisé pour avoir trop aimé ?
La blanche illusion, l’espérance éphémère
En s’envolant au ciel l’ont-elles vu fermé ?

Tu n’es pas né sans doute au bord des mers dorées,
Et tu n’as pas grandi sous les divins palmiers,
Mais l’avare soleil des lointaines contrées
N’a pas mûri la fleur de tes songes premiers.

À l’heure où de ton sein la flamme fut ravie,
Ô jeune homme qui vins dormir en ces beaux lieux,
Une image divine et toujours poursuivie,
Un ciel mélancolique ont passé dans tes yeux.


Si ton âme ici-bas n’a point brisé sa chaîne,
Si la source au flot pur n’a point lavé tes pleurs,
Si tu ne peux partir pour l’étoile prochaine,
Reste, épuise la vie et tes chères douleurs !

Puis, ô pâle étranger, dans ta fosse bleuâtre,
Libre des maux soufferts et d’une ombre voilé,
Que la nature au moins ne te soit point marâtre :
Repose entre ses bras, paisible et consolé.

Tel je songeais. Les bois, sous leur ombre odorante,
Épanchant un concert que rien ne peut tarir,
Sans m’écouter, berçaient leur gloire indifférente,
Ignorant que l’on souffre et qu’on puisse en mourir.


La fontaine limpide, en sa splendeur native,
Réfléchissait toujours les cieux de flamme emplis ;
Et sur ce triste front nulle haleine plaintive
De flots riants et purs ne vint rider les plis.

Sur les blancs nénuphars l’oiseau ployant ses ailes
Buvait de son bec rose en ce bassin charmant,
Et sans penser aux morts, tout couvert d’étincelles,
Volait sécher sa plume au tiède firmament.

La nature se rit des souffrances humaines ;
Ne contemplant jamais que sa propre grandeur,
Elle dispense à tous ses forces souveraines
Et garde pour sa part le calme et la splendeur.



XXIII



JANE.




Imité de Burns.



Je pâlis et tombe en langueur :
Deux beaux yeux m’ont blessé le cœur.

Rose pourprée et tout humide,
Ce n’était pas sa lèvre en feu ;
C’étaient ses yeux d’un si beau bleu
Sous l’or de sa tresse fluide.


Je pâlis et tombe en langueur :
Deux beaux yeux m’ont blessé le cœur.

Toute mon âme fut ravie !
Doux étaient son rire et sa voix ;
Mais ses deux yeux bleus, je le vois,
Ont pris mes forces et ma vie !

Je pâlis et tombe en langueur :
Deux beaux yeux m’ont blessé le cœur.

Hélas ! la chose est bien certaine :
Si Jane repousse mon vœu,
Dans ses deux yeux d’un si beau bleu
J’aurai puisé ma mort prochaine.

Je pâlis et tombe en langueur :
Deux beaux yeux m’ont blessé le cœur.



XXIV



NANNY.




Imité de Burns.



Bois chers aux ramiers, pleurez, doux feuillages,
Et toi, source vive, et vous, frais sentiers ;
          Pleurez, ô bruyères sauvages,
          Buissons de houx et d’églantiers !


Du courlis siffleur l’aube saluée
Suspend au brin d’herbe une perle en feu ;
          Sur le mont rose est la nuée ;
          La poule d’eau nage au lac bleu

Pleurez, ô courlis ; pleure, blanche aurore ;
Gémissez, lac bleu, poules, coqs pourpré ;
          Vous que la nue argente et dore,
          Ô claires collines, pleurez !

Printemps, roi fleuri de la verte année,
Ô jeune dieu, pleure ! Été mûrissant,
          Coupe ta tresse couronnée ;
          Et pleure, automne rougissant !


L’angoisse d’aimer brise un cœur fidèle.
Terre et ciel, pleurez ! oh ! que je l’aimais !
          Cher pays, ne parle plus d’elle :
          Nanny ne reviendra jamais !



XXV



NELL.




Imité de Burns.



Ta rose de pourpre, à ton clair soleil,
          Ô Juin, étincelle enivrée ;
Penche aussi vers moi ta coupe dorée :
          Mon cœur à ta rose est pareil.


Sous le mol abri de la feuille ombreuse
          Monte un soupir de volupté ;
Plus d’un ramier chante au bois écarté,
          Ô mon cœur, sa plainte amoureuse.

Que ta perle est douce au ciel parfumé,
          Étoile de la nuit pensive !
Mais combien plus douce est la clarté vive
          Qui rayonne en mon cœur charmé !

La chantante mer, le long du rivage,
          Taira son murmure éternel,
Avant qu’en mon cœur, chère amour, ô Nell,
          Ne fleurisse plus ton image !



XXVI



LA FILLE AUX CHEVEUX DE LIN.




Sur la luzerne en fleur assise
Qui chante dès le frais matin ?
C’est la fille aux cheveux de lin,
La belle aux lèvres de cerise.

L’amour, au clair soleil d’été,
Avec l’alouette a chanté.


Ta bouche a des couleurs divines,
Ma chère, et tente le baiser !
Sur l’herbe en fleur veux-tu causer,
Fille aux cils longs, aux boucles fines ?

L’amour, au clair soleil d’été,
Avec l’alouette a chanté.

Ne dis pas non, fille cruelle ;
Ne dis pas oui ! — J’entendrai mieux
Le long regard de tes grands yeux,
Et ta lèvre rose, ô ma belle !

L’amour, au clair soleil d’été,
Avec l’alouette a chanté.


Adieu les daims, adieu les lièvres
Et les rouges perdrix ! — Je veux
Baiser le lin de tes cheveux,
Presser la pourpre de tes lèvres !

L’amour, au clair soleil d’été,
Avec l’alouette a chanté.



XXVII



ANNIE.




Imité de Burns.



 

La lune n’était point ternie,
Le ciel était tout étoilé ;
Et moi, j’allai trouver Annie
Dans les sillons d’orge et de blé.
Oh ! les sillons d’orge et de blé !


Le cœur de ma chère maîtresse
Était étrangement troublé.
Je baisai le bout de sa tresse,
Dans les sillons d’orge et de blé.
Oh ! les sillons d’orge et de blé !

Que sa chevelure était fine !
Qu’un baiser est vite envolé !
Je la pressai sur ma poitrine,
Dans les sillons d’orge et de blé.
Oh ! les sillons d’orge et de blé !

Notre ivresse était infinie,
Et nul de nous n’avait parlé…
Oh ! la douce nuit, chère Annie,
Dans les sillons d’orge et de blé !
Oh ! les sillons d’orge et de blé !



XXVIII



SOURYA.



HYMNE VÉDIQUE



Ta demeure est au bord des océans antiques,
Sourya ! Les grandes eaux lavent tes pieds mystiques.

Sur ta face divine et ton dos écumant
L’abîme primitif ruisselle lentement.
Tes cheveux qui brûlaient au milieu des nuages,
Parmi les rocs anciens déroulés sur les plages,
Pendent en noirs limons, et la houle des mers

Et les vents infinis gémissent au travers.
Ô Sourya ! prisonnier de l’ombre infranchissable,
Tu sommeilles couché dans les replis du sable.
Une haleine terrible habite en tes poumons ;
Elle trouble la neige errante au flanc des monts ;
Dans l’obscurité morne en grondant elle affaisse
Les astres submergés par la nuée épaisse,
Et fait monter en chœur les soupirs et les voix
Qui roulent dans le sein vénérable des bois.

Ta demeure est au bord des océans antiques.
Sourya ! Les grandes eaux lavent tes pieds mystiques.

Elle vient, elle accourt, ceinte de lotus blancs,
L’aurore aux belles mains, aux pieds étincelants ;
Et tandis que, songeur, près des mers tu reposes,

Elle lie au char bleu les quatre vaches roses.
Vois ! Les palmiers divins, les érables d’argent,
Et les frais nymphéas sur l’eau vive nageant ;
La vallée où pour plaire entrelaçant leurs danses
Tournent les Apsaras en rapides cadences,
Par la nue onduleuse et molle enveloppés
S’éveillent, de rosée et de flamme trempés.
Pour franchir des sept cieux les larges intervalles,
Attelle au timon d’or les sept fauves cavales ;
Secoue au vent des mers un reste de langueur,
Et lève-toi, Sourya, dans toute ta vigueur !

Ta demeure est au bord des océans antiques,
Sourya ! Les grandes eaux lavent tes pieds mystiques.

Mieux que l’oiseau géant qui tourne au fond des cieux,

Tu montes, ô guerrier, par bonds victorieux ;
Tu roules comme un fleuve, ô roi, source de l’Être !
Le visible infini que ta splendeur pénètre,
En houles de lumière ardemment agité
Palpite de ta force et de ta majesté.
Dans l’air flambant, immense, oh ! que ta route est belle
Pour arriver au seuil de la nuit éternelle !
Quand ton char tombe et roule au bas du firmament,
Que l’horizon sublime ondule largement !
Adieu Sourya. Ton corps lumineux vers l’eau noire
S’incline, revêtu d’une robe de gloire ;
L’abîme te salue et s’ouvre devant toi :
Descends sur le profond rivage et dors, ô roi !

Ta demeure est au bord des océans antiques,
Sourya ! Les grandes eaux lavent tes pieds mystiques.

Guerrier resplendissant, qui marches dans le ciel
À travers l’étendue et le temps éternel ;
Toi qui verses au sein de la terre robuste
Le fleuve fécondant de ta chaleur auguste,
Et sièges vers midi sur les brûlants sommets,
Roi du monde, entends-nous, et protège à jamais
Les hommes au sang pur, les races pacifiques
Qui te chantent au bord des océans antiques !



XXIX






Si les chastes amours avec respect louées
Éblouissent encor ta pensée et tes yeux,
N’effleure point les plis de leurs robes nouées :
Garde la pureté de ton rêve pieux.


Ces blanches visions, ces vierges que tu crées
Sont ta jeunesse en fleur épanouie au ciel !
Verse à leurs pieds le flot de tes larmes sacrées,
Brûle tous tes parfums sur leur mystique autel.

Mais si l’amer venin est entré dans tes veines,
Pâle de volupté pleurée et de langueur,
Tu chercheras en vain un remède à tes peines :
L’angoisse du néant te remplira le cœur.

Ployé sous ton fardeau de honte et de misère,
D’un exécrable mal ne vis pas consumé ;
Arrache de ton sein la mortelle vipère,
Ou tais-toi, lâche, et meurs, meurs d’avoir trop aimé.



XXX





BHAGAVAT



POËME



Le grand fleuve, à travers les bois aux mille plantes,
Vers le lac infini roulait ses ondes lentes,
Majestueux, pareil au bleu lotus du ciel,
Confondant toute voix en un chant éternel ;
Cristal immaculé, plus pur et plus splendide
Que l’innocent esprit de la vierge candide.

Les Suras bienheureux qui calment les douleurs,
Cygnes aux corps de neige, aux guirlandes de fleurs,
Gardaient le réservoir des âmes, le saint fleuve,
La coupe de saphir où Bhagavat s’abreuve.
Aux pieds des jujubiers déployés en arceaux,
Trois sages méditaient, assis dans les roseaux ;
Des larges nymphéas contemplant les calices
Ils goûtaient, absorbés, de muettes délices.
Sur les bambous prochains, accablés de sommeil,
Les aras aux becs d’or luisaient en plein soleil,
Sans daigner secouer, comme des étincelles,
Les oiseaux qui mordaient la pourpre de leurs ailes.
Revêtu d’un poil rude et noir, le roi des ours
Au grondement sauvage, irritable toujours,
Allait, se nourrissant de miel et de bananes.
Les singes oscillaient suspendus aux lianes.

Tapi dans l’herbe humide et sur soi reployé,
Le tigre au ventre jaune, au souple dos rayé,
Dormait ; et par endroits, le long des vertes îles,
Comme des troncs pesants flottaient les crocodiles.
Parfois, un éléphant songeur, roi des forêts,
Passait et se perdait dans les sentiers secrets,
Vaste contemporain des races terminées,
Triste, et se souvenant des antiques années.
L’inquiète gazelle, attentive à tout bruit,
Venait, disparaissait comme le trait qui fuit ;
Au-dessus des nopals bondissait l’antilope ;
Et sous les noirs taillis dont l’ombre l’enveloppe,
L’œil dilaté, le corps nerveux et frémissant,
L’immobile panthère humait leur jeune sang.
Du sommet des palmiers pendaient les grands reptiles,
Les couleuvres glissaient en spirales subtiles ;

Et sur les fleurs de pourpre et sur les lis d’argent,
Emplissant l’air d’un vol sonore et diligent,
Dans la forêt touffue aux longues échappées,
Les abeilles vibraient, d’un rayon d’or frappées.

Telle, la vie immense, auguste, palpitait,
Rêvait, étincelait, soupirait et chantait ;
Tels, les germes éclos et les formes à naître
Brisaient ou soulevaient le sein large de l’Être.
Mais, dans l’inaction surhumaine plongés,
Les Brahmanes muets et de longs jours chargés,
Ensevelis vivants dans leurs songes austères,
Et des roseaux du fleuve habitants solitaires,
Las des vaines rumeurs de l’homme et des cités,
En un monde inconnu puisaient leurs voluptés :
Des parts faites à tous choisissant la meilleure,

Ils fixaient leur esprit sur l’âme intérieure.
Enfin, le jour, glissant sur la pente des cieux,
D’un long regard de pourpre illumina leurs yeux ;
Et, sous les jujubiers qu’un souffle pur balance,
Chacun interrompit le mystique silence.



MAITREYA


J’étais jeune et jouais dans le vallon natal,
Au bord des bleus étangs et des lacs de cristal,
Où les poules nageaient, où cygnes et sarcelles
Faisaient étinceler les perles de leurs ailes ;
Dans les bois odorants, de lianes fleuris,
Où sur l’écorce d’or chantaient les colibris.
Et j’aperçus, semblable à l’aurore céleste,
L’Apsaras aux doux yeux, gracieuse et modeste,
Qui de loin s’avançait, foulant les gazons verts.

Ses pieds blancs résonnaient de mille anneaux couverts ;
Sa voix harmonieuse était comme l’abeille
Qui murmure et s’enivre à ta coupe vermeille,
Belle rose ! — et l’amour ondulait dans son sein.
Les bengalis charmés, la suivant par essaim,
Allaient boire le miel de ses lèvres pourprées ;
Ses longs cheveux, pareils à des lueurs dorées,
Ruisselaient mollement sur son cou délicat ;
Et moi, j’étais baigné de leur divin éclat !
Le souffle frais des bois, de ses deux seins de neige
Écartait le tissu léger qui les protège ;
D’invisibles oiseaux chantaient pleins de douceur,
Et toute sa beauté rayonnait dans mon cœur !
Je n’ai pas su le nom de l’Apsaras rapide.
Que ses pieds étaient blancs sur le gazon humide !
Et j’ai suivi longtemps, sans l’atteindre jamais,

La jeune Illusion qu’en mes beaux jours j’aimais.
Ô contemplation de l’essence des choses,
Efface de mon cœur ces pieds, ces lèvres roses,
Et ces tresses de flamme et ces yeux doux et noirs
Qui troublent le repos des austères devoirs.
Sous les figuiers divins, le lotus à cent feuilles,
Bienheureux Bhagavat, si jamais tu m’accueilles,
Puissé-je, libre enfin de ce désir amer,
M’ensevelir en toi comme on plonge à la mer.



NARADA


Que de jours disparus ! Toujours prompte à la tâche,
Durant la nuit, ma mère allait traire la vache :
Le serpent de Kala la mordit en chemin.
Ma pauvre mère, hélas ! mourut le lendemain.
Comme un enfant privé du seul être qui l’aime,

Moi, je me lamentais dans ma douleur suprême.
De vallée en colline et de fleuve en forêts,
Pâle, cheveux épars et gémissant, j’errais
À travers les grands monts et les riches contrées,
Les agrestes hameaux et les villes sacrées ;
Sous le soleil qui brûle et dévore, et souvent
Poussant des cris d’angoisse emportés par le vent.
Dans le bois redoutable ou sous l’aride nue
Les chacals discordants saluaient ma venue,
Et la plainte arrachée à mon cœur soucieux
Éveillait la chouette aux cris injurieux.
Venu pour y dormir dans ce lieu solitaire,
Aux pieds d’un pippala je m’assis sur la terre ;
Et je vis une autre âme en mon âme, et mes yeux
Voyaient croître sur l’onde un lotus merveilleux ;
Et, du sein entrouvert de la fleur éternelle,

Sortait une clarté qui m’attirait vers elle.
Depuis, pareils aux flots se déroulant toujours,
Dans cette vision j’ai consumé mes jours ;
Mais la source des pleurs n’est point tarie encore.
Dans l’ombre de ma nuit ta clarté que j’adore
Parfois s’est éclipsée, et son retour est lent,
Des êtres et des dieux, ô le plus excellent !
Sous les figuiers divins, le lotus à cent feuilles.
Bienheureux Bhagavat, si jamais tu m’accueilles,
Puissé-je, délivré du souvenir amer,
M’ensevelir en toi comme un fleuve à la mer.



ANGIRA


J’ai vécu, œil fixé sur la source de l’Être,
Et j’ai laissé mourir mon cœur pour mieux connaître.
Les sages m’ont parlé, sur l’antilope assis,

Et j’ai tendu l’oreille aux augustes récits ;
Mais le doute toujours appesantit ma face,
Et l’enseignement pur de mon esprit s’efface.
Je suis très malheureux, mes frères, entre tous.
Mon mal intérieur n’est pas connu de vous ;
Et si mes yeux parfois s’ouvrent à la lumière,
Bientôt la nuit épaisse obscurcit ma paupière.
Hélas ! l’homme et la mer, les bois sont agités ;
Mais celui qui persiste en ses austérités,
Celui qui, toujours plein de leur sublime image
Dirige vers les dieux son immobile hommage,
Ferme aux tentations de ce monde apparent,
Voit luire Bhagavat dans son cœur transparent.
Tout resplendit, cité, plaine, vallon, montagne ;
Des nuages de fleurs rougissent la campagne ;
Il écoute, ravi, les chœurs harmonieux

Des Kinnaras sacrés, des femmes aux beaux yeux,
Et des flots de lumière enveloppent le monde.
Le vain bonheur des sens s’écoule comme l’onde ;
Les voluptés d’hier reposent dans l’oubli ;
Rien qui dans le néant ne roule enseveli ;
Rien qui puisse apaiser ta soif inexorable,
Ô passion avide, ô doute insatiable,
Si ce n’est le plus doux et le plus beau des dieux.
Sans lui tout me consume et tout m’est odieux.
Sous les figuiers divins, le lotus à cent feuilles,
Bienheureux Bhagavat, si jamais tu m’accueilles,
Puissé-je, ô Bhagavat, chassant le doute amer,
M’ensevelir en toi comme on plonge à la mer.

____


Ainsi dans les roseaux se lamentaient les sages.

Des pleurs trop contenus inondaient leurs visages
Et le fleuve gémit en réponse à leurs voix,
Et la nuit formidable enveloppa les bois.
Les oiseaux s’étaient tus, et sur les rameaux frêles
Aux nids accoutumés se reployaient leurs ailes.
Seuls, éveillés par l’ombre, en détours indolents,
Les grands pythons rôdaient, dans l’herbe étincelants ;
Les panthères, par bonds musculeux et rapides,
Dans l’épaisseur des bois chassaient les daims timides ;
Et sur le bord prochain, le tigre, se dressant,
Poussait par intervalle un cri rauque et puissant.
Mais le ciel, dénouant ses larges draperies,
Faisait aux flots dorés un lit de pierreries,
Et la lune, inclinant son urne à l’horizon,
Épanchait ses lueurs d’opale au noir gazon.
Les lotus entrouvraient sur les eaux murmurantes,

Plus larges dans la nuit, leurs coupes transparentes ;
L’arôme des rosiers dans l’air pur dilaté
Retombait plus chargé de molle volupté ;
Et mille mouches d’or, d’azur et d’émeraude,
Étoilaient de leurs feux la mousse humide et chaude.

Les Brahmanes pleuraient en proie aux noirs ennuis.

Une plainte est au fond de la rumeur des nuits,
Lamentation large et souffrance inconnue
Qui monte de la terre et roule dans la nue :
Soupir du globe errant dans l’éternel chemin,
Mais effacé toujours par le soupir humain.
Sombre douleur de l’homme, ô voix triste et profonde,
Plus forte que les bruits innombrables du monde,
Cri de l’âme, sanglot du cœur supplicié,

Qui t’entend sans frémir d’amour et de pitié !
Qui ne pleure sur toi, magnanime faiblesse !
Esprit qu’un aiguillon divin excite et blesse,
Qui t’ignores toi-même et ne peux te saisir,
Et sans borner jamais l’impossible désir,
Durant l’humaine nuit qui jamais ne s’achève,
N’embrasses l’Infini qu’en un sublime rêve !
Ô douloureux Esprit, dans l’espace emporté,
Altéré de lumière, avide de beauté,
Qui retombes toujours de la hauteur divine
Où tout être vivant cherche son origine,
Et qui gémis, saisi de tristesse et d’effroi,
Ô conquérant vaincu, qui ne pleure sur toi !

Et les sages pleuraient. Mais la blanche déesse,
Ganga, sous l’onde assise, entendit leur détresse.

Dans la grotte de nacre, aux sables d’or semés,
Mille femmes peignaient en anneaux parfumés
Sa vierge chevelure, odorante et vermeille ;
Mais aux voix de la rive elle inclina l’oreille.
Et voilée à demi d’un bleuâtre éventail,
Avec ses bracelets de perles et de corail,
Son beau corps diaphane et frais, sa bouche rose
Où le sourire ailé comme un oiseau se pose,
Et ses cheveux divins de nymphéas ornés,
Elle apparut et vit les sages prosternés.



GANGA


Brahmanes ! Qui vivez et priez sur mes rives,
Vous qui d’un œil pieux contemplez mes eaux vives,
Pourquoi gémir ? Quel est votre tourment cruel ?
Un brahmane est toujours un roi spirituel.

Il reçoit au berceau mille dons en partage ;
Aimé des dieux, il est intelligent et sage ;
Il porte au sacrifice un cœur pur et des mains
Sans tache ; il vit et meurt vénérable aux humains.
Pourquoi gémissez-vous, ô Brahmanes que j’aime ?
Ne possédez-vous plus la science suprême ?
Avez-vous offensé l’essentiel Esprit
Pour n’avoir point prié dans le rite prescrit ?
Confiez-vous en moi, mes paroles sont sûres :
Je puis tarir vos pleurs et fermer vos blessures,
Et fixer de nouveau, loin du monde agité,
Vos âmes dans le rêve et l’immobilité.

Sur le large lotus où son corps divin siège,
Ainsi parlait Ganga, blanche comme la neige.



MAITREYA


Salut, vierge aux beaux yeux, reine des saintes eaux,
Plus douce que le chant matinal des oiseaux,
Que l’arome amolli qui des jasmins émane ;
Reçois, belle Ganga, le salut du Brahmane.
Je te dirai le trouble où s’égare mon cœur.
Je me suis enivré d’une ardente liqueur,
Et l’amour, me versant son ivresse funeste,
Dirige mon esprit hors du chemin céleste.
Ô vierge, brise en moi les liens de la chair !
Ô vierge, guéris-moi du tourment qui m’est cher !



NARADA


Salut, vierge aux beaux yeux, aux boucles d’or fluide,
Plus fraîche que l’Aurore au diadème humide,

Que les brises du fleuve au fond des bois rêvant,
Reçois, belle Ganga, mon hommage fervent.
Je te raconterai ma peine encore amère.
Oui, le dernier baiser que me donna ma mère,
Suprême embrassement après de longs adieux,
De larmes de tendresse emplit toujours mes yeux.
Quand vient l’heure fatale et que le jour s’achève,
Cette image renaît et trouble le saint rêve.
Ô vierge, efface en moi ce souvenir cruel !
Ô vierge, guéris-moi de tout amour mortel !



ANGIRA


Salut, vierge aux beaux yeux, rayonnante de gloire,
Plus blanche que le cygne et que le pur ivoire,
Qui sur ton cou d’albâtre enroules tes cheveux ;
Reçois, belle Ganga, l’offrande de mes vœux.

Mon malheur est plus fort que ta pitié charmante,
Ô déesse ! Le doute infini me tourmente.
Pareil au voyageur dans les bois égaré,
Mon cœur dans la nuit sombre erre désespéré.
Ô vierge, qui dira ce que je veux connaître :
L’origine et la fin et les formes de l’être ?

Sous un rayon de lune, au bord des flots muets,
Tels parlaient tour à tour les sages inquiets.



GANGA


Quand de telles douleurs troublent l’âme blessée,
Ô Brahmanes chéris, l’attente est insensée.
Si le remède est prêt, les longs discours sont vains.
Levez-vous, et quittez le fleuve aux flots divins,
Et la forêt profonde où son beau cours commence.

Ô sages, le temps presse et la route est immense.
Par delà les lacs bleus de lotus embellis,
Que le souffle vital berce dans leurs grands lits,
Le Kaîlasa céleste, entre les monts sublimes,
Élève le plus haut ses merveilleuses cimes.
Là, sous le dôme épais des feuillages pourprés,
Parmi les kokilas et les paons diaprés,
Réside Bhagavat dont la face illumine.
Son sourire est Mâyâ, l’illusion divine ;
Sur son ventre d’azur roulent les grandes eaux ;
La charpente des monts est faite de ses os.
Les fleuves ont germé dans ses veines, sa tête
Enferme les Védas ; son souffle est la tempête ;
Sa marche est à la fois le temps et l’action ;
Son coup d’œil éternel est la création,
Et le vaste Univers forme son corps solide.

Allez, la route est longue et la vie est rapide.

Et Ganga disparut dans le fleuve endormi
Comme un rayon qui plonge et s’éclipse à demi.

Pareils à l’éléphant qui, de son pied sonore,
Fuit l’ardente forêt qu’un feu soudain dévore ;
Qui mugit à travers les flamboyants rameaux,
Et respirant à peine et consumé de maux,
Emportant l’incendie à son flanc qui palpite,
Dans la fraîcheur des eaux roule et se précipite ;
À la voix de Ganga les sages soucieux
Sentaient les pleurs amers se sécher dans leurs yeux.
Sept fois, les bras tendus vers l’onde bleue et claire,
Ils bénirent ton nom, ô vierge tutélaire,
Ô fille d’Himavat, déesse au corps charmant,

Qui jadis habitais le large firmament,
Et que Bhagiratha, le roi du sacrifice,
Fit descendre en ce monde en proie à l’injustice.
Puis adorant ton nom, béni par eux sept fois,
Ils quittèrent le fleuve et l’épaisseur des bois ;
Et vers la région des montagnes neigeuses,
Durant les chauds soleils et les nuits orageuses,
Dédaigneux du péril et du rire moqueur,
Les yeux clos, ils marchaient aux clartés de leur cœur.
Enfin les lacs sacrés, à l’horizon en flammes,
Resplendirent, berçant des Esprits sur leurs lames.
Dans leur sein azuré, le mont intelligent,
L’immense Kaîlasa mirait ses pics d’argent
Où siège Bhagavat sur un trône d’ivoire ;
Et les sages en chœur saluèrent sa gloire.



LES BRAHMANES


Kaîlasa, Kaîlasa ! montagne, appui du ciel,
Des dieux supérieurs séjour Spirituel,
Centre du monde, abri des âmes innombrables,
Où les Kalahamsas chantent sur les érables ;
Kaîlasa, Kaîlasa ! trône de l’Incréé,
Que tu t’élances haut dans l’espace sacré !
Oh ! qui pourrait monter sur tes degrés énormes,
Si ce n’est Bhagavat, le créateur des formes ?
Nous qui vivons un jour et qui mourrons demain,
Hélas ! nos pieds mortels s’useront en chemin ;
Et sans doute épuisés de vaine lassitude,
Nous tomberons, vaincus, sur la pente trop rude,
Sans boire l’air vital qui baigne tes sommets ;
Mais les yeux qui t’ont vu ne t’oublieront jamais !

Les urnes de l’autel, qui fument d’encens pleines,
Ont de moins doux parfums que tes vives haleines ;
Tes fleuves sont pareils aux pythons lumineux
Qui sur les palmiers verts enroulent leurs beaux nœuds ;
Ils glissent au détour de tes belles collines
En guirlandes d’argent, d’azur, de perles fines ;
Tes étangs de saphir, où croissent les lotus,
Luisent dans tes vallons d’un éclair revêtus ;
Une rouge vapeur à ton épaule ondoie
Comme un manteau de pourpre où le couchant flamboie.
Mille fleurs, sur ton sein, plus brillantes encor,
Au vent voluptueux livrent leurs tiges d’or,
Berçant dans leur calice, où le miel étincelle,
Mille oiseaux dont la plume en diamants ruisselle.
Kaîlasa, Kaîlasa ! soit que nos pieds hardis
Atteignent la hauteur pure où tu resplendis ;

Soit que le souffle humain manquant à nos poitrines
Nous retombions morts sur tes larges racines ;
Ô merveille du monde, ô demeure des dieux,
Du visible univers monarque radieux,
Sois béni ! Ta beauté, dans nos cœurs honorée,
Fatiguera du temps l’éternelle durée.
Salut, route du ciel que vont fouler nos pas ;
Dans la vie ou la mort nous ne t’oublierons pas.

Ayant chanté le mont Kaîlasa, les Brahmanes
Se baignèrent trois fois dans les eaux diaphanes.
Ainsi purifiés des souillures du corps,
Ils gravirent le mont, plus sages et plus forts.
Les aurores naissaient, et, semblables aux roses,
S’effeuillaient aux soleils qui brûlent toutes choses ;
Et les soleils voilaient leur flamme, et, tour à tour,

Du sein profond des nuits rejaillissait le jour.
Les Brahmanes montaient, pleins de force et de joie.
Déjà les kokilas, sur le bambou qui ploie,
Et les paons et les coqs au plumage de feu
Annonçaient le séjour, l’inénarrable lieu,
D’où s’épanche sans cesse, en torrents de lumière,
La divine Mâyâ, l’illusion première.
Mille femmes au front d’ambre, aux longs cheveux noirs,
Des flots aux frais baisers troublaient les bleus miroirs ;
Et du timbre argenté de leurs lèvres pourprées
Disaient en souriant les hymnes consacrées ;
Et les Esprits nageaient dans l’air mystérieux ;
Et les doux Kinnaras, musiciens des dieux,
Sur les flûtes d’ébène et les vinâs d’ivoire,
Chantaient de Bhagavat l’inépuisable histoire.



LES KINNARAS



I


Il était en principe, unique et virtuel,
Sans forme et contenant l’univers éternel.
Rien n’était hors de lui, l’abstraction suprême !
Il regardait sans voir et s’ignorait soi-même.
Et soudain tu jaillis et tu l’enveloppas,
Toi, la source infinie, et de ce qui n’est pas
Et des choses qui sont ! Toi par qui tout s’oublie,
Meurt, renaît, disparaît, souffre et se multiplie,
Mâyâ ! qui, dans ton sein invisible et béant,
Contiens l’homme et les dieux, la vie et le néant !



II


La Terre était tombée au profond de l’abîme,

Et les Richis jetaient une plainte unanime ;
Mais Bhagavat, semblable au lion irrité,
Rugit dans la hauteur du ciel épouvanté.
Le divin sanglier, mâle du sacrifice,
L’œil rouge, et secouant son poil qui se hérisse,
Tel qu’un noir tourbillon, un souffle impétueux,
Traversant d’un seul bond les airs tumultueux,
Favorable aux Richis dont la voix le supplie,
Suivait à l’odorat la Terre ensevelie.
Il plongea sans tarder au fond des grandes eaux ;
Et l’Océan souffrit alors d’étranges maux,
Et les flancs tout meurtris de la chute sacrée,
Étendit les longs bras de l’onde déchirée,
Poussant une clameur douloureuse et disant :
Seigneur ! prends en pitié l’abîme agonisant !
Mais Bhagavat nageait sous les flots sans rivage.

Il vit, dans l’algue verte et les limons sauvages,
La Terre qui gisait et palpitait encor ;
Et transfixant, du bout de ses défenses d’or,
L’univers échoué dans l’étendue humide,
Il remonta couvert d’une écume splendide.



III


Quand sur la nue assis, noir de colère, Indra,
Amassera la pluie et la déchaînera
Pour engloutir le monde et venger son offense ;
Le jeune Bhagavat, dans la fleur de l’enfance,
Qui, sous les açokas cherchant de frais abris,
Joûra dans la rosée avec les colibris,
Voulant sauver la Terre encor féconde et belle,
Soutiendra d’un seul doigt, comme une large ombrelle,
Sous les torrents du ciel qui rugiront en vain,

Durant sept jours entiers, l’Himalaya divin !


IV



Le chef des Éléphants, brûlé par la lumière,
Vers midi se baignait dans la fraîche rivière ;
Et tout murmurant d’aise et lavé d’un flot pur,
Respirait des lotus les calices d’azur.
Un crocodile noir, troublant sa quiétude,
Le saisit tout à coup par son pied lourd et rude.
Seigneur ! dit l’éléphant plein de crainte, entends-moi !
Seigneur des âmes, viens ! Je vais mourir sans toi.
Bhagavat l’entendit, et d’un effort facile
Brisa comme un roseau les dents du crocodile.

____


Aux chants des Kinnaras, de désirs consumés,

Les Brahmanes foulaient les gazons parfumés ;
Et sur les bleus étangs et sous le vert feuillage
Cherchant de Bhagavat la glorieuse image,
Ils virent, plein de grâce et plein de majesté,
Un Être pur et beau comme un soleil d’été.
C’était le Dieu. Sa noire et lisse chevelure,
Ceinte de fleurs des bois et vierge de souillure,
Tombait divinement sur son dos radieux ;
Le sourire animait le lotus de ses yeux ;
Et dans ses vêtemens jaunes comme la flamme,
Avec son large sein où s’anéantit l’âme,
Et ses bracelets d’or de joyaux enrichis,
Et ses ongles pourprés qu’adorent les Richis ;
Son nombril merveilleux, centre unique des choses,
Ses lèvres de corail où fleurissent les roses,
Ses éventails de cygne et son parasol blanc ;

Il siégeait, plus sublime et plus étincelant
Qu’un nuage, unissant, dans leur splendeur commune,
L’éclair et l’arc-en-ciel, le soleil et la lune.
Tel était Bhagavat, visible à œil humain.
Le nymphéa sacré s’agitait dans sa main.
Comme un mont d’émeraude aux brillantes racines,
Aux pics d’or, embellis de guirlandes divines,
Et portant pour ceinture à ses reins florissants
Des lacs et des vallons et des bois verdissants,
Des jardins diaprés et de limpides ondes ;
Tel il siégeait. Son corps embrassait les trois mondes ;
Et de sa propre gloire un pur rayonnement
Environnait son front majestueusement.

Bhagavat, Bhagavat ! Essence des Essences,
Source de la beauté, fleuve des renaissances,

Lumière qui fait vivre et mourir à la fois !
Ils te virent, Seigneur, et restèrent sans voix.
Comme l’herbe courbée au souffle de la plaine
Leur tête s’abaissa sous ta mystique haleine,
Et leur cœur bondissant, dans leur sein dilaté,
Comme un lion captif chercha la liberté.
L’air vital, attiré par la chaleur divine,
D’un insensible effort monta dans la poitrine,
Et sous le crâne épais, à l’Esprit réuni,
Se fraya le chemin qui mène à l’Infini.
Ainsi que le soleil ami des hautes cimes,
Tu souris, Bhagavat, à ces âmes sublimes.
Toi-même, ô dieu puissant, dispensateur des biens,
Dénouas de l’Esprit les suprêmes liens ;
Et dans ton sein sans borne, océan de lumière,
Ils s’unirent tous trois à l’essence première,

Le principe et la fin, erreur et vérité,
Abîme de néant et de réalité
Qu’enveloppe à jamais de sa flamme féconde
L’invisible Mâyâ, créatrice du monde,
Espoir et souvenir, le rêve et la raison,
L’unique, l’éternelle et sainte Illusion.



XXXI



DIES IRÆ.



À A. LACAUSSADE.



Il est un jour, une heure, où dans le chemin rude,
Courbé sous le fardeau des ans multipliés,
L’Esprit humain s’arrête, et, pris de lassitude,
Se retourne pensif vers les jours oubliés.


La vie a fatigué son attente inféconde ;
Désabusé du dieu qui ne doit point venir,
Il sent renaître en lui la jeunesse du monde ;
Il écoute ta voix, ô sacré souvenir !

Les astres qu’il aima, d’un rayon pacifique
Argentent dans la nuit les bois mystérieux,
Et la sainte montagne et la vallée antique
Où sous les noirs palmiers dormaient ses premiers dieux.

Il voit la terre libre et les verdeurs sauvages
Flotter comme un encens sur les fleuves sacrés,
Et les bleus océans, chantant sur leurs rivages,
Vers l’inconnu divin rouler immesurés.


De la hauteur des monts, berceaux des races pures,
Au murmure des flots, au bruit des dômes verts,
Il écoute grandir, vierge encor de souillures,
La jeune Humanité sur le jeune Univers.

Bienheureux ! Il croyait la terre impérissable,
Il entendait parler au prochain firmament ;
Il n’avait point taché sa robe irréprochable ;
Dans la beauté du monde il vivait fortement.

L’éclair qui fait aimer et qui nous illumine
Le brûlait sans faiblir un siècle comme un jour ;
Et la foi confiante et la candeur divine
Veillaient au sanctuaire où rayonnait l’amour.


Pourquoi s’est-il lassé des voluptés connues ?
Pourquoi les vains labeurs et l’avenir tenté ?
Les vents ont épaissi là-haut les noires nues ;
Dans une heure d’orage ils ont tout emporté.

Oh ! la tente au désert et sur les monts sublimes,
Les grandes visions sous les cèdres pensifs,
Et la liberté vierge et ses cris magnanimes,
Et le débordement des transports primitifs !

L’angoisse du désir vainement nous convie :
Au livre originel qui lira désormais ?
L’homme a perdu le sens des paroles de vie :
L’esprit se tait, la lettre est morte désormais.


Nul n’écartera plus vers les couchants mystiques
La pourpre suspendue au devant de l’autel,
Et n’entendra passer dans les vents prophétiques
Les premiers entretiens de la terre et du ciel.

Les lumières d’en haut s’en vont diminuées,
L’impénétrable nuit tombe déjà des cieux.
L’astre du vieil Ormuzd est mort sous les nuées :
L’Orient s’est couché dans la cendre des dieux.

L’Esprit ne descend plus sur la race choisie ;
Il ne consacre plus les justes et les forts.
Dans le sein desséché de l’immobile Asie
Les soleils inféconds brûlent les germes morts.


Les Ascètes, assis dans les roseaux du fleuve,
Écoutent murmurer le flot tardif et pur.
Pleurez, contemplateurs ! votre sagesse est veuve :
Viçnou ne siège plus sur le lotus d’azur.

L’harmonieuse Hellas, vierge aux tresses dorées,
À qui l’amour d’un monde a dressé des autels,
Gît, muette à jamais, au bord des mers sacrées,
Sur les membres divins de ses blancs Immortels.

Plus de charbon ardent sur la lèvre-prophète,
Adônaï ! les vents ont emporté ta voix ;
Et le Nazaréen, pâle et baissant la tête,
Pousse un cri de détresse une dernière fois.


Figure aux cheveux roux, d’ombre et de paix voilée,
Errante au bord des lacs sous ton nimbe de feu,
Salut ! l’humanité, dans ta tombe scellée,
Ô jeune Essénien, garde son dernier dieu.

Et l’Occident barbare est saisi de vertige.
Les âmes sans vertu dorment d’un lourd sommeil,
Comme des arbrisseaux, viciés dans leur tige,
Qui n’ont verdi qu’un jour et n’ont vu qu’un soleil.

Et les sages, couchés sous les secrets portiques,
Regardent, possédant le calme souhaité,
Les époques d’orage et les temps pacifiques
Rouler d’un cours égal l’homme à l’Éternité.


Mais nous, nous, consumés d’une impossible envie,
En proie au mal de croire et d’aimer sans retour,
Répondez, jours nouveaux ! nous rendrez-vous la vie ?
Dites, ô jours anciens ! nous rendrez-vous l’amour ?

Où sont nos lyres d’or, d’hyacinthe fleuries,
Et l’hymne aux dieux heureux et les vierges en chœur,
Éleusis et Délos, les jeunes Théories,
Et les poëmes saints qui jaillissent du cœur ?

Où sont les dieux promis, les formes idéales,
Les grands cultes de pourpre et de gloire vêtus,
Et dans les cieux ouvrant ses ailes triomphales
La blanche ascension des sereines vertus ?


Les Muses, à pas lents, mendiantes divines,
S’en vont par les cités en proie au rire amer.
Ah ! c’est assez saigner sous le bandeau d’épines,
Et pousser un sanglot sans fin comme la mer.

Oui ! le mal éternel est dans sa plénitude !
L’air du siècle est mauvais aux esprits ulcérés.
Salut, oubli du monde et de la multitude ;
Reprends-nous, ô Nature, entre tes bras sacrés !

Dans ta chlamyde d’or, aube mystérieuse,
Éveille un chant d’amour au fond des bois épais ;
Déroule encor, Soleil, ta robe glorieuse !
Montagne, ouvre ton sein plein d’arome et de paix !


Soupirs majestueux des ondes apaisées,
Murmurez plus profonds en nos cœurs soucieux ;
Répandez, ô forêts, vos urnes de rosées ;
Ruisselle en nous, silence étincelant des cieux !

Consolez-nous enfin des espérances vaines :
La route infructueuse a blessé nos pieds nus.
Du sommet des grands caps, loin des rumeurs humaines,
Ô vents ! emportez-nous vers les dieux inconnus.

Mais si rien ne répond dans l’immense étendue
Que le stérile écho de l’éternel désir,
Adieu, déserts, où l’âme ouvre une aile éperdue !
Adieu, songe sublime, impossible à saisir !


Et toi, divine mort, où tout rentre et s’efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé ;
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé.

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