Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre VI

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Cadieux et Derome (p. 105-112).

CHAPITRE VI.


Et ambulant per vias tenebrosas.
Ils marchent par des voies ténébreuses.
(Prov. II. 13.)


Deux jours après la réception et le banquet chez sir Henry, les journaux de la capitale annoncèrent que le premier ministre était tellement indisposé qu’il ne pouvait ni assister aux séances de la Chambre ni recevoir de visiteurs. La vérité vraie, c’est qu’il avait quitté Ottawa le lendemain du dîner et s’était rendu secrètement à Kingston où il gardait le plus strict incognito.

Vers neuf heures du soir, il sortit de l’hôtel où il était descendu et se rendit à une maison isolée d’un des faubourgs de la ville. Il frappa d’une manière toute particulière. Quelqu’un à l’intérieur lui pose des questions auxquelles il répond ; puis la porte s’ouvre, et sir Henry se trouve dans le lieu de réunion du Suprême Conseil de la Ligue du Progrès. Ce Suprême Conseil se compose de deux délégués de chaque Conseil Central. Celui qui préside est le même que nous avons vu diriger le Conseil Provincial de Québec. L’un des représentants du Conseil Central de Montréal est Ducoudray, rédacteur de la Libre-Pensée, que nous avons aussi vu figurer à la vieille capitale.

À peine sir Henry est-il arrivé que la séance s’ouvre par une horrible prière à Satan que le président récite en se tournant vers un immense triangle placé au fond de la salle. Devant ce triangle, dont la principale pointe est en bas, emblème de Lucifer, de l’encens brûle sur un autel.

Mes frères, dit le président, nous voici au complet. Je vous félicite de votre exactitude à vous rendre aux séances du Suprême Conseil. Aussi, grâce au zèle que vous déployez dans vos travaux, pouvons-nous envisager l’avenir avec confiance. Lors de notre dernière réunion, j’avais l’honneur de vous communiquer officiellement la nouvelle que nos efforts avaient pleinement réussi ; qu’avec le concours intelligent de nos frères en Angleterre et aux États-Unis, le lien colonial était rompu. C’était le premier pas dans la bonne voie. Mais ce n’était qu’un premier pas. Vous le savez, notre dessein était de faire entrer immédiatement le Canada dans l’union américaine. Malheureusement, les graves événements que vous connaissez, nous ont forcés à ajourner indéfiniment la réalisation de ce projet. Il a fallu adopter un autre but politique. Le comité exécutif a estimé que, vu l’impossibilité d’incorporer le Canada aux États-Unis, c’était l’union législative de toutes les provinces qui nous offrait le meilleur moyen d’extirper radicalement du sol canadien l’infâme superstition qui empêche notre peuple de marcher dans les sentiers du véritable progrès. Cette décision a été ratifiée par le Suprême Conseil à sa dernière réunion. Le comité exécutif a donc exercé l’influence dont notre ordre dispose sur les législatures provinciales pour les amener toutes à remettre au parlement fédéral le règlement définitif de la question de notre avenir politique. Aujourd’hui, j’ai l’honneur de vous annoncer officiellement que cette partie de notre programme est exécutée. Le frère Marwood, à ma demande, a aussitôt convoqué le parlement fédéral. Nous avons maintenant à délibérer sur ce qu’il convient de faire à Ottawa. Que vous en semble-t-il ? La parole est aux frères qui ont quelque observation à faire, quelque projet à soumettre à ce Suprême Conseil ?

Après un instant de silence.

— Le frère président, fit un affilié, a sans doute quelque proposition à nous soumettre ; nous l’écoutons.

— En effet, j’ai un projet à soumettre au Conseil ; mais je voudrais, auparavant, entendre les observations que mes frères peuvent avoir à faire sur la situation.

— Nous pourrions mieux délibérer, dit le même affilié, si le frère président voulait bien nous faire connaître d’abord son projet. Il est bien rare que le Conseil ait à modifier les plans de son chef.

— Eh bien ! reprend le président, voici comment j’envisage la situation. Nous ne saurions réussir à faire accepter l’union législative en la proposant ouvertement au parlement. Les députés canadiens-français, les députés catholiques des autres provinces et le groupe Houghton n’en voudront jamais. Il faut donc que le projet gouvernemental soit assez habilement conçu et rédigé pour établir effectivement l’union législative tout en conservant les apparences et le nom d’une confédération. Il faut que nous nous contentions aujourd’hui de déposer les germes de l’union ; plus tard, et peu à peu, nous développerons notre œuvre jusqu’à son entier épanouissement. Il faut que dans chaque garantie accordée aux provinces il y ait un mot, une phrase équivoque que nous puissions, en temps opportun, interpréter en faveur du pouvoir central. Voici un projet de constitution que j’ai préparé, avec l’aide du comité exécutif, et que je soumets à la considération du Suprême Conseil. Le frère secrétaire voudra bien en donner lecture.

Le frère secrétaire, qui n’est autre que le frère Ducoudray, lit le document qui est un véritable chef-d’œuvre d’habileté infernale. Pas un article sans piège dissimulé avec un art surhumain ; pas une disposition sans équivoque savamment agencée. Tous les frères sont dans l’admiration. Le projet est agréé, presque sans discussion.

— Il est donc statué, dit le président, par le Suprême Conseil de la Ligue du Progrès, que le projet de constitution que nous venons d’adopter doit être présenté au parlement sans délai. Le secrétaire gardera l’original dans les archives du Suprême Conseil et il en remettra une copie authentique au frère Marwood. Il est ordonné, de plus, que le frère Marwood fera voter ce projet par le parlement fédéral et qu’il ne pourra point le modifier ou le laisser modifier sans le consentement du Comité exécutif. Est-ce là le plaisir de ce Suprême Conseil ?

Tous manifestent leur assentiment, et le frère secrétaire fait au registre les inscriptions voulues par le règlement de la Ligue.

— Et si le parlement refuse de voter ce projet, demande le frère Marwood, que faudra-t-il faire ? J’ai peur que, malgré l’incontestable habileté de la rédaction, Lamirande et Houghton ne fassent voir la véritable portée de cette nouvelle constitution.

— Nous avons fait la part très large à la prudence, répond le président ; maintenant, il faut de la hardiesse, de l’audace pour réussir. Si la chambre regimbe, vous la ferez dissoudre. Un appel aux électeurs nous sera favorable, car nous prendrons les moyens voulus pour qu’il le soit. L’esprit de parti et la corruption sont toujours les forces vives de la politique. Comptez là-dessus, frère Marwood, sur notre admirable organisation qui enveloppe tout le pays, et spécialement sur l’aide de notre Dieu, le Dieu de la Liberté, du Progrès et de la Vengeance. Mais ce Lamirande, est-ce bien certain que vous ne pourrez pas le corrompre ?

— Le corrompre ! Vous ne l’ignorez pas, frère Président, j’ai fait de mon mieux ; et les frères savent que je ne manque pas précisément de talent quand il s’agit de me débarrasser d’un adversaire gênant. Eh bien ! je n’ai pas pu l’entamer. Et je connais assez les hommes pour savoir que c’est inutile de recommencer mes efforts auprès de lui.

Puis le frère Marwood raconte au Suprême Conseil ce qui s’était passé entre Lamirande et lui, le soir du banquet.

Le président se penchant vers Ducoudray, lui dit tout-bas.

— Rappelle-toi bien tous ces détails que Marwood vient de nous raconter ; prends-en note. Cela nous servira en temps et lieu.

— Je ne vois pas, dit Ducoudray, comment nous pourrons tourner cet incident contre Lamirande. C’est plutôt en sa faveur…

— Tu verras plus tard l’usage que nous pourrons en faire.

Bientôt le Suprême Conseil se disperse. Le président et le frère Marwood se rendent ensemble à Ottawa ; tandis que Ducoudray emporte les archives avec lui à Montréal.