Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre VII

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Cadieux et Derome (p. 113-123).

CHAPITRE VII.


Prudentia carnis mors est.
La prudence de la chair est mort.
(Rom. viii. 6.)


Leverdier ne s’était pas trompé : son article souleva une tempête. Le Mercure, principal organe ministériel, ouvrit le feu par un écrit pompeux. En voici quelques extraits :

« Nous sommes arrivés à une époque décisive de notre histoire ; le moment est solennel : une nation va naître. De simple colonie que nous étions tout à l’heure, nous passons à l’état de peuple libre et entièrement indépendant. Le moment est donc solennel, avons-nous dit, et nous devrions tous tenir un langage digne de la grandeur des événements qui se préparent.

« Nous avons profondément regretté de lire, ces jours-ci, dans une feuille obscure de Québec, un article très déplacé, et par la forme et par le fond. La forme est légère, triviale, badine, ironique. Ce n’est pas ainsi qu’il convient de discuter les graves questions du jour. Pour le fond, c’est pis encore : appel aux préjugés religieux et nationaux, manque de charité chrétienne, manque de respect envers l’autorité constituée, manque de déférence envers nos chefs politiques. Tous les manquements à la fois y sont.

« L’auteur de cet écrit pousse l’indélicatesse et la passion jusqu’à rappeler que notre chef politique, le premier ministre de ce pays, fait partie de la franc-maçonnerie. Sans doute, nous condamnons la franc-maçonnerie puisque notre église la condamne ; mais il ne faut pas oublier que les églises protestantes ne la condamnent pas, et que sir Henry est protestant. Il ne faut pas oublier que non seulement les églises protestantes ne condamnent pas la franc-maçonnerie, mais que plusieurs ministres protestants, et des plus éminents, appartiennent à cette société. Ce qui prouve, et que les religions protestantes ne voient pas la franc-maçonnerie d’un mauvais œil, et que la franc-maçonnerie n’est pas hostile, comme certains exaltés le prétendent, à toute religion, au christianisme même.

« Malgré ces vérités incontestables, on fait un crime à sir Henry d’être franc-maçon. On veut jeter le doute et le trouble dans l’esprit de notre population ; on veut lui rendre suspects les chefs de l’État ; on sape l’autorité ; on attise le feu des préjugés nationaux et religieux. Tout cela est révolutionnaire et antisocial. Nous vivons dans un pays de population mixte, ne l’oublions jamais ; nous sommes la minorité en ce pays, ne l’oublions pas, non plus. Vivons donc en paix avec les protestants, les Anglais et les francs-maçons. C’est notre devoir puisque la Providence nous a placés au milieu de ces divers éléments. Respectons leurs opinions si nous voulons qu’ils respectent les nôtres. Donnons leur fraternellement la main. Ne les aigrissons pas si nous ne voulons pas qu’ils se coalisent contre nous pour nous écraser. Soyons de notre époque et de notre pays. Ayons confiance dans la sagesse et le patriotisme de nos chefs. Confions-nous à leur loyauté, et soyons assurés que nos privilèges seront respectés. Ne portons pas une main sacrilège sur la Confédération. Contentons nous de la perfectionner, en nous laissant guider, dans cette œuvre si délicate, par les chefs qui ont reçu la mission de conduire le pays. Ceux qui demandent l’union législative ne sont pas plus révolutionnaires que les utopistes dangereux qui voudraient désunir les provinces. Nous sommes dans un juste milieu ; restons-y. »

Toute la petite presse ministérielle se mit aussitôt à faire entendre la même note avec des variations qui étaient principalement des attaques violentes et personnelles contre Lamirande et Leverdier qu’on accusa de jalousie, d’ambition, de haine. Plusieurs de ces écrivains, qui étaient grassement payés pour chanter les louanges des ministres, s’indignaient à la pensée que cette scandaleuse croisade contre l’autorité civile entreprise par la Nouvelle-France et ses partisans était inspirée par l’amour du lucre ! Et, invariablement, ces discours se terminaient par un fervent appel à la charité chrétienne.

La Libre-Pensée, organe des radicaux ouvertement favorables à l’union législative, fit feu et flammes, elle aussi, contre les séparatistes. Crétins, calotins, hypocrites, impuissants, rongeurs de balustres, cagots, cafards, jésuites de robe courte, escobars, arriérés, éteignoirs, tenants du moyen âge, ennemis du progrès, fanatiques, inquisiteurs, Torquemadas au petit pied, descendants encroûtés de Pierre l’Ermite, tartufes, Basiles, voilà le canevas sur lequel ce journal et ses satellites brodaient. Tous demandaient, à hauts cris, au nom de l’économie, l’union législative. Nous sommes trop gouvernés, répétaient-ils sans cesse. Plus de provinces, plus de législatures provinciales, plus de mesquins préjugés de races et de religion. Abattons tout cela et établissons un gouvernement unique, fort, large, économe, et une seule nationalité.

À Québec se publiait dans ce temps-là un journal intitulé le Progrès catholique, dirigé par Hercule Saint-Simon que le lecteur a déjà vu, en compagnie de Lamirande, faire une visite d’enquête pour le compte de la Saint-Vincent de Paul.

Homme d’un talent réel, mais peu sympathique, le rédacteur du Progrès avait dans le regard quelque chose de faux et de froid qui faisait éprouver un étrange malaise à tous ceux qui venaient en contact avec lui. Doué d’une certaine allure énergique, violente même, il passait, aux yeux de ceux qui ne voient que la surface des choses, pour un homme fortement trempé, pour un caractère. Avant l’époque où commence notre récit, il s’était jeté avec une grande ardeur dans le mouvement séparatiste, à la suite de Lamirande et de Leverdier. Mais tout en les proclamant ses chefs, tout en arborant leur drapeau, il ne voulait pas toujours suivre leurs conseils, ni adopter leur langage ferme et modéré, leurs procédés marqués au coin de la sagesse. Depuis un mois surtout il semblait s’être fait casseur de vitres de profession.

Sans doute, il faut parfois casser les vitres, en réalité, comme au figuré. Un homme est renfermé dans une chambre où l’air respirable manque complètement. La porte est fermée à clé, barricadée ; toutes les issues sont hermétiquement closes. L’homme étouffe. Déjà il est sans connaissance. Que faire ? Vous cassez une vitre. L’homme respire, il est sauvé. Dans le monde moral, il y a des situations analogues où il est nécessaire de casser les vitres. C’est le seul moyen qui reste de faire circuler un peu d’air pur dans les prisons où la routine et les préjugés ont renfermé et asphyxient leurs victimes. Mais M. Saint-Simon ne faisait guère plus autre chose que casser les vitres. Il en cassait partout, toujours et à propos de rien. Le bruit des vitres cassées avait attiré sur lui tous les regards sans toutefois lui gagner les cœurs.

Le rédacteur du Progrès catholique répondit donc à l’article de la Nouvelle-France par un éclat formidable. Il intitula son écrit : Est-ce la guerre que l’on veut ? Dans cet écrit, non seulement il demandait la sortie de la province de Québec de la Confédération, mais il poussait les Canadiens-français à s’organiser militairement, à se procurer des armes et à se rendre à Ottawa pour surveiller les délibérations du parlement. Il fit une charge incroyable contre tous les protestants, sans distinction, déclarant qu’ils étaient tous ligués contre les catholiques pour les massacrer. Et il terminait son article d’énergumène en donnant clairement à entendre que le jour où la province de Québec serait délivrée du joug fédéral, les Anglais qui s’y trouveraient n’auraient qu’à se bien tenir.

En lisant cet article, Leverdier eut un mouvement de sainte colère. Il quitta précipitamment le cabinet de lecture du parlement, traversa le couloir et, appelant un page, fit mander Lamirande qui était à son siège de député.

— As-tu vu la dernière bêtise de Saint-Simon ? s’écria-t-il.

— Oui, fit tranquillement Lamirande, j’ai vu cet écrit, c’est plus qu’une bêtise, c’est un crime.

— Cet homme-là est-il fou ?

— Non, mon ami, il n’est pas fou. Il est quelque chose de pire qu’un fou.

— Je ne vois guère rien de pire et de plus dangereux qu’un fou qui se mêle d’écrire, répliqua vivement Leverdier.

— Un traître est plus dangereux qu’un fou, fit Lamirande.

— Grand Dieu ! s’écria le journaliste, tu le soupçonnes de nous trahir ! Tu vas plus loin que moi, je ne l’accuse que d’un manque incroyable de tact et de jugement.

— Je vais plus loin que toi, en effet. Je ne porte pas un jugement téméraire en te disant que Saint-Simon nous trahit froidement.

— Mais sur quoi te bases-tu pour croire à tant de perfidie chez cet homme qui, après tout, prétend défendre la même cause que nous ?

— Tu n’ignores pas que l’on peut trahir une cause tout en prétendant la défendre. C’est même le procédé favori de nos jours. C’est le raffinement de la trahison.

— Oui, mais enfin, as-tu quelque preuve contre lui ? Sur quoi s’appuient tes soupçons ?

— Ce ne sont pas des soupçons, c’est une certitude morale, une conviction profonde.

— Mais encore, dis-moi sur quoi elle repose, cette certitude morale ? Tu n’as pas l’habitude de juger à la légère et sans preuves. J’avoue que l’article est affreux, abominable. En le lisant, j’ai frémi d’indignation, et si j’avais eu le malheureux sous la main, je ne sais pas trop ce que je lui aurais fait. Mais, après tout, ne peut-on pas mettre cet écrit sur le compte de la bêtise humaine, qui est grande, tu le sais.

— Oui elle est grande, mais la perversité humaine est grande aussi. Ce sont deux immensités dont Dieu seul peut voir les limites. Si je n’avais que l’écrit de Saint-Simon pour me guider, je jugerais l’incident probablement comme toi. Mais je sais que ce malheureux était naguère affreusement travaillé par le démon de la richesse et j’ai lieu de craindre qu’il n’ait succombé à la tentation. J’ai appris, ce matin même, que depuis quelque temps Saint-Simon voit M. Montarval dans l’intimité.

— Je sais, en effet, qu’ils sont intimes.

— Je l’ignorais jusqu’ici. Mais ce que je n’ignorais pas, c’est que M. Montarval est l’homme le plus épouvantable que j’aie jamais vu… un monstre… J’en frissonne encore. Je ne puis t’en dire davantage, je me suis engagé au silence sur certains détails. Cet engagement ne me lie peut-être pas d’une façon absolue ; mais, enfin, qu’il me suffise de te dire que celui qui fréquente assidûment Aristide Montarval ne saurait être autre chose qu’un misérable. Les événements ne me donneront que trop tôt raison.

Bien que quelque peu intrigué, Leverdier n’insista pas davantage. Il connaissait trop bien son ami pour douter de la sûreté de son jugement. Après un moment de silence, le journaliste reprit :

— Mais l’article, que faut-il en faire ?

— Je viens de faire tout en mon pouvoir pour réparer le mal. Au commencement de la séance, j’ai désavoué l’écrit et son auteur. J’ai déclaré que cet article insensé n’exprime pas nos sentiments ; que nous ne sommes pas animés par la haine des autres peuples qui habitent ce pays, mais par l’amour de notre race, de notre nationalité, de notre religion, de notre langue et de nos traditions ; que nous croyons mieux sauvegarder toutes ces choses sacrées en nous retirant de la Confédération, maintenant que l’occasion s’en présente ; mais que nous ne menaçons personne. Je crois que tu feras bien de répéter la même chose dans ton journal. Pour le moment, il n’y a rien autre chose à faire. Les événements vont se précipiter. Attendons.