Promenade autour de la Grande Bretagne/Texte entier

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PROMENADE
AUTOUR DE LA
GRANDE BRETAGNE ;


PRECEDE DE
QUELQUES DETAILS
SUR
La CAMPAGNE du DUC de BRUNSWICK.
________


PAR UN OFFICIER FRANÇAIS EMIGRE.


In all my wand’rings round this world of care,
In all my griefs, — and God has giv’n my share,—
I still had hopes — Goldsmith.


A EDINBOURG:
imprime pour l’auteur,
PAR JEAN PATERSON
ET SE TROUVE CHEZ MANNERS & MILLER, PLACE DU
PARLEMENT, ET TOUS LES AUTRES LIBRAIRES.


MDCC XCV.


TABLE des MATIERES.


AVERTISSEMENT.




LE ſujet de cet ouvrage, comme le titre l’annonce, conſiſte, quant à la première campagne, en ce qui regarde la cavalerie des émigrés, à laquelle l’auteur était attaché. Il s’eſt diſpenſé de ſuivre le fil des événemens, et ne parle que des mouvemens du corps d’armée dont il faiſait partie, et qu’il ſuit juſqu’a l’inſtant du licentiement ; bien perſuadé que les grands événemens étant deja très connus, ce ſeroit perdre le tems que d’en fatiguer le lécteur.

La ſeconde partie conſiſte dans une petite promenade que l’ennui et le chagrin l’engagerent à entreprendre, pour prendre plus aiſément patience, occuper le loiſir de ſon exil, et par la vue d’objets nouveaux tacher de diſſiper les idées accablantes qui l’obſédaient. — Ce fut dans cette intention qu’il entreprit en 1793, tout ſeul, et à pied, ce voyage, qui s’eſt prolongé juſqu’à ſeize cent milles ; ayant traverſé ſix fois l’iſle d’une mer à l’autre, et ayant vu preſque toutes les villes, depuis Londres et Briſtol juſqu’au nord de l’Ecoſſe ; et ainſi s’être promené dans la Grande Bretagne comme dans un jardin.


QUELQUES DETAILS


SUR LA CAMPAGNE


Du DUC de BRUNSWICK.



BINGEN


Générale Disposition des Emigrés avant la Première Campagne.


QUE je vous félicite, mon cher ami, du sage parti que vous avez pris, de vous retirer aussitôt après notre retour, un peu hâtif sur terre etrangere ; vous avez évité par là, les scénes déchirantes et cruelles qu’ont occasionées la trop fameuse retraite du Duc de Brunswick, et qui en sont les conséquences naturélles ; vous n’avez pas vu vos amis, vos parens manquans de tout, réduits au déséspoir, sans aucun moyen en votre pouvoir de rendre leur situation moins pénible ; enfin, vouz n’avez pas été témoin de ce licentiement fatal, qui acheva d’arracher le bandeau de dessus nos yeux, et nous montra tout à coup l’abyme qui devait nous engloutir.

Vous jouissiez déjà, sur une terre protéctrice, de la paix, et même de la consolation d’avoir des nouvelles de vos parens, et n’aviez d’autres inquiétudes que pour les amis que vous aviez laissé derrière vous. Vous avez souffert les miseres de cette fameuse campagne, mais elles étaient soutenues par l’éspérance de les voire bientôt finies, et par un réste d’égard que les Prussiens et Autrichiens avaient conservé pour nous, mais qui disparut bien vite après que notre sort eut été déterminé. Vous m’engagez à vous dire, ce que je suis devenu depuis que je pris congé de vous a Coblence, et que nous fumes séparés, peut-être pour toujours. Vous me demandez aussi quelques détails sur cette campagne dont vous étiez un acteur aussi bien que moi. Quoique je ne sois pas beaucoup plus savant que vous sur cet article, je vous dirai, en vrai soldat, ce qui s’est passé autour de mon poste ; là tout c’est ce dont je suis certain. Quant aux manœuvres, aux batailles, &c. à dire le vrai, je ne les ai connu qu’à mon retour dans le monde, en lisant les papiers qui en parlaient, et n’en n’avais pas eu la moindre idée jusqu’alors ; je suivais le torrent, pansais mon cheval, le sellais, le bridais, le pourvoyais de fourage, faisais cuire ma soupe, dormais sur la paille, souvent à la belle étoile, et m’imaginais tous les jours que je verrais le lendemain les clochers de Paris. Cependant je suis du moins en état de vous raconter la marche que fit le corps d’armée, dont je faisais partie ; et c’est, ce dont, pour vous satisfaire, je vais tacher de me rappeller, depuis le moment ou nous reçûmes ordre de marcher à Bingen, après avoir quitté Coblence, pour faire place à nos bons amis les Prussiens. Lorsqu’après les différentes manœuvres des cours de Vienne et de Prusse, les Carmagnoles constitutionels declarerent la guerre, imaginant naturéllement qu’il y avait une monde de soldats dans le Brabant, nous en fumes enchantés à Coblence, parce que disions nous, rien ne pouvait arriver plus à propos pour forcer l’Empereur et le Roi de Prusse a se déclarer, et à ne plus nous tenir en suspens ; et quoique nous aprimes bientôt qu’il n’y avait pas quinze mille hommes dans le Brabant, et qu’on n’avait pris aucune précaution pour la guerre, nous ne laissames pas de nous réjouir, par l’assurance que nous ne tarderions pas à voir des préparatifs formidables. Effectivement, nous laissames bientôt sans beaucoup de regret Coblence entre les mains de Prussiens ; et le Roy de Prusse établit son camp auprès de la ville, où perdit en revues, fêtes, &c. a peu près trois semaines d’un tems precieux.

Dans ce même tems l’Empereur se faisait couronner a Francfort, le Roy de Prusse s’y rendit, puis assista à la fête que l’Electeur de Mayence donna à ce sujet, où il fut remarqué que sept souverains d’Allemagne le trouvèrent. Grand nombre d’emigrés furent témoins des réjouissances, je n’y étais pas, j’étais malade a Bingen. Le Roy de Prusse retourna a Coblence par la riviere, et débarqua à Bingen, où les princes, freres du Roy, le reçurent, et lui donnerent un déjeuner splendide, ce qui quelques jours après leur occasiona, m’a-t-on dit, une petite leçon de sa majésté ; car ils furent invités a diner par le Roy de Prusse, et ne trouvèrent à sa table que d’énormes pièces de viande rôties ou bouillies. A son retour au bateau, la maison militaire des princes lui fut présenté, et ensuite il nous passa en revue sur le bord de la riviere. Il fut alors très honnête, parut très satisfait, et faisait des complimens à tout le monde. C’est un grand homme de près de six pieds quatre pouces, mesures Anglaise, où cinq pieds dix a onze pouces, mesure Française. Nous trouvâmes qu’il representait fort bien, et avait un air très militaire ; et comme souvent l’apparence décide, cela ne servit pas peu à augmenter nos esperances ; et nous éxprimames notre joie par des cris de “Vive le Roy” souvent répétés. Cependant nous éprouvâmes dans ce tems quelques déboires, qui firent faire des refléxions à un certain nombre. Il nous fut defendu de visiter le camp du Roy de Prusse, sous des peines séveres, sans la permission par écrit des princes. Cela sembla une précaution naturélle, et passa ; mais le maniféste du Duc de Brunswick, non pas tant par sa hauteur et ses menaces, (quoique plusieurs ossassent dire, qu’il vallait mieux faire ce qu’il disait, que de dire ce qu’il ne voulait pas faire) ; que par cette afféctation de ne pas dire un mot des princes, ni de la noblésse emigrée, deplut à quelques personnes. On osait se dire, que le Duc de Brunswick n’avait pas le droit d’imposer loix à la France, et que si ce droit devait appartenir à quelqu’un, c’était aux princes, freres du Roy, à la noblésse qui étaient sortis du royaume, dans l’intention de soutenir la cause du Roy, de le tirer de captivité, et de le venger s’il était nécéssaire. Quélques personnes, prévoyant les funestes conséquences, que dans le cas de succes, (comme personne n’en doutait), pourraient survenir de notre jonction avec les Prussiens, ne voyaient qu’avec répugnance l’instant d’entrer en France avec eux.

Cependant, comme l’enthousiasme général était extrême, et que c’eut même été en quelque façon une éspéce de crime de douter du succès, cela passa encore, et on répandit des explications telles qu’on les jugea propres ; on fit entendre, que c’etait du consentement des princes, qu’ils avaient été omis, et on attendit avec impatience l’ordre de marcher.

Enfin, cet ordre tant désiré arriva. On avait auparavant séparé les émigrés en trois corps d’armée : sept mille, parmi lesquels il pourait y avoir trois mille gentilshommes, devaient servir sous les ordres du Duc de Bourbon, et agir de concert avéc les Autrichiens en Flandre. A peu peu pres huit a neuf mille hommes, dont près de quatre mille gentilshommes ou officiers, étaient attachés au Prince de Condé, son pere, qui a l’arrivée des princes freres du Roy, avaient quitté Bingen, ou il avait eu son quartier général depuis pres d’un an, et s’était retiré a Creutznach, petite ville a cinq lieues de la, ou il attendait les ordres pour se rendre sur les bords du Rhin, du coté de Strasbourg, et devait être sous les ordres du Prince de Hohenlohe. Les corps de Princes freres du Roy, pouvait être de quinze a seize mille hommes, dont près de dix mille gentilshommes ; c’est avéc eux que marchaient les gardes du corps, et tous les corps nobles, qu’une politique mal entendue avait fait reformer avant la Revolution, et qu’ils avaient rétablis a Coblence. Ainsi la plus grande force de leur armée consistait dans la cavalerie, qui, éxcépté les gardes du Roy et des Princes, avec le regiment de Royal Allemand, était monté a ses dépens sur d’assez beaux chevaux, dont la nourriture même, ne coûtait rien aux princes ; éxcépté Royal Allemand, elle était entièrement composé de gentilshommes, et pouvait monter a huit mille.

Je ne dois pas omettre de parler de l’enthousiasme général que causa l’arrivée du Duc de Brunswick. La maison des princes était remplie d’officiers et de gentilshommes émigrés. Lorsqu’il leur fit sa première visite ; chacun s’empressait pour tacher de le voir, et se retirait satisfait après l’avoir vu. C’est un petit homme d’apeupres 70 ans. La peu de cheveux qui lui réstent sont entièrement blancs ; sa contenance parut extremement plaisante, a la noblesse, ce qui joint a son âge, a sa reputation, et a quelques mots flatteurs qui lui échaperent, éleverent nos espérances au plus haut dégrès.

On assure que s’addréssant au Maréchal de Broglio, et au Prince de Condé, il leur dit, “Je viens de passer sur des terres couvertes de vos exploits ;" faisant allusion a Berghen près Francfort, ou le Maréchal de Broglio l’avait défait vingt cinq ans avant, et a un autre endroit, ou il avait reçu un echéc du Prince de Condé. Cette noble modéstie lui attira l’hommage de ses vainqueurs, et le montra en effet digne de prétendre a l’honneur de les commander.

Son panégyrique était dans toutes les bouches ; et je me rapelle entre autres une piece de vers, ou la coalition des rois de l’Europe contre l’anarchie de France, était comparé a celle des rois Grecs sous Agamemnon, mais pour un sujet beaucoup plus légitime ; car le motif des Grecs était de venger le ridicule affront que la femme d’un d’eux avait fait a son mari ; ici c’était pour délivrer un roy malheureux, prisonnier de la plus basse classe de ses sujets rébélles, lui rendre son sceptre et sa couronne, fair cèsser les angoisses de sa famille, châtier et obliger les mutins a se taire, en rendant la force aux lois, assurer les propriétés, et forcer les brigands, qui s’en étaient saisis, a les rendre a leur légitimes propriétaires. Le poëte, par ces expressions, n’était que l’interprete dés sentimens générals ; et telles étaient les motifs honorables qui animaient le grand nombre de la noblesse émigre, et qui avaient engagé la plupart des propriétaires a laisser ce qu’ils avaient de plus cher a la merci de leur ennemis, pour se ranger sous les étendards de la royauté. Il est aisé de dire a présent, Mais les propriétaires auraient dû rester chez eux, auraient dû faire ceci, faire cela, et mille autres choses que le manque de succes authorise les oisifs a dire. Les préjugés, quels qu’ils soient ne sont pas des raisons. Si les princes eussent reussi dans leur enterprise, les mêmes gens les approuveraient peutetre. On conviendra du-moins, que par la division que les novateurs avaient semés entre tous les ordres de l’etat, et particulièrement entre les riches et les pauvres, sous le nom d’Aristocrates, il ne restait aux proprietaires, et aux officiers bien intentionés pour la cause du Roy, que ce qu’ils étaient capable de faire par eux mêmes, car il eut été aussi ridicule qu’impossible au seigneur, de proposer au paysan de le suivre a la guerre, tandis que par les nouveaux principes, le paysan s’imaginait avoir droit au partage de ses terres, et ne se serait pas armé avec lui pour les lui conserver.

Le seul tort semble, d’avoir choisi le point de rassemblement hors du royaume, et de s’être uni avec les puissances étrangères pour attaquer la France. Mais ce n’est point a l’individu isolé a faire la loi, ni a un simple soldat a dire a son general, qu’il aime mieux être la, qu’ici. Si la faute est a quelqu’un, ce n’est certainement pas aux émigrés, qui ont eu beaucoup plus de peine a se rendre a Coblence, qui si le rendez vous eut été dans l’interieur ; et de plus, je suis certain, qu’un grand nombre dégoûté par ces différentes circomstances, n’avait pas grand desir de se rendre a Coblence ; mais l’opinion générale en faveur de l’émigration, était si forte, que ceux qui restaient chez eux étaient en quelques façons notés d’infamie, et que même les patriotes leur témoignaient hautement le mépris qu’ils avaient pour eux. Je sais, que dans La Vendée ou Bas Poitou, ou les gentilshommes vivaient plus communément sur leur terres, plusieurs ne montrèrent pas beaucoup d’alacrité a quitter leur famille ; le préjugé était si fort, que les femmes, les filles, et les sœurs de ceux qui étaient partis, non seulement ne les recevaient pas dans leur societé, mais encore firent l’affront a quelques uns d’eux, de leur envoyer une quenouille.

Je demande aux personnes qui connoissent les préjugés de valeur qui animaient la noblesse Francaise, s’il eut été possible de rester tranquille spectateur de la dispute, après ce petit avertissement.

On pourra demander avec juste raison, comment pour sauver le Roy, les émigrés se rendaient a cent cinquante lieues de sa personne ?

Cette objection ne serait point frivole. Si l’on ne se rappelloit que les différentes entreprises que l’on avait formé près de la personne de Roy avaient toutes echouées par son manque de résolution et de fermeté, au moment de l’éxecution. Ainsi cette fameuse journée, dans le mois de Février 1791, ou trois mille gentilshommes armés de poignards et de pistolets, avaient trouvés le moyen de s’introduire dans les rangs des Gardes Nationales, et dans le chateau de Thuilleries, dont un mot du Roy les aurait rendus maître, ce qui aurait certainement produit un changement considerable, car l’assemblée était dans le même enclos, et une demi-heure pouvait en voir dispersés, les membres et tout leur echaffaudage philosophique renversé de fond en comble.

Le moment était pressant ; les Gardes Nationales étaient joints de si près, qu’il leur eut été difficile de faire usage de leurs fusils ; tandis que les armes courtes des autres auraient pu faire dans deux minutes un ravage éffroyable.

La Fayette sentit de quelle importance il était de détourner le danger, il profita du moment d’irresolution, ou l’on n’attendait que le signal, pour commencer l’attaque ; il vint trouver le Roy, l’intimida, ou le persuada ; l’obligea de paraître aux fenêtres, et là s’addressant aux gentilshommes : "Messieurs, ”leur dit il, “je suis tres senfible au zéle et a l’interet que ma noblesse conserve pour moi, mais dans ce moment vos services ne me sont d’aucune utilité. Les bruits que l’on a fait courir sur mon manque de sureté, et sur ma détention n’étant nullement fondé ; c’est pourquoi je vous prie, je vous ordonne même, de venir déposer vos armes a mes pieds ; je les garderai en dépôt, et vous pouvez être certain que vous serez respecté par les Gardes Nationalles, et ne serez jamais inquiété pour ce que vous avez fait aujourdhui.”

En consequence, un panier fut placé au pieds du Roy, chacun y vint jetter ses armes ; et quand cela fut fait, La Fayette s’en empara, et les Gardes Nationales qui n’avaient plus rien a craindre, chasserent les gentilshommes a coups de pieds, et de crosse de fusil.

L’arrestation du Roy a Varênnes, même, n’eut lieu que par sa volonté, et, si j’ose le dire, sa faiblesse ; le Roi avait été reconnu, dit-on, a Ste. Menehoult, que ce soit ce motif, ou non, qui en conduisit le maître de poste a Varennes, c’est ce qui est très difficile a décider, quoiqu’il s’en soit vanté bien hautement. Il est sûr tout fois, que le Roy après Ste Ménehoult, passa a Clermont, sur le minuit ; que le Comte de Damas, colonel du régiment de Monsieur dragon, lui parla, et lui offrit un détachment de son corps, que le Roy refusa, crainte d’être découvert disait-il ; qu’il arriva a Varennes sans mal encontre, et que si les chevaux qui devaient fournir le relais suivant, eussent été a l’entrée de la ville, au lieu d’être a la sortie, le Roy eut passé sans la moindre difficulté : Ne les trouvant point ou on les attendait, le postillon refusa d’aller plus loin ; les trois gardes du corps qui accompagnaient le Roy, et lui même, étourdi de ce retard funéste, imprudement lui offrirent cent louis pour aller a l’autre relais. Effrayé de la proposition, le postillon, s’imaginant qu’il serait pendu s’il allait plus loin, refusa encore plus obstinément de marcher ; et je tiens de quelqu’un, a qui il a dit quelque tems après, que si au lieu de lui offrir cent louis, on lui eut offert un écu de six francs, ou de lui brûler la cervelle, il n’eut pas fait la moindre difficulté. Le postillon, dis-je effrayé, cria, A l’aristocrate qui veut s’échapper ; deux sentinelles de la Garde Nationale, qui étaient a quelque distance, s’approchèrent, et pointerent leur fusils sur la voiture, menaçant de tirer dessus si l’on bougeait, quoique leur fusils ne fussent point chargés : bientôt un grand nombre de gens s’assemblerent, et dans ce moment arriva le maitre de porte de Ste. Menehoult, qui voyant le tumulte se joignit aux autres, et renversa une charette sur le pont. Il était alors jour, et l’on proposa au Roy d’aller a la municipalité fair viser son passeport, ce a quoi il consentit. Les cinquante hussards, qui devaient protéger le passage d’un trésor, disait-on, pour les troupes des garnisons frontières, que l’on avait dit devoir passer a minuit, après avoir attendu jusqu’a deux heures du matin, avaient reçu ordre de se retirer, le commandant imaginant naturellement que le passage était retardé. Mais averti par le bruit, ils se rendirent sur la place qui était couverte de monde ; et le commandant approchant du carosse, s’informa du Roy s’il desirait passer, comme son ordre le portait. Le Roy repondit, qu’il voulait aller a l’hotel de ville, et défendit de rien faire pour favoriser son passage. L’officier se retira, et le Roy fut a l’hotel de ville, ou étant bientôt reconnu, il fut arrêté.

En attendant que les préparatifs necessaires pour son retour fussent faits, on sonna le tocsin, et on amena des campagnes un nombre prodigieux de paysans armés. Quand ils furent arrivés, les municipaux se presenterent a la porte de la chambre du Roy. La Reine, qui savait que le Marquis de Bouillé, instruit de ce malheur, ne tarderait pas a arriver avec des forces considerables, les retint quel que temps leur disant, que sa Majésté très fatigué de son voyage et de cette derniere scêne, reposait, et qu’elle les conjurait de ne pas troubler son sommeil. Les municipaux étaient indécis, et probablement se seraient retirés, lorsque le Roy s’écria, “Eh non, non ; puisqu’il le faut absolument, autant vaut a present que dans une heure,” et les présenta lui même aux municipaux. Sa voiture étant prête, ils l’y conduisirent, et elle partit sur le champ, escorté par un nombre prodigieux, qui s’augmentait a chaque pas. Le Marquis de Bouillé, ayant apris la nouvelle de cette catastrophe, se mit a la tête du regiment de Royal Allemand, vint au grand galop de plus de vingt milles, et arriva a peu près une heure après le départ du Roy. Les chevaux très fatigués, et les hommes harrassés, et très déplus d’avoir essuyé une si grande fatigue sans en connaitre la raison ; le Marquis de Rouillé voyant que tout était perdu, passa la riviere a la nage, s’en fut au grand galop, et joignit les frontières. Voila ce que je puis assurer, avoir entendu dire a Coblence au Comte d’Artois, par un des gardes du corps qui accompagnait le Roy ; et ce a quoi le Comte d’Artois ne fit d’autre observation, qu’en lui demandant, en hésitant, “Quoi, parmi vous, il n’y avait pas un pistolet, un couteau de chasse, dans une telle occasion la vie d’un homme n’est rien, si le postillon eut été culbuté, un de vous l’eut remplacé, et eut été plus loin.” Il lui repondit, que le Roy leur avait absolument défendu d’avoir aucunes armes quelconques avec eux ; et que les seuls dont ils enflent pu ufer, étaient une paire de pistolets de poche que le Roy avait dans sa possession, mais qu’il ne voulut pas leur confier.

Si donc toutes les entreprises près la personne du Roy avaient échoués, et ceux qui les avaient formés, ou en étaient les acteurs, avaient été abandonnés au moment de l’éxecution, et livrés aux outrages et aux affronts de la populace, il ne reliait a la noblesse d’autre parti, que celui de se réunir autour de l’étendard royal, et c’etait a Coblence qu’il était déployé.

J’ai cru qu’il était a propos de donner ces petits détails ; ils peuvent servir de réponse a de belles reflexions faites après coup, et peutêtre empecher quelques impertinences d’être dites ; si elles produisent ce bon éffet, je me croirai bien récompensé de ma peine, et sans plus perdre de temps je vais entrer en matière.


MARCHE EN FRANCE.


LES ordres pour le départ nous furent délivrés quelques jours avant, afin que chacun rejoignit son corps, et fit tous les petits préparatifs nécéssaires. De ce moment je vous declare que vous m’aller trouver bien égoiste ; je vais laisser les réfléxions generalles, aussi bien que le fil de l’histoire, pour ne suivre que le corps ou j’étais attaché. Quoique mes camarades du regiment de Monsieur fussent avec le Prince de Condé, cependant ayant été son page, avant d’être officier dans son regiment, je fus placé dans ses gardes aussi bien que trois autres de mes camarades, qui l’avaient été aussi.

Nos étendards ne nous furent délivrés que deux jours avant de marcher, et furent bénis dans l’eglise de notre village par notre aumônier, qui était un chanoine noble, de Toul en Lorraine, et qui dans l’ardeur de son zèle pour la bonne cause, s’etant rendu a Coblence, et desirant être employé, avait obtenu avec deux de ses freres une place dans les gardes de Monsieur. Mais quelqu’un ayant fait savoir qu’il était prêtre, on lui ota le mousqueton, et on le fit notre chapelain.

On employa ces deux ou trois jours, a faire réparer les selles, a se fournir de couverture, et surtout a éguiser les sabres, on ne s’imaginait pas qu’ils devaient a peine sortir du foureau. Quand enfin au 15 Août, vint le moment de partir, la plus grande joie se manifesta, des cris de Vive le Roy se firent entendre de tous cotés, et lorsque sur les cinq heures du matin nous découvrîmes aux premières rayons du soleil, la ville de Bingen, de dessus le pont, nous fimes a l’Allemagne des adieux, que nous croyions éternels.

Nous joignîmes bientôt la grand colonne de la cavalerie, et nous separames pour prendre nos logemens. Nous rencontrâmes aussi la pauvre infanterie, fatiguée, couverte de poussiere, devorée des rayons du soleil. Les accents de la joye seuls se faisaient entendre ; et lors qu’au soir, harrassé de fatigue, il nous fallait oublier nos besoins, pour ne penser qu’a ceux de notre cheval, aller lui chercher des fourages, le faire boire, l’etriller, jamais la moindre plainte n’echappa ; nous avions notre but devant les yeux, et ne nous en écartions pas ; couché sur quelques brins de paille, vingt ou trente dans la même grange, 0Il n’y entendait que des chansons joyeuses, exprimants nos desirs, ou nos sentimens sur les malheurs de la Famille Royalle. Je me rapélle de quelques unes, que je crois que vous ferez bien aise de voir, quoiqu’au fait elles n’ayent pas grand sens ; mais ce qui n’est pas bon a dire, comme vous savez, on le chante ; et chanté par un chorus de cent ou deux cent personnes, en poursuivant le chemin qui doit les conduire a ce qu’ils désirent, ne laissent pas de faire un grand effet. — En voici une :

  Vive Antoinette ;
Français vive Louis.
La blanche aigrétte
Du plus grand des Henris,
Nous promet la défaite
Des badauds de Paris.


Une autre disait :

De notre maitre
Chantons l’auguste sœur.
Dieu la fit naitre,
Dans ces temps de malheur,
Tout éxprès pour être
L’ange consolateur.


Et la fin de toutes ces chansons des cris de Vive le Roy. Nous marchâmes, sans nous arrêter, cinq jours de suite ; pendant lesquels il ne nous arriva rien de bien extraordinaire, et enfin nous arrivâmes a Treves, ou on nous fit reposer. A dire le vrai, nous en avions besoin ; la moitié de nos chevaux, chargé de notre lourde selle, notre port-manteau, et nous même, par la chaleur éxcéssive qu’il faisait, avaient été bléssés sur le garrot ; ce qui rendait quelques jours de repos absolument nécéssaire. L’infanterie campa pres de la ville, et nous fumes logé dans les villages aux environs, nos chevaux au piquet. Nous restames là dix a douze jours, pendant lesquels le Roy de Prusse passa en revue l’armée emigrée, et nous fit de grands complimens qui sont a peu près les derniers qu’il nous ait fait. Les hostilités étaient déjà commencé sur cétte frontière, et les Autrichiens s’étaient emparés de Sierque, petite ville sur la Mozelle ; et y avaient pris un grand cannon qu’ils avaient conduit a Trêves, ou on le voyait au milieu de la place publique.

Nous nous avançâmes bientôt plus près des frontières, et réstames encore dix a douze jours a quelques lieues de la France. Les gardes du Roy étaient campés, et nous fumes cantonnés dans un petit village sur le bord de la Mozelle, et n’eûmes d’autres désagrémens que l’ennui, et vers la fin, de manquer de provision. Un soir nous entendîmes quelques coups de canon, le lendemain nous apprimes que Longwi s’était rendu, et reçumes ordre d’aller en avant ; nous arrivames bientôt sur la frontière, et lorsque nous passames le ruisseau qui sépare l’Allemagne de la France, nous poussames de cris de Vive le Roy, et jurâmes de jamais ne repasser ce ruisseau fatal ; — et voila comme il ne faut jurer de rien.

Nous passames cette nuit au bivouac sur terre de France, près d’un village a deux lieues de Rodemach, dont les habitants avaient mis des cocardes de papier blancs a leur chapeaux, et un drap au clocher, a fin de nous recevoir convenablement ; le lendemain nous fumes nous poster derrière l’infanterie qui formait le blocus de Thionville. Nous y fumes campés et logés quatre par tente, assez mal a notre aise, nos cheveaux devant nous, et mouillés. — Il semblait qu’un nouveau déluge allait couvrir la terre. Comme la cavalerie dans un siege n’a rien a faire, j’occupai mon loisir a visiter mes amis qui étaient dans l’infanterie, et a suivre les opérations de ce siege, qui dans le fait ne sont pas ordinaires.

Les princes n’avaient que six mauvais canons, avéc lesquels on tiraillait sur la ville d’une distance prodigeuse ; les Autrichiens, un peu mieux montés, n’en avaient pas assez pour faire un siege en regle. Le fait est, que l’on s’imaginait que la ville se rendrait au premiers coups de canon ; et la reponse du général au princes, aussi bien que celle de la municipalité, semblaient le donner a penser. Le général prétendait que la garnison était composé de brave gens, qui ne pouvaient se rendre sur la simple menace ; en consequence de quoi pour tacher de le satisfaire, une nuit, on fit passer la riviere a quelque compagnie d’infanterie, avec deux pièces de canon, les quatre restans aux princes s’avancèrent près des ramparts, et les Autrichiens avec a peu près le même nombre d’un autre coté, commencèrent a tirer ensemble sur la ville. Comme elle ne tarda pas a répondre, cela fit un bruit de tous les diables ; et l’on m’a assuré, que sur les quatre heures du matin, le feu ayant pris a deux où trois maisons dans la ville, quelques bourgeois crierent de dessus les ramparts de cèsser le feu, et que la ville allait se rendre. C’était le moment de le continuer plus vivement que jamais, pour en voir les effets ; mais au contraire, on le fit cesser, et rien ne parut. Enfin quelques jours après, voyant qu’on serait obligé de faire un siege en regle, on demanda du canon a Luxembourg, et on en reçut quelques uns, mais trop peu. Ainsi toutes les operations le reduissaient quelques escaramouches en de la garnison, qui envoyait des détachemens fusiller les postes avancés.

Pres de Thionville, (a trois ou quatre milles), il y une montagne, qui domine toute la plaine ; c’était le poste des curieux : Je fus m’y placer une fois ou deux ; la garnison nous appellait le gens de la montagne ! De là on voyait en sureté les bombes, que, pour nous divertir, ils jettaient dans la plaine. Si un homme seul y paraissait, on lui en jettait une douzaine qui lui faisaient peu de mal ; ils nous en lancèrent aussi quelques unes, mais elles venaient mourir au pied de la montagne. J’avoue, que dans un coin recullé du bois, qui en couvre le sommet, me promenant avec un de mes camarades, je ne pus m’empêcher de soupirer bien amèrement, en songeant que deux ans ne s’étaient pas écoullés, depuis que j’avais été en garnison dans cette même ville, contre la quelle j’étais armé a present, tous les environs m’en étaient familiers, la place même ou j’étais ; avait été le théâtre de diversions très agréables. Les connaissances, les amis, avec lesquels je les avais pris, étaient enfermés dans la ville, avec leur famille, et j’étais armé contre eux. — Helas, me dit mon camarade, a qui je communiquai mes reflexions, le commandant de l’artillerie dans la place est mon frere !

Cependant le temps nous durait sous la tente, éxposés a la pluie, manquans souvent de pain, de bois, de fourage pour nos chevaux, on commençait a s’impatienter, et a murmurer, et cette politesse, pour laquelle les officiers Français étaient si renommés, avait déjà commencé a disparaitre. La misere que nous éprouvions nous aigrit les uns contre les autres ; a peine y eut-il quatre ordinaires qui resterent ensemble, chacun se sépara, et faisait sa soupe a part ; on ne se regardait que comme unis en passant, pour ne se plus revoir après peutêtre. En effet, nous étions tous de corps différents, et reunis seulement pour la campagne.

Apres quinze jours enfin, nous aprimes la prise de Verdun ; et la cavalerie reçut ordre de rejoindre immédiatement les Prussiens. Je puis assurer, que l’on était tèllement persuadé que l’ordre que nous reçûmes était pour marcher immédiatement sur Paris, que les compagnies nobles d’infanterie, qui devaient réster au siege de Thionville, furent tres mécontentes, et même envoyèrent une députation aux princes, demandant qu’on ne leur fit pas l’affront de les laisser derrière. Les princes eurent beaucoup de peine a des persuader, particulièrement les compagnies Bretonnes, qui se montrèrent très ardentes. Enfin pourtant, lorsqu’on les eut assuré que le roy de Prusse demandait la cavalerie, parce qu’il en en avait réellement besoin, ayant compté dessus celle des émigrés, n’en n’ayant amené que fort peu avec lui, et même désirait qu’elle se rendit a grandes journées près de lui, les choses s’arrangèrent, et nous reçûmes ordre de nous tenir prêts à partir pour le surlendemain. J’émployai ce temps a prendre congé de mes amis, et des mes parens, qui étaient dans l’infanterie. Helas ! j’imaginais que c’etait pour peu de tems. Eussai-je jamais du penser que je ne les verrais peutêtre plus ! Ils s’en fallait de beaucoup qu’ils en eussent l’idée ; car plusieurs d’entre eux me dirent, quoique nous nous reverrons dans peu de temps, cependant comme vraisemblablement vous verrez nos parents avant nous, donnez leur de nos nouvelles, dites leur dans quel état vous nous avez laissé, et que nous ne tarderons pas a vous suivre. J’acceptai très gravement toutes leurs commissions et leur compliments ; et si je ne les ai pas mis a execution, la faute en est aux Prussiens, qui n’ont pas voulu y consentir.

Enfin nous partimes deux heures avant le jour. Il semblait que les élémens allaient se confondre, je n’ai de ma vie vu un tel orage ; cependant il nous fallut sortir de nos tentes, séller et brider nos chevaux effrayes du tonnere, et de la pluie a verse qui les inondait. Pour éviter de passer près de Mets on nous fit prendre la traverse dans les montagnes du coté de Longwi, et en cinq jours de temps nous arrivâmes sous les murs de Verdun. Nous fumes cantonés dans les villages aux environs, et il nous fut défendu d’aller dans la ville sans une permission par écrit de notre commandant.

Le dégât occasioné par le court bombardement que Verdun avait éssuyé se reduisait a très peu de chose, et les habitans assez tranquilles n’étaient peutêtre pas fâchés d’avoir changé les patriotes pour les Prussiens, Autrichiens, et ses émigrés. Les boutiques étaient ouvertes, et remplis d’acheteurs. Les gens riches, émigrés de la ville, y étaient retournés ; l’éveque, les chanoines, tout le clergé avait repris ses fonctions ; en un mot, quoiqu’il s’en fallut de beaucoup que les Prussiens rendissent leur joug aimable, l’abondance régnait, et l’ésperance de voir les choses bientôt accomodées rendait la situation présente très supportable. Cependant, nous remarquâmes, que les Prussiens commençaient a jetter ouvertment le masque ; plusieurs émigrés furent maltraités dans la ville par leur caporaux et soldats, et ne purent obtenir justice.

C’était le temps des fruits ; mais quelques uns, les raisins particulièrement, n’étaient pas murs, et dans le temps de paix les magistrats de Mets, et des villes de ce pays, avaient été obligés de défendre aux paysans sous peine de confiscation, d’apporter a cette époque des melons au marché, pour prévenir les dyssenteries et autres maladies contagieuses qu’ils occasionaient parmi le peuple, qui les achetaient a bas prix, et s’en nourissaient, sans avoir le moyen d’en corriger les mauvaises qualités par quelque liqueur forte ; car le vin était assez cher, et l’on ne fabriquait presque point de bierre.

Les Prussiens venants d’un pays a qui la nature a refusé presque toutes sortes de fruits, et qui vraisemblablement voyaient des melons et des raisins pour la première fois, tombèrent dessus avec une avidité incroyable, et d’ailleurs dévorans comme a leur ordinaire toutes les choses grasses, qui leur tombaient sous les mains, ne tardèrent pas a se ressentir dans les plaines de la champagne, des excès qu’ils avaient commis près de Verdun, ou le Roy de Prusse et le Duc de Brunswick, jugerent a propos de les laisser douze a quinze jours a fin de donner le temps a Dumourier de joindre sa petite armée avec celle de Kellerman, et d’être certain que leurs soldats eussent gagné un germe de mort, qui ne tarda pas a se developer, lorsque par de longues marches, harrassés par des pluyes continuelles, ils manquèrent encore de vivres.

On faisait courir des bruits étranges parmi nous ; tantôt les patriotes entourés de toutes parts, ne pouvaient échapper ; tantôt ils avaient mis bas les armes, et le Roy venait en personne se mettre a la tête de la noblesse, &c.

Cependant le surlendemain d’une petite action ou les patriotes furent maltraités, on nous mit en mouvement ! quoique durant les sejours, les re flexions sombres ne nous laissaient pas tranquille sur notre paille, le moindre mouvement ranimait nos ésperances, et nous crûmes encore une fois marcher, sans autre délai, sur Paris. Malheureusement le second jour nous fumes arrêtés, et ne pûmes atteindre les villages qui nous étaient déstinés. La forêt d’Argonne était encore occupée par les Carmagnoles, on nous fit rebrousser chemin, et nous demeurâmes quatre jours dans un mauvais village du voisinage ; puis enfin partant a deux heures du matin, nous passames devant le beau chateau de Buzansay, et sans nous arrêter, qu’une heure, au milieu de la plaine, et sans prendre de rafraichissement, nous traversames cette redoutable forêt d’Argonne, ou les patriotes avaient coupés les arbres et en avaient couvert le chemin pour près de trois milles, ce que les chasseurs Prussiens eurent beaucoup de peine a nettoyer. Nous ne nous arrêtames qu’a minuit près Ste Marie, un village en Champagne, ou l’on nous fit passer la nuit au bivouac, sans donner a nos chevaux plus de trois livres de foin, et a nous même que quelques onces de pain au matin ; mais a dire vrai, chacun s’était pourvu, et avait quelques provisions dans sa poche.

Les princes eux mêmes passerent la nuit a la belle étoile, et on reçut ordre de faire autant de feux que possible. Nous en appercevions distinctement d’autres a quelques distances, et ne savions trop s’ils étaient amis, ou ennemis. Le lendemain, et surlendemain, on nous fit faire des marches et contremarches sans fin ; celles du premier jour n’eurent rien de remarquable, mais au second on fit avancer toute la cavalerie des émigrés, dans le plus grand ordre, sur deux colonnes, et on nous plaça couvert par un petit coteau, dans une immense plaine, dont la vue ne pouvait pas découvrir la fin. Tout semblait annoncer qu’une bataille allait se donner ; les équipages étaient rangés autour des moulins a vent, et gardés par quelque troupes. Les princes passerent dans nos rangs ; et je me rappelle parfaitement bien, avoir entendu le Comte d’Artois dire en passant dans la compagnie ou j’étais : « Enfin, Messieurs, c’est ce soir que nous les voyons, c’est ce soir que nos malheurs finissent. »

Jamais je n’oublierai le superbe coup d’œil que presentait huit a neuf mille homme de cavalerie, composé pour la plupart de la noblesse de France, montés a leur frais, attendant en silence et avec joie le moment de se signaler pour leur cause, et du succès duquel dépendait peutêtre pour jamais, leur propriétés, leur femmes, leur enfants, l’ancienne constitution de leur pays, la vie de leur roy, en un mot, leur bonheur futur, et tout ce qu’ils avaient de plus cher. Après quelques heures d’une attente inutile, la faim, et plus encore la crainte, de voir nos chevaux manquer de défaillance, au moment de l’action, commencèrent a agiter les ésprits : il y avait entre les deux colonnes, de l’avoine coupé ; on s’apprêtait a la donner aux chevaux ; mais on y plaça des sentinelles, et il fut défendu d’y toucher, de sorte que plusieurs allèrent au loin en chercher, au risque de trouver la troupe partie a leur retour ; on se partagea le peu de provision qu’on avait avec soi, et crainte de rien perdre, et pour avoir un meilleur cœur a l’ouvrage, on ne reserva rien, et l’on but jusqu’a la derniere goutte de liqueur que l’on pouvait avoir.

Enfin on apperçut quelques troupes a une grande distance ; un mouvement joyeux, engagea chacun a monter a cheval, dont nous fumes bientôt obligés de descendre ; c’était des Prussiens : et après dix a douze heures d’une attente très vive, la journée finit par nous cantonner au misérable village de la Croix en Champagne, qui avait été pillé par les Prussiens, parceque les paysans avaient, cherché a s’y deffendre ; ils s’étaient retirés dans les bois loin de la, et nous n’y trouvâmes que des femmes, qui d’abord dirent qu’elles n’avaient rien du tout, mais qui enfin, lorsqu’elles furent certaines qu’on payait, et meme qu’on payait bien, découvrirent leur cachette, qui furent bientôt consommé.

Il était curieux de voir comme chacun s’évertuait pour tacher de trouver des vivres pour lui et son cheval ; la jalousie qu’on en avait, et la crainte, qu’ils ne tombassent sous une autre dent affamée, les faisait toujours porter sur soi, ou être présent, quand le cheval mangeait : nous manquions pourtant de pain, quoique le bléd fut très commun, mais les patriotes avaient détruit les moulins en se retirant, ainsi il fallut se résoudre a aller en chercher au loin.

Une fois je fus d’un détachement qu’on envoya a une lieue de Chaalons, pour faire contribuer un village ; nos lignes étaient a quatre lieues de la ville, de sorte que les patriotes nous auraient pu enlever dans un moment ; aucune troupe n’y avait encore passé, les poules couraient dans les rues, et les maisons ne manquaient de rien. On fit d’abord quelque difficulté de nous le montrer, mais voyant qu’on leur mettait l’argent d’avance dans la main, ils n’en firent plus, et nous n’en eûmes que trop. Un maître d’école, voyant a notre façon d’agir, que nous étions de bons diables, nous dit, qu’il avait quelque bouteilles de bons vins, mais qu’il ne pouvait pas s’en défaire, a moins de tant ! nous convînmes du prix ; puis nous nous rendîmes dans sa maison, et devant nous, il creusa dans un gros tas de cendre, et en tira une douzaine d’excellent champagne. Je laisse a penser si après la misere que nous avions essuyé, jamais un aspect plus agréable pouvait s’offrir a nous ; toutes nos peines furent bientôt oubliées, et pour un rien nous aurions dansé. Nous retournâmes au cantonnement comme en triomphe, la selle entourée de poulets pendus par les pieds, de gros pains ronds percés dans le mileu et suspendus a une corde, des bouteilles de vin dans la musette du cheval, et dans nos poches ! un si heureux succes donna envie de l’essayer encore, mais les patriotes avaient été avertis, et l’on fut obligé de batailler, sans rien attraper, que des coups.


LA RETRAITE.


NE me demandez pas ce que faisaient les Prussiens et les patriotes pendant tout le tems que nous fumes a la Croix en Champagne, manquans de pain, et bâillants aux corneilles, sans avoir rien du tout a faire ; quoique nous ne fussions qu’a quelques milles des patriotes ; mais nous ne fumes point attaqués, et nous les laissames en repos ; car que voudriez-vous que je vous disse ; j’imagine qu’ils étaient tout aussi oisifs que nous. C’est alors que le Duc de Brunswick conduisait ces negotiations mysterieuses dont tout le monde a parlé, et que personne ne connaît encore.

Apres que toutes les provisions eussent été mangées a la Croix en Champagne, qu’on eut même brulé les paremens des granges, dont les murailles sont faites dans ce pays, avec de petites planches etroites placées les unes sur les autres, que nous étions obligés de prendre pour faire du feu, faute d’autre chose, nous reçûmes ordre d’aller affamer le village de Some Suippe, c’est a dire de nous y cantonner ; quoiqu’il eut été visité par d’autres, nous y trouvâmes assez de provisions dans le commencement, mais bientôt nous manquâmes de pain ; et cependant je puis vous affiner, avoir couché tout le temps que nous y fumes, sur un tas de froment de plus de vingt pieds de haut, en outre de l’avoine en paille, que nous donnions a nos chevaux ; mais le manque de moulin, ou plutôt le manque d’ordre, rendait la farine et le pain fort rare.

Le paysan plus attentif a la conservation de son foin que de son avoine, en avait caché quelque peu dessous, mais on la visitait si souvent, qu’on le decouvrit bientôt aussi bien que des paniers d’œufs, du vin, et autres provisions qu’ils avaient cachés sous la paille ; quoiqu’on payat pour les vivres, même ceux qu’on trouvait, les fourages ne se prenaient que sur des bons, payable après la révolution.

Un jour en furetant dans une maison de paysan, je découvris un gros pain caché derrière une planche ; je demandai a la femme de la maison, qui parut bientôt, si elle n’en n’avait pas ? Non me dit-elle ! Sans lui répondre, je la conduisis a la place. Oh ! me dit-elle en pleurant, mes pauvres enfans vont mourir de faim ! Je la rassurai de mon mieux, n’en n’acceptai qu’un petit morçeau, et n’ai eu garde de découvrir ce que j’avais trouvé.

Un cavalier de royal Allemand, en puisant de l’eau pour son cheval, amena avec le seau une vieille marmite cassée, qui s’y était acrochée par l’anse ; il y trouva envelopé dans quelques vieux linges vingt cinq louis en or, et s’en retourna tout joyeux, bientôt sa découverte fut connu de tout le monde. Le propriétaire de l’argent vint le reclamer au commandant, et ayant donné des indices surs, il lui fut rendu ; ce dont il fut si content qu’il donna trois louis au cavalier.

Il ne se passait pas de jour que nous n’eussions trois ou quatre alertes, qui toutes se reduisaient a quelques miserables éscarmouches, ou quelques meprises de sentinelles. Cependant un parti des gardes et de royal Allemand étant occupé a fourager furent attaqués a l’improviste, deux d’entre eux furent faits prisonniers ; entr’autres un de mes camarades, nommé Miranbel, qui a ensuite été guillotiné a Paris, dans le nombre des quatorze prisoniers qu’ils avaient fait sur nous.

Le pays de la Champagne Pouilleuse, dont on a tant parlé, et qu’on regarde avec juste raison comme très miserable, ne l’est pourtant pas a tel point qu’il ne soit cultivé partout. Il est situé dans la partie la plus elevée de la Champagne, et comme tel il est froid ; il forme une immense plaine, ou les ruisseaux prennent leur source, et sont peu communs, le bois ne croit que sur leurs bords, et l’herbe ne vient que dans les parties basses qui peuvent être arrosées ; le reste du pays peut produire partout de l’avoine et quelque peu de froment ; il est sur que l’avoine dans certains endroits est bien miserable, mais enfin, on n’y trouve point ce qu’on appelle en Écosse, moors ou mosses, ce qui, dans le fait, serait très heureux pour les habitans qui manquent de chauffage. On ne doit pas être étonné, si les habitants font plus de cas de leur foins que de leurs avoine, puisque tout le pays en est couvert, et que l’herbe ne peut croître que près des des ruisseaux qui sont fort rares. Les villages sont communément situés a leur source, et ainsi ont le double avantage d’une eau pure et du bois. Ils sont presque tous entourés d’une espéce de fortification en terre, avec un fossé peu profond. Comme dans des temps reculés, ce miserable pays était toujours le siege de la guerre, chaque partie cherchait a fortifier le poste ou il était campé. C’est près de Somme Suippe qu’Attilla gagna sa fameuse bataille, et quand la Flandre appartenait a l’Espagne, et la Lorraine a son souverain, c’était là que la France avait ordinairement a combattre ses ennemis.

Au surplus, ce qui fait passer ce canton pour si mauvais, c’est qu’il est entouré des meilleurs pays de la France, ou les productions les plus recherchés, et de la meilleur qualité, se trouvent en abondance. Comme tel il est négligé par les habitans, qui prefèrrent vivre dans les parties les plus fertiles, mais s’il se trouvait transporté dans bien des pays de l’Europe, les habitans le regarderaient d’un autre œil, et je n’ai pas le moindre doute que la culture ne le rendit très passable.

Enfin, après avoir demeuré dix jours dans cette place, on nous donna ordre de monter a cheval, nous crûmes bonnement que c’était encore une nouvelle allerte, que nous allions forcer notre passage et marcher en avant, ou tout au moins, qu’en attendant mieux, nous allions affamer un autre village, car il n’y avait plus rien dans le notre… Mais non !… c’était la retraite auquel la plupart de nous, ne pensions gueres, et dont je puis vous assurer n’avoir pas eu la moindre idée avant le quatrième jour de marche ; cependant au cantonment du premiere jour, après que nous eûmes été une heure ou deux tranquilles, on sonna tout à coup les boute selle, et sur les quinze cents hommes, de cavalerie que nous étions dans le village ; on en choisit quatre cents (dont j’eus le bonheur d’être) pour monter la garde, et passer la nuit a la belle étoile et a cheval. Nous pouvions distinctement appercevoir a quelque distance une garde a peu près de la meme force que la notre ; mais ils ne troublèrent pas notre repos, comme nous ne troublâmes par le leur.

Le troisieme jour nous sortimes de la Champagne Pouilleuse, par le même chemin que nous y étions entrés, nous suivions les Prussiens, dont les chevaux morts et même les hommes, indiquaient le passage ; cependant nous étions bien loin de nous imaginer que nous étions sur les derrières, et pour suivis de fort près : La plus terrible dissenterie regnait chez les Prussiens, leur soldats mouraient par centaine, c’était le fruit de leurs premiers exces, et ensuite du besoin dans lequel ils avaient été. Quand aux émigrés, le nombre des malades y était fort peu considerable, il n’y en avait pas un dans la compagnie ou j’étais, et jamais de ma vie je ne me suis mieux porté. Les Autrichiens aussi semblaient être beaucoup mieux qu’eux, ce qui provenait sans doute des ordinaires réglés qu’ils étaient obligés de faire, peutetre aussi de capotes, ou redingottes qu’ils ont avec eux, et qu’aucune autre troupe ne portent.

Les Prussiens traitaient leurs malades avec une barbarie incroyable. Lorsque le chariot qui les portait se trouvait trop plein, ou qu’il fallait faire place a de nouveaux venus, sans beaucoup de cérémonie on choisissait les plus malades, et après les avoir mis tous nuds, crainte que leur dépouille ne tombât entre les mains des ennemis, on les laissait sur le chemin. Et quoique les habitans en ayent sauvés quelques uns, le seul bon office qu’ils fussent communément capable de leur rendre, c’était de les entêrrer.

On nous laissa trois ou quatres jours dans l’Argonne, une riche vallée, et qui paraissait encore beaucoup plus belle a la sortie des plaines de la Champagne Pouilleuse. A dire le vrai, nous avions besoin de repos, et sçumes l’apprécier. Il-y-avait dans les environs quelque troupe de paysans, ou de patriotes armés dans l’espoir de pillage, elles nous donnèrent une alerte, mais cela n’en valait pas la peine. Le paysans du village ou nous étions, savaient tout aussi peu que nous le chemin que nous allions prendre ; car quoique nous eussions marché trois jours, nous étions presque tout aussi près de Rheims qu’a notre départ, et comme leur curé constitutionel s’etait sauvé au commencement de la campagne, et que leur dévots, n’avaient pas été a l’église depuis longtemps, ils vinrent prier notre aumônier de leur dire la messe, ce a quoi il consentit de tout son cœur, et ou nous assittames très dévotement.

Nous étions logé au prieuré dix a douze dans une chambre. Le jardin nous fournissait de légumes, nous trouvâmes des œufs, du bois, en un mot, nous vivions allez passablement ; le vin seul manquait. Nous en demandâmes au sacristain, nous offrîmes même de le payer sa valeur entiere, quelle qu’elle fut. Jamais il ne voulut consentir a nous en donner. Le second jour pourtant, fatigué de l’eau que nous ne cessions de boire depuis trois mois, et craignant que l’horrible dyssenterie des Prussiens ne vint nous attaquer, nous nous avisames de fureter par toute la maison, et en trouvâmes une provision complette dans un coin recullé ; nous bumes a plusieurs reprises la santé de Mr le Prieure, et fimes plus de depence en vin ce jour la, que depuis trois mois, quoique il s’en fallut de beaucoup que nous en payassions la valeur, comme l’aurait fait un amateur en temps de paix.

Puis nous continuâmes notre route, et passames par un village qui avait subi une éxécution militaire, parceque le curé constitutionel avait ameuté ses paroissiens, et les avait engagé a tirer dessus les mousquetaires, qui étaient venu établir les contributions, et après que tout eut été réglé entre les militaires et eux, tiraillerent quelques coups de fusils sur eux, comme ils se retiraient, dont un fut bléssé. Les mousquetaires reçurent ordre de revenir, et en plus grande force, et après quelque resistance, le malheureux village fut presqu’entièrement brûlé. Nous logeames dans un petit endroit, ou ce qui vous surprendra, on nous dit le lendemain, que trente grenadiers patriotes avaient aussi passés la nuit, mais ils ne se montrerent point, et nous ne le sçumes que quand il n’était plus temps de rien faire. Ce fut a la sortie de ce cantonement que l’armée des princes fut attaquée par un parti considerable de la garnison de Sedan, qui s’etait caché en ambuscade, dans un bois sur le chemin.

Quelques gentilhommes des compagnies Bretonnes a cheval, et des cheveaux légers et mousquetaires ayant été logé dans un village ou ils ne trouvèrent personnes, que quelques femmes, remarquèrent qu’une d’entre elles, allait et venait continuellement du bois, au village ; on l’arrêta ; et après qu’elle eut été interrogée, elle avoua qu’il y avait a peu près trois mille hommes caches dans le bois ; on en donna avis au quartier général, mais cela sembla si improbable qu’on n’y fit point attention ; au matin, les patriotes impatiens tirèrent quatre coups de canon, sur la colonne des gardes du Roy qui tuerent autant de chevaux.

On vit bien alors que c’était serieux, on fit faire a quelque troupe mine d’entourer le bois, surquoi les patriotes craignant d’être coupés se retirerent précipitament, en criant, nous sommes trahis. Cependant, les princes avaient ordre de ne point s’arrêter, de sorte qu’ils n’en eurent que la peur, et quand ils s’en apperçurent il était trop tard pour nous faire grand mal, d’autant que leur canons auraient été obligés de monter une colline rapide pour tirer sur nous ; cependant on les distinguait fort bien, montés sur les arbres, et nous regardant a une distance respectueuse ; c’est pourquoi nous passames tranquillement le défilé ; on envoya seulement quelque détachemens a leur trousse, et nous n’eumes que deux ou trois hommes de tués, entr’autres un Mr De la Porte, aide de camp de Mr. D’Autichamp ; il commandait un détachement d’houzards, et ayant donné la vie a un paysan armé, qui la lui demandait a genoux, prenant trop de confiance dans son air humilié, il ne lui ota pas son fusil, et en appercevant quelques autres a une certaine distance il y courut, la dessus le villain se relevat et le tua par derrière. Cela fut cause que les houzards indignés mirent le feu au village, et tombant avec furie sur les paysans, en tuérent une douzaine, et firent quelques prisonniers.

Du plus loin que nous apperçumes le clocher voisin, nous distinguames sans peine, écrit en gros caractere sur le toit, au dessous du coq, Vive Louis seize, le bien aimé, et tout les paysans étaient dans les rues avec de grosses cocardes de papier blanc, que j’imagine ils n’ont pas porté longtemps, car les patriotes ont passés dans la meme place peutetre une heure après. Puis nous passames a Stenay, et nous fumes nous loger un peu plus loin, ou nous demeurames quelque temps. Ce fut ce jour la que nos bons amis, les Prussiens, pour empêcher nos bagages de tomber entre les mains des ennemis, eurent la bonté de s’en emparer ; voila du moins ce qu’on a rapporté, ce qu’il il y a de sur, c’est qu’ils furent perdus ce jour la ! Il m’est bien indifférent que ce soit un Prussien ou un Carmagnole qui se soit pouillé dans mes hardes ! Je ne preservai comme bien d’autres, que ce que j’avais derrière moi sur mon cheval, et un petit pacquet qui était dans le chariot couvert qui suivait le corps.

Il est possible que ce soit seulement des prejugés, qui ait fait attribuer aux Prussiens ce petit trait de gentilesse ; cependant, comme dans d’autres occasions, ils avaient été pris sur le fait, cela ne parait pas si extraordinaire. Une compagnie d’infanterie qui avait perdue ses bagages, fut toute surprise de voir la charrette qui les contenait conduite par nos bons amis, accompagnés de quelques bestiaux a la marque des princes ! elle reclame ses effets ! les Prussiens les refuse, les autres insistent, et vraisemblablement meilleurs de la Prude allaient voir beau jeu : les sabres étaient tirés, lors qu’un général Prussien passa par la ; il s’informa du sujet de la querelle, et ne pouvant se refuser a l’evidence, d’autant que les émigrés étaient les plus forts, il leur fit rendre leurs effets ; mais c’était, hélas, des corps sans âmes, on avait ouvert le ventre de leur portemanteau, et il n’y avait rien dedans.

Leur gloutonnerie était toujours la même, aussi bien que leur appétit pour les choses grasses ; plusieurs moururent d’indigestion ; un entr’autres que l’on ouvrit et dans le corps duquel on trouva quatre ou cinq livres de lard crud. On m’a alluré en avoir souvent vu sortir pleins, d’une maison, vomir a la porte, et aller remanger dans une autre.

Un de leur regal était un horrible mélange de bierre, de vin, de lait, de sucre, de graisse, d’œuf, et de viande, qu’ils faisaient bouillir ensemble ; et comme un jour, on s’étonnait devant un officier Prussien de ces goûts extraordinaires, particulièrement de manger des œufs cruds, en y trempant un morceau de lard, crud aussi ; “Oh, mais, ” dit-il, “cela n’est pas si mauvais”

Un d’eux se tua a Stenay d’une manière assez originale ; après avoir couru de maison en maison pour tacher d’assouvir la faim canine, avoir bu dans l’une, mangé dans l’autre, et remangé et bu encore dans une troisieme, il entra dans la boutique d’un apothicaire, qui préparait quelques onguents, bien gras et bien onctueux, et sur le champ voila mon vilain, qui se persuade que ce sont des confitures, et pense que cela ne peut pas arriver plus a propos pour lui servir de dessert, et qui en consequence se préparé a s’en regaler. L’apothicaire voyant son intention, et craignant avec raison les consequences funéstes qui devaient s’en suivre, s’elance dessus ses onguents, pour tacher de les lui arracher ; l’autre, qui s’imagine qu’il veut lui enlever sa proie, en devient plus âpre a la curée ; et comme l’apothi caire insistait en tachant de lui faire entendre que ce n’était point bon a manger, mon Prussien, les yeux étincellans de rage, tire son sabre, et prononçant avec fureur, le grand juron, sacrament der tyffel, se prépara a pourfendre l’apothicaire, qui épouvanté, les yeux ouverts, la bouche béante, et les bras tombans, le regarde en silence devorer ses onguents avec la grande cuiller de bois, dont on se sert pour les remuer, et qui semblait encore trop petite pour satisfaire son avidité. La conséquence toute naturelle de ce nouveau repas fut, qu’a peine il en eut avallé une ou deux livres, joint a la viande qu’il avait deja englouti, et au vin qu’il avait bu, il eut une horrible indigestion, (on en aurait a moins) et s’étant avancé sur le pas de la porte il tombat, et s’en fut manger le diable.

Tout cela, quoiqu’il en soit, peut fort bien n’être pas dans l’éxacte vérité ; mais jé me rappelle parfaitement bien, que tels étaient les bruits courants, et qu’ainsi il est a presumer, que quelque chose y avait donné fondement.

Nos esperances n’étaient point encore tout a fait éteintes ; nous croyions passer notre quartier d’hiver sur terre de France et dans le pays ou nous étions ; mais bientôt notre sort ne fut plus douteux. Nous reçûmes ordre de nous rendre a Longuion, nous partîmes de grand matin, et passames sur les huit heures pres du camp des Autrichiens, nous eûmes lieu d’admirer la bonne mine qu’ils avaient encore, après cette désastreuse campagne ; quelques uns d’entre eux qui manquaient de tente, pour n’être dumoins exposé a la pluye que d’un coté, s’étaient creusés un lit sur le rebord du fossé le long du chemin, ou plutôt une fosse, car si on eut rejetté sur eux, la terre qu’ils en avaient oté, ils eussent été aussi bien enterré que partout ailleurs ; au reste ils nous parurent être en fort bon état, et n’avoir que fort peu souffert. Je ne saurais prendre plus a propos l’occasion d’assurer, que les relations, qui ont dit que les Autrichiens et les émigres, avaient été les plus maltraités sont, du moins quant a ma connaisance, entierement dépourvus de fondement ;, aussi bien que ces rapports ou l’on assurait qu’ils ne laissaient rien derrière eux, tandis que les Prussiens observaient la plus exacte discipline. Je n’entrerai point autrement, dans la discussion de ce fait, qu’en assurant, que j’ai vu tout le contraire.

Les, Prussiens n’avaient point d’ordinaire fixes, ils vivaient ou, et comme ils pouvaient, un jour mourant de faim, et l’autre mangeant trop, pillant sans misericorde amis et ennemis, et cela même fut poussé a un tel point, qu’un parti étant entré dans une maison ou le diner du Roy de Prusse était préparé, ils le pillèrent, et ne laisserent rien dans la maison qui put se manger. Les Autrichiens, au contraire vivaient en ordinaire réglé, suivaient la plus exacte discipline, et par consequent ne passaient jamais comme les Prussiens d’un exces a l’autre. Quoique les emigrés ne fussent pas soumis a une discipline aussi exacte, ils vivaient cependant entre eux, et le vieux point d’honneur, ne leur auraient pas permis de faire aucun pillage ou dégat, du moins, publiquement ; cependant je ne prétends point dire qu’il n’y eut pas de desordre parmi eux ; mais seulement qu’il n’était pas poussé au point qu’on a voulu le faire entendre, et que ce qui en existait était la suite très naturelle de leur position critique.

Nous traversames, pour nous rendre a Longuion, des montagnes, des vallées, et des bois obscurs, par des chemins larges de cinq ou six pieds au milieu de gorges étroites, ou deux cents hommes auraient pu arrêter une armée : aussi avait on pris quelque précautions, contre les sorties des garnisons voisines, particulièrement de Mont Medy, a la vue du chateau duquel, nous passames. On avait placé, quelque troupes Autrichiénnes, avec du canon, sur une hauteur dominante, la vallée dans laquelle la ville est située, et notre passage ne nous fut point disputé.

Quoique la retraite des émigrés annonçat assez clairement que les Prussiens ne tarderaient pas a les joindre, cependant on était si peu persuadé qu’ils abandonneraient totalement cette partie du pays ou nous étions, vu la facilité de la défense, que dans le village ou nous nous arretames, le fils du seigneur qui était émigré lui même se presenta avec sa famille a l’instant de notre départ avec la cocarde blanche au chapeau, et resta après nous. A quelque distance de Longuion, les chemins étaient si mauvais par les pluies continuelles que les chariots chargés ne pouvaient passer qu’avec beaucoup de peine ; en consequence de quoi les Prussiens, suivant leur louable coutume, les dechargerent en partie, et plusieurs de mes camarades eurent l’horrible spectacle, de vingt uns miserables blessés ou malades, couchés dans la boue entièrement nuds, parmi lesquels, il y en avait sept a huit encore vivants.

Apres avoir resté trois jours a Longuion, nous passames le quatrième, sous les murs de Longwi, dont nous fimes le tour, car on ne nous permit pas de passer par la ville. Deux heures après nous sortimes de France. ... Ainsi se terminerent les vains projets que nous avions formés, les éspérances chimériques qui nous avaient bercés, de voir nos miseres finies dans peu de temps ; tandis que, ce que nous avions deja éprouvé n’était que le prelude de ce que nous devions rééllement souffrir.

Peutêtre le détail de cette campagne vous paraitra bien circonscrit, je me garde bien de prétendre a la qualité d’historien, je vous ai dit seulement ce qui s’est passé sous mes yeux ; car quant aux événemens marquans, je vous jure n’en avoir été instruit, qu’en lisant les gazettes, lorsqu’apres avoir été licentié, je suis retourné dans le monde.


LE LICENTIEMENT.


A PEINE fumes nous sur terre étrangere, que l’on refusa de fournir aux princes la nourriture des trois cents prisonniers qu’ils avaient fait ; en consequence de quoi, ils furent obligés de les laisser aller ! ce ne fut qu’après cette démarche inconsidérée que les patriotes condamnèrent le petit nombre qu’ils avaient a être guillotinés, et qui j’ose le dire a peutetre été la cause du massacre de milliers d’emigrés ; car appercevant que les alliés ne réclamaient pas les malheureux qu’ils avaient fait prisonniers, et n’osaient pas même user de represaille, ils firent cette loi de sang qui condamnait a la mort tous ceux qui leur tomberaient dans les mains ; au lieu que si les princes eussènt offerts de changer leur trois cens prisonniers, contre les quatorze émigrés qu’ils avaient pris, vraisemblablement ils ne l’eussent pas refusé, et ç’eut été un modèle pour d’autres traités d’echange.

Les princes établirent leur quartier général a Arlon petite ville, a quelque distance de Luxembourg et de Longwi. Nous aprimes bientôt les honteuses évacuations de Verdun et ensuite de Longwi, dont je crois a propos de parler un peu, et de rapporter les bruits qui couraient sur la reddition de ces deux places.

J’ai entendu dire, que le général patriote qui attaqua Verdun, et a qui l’on permit d’élever une batterie a deux cents toises de la citadelle, sans la moindre moléstation, donna ordre a l’officier qui en vint sommer le comandant, de se retirer sans parler, en cas qu’il fut Autrichien, mais étant Prussien il se présenta, et en fut comme chacun sait, parfaitement reçu : cependant les émigrés qui étaient dans la ville, n’etaient point da tout informés que l’armée dut se retirer, et présumaient que le Roy de Prusse protégerait la ville, et y prenderait ses quartiers. Toutes fois l’eveque se doutant de quelque chose écrivit, m’a-t-on-dit, au Roy de Prusse lui demandant s’il était sur, pour lui et les autres émigrés retournés, de rester dans la ville. Ce a quoi sa majésté repondit assure-t-on fort brièvement, “Autre temps, autre maniere de voir et d’agir. La dessus l’eveque et les autres, prirent leur parti, et profitèrent promptement du peu de temps qui leur restait, pour s’échapper a la suite de l’arriere garde Prussienne. Le grand nombre d’entre eux se sauva a pied laissant derrière eux tout ce qu’ils pouvaient avoir. Je sais des dames tres riches qui firent ainsi la moitié du chemin a la suite des Prussiens, et enfin a dix a douze lieues d’Arlon trouverent quelques misérables charéttes, avec lesquels elles arrivèrent, très fatiguées, mais pas si mal que le grand nombre, car quand après avoir passe un mois dans sa maison a la suite d’un ou deux ans d’une absence forcée, on se trouve obligé de la laisser encore, il est fort a presumer, qu’on y laisse rien que ce qui ne peut s’emporter. Cependant toutes leur richésses ne consistaient qu’en quelques bijous et de l’argent comptant. Ce fut a Arlon que la désolation la plus grande, commença a se faire sentir generallement parmi les émigrés ; on voyait que la campagne était manquée, et toute ésperance de retour fermée, quoiqu’il s’en fallait cependant de beaucoup que l’on s’imagina que ce fut pour jamais ; quelque esperance pour la campagne suivante reliait encore, et quoique l’on donnât des passeports a tous ceux qui demandaient a se retirer, cependant l’on ne parlait point encore de licentiement, et un grand nombre, soit par necessité, soit par l’idée d’être employé, restait a leurs étendards ; mais la misere, le chagrin, la fatigue le manque de tout, les humiliations qu’on recevait tous les jours, tant des habitants que des gouverneurs des pays ou nous étions, nous avaient téllcment aigris les uns contre les autres que les égards mutuels, la politesse, l’amitié même étaient bannies, et avaient fait place, a une humeur querelleuse qui se développait présque tous les jours, pour des sujets souvent si ridicules, que même dans ce temps la on ne pouvait s’empêcher d’en rire lorsque la première colere était passée.

Les paysans nous avaient d’abord fourni les vivres gratis, mais il vint bientôt un ordre d’Arlon de ne rien donner sans payer. Ce pendant le comandant consentit, qu’on nous fournit le couvert et quelque peu de paille d’avoine pour nos chevaux, non plus sur des bons, comme en France, mais sur des reconnaissances, dont la forme nous fut donné pour nous faire entendre que cela nous était accordé par grâce, mais que cela ne nous était point du.

Nous traversames cette partie des Ardennes qu’on appelle Famine, jamais nom ne nous sembla mieux donné, car comme nous suivions le quartier général et une partie de notre armée délabrée, les villages étaient entièrement dépouillés de tout, ou plutôt les paysans cachaient leur vivres, dans la crainte de manquer eux mêmes ou de n’être pas payés. La plus grande partie de ces montagnes, ressemble assez a la Champagne Pouilleuse quoique un peu mieux cultivée, ce qui provient peutêtre de ce que le pays aux environs, n’est pas si bon. Enfin gagnant Marche, la capitale de Famine, nous fumes étonnés dé retrouver quelques égards, c’était , des Autrichiens qui y étaient en garnison, et cela fut la seule fois depuis la retraite que nous ayons été traité aussi bien que leurs soldats, notre nourriture était grossiere, mais elle était süffisante, et nos chevaux eurent du foin, ce dont ils s’étaient passés depuis long temps, nous demeurâmes là deux jours, le second qui était dimanche et le jour de la fête du village, les paysans furent si bien reconciliés avec nous, que nos hôtes nous invitèrent a partager la joie générale, et nous présenterent leurs filles et leurs sœurs, en nous invitant a danser avec elles, ce qui s’éxécuta avec grande allégrésse après le service et durant toute la soirée.

Me promenant dans le village, je liai conversation avec un hussard Autrichien, qui parlait franchement et ouvertement de cette funeste campagne; et dans un moment d’enthousiasme, me rapellant la plaine de Champagne, ou l’armée des émigrés avait paradée inutilement pendant huit a dix heures ; oh, camarade ! me dit-il (en me frappant rudement sur l’epaule) s’ils s’étaient presentés dans ce moment, comme nous les aurions frottés.

Au matin de notre départ notre hôte nous présenta du pain, et de la viande cuite, nous invitant a nous en pourvoir, car les gens du pays voisins étaient pauvres et ne leur ressemblaient pas. Plusieurs de mes camarades m’ont assuré que leurs hôtes leur avaient fait le même compliment. Nous n’étions la, qu’a quelques lieues de Givet, dont la garnison fit une excursion, ce jour la même, assez pres de notre village ; on envoya des hussards apres eux, et l’un d’eux ardent a la poursuite d’un Carmagnole, le suivit dans une maison, sur son petit cheval, monta les escaliers au galop, entra après lui dans une chambre, et l’y aurait atteint, si le pauvre diable éffrayé ne s’était jetté par la fenêtre, au bas de laquelle on le fit prisonier, avec une jambe cassée.

Bientôt nous arrivâmes sur le territoire du prince de Liege, ou l’on nous fit entendre que nous pourrions bien passer l’hiver aux dépens de son altesse celcissime, que le roy de Prusse disait lui devoir douze millions pour l’avoir restoré sur son trône, quelques années avant, et avoir appaisé les troubles de son pays avec les troupes ; pour dedomagement de quoi il nous mettait a sa charge pour l’hiver. Je ne sais pas s’il y avait la rien de bien réél, Mais il est sur que les états et le prince consentirent a nous cantonner dans les petites villes et les villages, a nous donner une livre de pain de munition, et une demie livre de viande par jour, et le fourage a nos chevaux. En attendant que les cantonnemens fussent formés, on nous logea comme on put dans de miserables villages, dont les habitans cependant ne nous traitaient point mal, et partageaient avec nous le peu qu’ils possedaient. Les princes furent logés a la chartreuse, un couvent magnifique près de la ville.

Apres quelques jours de repos, me trouvant si près d’une grande ville, je me sentis un violent desir de savoir ce qui se passait au monde ; car depuis plus de cinq mois je l’ignorais aussi entierement, que si j’eusse passe ce temps a dormir, et mon éxistence n’avait pas été très différente de celle d’un arbre dans une forêt, qui reçoit toutes les impulsions que le vent donne a ses voisins et a lui-même, sans savoir d’ou il vient. Un jour donc, après en avoir obtenu la permission, je me rendis a Liège. Toutes les auberges étaient pleines a un point incroyable ; ce ne fut qu’avec la plus grande difficulté que je parvins a me loger dans une miserable gargotte, encore ne fut-ce qu’a condition que je partirais le lendemain, parcequ’on attendait une compagnie nombreuse.

Plusieurs maquignons vinrent examiner mon cheval, qui était réélement en fort bon état, et n’avait que cinq ans, fort, et même assez joli, après s’être étonnés de le trouver aussi bien conservé, (ce qui au fait n’était pas surprenant pour moi, car j’en avais eu plus de soin que de moi-même, et souvent, avais partagé mon pain avec lui), ils n’avaient pas honte de m’en offrir un ou deux louis, tout séllé et bridé. Dans le fait, le grand nombre des émigrés, n’ayant pas même de quoi subsister, avaient encore bien moins de quoi faire vivre un cheval, et étaient bien aise de s’en débarrasser a quelque prix que ce fut ; heureusement ayant encore quelques vieux louis dans ma ceinture je n’en n’étais pas réduit si bas, et les écoutai en riant faire leurs offres, si bien que s’en appercevant, ils venaient m’importuner a chaque quart d’heure, m’offrant quelque chose de plus, et ils montèrent jusqu’a six louis, m’assurant qu’ils n’avaient pas payé un seul cheval si cher, depuis la retraite.

Comment pourai-je vous peindre les sentimens que j’eprouvai, lorsqu’a l’heure du diner je me trouvai a une table d’hôte a un petit écu par tête, ou, après avoir manqué si longtemps du simple nécessaire, je vis la plus grande abondance. Il me serait difficile de donner une juste idée du plaisir que j’eus a me mettre a table, a me rassasier d’avance des differents mets dont elle était couverte ! Quel gout exquis me semblait avoir le pain blanc, dont je n’avais pas vu un morceau depuis quatre a cinq mois ; oui, j’en suis intimement convaincu, le plus grand plaisir, le plus grand bonheur sur la terre, n’est pas tant dans la jouissance que dans la privation qui la précede.

Le lendemain ayant un petit assignat a changer, je me rendis, chez Mr. Bazin, marchand de vins étrangers : après l’avoir visité, et me l’avoir payé au taux courant alors, a moitié perte ; nous causames quelques tems ensemble, de choses et d’autres, particulièrement sur notre position, que nous étions bien loin de regarder alors comme si critique. En me reconduisant, il m’offrit de rester a diner avec lui ; j’en avais assez bonne envie, je refusais pourtant. — Durant les compliments, la porte se ferma tout à coup. "Vous voyez bien, me dit-il, que vous ne pouvez sortir, le diner est sur la table, ne faites point de cérémonies, venez ! Il fallut bien se rendre ! Il me traita avec toute la politésse imaginable, et comme je parlais d’un petit vin muscat, qu’ils font dans le pays, et qui ne coûte presque rien, je lui dis qu’il me paraissait bien surprenant que l’on put vendre le Lunel et le Frontignac, moins cher a Liége, que dans le pays même, “oh, " me dit-il, “Le Lunel et le Frontignac sont bien différent ! Ma femme, apportez du Lunél :” Et comme la conversation roulait toujours sur les vins, il répétait aussi de temps en temps, “Ma femme, apportez du Bourdeaux, du Bourgogne, du Champagne, &c.” dont nous ne faisions que boire un verre ou deux, puis passer a un autre ; enfin, je le priai de me permettre de me retirer ayant quelques emplettes a faire, et le village ou je devais passer la nuit étant a neuf mille ; il y consentit ! Mais le soir, quand je revins pour prendre mon cheval, je le trouvai en sentinélle a la porte; il m’invita a entrer dans sa maison, je le suivis chez lui, et il m’obligea a y passer la nuit. Apres le diner de la veille, je crois qu’un des plus grand plaisirs que j’aye eu de ma vie, fut lorsqu’a la nuit, je me deshabillai, et pour la première fois, depuis bien long temps me couchai sans avoir mes bottes aux jambes. Le délice que j’éprouvai en me trouvant entre deux draps bien blancs dans un bon lit, sans l’embarras des habits, peut mieux se sentir que s’éxprimer ; jamais je ne dormis si bien, mais aussi j’en eus plus de regret a retourner sur ma paille le lendemain.

Bientôt nos cantonnemens furent fixés, et on nous dispersa dans les petites villes et les villages aux environs de Maestricht, ou vraisemblablement nous serions réstés tout l’hiver, si les patriotes ne se fussent avisés de battre les Autrichiens a Jémappe ; quelque temps après cette fameuse bataille, nous reçûmes ordre tout à coup, de nous rendre en trois jours, dans le pays de Juliers, chez l’Elécteur Palatin ; notre marche n’était nullement prévu par les habitans ni ordonné par le souverain, ainsi vous pouvez aisément juger de l’éxtrême désordre. Cependant comme il n’eut pas été très prudent de refuser les vivres a un corps nombreux, on nous promit de nous en donner, et nous cheminames avec une difficulté incroyable, au point que nous étions-arrêtés aux barrières, et qu’on voulait nous faire payer les droits. Je laisse à penser, si jamais on s’était avisé de faire une pareille demande aux individus d’une armée marchant a leur drapeaux. Nous arrivâmes a Rannerak, dont les pauvres habitans épouvantés ne firent aucune difficulté de nous fournir le logement et les vivres ; mais un ordre vint bientôt de Juliers de ne rien fournir du tout, sans être payé d’avance, ce qui a dire vrai n’était pas une chose aisée pour le grand nombre d’entre nous, aussi nos hôtes fatigués, refuserent t-ils de rien fournir même pour de l’argent, et nous ne vécûmes jusqu’au moment du licentiement, que sur le peu d’argent qui réstait a la bourse du corps, et dont on acheta, un petit magazin de fourage et de farine. Enfin ce coup décisif arriva, on nous donna la liberté d’aller ou nous voudrions ! ce moment, quoique prévu depuis long temps, fut horrible, la misere, montrant sans voile sa tête hideuse, éxcita le déséspoir de plusieurs de nos malheureux compatriotes qui trouverent la fin de leur maux, soit dans la Meuse ou le Rhin. On ma conté, que deux freres après s’être embrassé sur le pont de Liege, se separerent, montèrent sur le garde-fou, se regarderent encore, et se plongerent dans la riviere, qui finit leur peine.

Peut on sans frémir se faire une idée, de plus de douze mille personnes prets a manquer de tout, après avoir joui si longtemps d’un abondant nécéssaire, et même le plus grand nombre de la fortune : Les gardes du Roy et des Princes ne furent pas si malheureux que le reste : Leurs chevaux leurs, ayant été laisse, quoique très faible refsource (ayant vu vendre le tout, sellé et bridé pour un louis ou deux,) cela suffit pour leur faire attendre quelque temps.

L'infanterie fut plus mal partagée, on n’eut pas de honte en les renvoyant de leur donner a chacun environ sept sous de Liege, a peu près quatre pences, que la misere d’un grand nombre les obligea d’accépter. Quelle position peut etre comparable a celle d’un propriétaire, d’un homme riche, obligé par le besoin d’accépter une telle aumône.

Mon sort ne fut pas si miserable ; j’avais tout le temps de la campagne porté dans une ceinture collée sur ma peau, une vingtaine de louis ; et de plus, j’eus le bonheur de vendre pour huit louis mon cheval, qui m’en avait coûté vint cinq, de sorte que je n’étais pas au dépourvu ; mais tel était notre position, que dans l’impossibilité de donner aucun secours a mes amis, j’étais obligé d’affecter la même misere, pour n’etre pas contraint de refuser.

Aussitot mon cheval vendu, et heureusement pour moi, le jour d’avant le licentiement définitif, j’en achetai un autre, qui me coutat (jamais je ne l’oublierai) un petit écu ; la pauvre bête, ne vivait depuis long temps que du peu d’herbe qu’elle pouvait gagner sur les grands chemins, et n’avait que la peau sur les os : Ce qui vous suprendra c’est que ce fut avec le commandant des gardes d’Artois, un homme très riche en France, que je fis ce beau marché : Le soir même je me procurai une vieille selle aux équipages du corps, je me fabriquai une bride avec une corde et un morceau de bois, et le lendemain après avoir chargé sur le dos de mon haridelle, le peu d’éffet que les Prussiens avaient bien voulu me laisser, et avoir en outre le courage de me confier a la pauvre bête qui n’en parut pas flattée, car ayant beaucoup de peine a se porter elle même, elle serait bien passée de cet honneur ; dans cet équipage burlesque encore affublé de mon grand sabre et de mon uniforme ; la larme a l’œil et le cœur saignanr, je laissai derrière moi dans la plus grande misere mes anciens camarades de page et du régiment, le corps ou j’avais fait la campagne, les vains projets, et le chimérique espoir qui nous avaient tous bercé a son commencement.

Malgré la prudente précaution que je prenais de temps en temps, d’aller a pied et de débailloner mon pauvre animal pour lui laisser paitre en liberté quelque misérables navets qu’on avait laissé dans les champs, j’eus beaucoup de peine a me rendre a Maestricht ; trois fois il s’agenouilla, et fit une pause sur le chemin, une entre autres je fus obligé de le soulever par la tête et la queue, avec des bâtons sous le ventre en forme de levier, il y avait six hommes après lui, et c’est tout ce qu’ils purent faire que de le rémettre sur ses pieds ; cependant ils y reussirent, et après lui avoir fait avaller une pinte de bierre, j’eus l’audace de me remettre en selle, et d’affronter de nouvelles génufléxions.

Apres quelques autres contretemps, j’arrivai heureusement avec tous mes membres a Maestricht le 29 Novembre 1792. Mon premier soin fut de décharger mon Bucéphale, et lui ayant mis la bride sur le cou, je lui donnai généreusement sa liberté, je crois qu’un boisseau d’avoine lui aurait fait plus de plaisir, tant il est vrai que nous ne savons aprécier les choses qu’autant que nous les désirons.


LA HOLLANDE.


LA foule qui des Pays Bas affluait a Maestricht, aussi bien que des éléctorats de Trêves et de Mayence, ou les patriotes avaient aussi fait une incursion assez vigoureuse, remplissait tellement la ville, que les magistrats, craignirent tout de bon la disétte, et qu’il fut défendu a tout bourgeois ou habitans de recevoir d’étrangers sans une permission par écrit du maire, et aux portes d'en laisser entrer aucuns, a moins, qu’ils ne fussent de Liege ou du Brabant, avec une attéstation qui prouva leur dire ; cet ordre était évidement contre les émigrés, dont on ne se souciait pas d’acceuillir la misere ; effectivement nous y etions deja près de six a sept mille, et il eut été imprudent d’en recevoir un plus grand nombre, qui n’eut pas manqué de doubler en peu de jours.

A peine y en avait il trois, que j’étais a Maéstricht, que le bruit du canon souvent répété, nous apprit que les patriotes n’étaient pas loin ; éffectivement, le lendemain, ils se rendirent maitre de Liege a quinze mille de la. Les sans culottes de cette ville, forts par l’assistance de ceux de France, ne traisaient pas beaucoup mieux leur riches habitans. Plusieurs fois il nous arriva des bateaux sur les quels ils avaient tiré a leur départ, un ou deux furent éffondres, d’autres pris ; parmi le nombre, un grand bateau de charbon, chargé d’une centaine de personnes, fut ordonné de venir au bord par un piquet Liégeois, il était chargé d’émigrés Français et de gens qui tachaient de s’échapper de la ville ; les gens de Liège juraient après les émigrés, et disaient que c’était eux qui était cause de leur malheur, et comme ils étaient les plus nombreux, pour faire leur cour aux sans culottes, qu’ils croyaient Français, ils firent quelques éfforts pour tacher de s’en assurer ; les autres se défendirent ; une petite bataille s’en suivit, pendant laquelle le bateau aborda ; mais quel fut l’etonnement de nos Liegois lorsqu’ils apperçurent leur compatriotes, qui en jurant s’émparerent d’eux, et dirent aux autres, que vraisemblablement s’ils avaient été Français, ils eussent mal passé leur temps, mais que leur querelle ne les regardait pas, et sans plus de formalité, ils poussèrent le bateau au milieu de l’eau, après toutes fois avoir enlevé les bateliers ; les émigrés se trouvèrent si heureux d’en être quitte a si bon marché, que la peine de ramer leur parut une douce jouissance. Cependant il y eut plusieurs émigrés qui oserent attendre les patriotes a Liege, et avec la précaution de se tenir caché, quelques uns reussirent a y vivre tranquille, et même n’étant point observés, retournèrent chez eux, mais aussi plusieurs ayant été surpris, furent bien maltraités.

Je ne puis oublier que certain général Eustache, (ci-devant cocher du Maréchal de Noailles) commandant un grand détachement de Carmagnoles a Vezey, a trois lieues de Maestricht, envoya faire ses compliments au citoyen commandant, par son aide de camp, et se prier a diner pour le jour suivant, ce qu’il fit éffectivement éscorté du huit dragons, qui résterent a la porte de la ville : Le Prince de Hésse crut devoir se prêter a la condéscendance de faire politésse a un cocher six mois avant, vraisemblablement dans la crainte de fâcher ces messieurs qui n’étaient qu’a une demie lieue, et qui avaient déjà insulté la citadélle, prétendant qu’elle était sur terre de Liège, ce qui était vrai, et qu’ils ne s’avisassent de venir l’assieger dans sa ville qui n’avait pas dix canons sur les ramparts, et de plus une très faible garnison : Certainement si les patriotes s’en fussent avisés immédiatement après la prise de Liége, la ville n’eut pas tenu deux fois vingt quatre heures ! La Hollande leur appartenait, car le grand nombre des habitans était pour eux ; les peuples n’étaient pas encore désinfatués de la révolution et de ses soutiens : s’ils eussent fait cette petite expedition, Dieu sait ou se fut borné leur succes ; et quoiqu’ils semblent très brillans a present, il y a parier qu’ils l’eussent été encore bien davantage. On assure que le motif de la visite du Général Eustache était pour demander le passage de la ville, pour les troupes Françaises, ou du moins la permission de faire déscendre les canons par la riviere pour se rendre a Ruremonde. Le Prince de Hésse repondit qu’il ne pouvait rien faire sans l’ordre des états généraux, qui tardèrent a arriver, et les Carmagnoles qui croyaient devoir ménager la Hollande, a cause de l’Angleterre, ne tentèrent pas de l’obtenir par force. Quoiqu’il en soit, le chagrin de me savoir si près d’eux me fit hâter mon départ, après m’être défait au plus vil prix de tout ce qui pouvait avoir la moindre apparence d’uniforme, et avoir pris un passeport a l’hotel de ville dans la langue Flammande, ce qu’ils n’ont coutume de donner qu’aux habitans du pays, afin d’éviter les rencontres facheuses sur la route, et en cas d’accident pourvoir passer pour un Flamand.

La ville de Maéstricht est grande et bien battie, elle est séparée en deux par la riviere ; les fortifications en sont assez bien entretenues ; auprès de la citadelle il-y-a une caverne immense, dont on tire des pierres pour la batisse ; on prétend qu’elle va jusqu’a Liège ; ce qu’il-y-a de sur, c’est qu’elle est très profonde ; j’y ai marché pendant près de deux heures, sans avoir été aux bout, et fatigué, je suis sorti par une des ouvertures que l’èboullement des terres y a fait dans bien des endroits.

La jalousie des Hollandais ne leur a pas permis de faire une grand route de Liége a cette ville ; ce n’est gueres que par la riviere qu’on peut y arriver, éxcepté du coté de l’Allemagne, ou le chemin est allez bon. Celui qui passe au dessus dé la caverne est très-dangereux par les crévasses frequentes que les éboullements y occasionne.

Ce que Maéstricht a de plus éxtraordinaire c’est sa situation politique, elle dépend de l’évêché de Liège, pour le spirituel et même le temporel ; un prince de Liège ayant emprunté une grande somme d’argent des Hollandais, la leur remit en gage ; depuis ce moment elle est garnisonnée par la Hollande, et par les troupes du duc de Brunswick. Cependant le commandant est Hollandais, quoique la justice y soit administrée au nom du prince de Liège, dont le portrait et les armes sont a l’hotel de ville. Ce fut la qu’au retour de la fameuse campagne j’eus le plaisir de voir sur le bonnet des grenadiers Brunswikois, la devife de leur maître, nunquam retrorsum, au dessus d’un cheval au grand gallop.

En conséquence de notre grand nombre, et malgré notre misere, le prix des diligences était doublé ; cependant comme c’était le plus sur moyen de voyager, il fallut bien consentir a aller dans une éspece de charétte aü prix de la poste.

Je partis avec F... avec qui j’avais fait la campagne. Nous trouvâmes encore les Autrichiens a Ruremonde, mais prêts a partir. Leurs cannons étaient dans la place, et sur les affûts, et etaient chargés d’assez de fourage pour un jour de retraite. Quoique les patriotes fussent maitres de Masik, et que nous en passames fort près, nous fumes assez heureux pour n’en point voir.

A Venloo garnison Hollandaise, nous ne parvinmes a entrer que parceque nous étions dans la diligence ; de toute autre maniere, étant Français émigrés, nous fussions réstés a la porte, ainsi que nous en vimes un grand nombre ; encore ne fut ce, que sur la promésse que nous partirions le lendemain, ce que nous éxécutames fidéllement.

Semblables a ces dindons qui ont une aile cassée, et a qui tous les autres viennent donner un coup de bec, il n’était pas une place ou nous ne reçussions de nouvelles insultes.

Dans la travèrsée de Venloo a Utreçht, un vieux chevalier de St. Louis et un autre de nous, descendirent, et furent se chauffer a une auberge, devant laquelle le coche était arrêté. Le maître, vrai Hollandais les laissa faire, et ensuite voulut exiger un salaire, prétendant qu’il n’était pas tenu de les recevoir, quoiqu’ils n’eussent fait aucune depense en bois ou autre chose ; sur leur refus, il commençat a dire des sottises qui ne cèsserent que lorsque la voiture partit.

A quelque distance de Nimégue, le coche s’arrêta dans un petit village ou nous passames la nuit. Aussitot apres notre arrivée a l’auberge, le maitre, suivant l’usage, presenta une pipe a chacun de nous, dont nos gros Hollandais s’étant armés, la salle commune fut bientôt assez pleine de fumée pour ne se pas voir. : On apporta le souper la dessus, qui quoique pour dix a douze n’était gueres plus réstaurant que la fumée elle-même. Apres quoi on établit quelques bottes de paille, toujours dans la même chambre, sur laquelle nous nous jettames, et le lendemain en partant, a la pointe du jour, avant dejeuner, on nous fit payer cinq shellings par tête, le tout en conscience, a ce que nous dit notre hôte.

Nimégue est une assez jolie ville bâtie en amphithéatre sur une petite hauteur, qui dans ce pays plat peut passer pour une montagne ; le Waal passe au pied des murs, et les deux bords font joints par un pont volant qui va et vient continuellement. Nous nous donames le plaisir de monter sur le clocher de la principale église, d’ou l’on a, la vue la plus magnifique. Les fortifications du sommet du clocher me semblerent très regulieres et en bon état ; il y a un point élevé, qu’on appelle Le Bélvédere, et qui est entouré d’une jolie promenade plantée d’arbre ; c’est là, que les dames Nimeguoises viennent étaller leurs charmes, nous en vimes un assez bon nombre, il y en avait même d’assez jolies pour des Hollandaises. Puis poursuivant notre voyage nous arrivâmes bientôt a Utrecht, ou après avoir couru la ville dans tous ses sens ; nous nous embarquames sur les canaux pour Amsterdam ; nous changeames plusieurs fois de bateaux, mais tous étaient de la plus grande commodité, et le patron qui avait une provision de vin et de tabac, en fournit les voyageurs a assez bon marché ; nos compagnons Hollandois burent et fumerent tout le temps de la route, et malgré nous, pour leur rendre ce que nous recevions d’eux, nous fumes obligés de les enfumer aussi a leur tour, ce dont ils parurent charmés.

Heureusement qu’un honnête homme dans le bateau nous donnat l’avis de ne point nous fier aux gens qui viendraient pour nous conduire, disaient-ils, a une bonne auberge, ou pour porter nos éffets, sans quoi nous eussions peutetre été schiffercopé. On pourra avec juste raison demander ce que c’est, je repondrai, qu’on dit, que les Hollandais ont parmi eux un grand nombre de ces abominables villains qu’ils nomment Schiffercoppeurs, tolérés et meme ordonnés par le gouvernment, sans être protégés par lui, car si l’un d’eux est tué en s’acquittant de son office, les magistrats n’informent pas plus contre le meurtrier que s’il n’eut tué qu’un chien. Ces aimables messieurs attendent les étrangers l’arrivée des bateaux, offrent de porter leurs éffets, de les conduire a une bonne auberge, enfin tous les petits offices d’un portefaix, si l’etranger n’est point prévenu d’avance, et qu’il accepte, on le conduit dans un de leur dépôt, pour Batavia ; ou après avoir été bâilloné et garotté, on le jétte au fond de cale de quelques uns des vaisseaux pour ce pays, ou il est obligé de servir comme ésclave ou soldat pendant toute sa vie la tres honorable Compagnie des Indes Hollandaise. On sent que dans ce moment, les émigrés courant de toutes parts sans but déterminé, les schiffercopeurs ne resterent pas endormies, et j’ai entendu dire que pleusieurs ne sont parvenus a se tirer d’affaire, qu’en coupant quelques nez, et quelques oreilles.

Nous remarquâmes que les cocardes oranges étaient fort rares, et dans le peu de conversation que nous eûmes avec les habitans nous vimes clairment qu’ils panchaient dans leur cœur, pour les sans culottes et le sans culottisme.

La grande ville d’Amsterdam, offre a l’étranger qui n’a point vu Venise, dont elle est la vive image, le coup d’œil le plus extraordinaire, que l’on puisse imaginer. De larges canaux, bordés d’arbres, séparent toutes les rues, le negotiant peut conduire partout, ses vaisseaux a sa porte, et l’on distingue avec surprise les mats des vaisseaux mêlés avec les arbres, qui semblent être couronnés par leur girouette.

La bourse est comme tout le monde fait un batiment magnifique, aussi bien que l’hotel de ville ; l’arsenal, est un grand enclos pres du port, ou l’on peut voir assez de canons, d’armes, et de munition de tout genre, pour la plus considerable armée, aussi bien que pour la flotte la plus nombreuse ; le port pourrait contenir tous les vaisseaux de l’Europe, et forme un vaste cercle au fonds du Zuyder-zee. Un jour appercevant une petite tempête, je fus me promener le long de la mer, je regardais les vagues battre avec fureur, le pied des digues ; peu a peu les eaux s’élevèrent, et je ne fus pas peu étonnés, deux heures après, de les voir — a peu près, douze a quinze pieds plus haut que la ville, quelles auraient submergés sans les digues. Cependant elles vinrent a un tel point qu’elles passerent par dessus les écluses, et inonderent la partie la plus basse, au point qu’on allait en bateau dans les rues, mais ces amphibies n’en semblaient pas du tout déconcertés, et allaient leur train comme si de rien n’était.

Bientot nous pensames a nous retirer, et pour aller a Rotterdam nous nous embarquâmes sur les canaux pour Harlem, ou nous arrivâmes le soir, apres avoir passe tout le jour le long de la mer de même nom. Le seul désagrément c’est d’être obligé de changer de batteau a chaque écluse, pour le transport des effets, car non seulement les portefaix dans les villes et villages, vous font payer plus cher pour le transport d’un bateau a l’autre, que le voyage ne coûte, mais encore on trouve souvent quelque chose égarée. Mon camarade et moi, pour punir leur avidité évidente, nous metions bravement notre pormanteau sur nos épaules a tous les passages des écluses, et nous acheminions vers l’autre. Nous étions communément suivi par deux ou trois d’entre eux, qui en croassant apres nous diminuaient a chaque pas quelque chose de leur prix ; plutôt que de nous laisser introduire cette louable coutume, ils nous auraient offert de le porter pour rien ; car après une vingtaine de pas, ils demandaient si peu, que c’était a peu près la même chose.

On sait qu’Harlem est fameuse pour ses tulippes, ou plutôt pour les fous, qui les contemple, et qui placent leur bonheur dans leur possession, on m’a assuré que souvent un oignon s’était vendu jusq’a trois ou quatre cent louis. Je ne puis m’empecher de penser, que si nous étions encore du temps des fées, la plus grande grâce qu’un génie charitable pourrait faire a la famille de ces bonnes gens ce ferait d’en changer les individus en tulippe, car alors le chef aurait beaucoup plus de soin et d’attention pour eux dans cet état que dans leur premier, ou souvent ils manquaient du nécéssaire, afin d’orner le jardin d’un nouvel oignon, ou pour pouvoir se procurer un immense tente, qui puit garantir les cheres tulippes de l’ardeur du soleil.

La ville d’Harlem est sans contredit la plus agréable de la Hollande, tant pour les environs qui sont couverts de maisons de campagne charmantes, et de jolis bois, que pour la nétteté des rues et des batimens. La largeur et la disposition des canaux, dont les bords sont couverts d’arbres, et comme a Amsterdam, laissent souvent voir la flamme du vaisseau flotter au milieu des feuilles. Ce fut aussi avec quelque surprise que nous vimes les rues pavés de briques, ce qui dans tout autre pays formerait une boue rouge très sale ; mais dans celui-ci, l’on est si recherché sur la propreté, que non seulement on lave tous les jours l’intérieur des maisons, mais même les murs au dehors ; cela se fait avec une petite pompe, dont les domestiques se servent pour jetter l’éau au second étage, et non content de cela, ils lavent encore la rue devant leur maison. Il est vrai que s’ils sont si delicats pour leur maison et les rues, il ne le sont pas autant pour eux-memes ; car les gens du peuple en général sont sales, ou dumoins en ont l’apparence a un point dégoûtant. Ce qui peutetre a donné lieu a cette petite histoire que l’on m’a donné pour vraie, et que le lécteur prendra pour ce qu’il lui plaira.

Un étourdi ayant porté en Hollande la vilaine coutume de cracher dans les apartemens fut repris a plusieurs reprises, et même très vivement ; si bien, qu’impatienté, et après avoir regardé de toutes parts, ou il le pourait faire sans rien gâter, ne trouvant pas dans toute la chambre, de place plus sale que le visage de son hôte, il lui cracha a la figure.

D’Harlem nous vinmes a Leyde toujours par les canaux, et nous eûmes occasion d’admirer les jolies maisons de campagne qui sont situées sur leur bords, les villages charmans que nous traversames, et les machines ingenieuses qu’ils font mouvoir par le vent ou l’eau. J'en ai remarqué entre autre une petite qui par le moyen du vent faisait mouvoir une pompe et recueillait l’eau des fossés pour secher le pays dix pieds plus bas que le niveau du canal dans lequel elle la jetait continuellement. Leurs étables pour leurs bestiaux attirent aussi l’attention, par leur propreté et par la situation convenable qu’ils savent leur donner. Les Venitiens seuls peuvent égaller la vitésse et la dexterité avec laquelle ils conduisent leur petite barque, le paysan apporte de vingt mille et plus, ses provisions a la ville, et s’en retourne le soir.

Leyde est aussi une charmante ville, mais toujours dans le même genre, qui quoique joignant l’utile a l’agréable est cependant le même, et comme on sait, toujours perdrix, ne vaut pas le diable.

Bientôt nous joignîmes la Haye. Les canaux sont aussi nombreux, et les maisons aussi propre que par toute la Hollande ; elles me semblerent pourtant avoir plus de recherche, quoiqu’il s’en faille beaucoup que le palais du Stadtholder ait rien qui mérité ce nom. Les promenades aux environs sont immenses et très agréable, quoique trop plate. Nous fumes a la comedie Française, et eûmes le plaistr d’entendre jouer, “O Richard ! O mon roy” a plusieurs reprises. Le Stadtholder y vint avec sa famille qui fut beaucoup applaudie, ce qui, vu les derniers troubles, ne nous parut pas tres extraordinaire ; car dans les temps orageux, l’ésprit du parti dominant cherche a se montrer avec violence : en temps de paix, lorsque tout le monde est du même avis, on n’a pas besoin de se tourmenter pour les faire approuver ; je crois que cette reflexion allez simple pourrait s’appliquer egalement bien aux démocrates de France. Il est ridicule de dire que parcequ’eux seuls paraissent a present, toute la France est de leur opinion. Quel est l’homme un peu sensé, qui se mettant dans la place d’un royaliste en France ne sente pas, que non seulement il se tairait, mais même donnerait tout ce qu’on lui demanderait, ferait tout ce qu’on lui dirait, et cela de la meilleure grâce, possible, sans se faire prier.

Puis nous embarquant encore, nous passames a Délphes, jolie ville Hollandaise semblable aux autres, et bientot nous arrivames a Rotterdam.

C’était la, ou nous attendaient toutes les impertinences que les singes, s’ils étaient réunis en societé, pourraient faire a quelque horde étrangère chassée par des tigres. D’abord les schiffercopeurs, (en consequence du grand nombre d’émigrés qui étaient venu comme nous, dans cette ville, pour éffectuer leur passage en Angleterre) se trouvaient partout ; c’était avec la plus grand difficulté qu’on se défendait de leurs importunités ; ils avaient l’air de s’appitoyer sur le sort des pauvres diables d’émigrés, s’emparaient de leurs effets, leur promettaient de les conduire dans une bonne auberge, ou ils seraient traités a bon marché, &c. mais nous étions prévenus, et ne répondions a toutes ces politesses qu’en menaçant de les assommer, s’ils ne nous laissaient tranquilles. Les auberges étaient triplés, et quelques maîtres voulant profiter de l’affluence, avaient l’impudence d’augmenter de prix de jour en jour ceux qui étaient chez eux, et qui avaient fait marché ; quand a ceux qui se fiaient a leur bonne foi, il est plusieurs fois arrivé, qu’ils leur ont demandée des prix fous.

Le caffetier pour eloigner la foule de sa maison, écrivit sur la porte, que personne ne pouvait entrer sans fair la dépense d’un florin, eï un garçon a la porte avait l’impudence de vous demander, “Que voulez vous ; « Rien. “passez la porte. » Ce qui plusieurs fois occasionna des scenes violentes dont le pauvre garçon se trouva mal, et engagea le magistrat a publier un belle ordonance ou il était dit que tout étranger qui ne se retirerait pas immédiatement sur l’avis du garçon ferait mis en prison.

On se saissait des armes au bateau, et on les déposait a l’hotel de ville, ce qui a tout prendre était peutêtre désagréable pour l’individu, mais était une précaution necessaire, étant si près des patriotes qui étaient alors a Anvers, et le pays plein de mecontens, qui auraient pu les acheter a bas prix.

On nous faisait en outre, déposer deux louis sur le bureau, comme un gage de la dépense que nous pourrions faire, et afin que, disait le juge, s’il paraîtrait convenable de vous faire partir, nous eussions une caution. Cependant je dois dire avec vérité, que le grand nombre d’émigrés de toutes classes qui remplissait la ville, exigeait que l’on prit des précautions, quoi qu’aussi célles-cy semblent bien rigoureuses. J’imagine que dans ce moment il pouvait bien y avoir dix a douze mille émigrés a Rotterdam, presque tous avec l’intention de s’embarquer pour l’Angleterre ; cette grande concurrence rendait les passages très difficiles, quoi que plusieurs charbonniers fussent venus a ce dessein a Rotterdam, et que le prix en fut plus que doublés. Aussi fut ce avec assez de peine, que nous trouvames place sur un vaisseau ou nous étions 166, et payames une guinée et demie pour avoir la vingt quatrième partie de la chambre des matelots, ou il n’y avait que quatre hamaks. Vingt quatre dans la chambre du capitaine payerent deux guinées, et le reste dans le corps du vaisseau, une guinée. (On y avait fait une éspéce d’entrepont, ou sur un peu de paille, chacun avait sa place. Le vaisseau ne devant partir que quelques jours après, nous employames ce temps a parcourir la ville, qui quoique coupées de canaux n’a pas autant l’apparence Hollandaise, que les autres ; Elle n’est pas a beaucoup près si reguliere ; les habitans aussi n’ont pas au même degrés cette large face qui distingue leurs compatriotes. Les batimens publics n’y sont pas tres remarquable pour leur architecture, mais ils sont vastes et convenables.

Ce fut la, que je vis pour la première fois de petits carrosses, avec trois ou quatre enfants dedans, un sur le siege du cocher, un autre derrière, trainés par deux ou trois chevres, qui sont aussi dociles que pouraient l’être des chevaux ; du coté d’Amsterdam, et la Haye, les charettes pour les provisions que les paysans conduisent au marché sont comme en Flandre attelées avec des chiens. Comme ces sortes de voitures ne payent rien aux barrières, on sent qu’elles leur sont d’un grand avantage, car en outre que la nourriture de ces chiens ne coute presque rien, attendu qu’ils la portent avec eux, ils ont aussi en eux des gardiens fideles, et peuvent en toute sureté laisser leur charette chargée au milieu des places, et vaquer a leurs affairs. Toutes ces reflexions quoique naturelles ne frappent point d’abord un étranger, a qui cette coutume parait ridicule et même cruelle, car les pauvres bêtes tirent la langue d’une telle maniere, sont communement si maigres, et paraissent si fatigués, qu’il est très naturel d’accuser leur maitre de dureté. Cependant, peu a peu on s’y accoutume, et on ne le trouve pas plus extraordinaire que de voir des chevaux attellés a une lourde charette, obligés de marcher a coups de fouets, et mourir de fatigue sous les coups. Car c’est ainsi que l’animal a deux pieds sans plumes, s’est arrogé le droit de traiter toutes les autres créatures, et cela ne doit pas paraître extraordinaire, quand on songe qu’ils se traitent encore plus mal entre eux. Quoi qu’il en soit ces pauvres bêtes offrent un spectacle bien extraordinaire ; lorsque deux charéttes se rencontrent, et que les maitres n’y prennent pas garde, les chiens s’approchent avec précaution, se grondent pendant quelques moments, puis se battent avec furie, si personne ne vient mettre le hola, culbuttent, renversent la charette, et ensuite certains de ce que leur maitre leur préparent pour cette incartade, ils s’enfuient a toute jambe, la traînant apres eux.

Dans le temps que nous passames a Rotterdam une tempête, accompagnée de la grande marée couvrit d’eau une partie de la ville ; on allait en bateau presque partout, mais ceci, qui paraitrait un grand malheur pour d’autres peuples, n’est presque rien pour celui-cy ; quand on voir l’eau venir chacun déménage très froidement et porte ses effets aux seconds étages. Je me rappelle même avoir vu des servantes, qui pensant que c’était une occasion éxcéllente pour laver leur maison, établirent leur pompe au millieu de l’eau, et en laverent ainsi les murailles, pendant qu’une autre les frottait par les fenêtres.

Quoi qu’aucune nation de l’Europe n’aiment les Hollandais, et qu’on leur reproche avec juste raison l’ésprit d’interet qui les anime, cependant cet esprit intéréssé lui-même est la cause de leur existence, et du rôle qu’ils ont joué en Europe ; car sans interet qui voudrait commercer ! C’est cet ésprit qui en fait naitre l’idée, et qui très utile quand un petit nombre s’y emploie, dégénere en vilainie, et abatardit une nation, lorsque tous les individus qui la compose, ont toutes leurs idées tournées sur le moyen d’acquerir et d’acquerir encore, sans avoir d’autre but déterminé, que celui d’accumuler ; car loin que leur jouissances s’augmentent en raison de leurs richesses, on remarque communément que le riche marchand vit tres simplement, et ne regarde l’argent qu’il a gagné que comme un moyen d’en gagner davantage, et cette cupidité qui n’est bonne a rien pour l’individu qu’elle agite, et qui même l’avilit en quelque sort, est cependant une source inepuisable de richesses pour l’état, ou cet ésprit se trouve le plus général.

Ils ont aussi dans leur grandes villes des établissemens soutenus par la police et entièrement dans sa dépendance, tout homme qui s’y presente, est seulement obligé de faire la dépense d’une bouteille de vin, dont il fait part a la compagnie, qui a dire le vrai, n’est pas des meilleures ; s’il veut danser il fait signe aux musiciens, et paye tant, par contredance. Il faut convenir que les mœurs doivent être parvenus a un point éxtrême de dégradation pour que de pareils établissemens puissent se soutenir ; tous les peuples de l’Europe, quoique tres corrompus, ont cependant conservés une espéce de décence, qui semble faire connaître que l’on a encore un reste de respect, si non pour la chose elle même, au moins pour le nom de la vertu ; il appartenait seulement a des êtres, nés au milieu des marais et des brouillards, d’oser mettre une enseigne au vice. Dans ces places (qu’on appelle Musico) l’étranger est quelques fois volé et j’ai même entendu dire assassiné. Cependant l’on assure que la police les a rempli de gens, qui lui appartiennent, mais ce n’est pas en Hollande que l’étranger peut reclamer la protection des loix, elles sont faites en faveur des habitans ; et comme dans bien d’autres pays, le pauvre diable qui n’a point de protection, et qui ne sait pas comment les réclamer, soufre presque toujours, ne fut ce que par ignorance.


LONDRES.


APRES huit jours d’attente, le vent changeant tout à coup, on donna ordre a tout le monde de passer la nuit abord, puis au matin de bonne heure nous partimes. Il est aisé de se faire une idée de la confusion et de la malpropreté qui regnait dans le vaisseau ; car nous étions tous, les uns sur les autres, et la pluparts point accoutumes a la mer, ce qui a différentes fois, occasionnait des petits accidents, assez dégoutans.

Il était curieux de voir comment, au moment où les matelots retiraient leur viande de la marmite, ou elle avait bouillie, on s’emprèssait autour du cuisinier pour avoir une cuillerée de bouillon dont les matelots ne se soucient gueres, et qu’ils jettent ordinairement.

Notre traversée fut des plus heureuses. Le quatrieme jour, après nous être embarqués aux quais de Rotterdam, nous debarquames a la Tour de Londres. Lorsque nous apperçumes les côtes le second jour de notre traversée, ce fut une joye universelle ; chacun se félicitait d’être débarassé des Hollandais et des patriotes, d’arriver sur une terre protéctrice, ou comme roÿalistes nous serions reçus avec plaisir, et comme malheureux avec compassion. Ce fut dans ces bonnes idées que nous remontames la Tamise, ou bientôt nous fumes accueillis par une barque armée de commis de la douane. Deux ou trois d’entre eux, vinrent a bord, et leur première exclamation en nous appercevant fut, "Again ! D—n the French ! Ce que ne comprenant pas, nous primes presque pour un compliment.

C’était un Samedy, 29 Décembre, que nous arrivames, sur les trois heures de l’apres midi, près la Tour de Londre : nous aurions bien désiré débarquer sur le champ, mais on ne voulut pas permettre que nous emportassions nos effets, que les commis dirent n’avoir pas le temps de visiter. Le lendemain Dimanche on ne visite point, non plus que le jour de l’an ; ainsi il nous fallut bien prendre le parti de debarquer et de les laisser derriere nous.

Quand je revins le Mardi je trouvai la plupart de mes compagnons de voyage, encore sur le vaisseau, et vis qu’on s’apprêtait a porter nos effets a la douane.

Nous les suivimes dans un bateau : nous étions huit a neuf, avec des chapeaux a trois cornes et des manteaux uniformes, ce qui devait en effet paraitre extraordinaire a Londres ou personne n’en porte, mais qui a tout prendre était fort simple de notre part et très éxcusable. Cependant l’abhorrence des basses classes Anglaises pour tout ce qui a l’air étranger, ne nous laissa pas aller tranquillement, nous fumes obligés de passer le long des vaisseaux charbonniers, et nous fumes accompagnés toute la route de God d—n the French dogs ; et qui pis est, de pierre et de piece de charbon. La populace sur le rivage voyant cela, se mêla de la partie, et passant près d’eux ils nous accablerent d’injures et nous jetterent des pierres, une entr’autres pesant bien une livre, m’ateignit a la poitrine, et me renversa sur le bord du bateau.

En arrivant a la douane les commis tâterent nos poches, pour savoir, disaient-ils, s’il n’y avait point de contrebande, ou d’armes cachés, nous enleverent nos sabres et autres armes, puis nous traiterent fort lestement, et nous dirent de revenir une autre fois ; ce que j’ai fait jusqu’a quatre fois, et n’ai pu reussir a retirer mon paquet qu’après quinze jours, et en payant, ainsi que tous mes malheureux compatriotes.

A peine fumes nous dans la rue, que de toutes parts nous n’entendimes que des God d—n, et des petits polissons ricanant a notre nez, disant avec impertinence, Parlez-vous Français, Monchieu, J’eus pourtant la bonne fortune de trouver un honnete homme, qui me voyant l’air embarrassé, car je n’osais pas dire un mot, s’addresser a moi en Italien, et me conduisit ou je voulois aller.

A peine eus-je quitté le quartier des matelots, que je m’apperçus bien vite que le peuple n’avait plus a un sî haut degré la même impertinence. On se contentait de nous toiser des pieds a la tête, et de rire, ou parceque les souliers étaient sales, la barbe point faite, des bottes étrangeres, les cheveux point peignés, un manteau, ou toute autre chose, qui ne s’accommodait point a leur maniere ; mais au moins oh vous laissait passer ; et même il-y-a plusieurs exemples de gens de la premiere qualité descendant de leur voiture a la vue d’un émigré embarrassé et n’osant s’addresser a personne, lui demander en Français ou il voulait aller, et lui indiquer son chemin ; d’autres, comme la personne que j’ai trouvé, les conduisant a une grande distance ; et enfin ceux qui avaient déjà quelques connaissance des manieres du pays s’adressaient dans les boutiques, et étaient surs d’y trouver quelques égards et des attentions. Mais il-y-a cela de remarquable, que parmi les personnes du commun que l’on rencontrait dans les rues, il n’y en avait pas une qui en passant près d’un Français émigré n’exprimât le sentiment qui l’animait. S’il était royaliste, c’était une plainte en sa faveur, ou quelque chose de flatteur ; s’il était républicain ou Jacobin, c’était une impertinence. Mais apres quelque temps je me suis trouvé si bien accoutumé a tout cela, que je n’y faisais pas la plus legere attention.

Les premiers jours de mon arrivée a Londres furent employés a courir d’un bord et de l’autre sans aucun but déterminé, le tout affin de connaître ou j’étais ; cas comment est il possible de se reposer dans une place sans en connaître tous les detours ? Le hazard dans ma course m’offrit de superbes monumens. St Paul est assurément un des plus beaux édifices de l’Europe ; son portail entre autres est de la plus grande noblesse, et même a mon avis, plus beau de celui de St Pierre a Rome. Mais aussi quelle incroyable différence, tant pour la position, qui est étroite et mauvaise a Londres, que pour les dedans, Qui a vu le portail de St Paul a tout vu ! C’est au premier pas que l’on fait dans l’eglise de Rome que l’étonnement vous surprend, par la magnificence, la grandeur de l’edifice, la beauté des peintures en mosaiques, des statues sans nombres. Ce n’est pas de Rome que je veus vous parler. A Londres le Protestantisme a chassé toutes les décorations des églises, et le dedans de St Paul, n’est qu’une vaste carriere ; une telle nudité, contraste encore davantage avec la richésse des ornemens au dehors, et conduit naturellement a faire la reflexion que s’il est mal et contre la religion d’avoir aucune figure, statue, tableau, ou autres décorations dans les eglises, il ne doit pas être plus décent d’en charger les dehors.

Apres St Paul, Sommerset-house, ou l’Amirauté a le premier rang ; mais, comme l’autre est mal placé, et on ne le voit qu’en y entrant ; car les Anglois ont le malheur de ne pas trop bien placer leurs beaux monumens. En général tous ceux de Londres sont mal situés, et on ne les apperçoit que quand on est dessus.

Le palais du Maire, dont le portail est bati sur le modele du Panthéon a Rome, ferait honneur même a cette célébre ville, mais il n’est pas situé d’une façon propre a le faire valoir ; on ne le voit que de coté, et quoique la perspective de ses colomnes, qui s’avance sur l’alignement de la rue produise de loin un effet charmant, cependant le bâtiment paraîtrait bien davantage, s’il était situé au fonds d’une grande place.

La Bourse, ou le Royal Exchange, quoique très convenable et tres propre, n’a cependant rien de bien remarquable, excepté la statue pédestre de Charles II. en marbre blanc, qui est sans contredit la meilleure de Londres, car toutes les places sont couvertes d’une grand nombre de mauvaises statues dorées, et dont l’abondance ne fait pas le quart tant d’honneur aux Anglais, que ne le ferait un petit nombre de chef d’œuvres.

En admirant les nouveaux quartiers, j’avoue, que la partie de la riviere m’a fort dégouté ; la ville manque absolument de quai, et la laideur des maisons bâties sur le bord de l’eau, parait encore plus choquante, quand on les regarde du milieu des ponts superbes dont s’enorgueillit la Tamise. Si Londres avait un large quai depuis la Tour jusqu’a Westminster, je crois que Paris ne pourrait plus lui être comparé.

Dans ma course je vins au pied du Monument. C’est une haute colonne qui fut érigée en memoire du fameux incendie de Londres. Je montai au sommet, et de la ma vue dominait sur la grande ville de Londres, mais on n’en peut gueres destinguer que les cheminées d’ou, il sort une fumée épaisse qui forme un nuage au dessus de la ville.

La fameuse Tour de Londres, est un vieux chateau sur le bord de l’eau, assez dans le genre de tous ceux qu’on trouve pres des anciennes villes ; c’est la, ou sont conservé les archives de l’état, ou se trouve les magazins, les arsenaux, comme aussi en temps de paix, les bêtes sauvages qu’on y montre ; mais alors, le gouvernement craignant quelques mouvemens populaires la mettait a l’abri d’un coup de main, et l’entrée en était interdite au public.

La ville est gardée la nuit par de gros butords, qu’ils appellent Watchmen, armés d’un bâton et d’une lanterne, qui s’en vont criant dans les rues, Past ten o’clock, sur un ton langoureux et plaintif, qui les fait connaître sans les voir.

Les faux shillings et les faux pence courrent d’un maniere indécente, je n’ai presque jamais changé une guinée sans en recevoir. Le marchand en boutique trouve une certaine jouissance a se defaire de ceux qu’il a reçu, quoiqu’il soit communément très défiant et n’en reçoivent gueres ! Cependant il faut bien, qu’ils lui viennent de quelque maniere. Les differentes salles de spectacle sont toutes a Westminster, et sont fort belles dans l’interieur, quoique sans décoration extérieure, et que même l’entrée n’en soit pas commode.

Le théâtre Anglais est entièrement accommodé au gout de la nation ; mais en général il déplait fort a un étranger, et particulièrement a un Français accoutumé aux ouvrages rafinés des Racines et des Corneilles. Ce mélangé inoui de bouffonerie et de cruauté parait dégoûtant dans la même piece ; ces longues procéssions dans les tragédies aussi bien que le vide de la scêne au milieu, des actes, semble être entièrement contre les règles ; ajoutez a cela leur terrible noirceur, les appareils d’échaffauds de fossoyeurs creusans une fosse, et le nombre de tués, tout conspire a rebuter celui qui a été accoutume à plus de régularité.

Quand a leur comédie il semble qu’ils ayent peu d’idée du genre noble, dans cette éspéce de drame, ce ne sont communément que des farces grossierès, des propos assez peu séants, même dans une farce, en un mot ils n’ont gueres en fait de comedie que ce que nous appelions des pieces du Boulevard. Cependant je dois dire qu’il n’est personne qui ne se sentit vivement pénétré du plus juste enthousiasme a la lecure de certains passages de Shakespeare ; on regrette seulement qu’il ait été obligé de sacrifier tellement au gout de son siecle, jusqu’a mettre des puérilités et des fadaises dans la bouche de ses principaux personages.

Le théâtre Anglais depuis son temps s’est beaucoup épuré. Cependant il est loin d’etre arrivé a la perféction du Français, dumoins autant qu’en peut juger un étranger, qui ne pense, ne parle, et n’agit que d’après les prejugés de son pays. Tout ce que je puis dire de bien positif a ce sujet, c’est que les Anglais semblent l’aimer beaucoup, et qu’on les voit être touché a la tragédie, et rire de tout leur cœur a la farce ; a ces surs indices on pourrait inferer que quoique leur genre ne vallut rien en France, il est cependant très bon en Angleterre, puis qu’il produit tout l’effet que l’on peut attendre des pièces dramatiques.

Les autres places d’amusement sont fort nombreuses, et a très bon marché ; elles sont la plupart de l’autre coté de la riviere, et sous le nom du Temple de Flore, les Jardins d’Apollon, &c. On peut la pour les six pence, que l’on donne en entrant, prendre deux tasses de thé, avec du pain et du beurre, avoir en outre le plaisir d’une éspéce de comédie, que joue un mimic tout seul, quelque peu de musique, une nombreuse assemblée, et se promener toute la soirée dans les jardins artificiels, ou se tient l’assemblée. Le Vauxhall est un magnifique établissement, ou s’assemble la meilleure compagnie ; dans certaines grandes occasions le prix en est porté a deux et trois guinées, et alors la compagnie est régalé d’un souper, ou tous les vins et toutes les recherches se trouvent assemblés.

La justice est rendue publiquement et dans la forme la plus imposante. La seule chose qui répugne éxcéssivement, c’est le pouvoir qu’à tout méchant homme de faire arrêter qui il lui plait, pour dettes ; il n’est tenu qu’a jurer devant un juge de paix, qu’un tel lui doit certaine somme d’argent, après quoi la personne arrêté paye d’abord les frais de sa prison, qui sont assez chers, n’en sort que sur caution, et commence le procès a ses frais ; puis quand il est près de la conclusion, son accusateur s’échappe, ou sinon, c’est encore a ses frais qu’il réussit a le faire châtier.

On pourrait avec raison accuser la justice d’etre un peu trop executive ; car il ne se passe pas de semaine ou il n’y ait quelques gens de pendus, ce à quoi on est si accoutumé que personne n’en parle, et que le peuple même, ne s’asssemble pas pour en voir l’éxécution. Il paraît cruel de sacrifier inutilement la vie des hommes, pour des crimes souvent tres legers, et de punir du même supplice le scélérat qui a tué son semblable, et le misérable que la faim a conduit au crime, et qui après toute une vie irréprochable, une fois s’est trouvé faible, et a volé quelques shellings.

Si la societé a le droit d’oter la vie a un homme, ce ne peut certainement être que dans la supposition, ou la mort de l’individu produira un grand exemple, et sera d’une grande utilité a la société ; Eh même ! n’a-t-on pas remarqué, que dans les pays ou l’on a oté la peine de mort, les crimes sont devenus moins communs qu’avant, et qui ne se persuadera pas aisément que tel homme qui n’est point arrêté par la crainte de la potence le serait peut-etre s’il savait que la suite de son crime dut faire de lui, un objet de ridicule, de haine, et de mépris pour le reste de sa misérable vie, au milieu de ses compatriotes.

Le manque de précaution sur les grands chemins rend les vols très communs aux environs de Londres ; et quoique souvent il y ait des gens tués en défendant leur argent, cela leur semble une chose toute simple, et la seule précaution que l’on prenne c’est en commençant son voyage, de mettre a part la bourse du voleur, nécéssité qui semble honteuse, mais qu’ils croyent justifier en disant, que ce serait metre trop de pouvoir dans les mains du roy que d’établir une maréchaussée, quoique a dire le vrai, il est difficile de concevoir pourquoi le roy serait plus puissant ayant le commandement d’une maréchaussée, que des autres troupes.

Je fus un jour visiter le palais qui sert d’hopital aux matelots a Greenwich. Je n’ai jamais rien vu de si magnifique dans ce genre, et ce qui semble préférable encore, c’est qu’il est tenu avec la plus grande nétteté, et que les pauvres diables, qui y sont entretenus, y semblent aussi heureux qu’on puisse l’être dans un pareil etablissement, avec quelques membres de moins. La chapelle surtout mérite l’attention, on ne fait en entrant quoi admirer le plus, de l’élégance, de la nétteté, ou de la beauté de l’architecture. Peutêtre toutes ces choses sont elles inutilles au bonheur des individus qui vivent dans cette retraite, mais elles font honneur a la nation qui la donne. En revenant, passant par le quartier des matelots, nous étions quatre, a pieds, et sans gants, je n’oublierai jamais qu’entr’autres politésses, on nous dit a plusieurs reprises, French dogs, Naked hands.

Un autre jour je fus aussi visiter Chelsea, l’hopital militaire pour les troupes de terre. Mais quoique très bien tenu, et d’une assez bonne apparence, il s’en faut de beaucoup qu’il approche de celui des matelots. En effet toute l'attention du gouvernement semble tourné du coté de la marine.

Les promenades de Londres ne sont pas nombreuses, mais sont vastes, et bien aërée. Le Parc de St James est plus au centre ; a dire le vrai, ce n’est pas autre chose qu’un grand enclos, avec quelques vieux arbres, qui forment une allée circulaire, au milieu de laquelle il y a une piece d’eau, et une prairie, ou sont quelques chevaux et autres béstiaux appartenants au roy, a ce qu’on m’a dit. C’est sur les cotés de ce parc qu’est bâti le palais de St James : La reine en a un plus petit, au bout, mais de beaucoup meilleur gout.

C’est a Hyde Park que le beau monde se promène, en voiture, a cheval, et a pied ; chacune de ces trois différentes manieres ont leurs allées particulieres, pour éviter la confusion, qui n’est déjà que trop grande. Cependant la famille royale, et un petit nombre de favoris, qui payent, m’a-t-on dit, fort cher pour cette distinction, ont le privilège d’aller en carosse dans l’allée des chevaux. Quant aux piétons ils sont préssés, coudoyés, sur une promenade de près d’un mille de long, sur douze pieds de large, qui conduit a une petite vilaine porte, qui sert d’entrée au superbe parc de Kingsington, ou le beau monde se promene le Dimanche, durant le printemps et l’été ; il est inouï que les belles dames qui s’y rendent n’ayent pas engagé a faire la depense d’une entrée plus convenable ; il est assez extraordinaire de voir, comment le Dimanche on se pousse on se déchire pour entrer et sortir de ce beau lieu. Le parc est vraiment au printemps, la place la plus agréable que l’on puisse imaginer, tout y semble tenu dans le plus grand ordre, et cependant tout y est naturel et simple, on ne doit pas s’attendre a y trouver les colifichets qui enlaidissent les jardins modernes ; une piece d’eau naturelle est tout ce qui l’embellit, on y voit pourtant une petite butte de terre, certainement factice, mais dont je ne sais pas l’origine, et dont on ne fait aucun usage.

La vieille eglise de Westminster offre un beau monument Gothique, et l’usage auquel il est consacré le rend encore plus réspéctable ; c’est la, que reposent les réstes des rois, et de tout ceux qui ont été illustres et utiles a leur patrie. Les gens qui font voir cette église se la sont divisés en département, l’un montre le chœur, l’autre les chapelles aux environs ; un d’eux me conduisit avec les différentes personnes qui s’y promenaient, dans un recoin obscur, ou après avoir ouvert une armoire, il nous montra avec de grandes cérémonies, de vieux hâillons, qu’il disait avoir appartenus a differens grands personages ; entr’autres il nous presenta le bonnet crasseux de Thomas Moore, autant que je m’en rapelle, et dans lequel il nous invita a jetter quelques pièces.

Un de mes amis étant entré a la brune, dans Westminster, pendant qu’il s’amusait a considerer les statues et les inscriptions, on ferma les portes, et il se trouva pris, force lui fut, d’y passer la nuit ; au matin le voyant pale et défait, les yeux battu, je lui demandai d’ou il venait. “Oh ! dit-il, j’ai passé la nuit en bien bonne compagnie, j’ai eu l’honneur d’être présenté a Mylord Chatam et un grand nombre de pairs, le roy même y était, et beaucoup d’autres, qui ont tous été très polis envers moi, quoique un peu froids et silentieux. Comme on s’étonnait de sa bonne avanture, il nous apprit, après quelques détours, qu’il avait dormi sur la tombe de Mylord Chatam.

Le palais de Whitehall est tout auprès ; dans l’interieur on voit une statue pedestre du Roy Jacques, en marbre blanc : Ce palais n’a rien de bien remarquable que la fenêtre bouchée, par où sortit jadis le malheureux Charles Premier pour monter sur l’echaffaut. Sa statue qui est a Charing Cross, semble indiquer avec la main, la place ou il fut exécuté, je n’ai jamais pu fixer ce monument de repentir, sans sentir les plus vives émotions : — Un jour peutêtre, — un jour, les Français désabusés. — Mais combien ce jour semble éloigné.

La ville est abondament fournie d’eau par une petite riviere dont on a détourné le cours, et qui donne assez, pour que presque toutes les maisons aient un reservoir.

Les rues sont communément larges, et ont presque toutes un trottoir, ce qui est infiniment commode, mais qui cependant n’empeche pas qu’elles ne soient fort sales a la moindre pluie, et tres glissantes ; on est au première instant tres surpris d’apprendre que toutes les pierres qui pavent les rues et meme celles des maisons, viennent de l’Ecosse, et c’est cependant la vérité, j’ai vu dans ce pays plusieurs carrieres qui ne sont en partie exploitées que pour Londres.

Je ne m’étendrai pas d’avantage sur cette ville immense, il faudrait un volume pour parler de toutes ses beautés, et d’ailleurs tant d’autres l’ont déjà fait si souvent, que ce serait une impertinence a moi, de marcher sur leur trace, c’est pourquoi revenons a nous.

Le gouvernement nous traita avec beaucoup de bonté ; des secours considerables furent répandus et divisés entre les mains des malheureux prêtres, ou autres émigrés, qui le trouvaient dans le besoin ; je ne saurais faire trop d’eloge de l’humanité des riches et loyaux habitans de Londres. Pendant que par toute la terre notre malheur semblait avoir imprimé sur nos fronts une marque de reprobation universelle ; les Anglais seuls, non seulement nous ont accorde un asyle, mais encore ont pourvu a la subsistance des malheureux qu’ils recevaient : Les écclésiastiques ont été reçu au nombre de près de cinq cents dans deux maisons royalles, ou ils ont été entretenus aux dépens du Roy.

Une demie douzaine de religeuses, dont l’abbésse était alliée a la maison de Brunswick, ont obtenu la permission de vivre suivant leurs régles dans une maison que le Prince de Galles a loué pour elles, a un des bouts de la ville.

Lorsque le bill des alliens fut passé, nous fumes obligés d’aller porter nos noms et demeures chez le juge de paix ; les conséquences de ceci furent, que bientôt les Jacobins furent obligés de se taire, et puis de déloger ; ce qui ne fut pas un petit soulagement pour nous : car avant cette époque, ils tenaient le dez, dans toutes les tables d’hôtes, déclamaient hautement contre le roy, la noblésse, et tous les gouvernemens du monde. Assez souvent il prenait certaine démangeaison de jetter les pots et les plats a la tête de l’orateur, mais devenus prudents par nos malheurs, on se contentait de ne rien dire, et de les écouter en silence, crainte qu’apres cet éxploit on ne fut obligé d’aller chercher fortune ailleurs.

Le gouvernement ne prenait d’autres précautions publiques contre eux, qu’en méttant la Tour a l’abri d’un coup de main. Cependant, plusieures personnes m’ont assuré avoir quelque fois vu des peintres déterminés venir a la table d’hôte, et au lieu de manger, s’occuper a déssiner les plus turbulents. Je n’ai jamais vu cela, mais je le tiens de quelqu’un, qui ayant été pris pour un Jacobin, eut beaucoup de peine a persuader le peintre, qu’il ne l’était pas.

Apres le bill des aliens, ils furent plus modestes, d’autant que le moindre mot suffisait pour leur faire avoir un petit billet doux du Ministre, qui les invitait a s’en aller. Un d’eux, parlant avec un peu de véhémence a table, reçut au milieu de son discours, un billet : "Oh ! oh !” dit-il, “c’est en Anglais ;" ne le sachant pas, il pria son voisin de le lui lire. “Puis je le lire haut ? ” lui dit l’autre. “Oh certainement, je n’ai point de secret.” Le billet était conçu en ces termes laconiques : — “ Sir, y ou will be pleased to leave London in four and twenty hours, and the kingdom in three days." On peut aisément s’imaginer quels furent les ris a la lecture de ce poulet.

Enfin que vous dirai-je, une fois que ma curiosité eut été satisfaite, que j’eusse fait le tour de la ville dans tous ses sens ; la foule des émigrés dont je faisais nombre, et les impertinens G—d d—m que chaque jour il me fallait essuyer des rustres de ce bon pays, commencerent a m’ennuyer ; bien déterminé a ne plus être soldat Prussien, Autrichién, ou Hollandais, en attendant qu’il plut au gouvernement de la Grande Bretagne de nous envoyer secourir nos malheureux compatriotes qui avaient pris les armes dans la petite, contre les Jacobins, fatigué de mon oisiveté, chagriné de mon inutilité, et des vaines promesses qu’on nous faisait tous les jours, déséspérant de les voir s’accomplir, après quatre mois d’ennuis, un beau jour je quittai Londres a pied, dans l’intention d’entreprendre une tournée dans l’interieur de l’isle, affin que dumoins, en harrassant mon corps de fatigue, je pus retrouver le repos de l’esprit, et que l’attention que des objets nouveaux m’obligeraient de prendre, détourna ma pensée des souvenirs trop récents et trop cruels qui l’affaissait.

Avant de partir, j’eus la précaution, suivant le bill du Parliament concernant les alliens, de demander un passeport au Ministere ; j’en reçus un des plus étendus, ayant par lui la permission d’aller par toute la Grande Bretagne, except his Majesty’s dock yard. Et m’étant muni d’une lettre générale de recommandation de Mr Hanckey, marchand de Londres, après avoir pris congé de mes amis, et de mes parens, je quittai cette ville, me résignant entierement a mon déstin, et croyant fermement, que puisque les émigrés y avaient rencontrés les hommes le plus bienfaisants, et qu’ils y avaient reçu l’accueil le plus amical, tant de la part du gouvernement que des individus, quoiqu’aussi parmi ceux pensant différément, on ait souvent rencontré des façons de faire bien differente, je trouverais par le pays des uns et des autres ; ce qui ne servirait pas peu, a me faire connaitre l’opinion générale des habitans, qui quoique très partagés, et éxtrêmement divisés, ne laissent pas de vivre paisiblement entre eux, sans toutes fois avoir beaucoup d’amitiè les uns pour les autres, mais par pure indifférence ! ainsi qu’on voit a Londres les statues de la famille de Stuart, et celles de Guilaume et de ses succésseurs.


L’ANGLETERRE.


LE quinze de May donc, après avoir mis un leger pacquet au coche de Bristol, je partis. F..., qui avait fait la campagne, et le voyage de Hollande avec moi, consentit a m’accompagner jusqu’a Windsor.

Je dois remarquer que pendant mon séjour a Londres, a force de soin j’étais parvenu a lire tout seul, la partie des gazettes qui est traduite du Français, mais ne pouvant dire un seul mot d’Anglais, je pris la précaution de mettre par écrit toutes les choses nécéssaires dans les auberges, comme bread, meat, dinner, supper, bed, fire ; puis me plaçant dans la tête le verbe Give me ; je me crus fort, parce qu’en l’ajoutant a tout autre mot, c’en est assez pour etre entendu, cette maniéré d’apprendre paraîtra bizarre ; mais je puis assurer que cela a été mon commencement dans l’Italien, l’Allemand, aussi bien que dans l’Anglais. Pour ne pas oublier le mot principal on peut le joindre avec un autre qui présente une idée agréable ; comme en Italien, par exemple, un bacio, en Anglais a kiss. Cela ma semblé un moyen certain de le retenir pour jamais et en le changeant a propos de ne jamais manquer de rien.

Nous dirigeâmes notre course sur Richemond par le parc de Kew. Le pays depuis Londres est plat, et n’est réélement pas aussi bon que je l’imaginais avant. Le pont de Kew est très élégant et n’a de vilain que l’argent que l’on fait payer au voyageur même a pied. Nous eûmes tout lieu d’etre satisfait de la beauté et grande nétteté de ce jardin que le roy parait préférer a tout autre, on y voit entr'autres une tour Chinoise de dix a douze étages, différentes éspéces d’animaux étrangers, des arbustes rares ; mais ce qui frappe le plus, c’est la charmante promenade, le long de la Tamise, qui quoique a six milles seulement de Londres, n’est plus une grand riviere, et semble un canal fait a dessein au bas des jardins, pour en augmenter l’agrément ; des deux cotés les bords sont unis, et l’herbe déscend jusques dans l’eau ; les jolis villages, et les belles maisons, qu’on apperçoit sur les rives, produisent un effet des plus agréables ; en vérité il y a certain point de vue de Kew a Richemond, qui pour la douceur et le charme qu’ils font éprouver n’ont pas je crois d’egal. La vue étonnante de Richemond, la beauté du pays, (que le printemps augmentait encore,) et que l’on découvre d’une hauteur sur le bord de la riviere, excite la plus vive admiration.

Richemond est une jolie petite ville, c’est la, ou les gens tranquilles et aisés, qui preferent la paix au fracas de la ville, viennent se retirer ; aussi les logemens y sont ils beaucoup plus chers qu’a Londres ; Deux heures après, nous arrivâmes a Hampton-court ; c’est la seule des maisons royalles, que j’aye vu dans la Grande Bretagne, avoir cet air de grandeur qui annonce la dignité du maitre. Les jardins sont bien tenus, et ornés de quelques beaux vases en marbre blanc. Un jardinier nous appercevant étranger nous conduisit au labyrinthe, et après en avoir fait le tour nous mena a la porte du grand jardin, ou il nous demanda pour sa peine ; quoiqu’il n’y eut pas cinq minutes qu’il fut avec nous, il ne nous parut pas très satisfait du shilling, que nous lui donames ; ce qui nous parut provenir des riches étrangers qui visitent ce palais, et a qui cependant nous ne ressemblions gueres. La grande terrasse le long de la riviere est une des plus belles de ce genre. Il y a dit on de fort belles choses a voir dans les appartemens d’Hampton-court, mais nous avions déjà vu tant d’appartemens royaux, que nous ne crumes pas que ce fut la peine de déranger le concierge.

Nous primes la route de Windsor, a travers une vaste lande couverte d’ajoncs, comme en Basse Bretagne ; ce qui surtout surprit mon camarade, qui enthousiaste de l’Anglomanie, s’imaginait qu’aucune terre n’était inculte, et que les plus mauvaises, étaient rendues fertiles par le génie des Anglais ; depuis, j’ai apris qu’il y avait un grand nombre de ces communs aux environs de Londres, comme dans la Bretagne appartenants aux paysans, qui y envoyent leur bestiaux, et que l’on ne peut cultiver par cette raision.

Ce qui nous étonna le plus, fut de voir que du plus loin, que les hommes s’appercevaient, ils paraissaient craindre de s’approcher, et ne le faisaient qu’avec quelques précautions. Comme nous réfléchissions sur cette crainte peu naturelle a ce qu’il nous semblait, si près de Londres et en plein jour, nous vimes un homme dans un cabriolet s’arrêter, et délibérer s’il viendrait a nous ; il nous joignit pourtant, en même tems que de l’autre coté venait une voiture a quatre roues ; une personne dedans, dit a mon camarade, qui entendait quelques mots d’Anglais, que quatre hommes a cheval, et masqués, s’étaient approchés de la voiture, et voyant qu’il n’y avait que le domestique, s’étaient retirés. La dessus l’homme du cabriolet commença a trembler, nous lui offrimes notre secours dont il ne parut pas se soucier, et tourna bride sur le champ ; La personne dans la voiture nous exhortait fort, a retourner aussi sur nos pas, mais le cocher dit avec cmphafe, “G—d d—m ; they are strangers, and where are Englishmen on horseback to be found, attacking strangers on foot, upon the high way ? Quoiqu’il en soit, je fus enchanté de l’occasion, et après avoir pris quelque précaution pour ma montre et mon petit trésor, je persuadai mon camarade, qui a dire vrai, n’en avait grande envie de poursuivre notre chemin.

La malice entrait bien pour quelque chose dans cette détermination. Il me paraissait si extraordinaire d’être volé en plein jour, entre la capitale et la résidence du roy, que je crois en vérité que le plaisir de le raconter a toute la terre, m’eut empêché d’en être fâché. Mais les voleurs nous regarderent dedaigneusement, et sans nous dire un mot. Des émigrés voyageant a pied ne sont pas le gibier qu’il leur faut.

A travers un pays assez bien cultivé et très varié, nous atteignimes Windsor. Malgré la fatigue de notre longue marche, notre curiosité nous en traîna sur la terrasse. Nous primes tant de plaisir a considérer l’immense vue qui s’offrait a nous, que la nuit nous surprit, il fallut bien nous retirer ; car la nuit, quand on est bien fatigué, la plus belle vue, est celle d’un bon lit.

Le lendemain de grand matin nous retournames sur la terrasse, et après avoir admiré quelques temps la beauté et l’étendue de la vue, le vieux chateau réparé, le donjeon, et la mauvaise statue qui est dans le milieu de la cour, aussi bien que la chapelle Gothique nous fimes une longue promenade dans le parc, en caressames les chevreuils, qui sont privés comme des chiens, et viennent manger le pain dans la main. Nous retournames a la ville, et après nous être embrassé le plus cordialement du monde, en bons Français au milieu de la rue, ce qui nous attira les regards de bien des gens, qui j’imagine, s’étonnaient fort de notre façon de faire ; car dans ce pays ce n’est pas l’usage d’embrasser, on se contente de serrer vigoureusement les doigts a son ami, quand on le revoit, ou quand on le quitte, en raison de l’interet qu’on lui porte, car si on lui est peu attaché on ne fait que lui toucher tres légérement dans la main.

L’ayant donc embrassé, le cœur plein de regret, je le plaçai sur le coche de Londres, et je pris a pied, et tout seul, le chemin d’Oxford.

Apres avoir marché a peu près huit a neuf miles, je rencontrai le coche de Londres, me trouvant fatigué, je fis signe avec mon pouce, suivant l’usage ; le cocher arrêta, et je me plaçai plus haut que personne sur la place impériale, ou le temps étant très beau je fus visité par ceux du dedans. Le pays entre Windsor et Oxford a quelques morceaux près, ne répondit pas a l’idée brillante que j’avais de l’agriculture Anglaise.

La ville d’Oxford est assez bien bâtie, et ne manque pas de promenades, que le grand nombre de corbeaux, empêche d’être aussi agréable qu’elles pourraient l’être ; il est inoui comme les corbeaux qui sont des oiseaux de passage en France, et qu’on n’y voit qu’en hiver, pullulent dans la Grande Bretagne, ils s’assemblent sur quelques arbres a leur convenance, y batissent leur nids, et quand une fois ils s’y sont établis, rien dans le monde ne peut les en chasser. Un d'eux se trouve toujours en sentinelle, qui a la vue d’un homme avec un fusil, avertit les autres en croassant a différentes reprises, sur quoi tous se dispersent, et ne retournent a leur nids qu’après avoir plané plusieurs fois a une hauteur prodigeuse au dessus de leurs habitations ; aussi n’est ce qu’avec la plus grande peine, qu’on peut les tirer, car quant a prétendre les dénicher cela est presque absolument impossible, leur nids étant communément a la pointe de branches, qui seraient incapables de porter l’enfant le plus leger. Il y a des personnes fantastiques, pour qui leur croassements est une musique delicieuse, et qui seraient au déséspoir qu’on les tourmenta. Bans le fait, leur jeux, leur polices, leur batailles, sont dignes de remarque. On ma plusieurs fois assuré que quand l’un d’eux s’avisait de voler un morceau de bois du nids des autres ; tous, après de longs croassements fondent sur le sien, et chacun emportant un morceau de bois, il est détruit dans un moment : C’est en vain que le voleur entreprend de le defendre, pendant qu’il fait tête d’un coté ; la justice travaille de l’autre. J’ai souvent vu, moi-même, la déstruction complette de plusieurs de leurs nids, mais je ne suis pas capable de dire la vraie raison, de la fureur qui les acharnaient contre le patient.

Il y a beaucoup de personnes qui attendent avec impatience, le moment ou les petits s’essayent a voler de branches en branches ; ils les tirent alors a leur aile, et les mangent ; on assure que quoique la chair en soit noire, elle n’est pas de mauvais gout, on en fait souvent des patés fort bons, a ce qu’on m’a dit, je suis fâché de n’avoir pas été a même d’en goûter, j’aurais été charmé d’avoir une occasion de faire la guerre aux prejugés qui nous empêchent de faire usage des bonnes choses que nous avons sous la main ; je suis convaincu, qu’une nation qui réunirait les dégoûts, que les hommes ont pour différentes viandes, ou nourriture quelconque, serait réduite a vivre de racines ou de fruits.

Il n’est peutêtre pas de ville en Europe, ou les établissemens des différentes universités soient si considerables et si nombreux. C’est la, que la jeunésse Anglaise vient etudier, soit pour le bareau, la médecine, ou l’eglise. Les jeunes gens sont vêtus d’une grande robe noire, avec des manches pointues, et portent un bonnet avec une forme plate et quarrée. Quelque part qu’on aille on est sur de les trouver, comme partout ou les jeunes gens afluent ; ce qui fait que je ne pense pas que le sejour d’Oxford soit très agréable. La cathédrale est un immense bâtiment Gothique, auprès duquel il y a un baptistere, ou un bâtiment séparé pour donner le baptême ; Oxford, Rome, Florence, Pise, et Elgin au nord de l’Ecosse, sont les seuls villes ou j’en aye vu. En parcourrant les disterens édifices j’ai été assez surpris, de voir au dessus d’une porte, la statue du Cardinal de Wolsey en habits pontificaux, avec une inscription flatteuse sous le pied d’éstal.

La Tamise est navigable pour les bateaux jusqu’a Oxford, mais la navigation est prolongée beaucoup plus loin par la moyen des canaux.

Le sur lendemain, a travers sept mille d’un pays, peu cultivé, je me rendis a la superbe et orgueilleuse maison de Bleinheim ; chacun sait pourquoi, et pourquoi elle fut bâtie. Le parc est immense, on a pratiqué dans le fonds de la vallée un lac d’une étendue considerable, et de tous cotés on apperçoit quelques nouveaux accidents. Le corps de logis est vraiment royal et réspire la grandeur, on apperçoit en face, de l’autre coté du lac, une colonne magnifique, sur la quelle est placée la statue du Duc de Marlborough : cette colonne que l’orgueil national, autant, que la reconnaissance éleva, est aussi couverte des traces du motif qui la fit construire, le pied d’éstal haut de plus de vingt pieds est couvert sur les quatre faces, de marbre blancs de la même hauteur, ou de longues inscriptions en caractere assez fins, annoncent aux races futures les victoires des Anglais, et les defaites des François, lors de la ligue universelle, contre Louis XIV. Il m’a fallu une grande heure pour les lire toutes, et en les finissant, je ne pus m’empecher de dire, que quand les Anglais parlent de leur exploits, ils n’employent pas le laconisme lapidaire.

J’admirais a quelque distance, la noble fierté du vainqueur de Bleinheim, la prodigeuse hauteur ou on la place, comme pour indiquer l’élévation de son génie, et de son courage ; son habillement Romain éxcitait aussi mon attention, quand regardant attentivement dessous les plis de son manteau guerrier, formés par la poignée de son épée, j’apperçus sortir un gros corbeau qui bientôt retourna porter a manger a ses petits qu’il avait laissé sous la protection du héros — Jupiter avait son aigle.

Puis en quelque sorte retournant sur mes pas, quoique plus a l’ouest, je fus coucher avec une pluie continuélle, a quatorze mille d’Oxford, après en avoir fait près du double. Il faudrait bien peu connaitre les aubergistes Anglais, pour imaginer qu’un piéton mouillé et crotté fut reçu sans difficulté ; il n’y a dans ce bon pays que des riches, ou des pauvres ; vous étes traités comme un seigneur ou comme un faquin. Les plus pauvres gens ont une telle horreur pour les voyages a pied, que quand la misere les y contraint absolument, ils voyagent la nuit, crainte d’être vu. Si, près des villes a manufactures, on rencontre quelques ouvriers, c’est avec un petit paquet a la main, dans un mouchoir de soye, mais jamais rien sur leurs épaulles, ainsi q’en Allemagne et en France, ou quelques fois des gens riches ne dédaignent pas de se rapeller qu’ils ont des jambes. — Quoiqu’il en soit, après une assez froide réception, que j’eusse fait sécher mes habits de mon mieux, et que je me fus un peu délassé, je fus sur le pas de la porte prendre l’air. Un homme qui avait paru fort s’appitoyer sur mon sort quand j’étais auprès du feu, après quelque questions, (moitié Anglais, moitié Français ; car quoique ce ne fut que mon quatrieme jour d’exercise, je commençais deja a entendre), sur l’endroit ou je voulais aller, auxquelles pourtant je ne répondis que Bristol ; pensant que la misere seule pouvait engager a faire une telle route a pied, avec beaucoup de bonhommie m’offrit un shelling ! Quoique je sentis la bonté du procedé, comme dans l’abyme ou nous sommes tombé quelques petits brins d’orgueil ne nous ont point abandonné, je tirai quelques guinées de ma poche, et les lui presentai, en le remerciant. — Ce petit trait de vanité, ne servit qu’a me faire payer double le lendemain.

M’armant de courage, je me remis en route, mais bientôt appercevant, que le chemin faisait un détour considérable, beaucoup plus au nord que la place ou je voulais aller, ne se trouvait marquée sur la carte et appercevant un petit sentier qui semblait se diriger du coté ou je désirais d’aller, je le pris sans balancer. Apres avoir fait deux ou trois miles, j’arrivai sur le bord d’une riviere, que je crois la Tamise, tres profonde, quoique peu large. Je ne savais trop comment faire, et ne pouvais pas me résoudre a retourner sur mes pas ; cependant il aurait bien fallu m’y déterminer, lorsqu’appercevant sur la rive, un gros bateau de charbon, et personne dessus pour le garder, je m’avisai de le pousser a l’autre bord ; ce a quoi je reussis avec une peine incroyable. Au moment ou je débarquais, voila les gens du batteau qui arrivent, et qui voyant ou je l’avais conduit, entrerent dans une rage incroyable ; je laisse le lécteur inventif imaginer quels furent les complimens que ces pauvres diables me firent ; quoique je n’en entendis pas la moitié, j’avoue qu’ils me semblerent expressifs au dernier degré. Cependant, pour ne pas les laisser trop dans l’embarras, comme il y avait un petit bateau sur le coté ou j’étais, je le mis a flot, et le leur poussai ; pendant que le courant le leur envoyait, je m’éloignai prudemment, et j’étais déjà bien loin lorsqu’ils purent en faire usage.

M’écartant encore de la grande route, en deux jours de marche, par le milieu des terres, j’arrivai a Bath, par Burton et Wolton Basset. Cette derniere est une petite ville presqu’entierément séparée du resté du pays par les mauvais chemins qui y conduisent. Son aspect n’annonce pas qu’aucune espece de manufacture y soit établie, et vraisemblablement, elle n’est habitée que par les cultivateurs. J’ai pourtant remarqué qu’on travaillait a faire des chemins, et que dans certains endroits ils étaient deja faits. Je me rappelle avoir vu, une inscription dans un mauvais pas, ou un certain homme y donne avis au public, qu’il lui est redevable d’un sentier large de deux pieds, qu’il a fait paver a ses frais, depuis le village jusqu’a l’église.

Plus près dé Chippenham le pays s’embéllit et devient même pittorésque. Une petite montagne de deux cent pieds de haut environ, se trouve entourée de deux vallées tres fertiles ; la largeur de son sommet n’est gueres que de deux cent pas, et est allez bien cultivé.

Chippenham est situé dans une riche vallée, ou la culture des terres, est egalle a la bonté du terroir, et quoique ce ne soit qu’une petite ville, l’aspect riant de sa situation lui donne une assez bonne apparence. Bientôt, du sommet de la montagne qui domine Batb, j’apperçus la belle vallée de l’Avon, et la ville superbe qui l’embellit encore, et dont l’agréable situation beaucoup plus que les eaux minérales attirent cette foule de riches oisifs, qui y répandent l’abondance et les plaisirs. Quoique a plus de quatre mille, j’arrivai dans un moment, et oubliant la fatigue de ma longue marche, je commençai a parcourir la ville ; a chaque pas, je voyais des gens qui m’examinaient des pieds a la tête, ricannaient, et se parlaient a l’oreille et ce fut bien pis ; lorsque je voulus chercher a me loger, quoique j’employasse les termes les plus honnêtes, les auberges étaient toujours pleines ; on ne pouvait pas me recevoir, me disait on, en regardant mes bottes et mes cheveux — Apres bien des reflexions, j’avisai qu’il était Dimanche, qu’il y avait de la pousiere sur mes bottes, et qu’il n’y avait pas de poudre sur mes cheveux : comme il n’y avait pas de remede a cela étant assez tard, j’entrai dans la première maison, et en priai le maitre de me faire conduire a une auberge ; ce qu’il fit de très bonne grâce.

J’employai le lendemain et surlendemain a parcourir les environs, qui sont charmans, et a visiter la ville dont j’admirai les beaux batimens ; le croissant surtout excita mon attention, aussi bien que le quartier ou sont les parades du nord et du sud. La ville forme un amphithéâtre assez vaste, garantie des vents du nord par la montagne dont elle occupe le pied et le centre. Les eaux minérales sont chaudes ; j’y ai pris un bain par curiosité. Il m’a paru assez extraordinaire de me trouver dans la même eau qu’une douzaine de femmes, car il n’y a point de places separées pour elles, chacun est enveloppé dans sa robe de chambre de flannélle, qui a cela de dégoutant, qu’elle est publique et sert a tout venant ; on ne distingue les femmes que par leur coiffes, tandisque les hommes, ont communément un bonnet de cotton.

Je me rendis a Bristol, qui beaucoup plus considerable, n’est pas a beaucoup près si agréable que Bath, cependant ne manque pas de beauté, mais d’un genre très different. Le commerce qui pendant longtemps avait fait de Bristol la seconde place d’Angleterre, semble s’être transporté depuis quelques années a Liverpool. La ville n’a qu’un bassin ; l’eau y est retenue a la marée basse par des écluses, qui a la marée haute s’ouvrent, et y laissent entrer et sortir les vaisseaux.

Elle a peu de beaux batimens. L’ancienne cathedrale est une vieille eglise Gothique sans beauté, il y a une assez belle place, au milieu de laquelle on voit une assez mauvaise statue. Les bords de l’Avon sont charmans et tres pittoresque a l’ouest particulièrement : on arrive par une pente aisée sur un terrein qui semble peu différent du niveau de la ville : après un mille de marche apeupres, tout à coup le terrein cesse, un vaste et profond precipice s’ouvre, au milieu duquel on voit couler l’Avon, et ou les vaisseaux vont et viennent, sous les pieds du spectateur, a une profondeur de plus de trois cents pieds. Cette vallée de l’Avon est charmante ; j’ai retrouvé des espéces de montagne, et cela m’a fait un plaisir inexprimable après la platitude de Londres et de la Hollande.

La lettre que j’avais pour cette ville ne m’y a fait avoir aucun agreement ; la personne a qui elle était addréssée, était a Londres, croyant qu’a l’argent près dont je n’avais pas encore besoin, sa femme pourrait m’etre de quel que utilité, je l’ai demandé — elle était morte — et le commis, il avait congé ; de sorte que comme les Anglais ne sont pas grands parleurs, je n’ai pas ouvert la bouche pendant les trois jours que j’ai passé ici, excepté quelques questions sur le pays.

Un jour je fus visiter les eaux mineralles presque tiédes de Bristol, elles sont situées au pied d’un roc, qui forme le précipice dont j’ai deja parlé, et ou les médecins envoyent leur malades, lorsqu’ils ne savent plus qu’en faire. On m’a assuré que c’était un spéctacle cruel, que celui des moribonds poulmoniques que l’on rencontre a la pompe, et aux autres places publiques. On va souvent aux autres eaux pour les amusemens qui s’y trouvent ; ici on vient pour mourir. Cependant elles conservent toujours la réputation d’être bonnes pour la poitrine, quoique dans le fait elles ayent bien peu de vertu, si on juge par l’apparence, car elles n’ont presque point de gout, et sont plus froides que chaudes ; mais le malade se flatte, et meurt en se noyant d’eau.

Suivant le cours de la riviere, j’arrivai avec beaucoup de peine, après un long circuit, et par un sentier rabotteux, jusqu’a l’endroit ou elle se jette dans la Severne. La je fus bien recompensé de ma peine, par l’immensité du coup d’œil qui s’offrit a moi. L’embouchure de la Severne peut avoir neuf a dix mille de large dans cet endroit. On apperçoit sans beaucoup de peine, a l’autre bord, les montagnes du pays de Galles, qui ajoutent beau coup a la scéne par leur élévation. A l’ouest l’œil se perd dans la mer d’Irlande, tandis qu’a l’est on apperçoit la riviere se rétrécissant insensiblement, les bords devenans plus unis et offrans a la vue un pays fertile et bien cultivé. En retournant a la ville, je pris un autre chemin, et vis en partant une maison magnifique, et quelques villages, dont l’apparence annonçait l’aisance des habitans.

On trouvera bon que je me repose ici, et que j’en fasse autant, toutes les fois qu’après avoir traversé l’isle, je serai arrivé a la mer opposée au coté d’ou je serai parti, et que j’intitule tous mes chapitres du nom de celle ou j’addresserai mes pas.


MER D’ALLEMAGNE.


JE m’achemenai vers Glocéster, au travers d’un pays très plat, il est vrai, mais tres abondant et fort bien cultivé. C’est une petite ville, qui n’a conservé de son ancien renom, que la bonté de ses fromages et de son cydre. On est étonné avec juste raison de la voir dans l’état ou elle est, après avoir lu dans l’histoire d’Angleterre que Charles premier perdit un temps precieux a l’assiéger ; a présent il n’y a pas même vestige de muraille. C’était un dimanche, et par curiosité pour la vaste Gothique cathedrale, j’ai suivi les soldats, et la foule qui s’y rendaient ; a peine fus-je entré, qu’un homme vétu de rouge et de noir, avec une grande baguette blanche, m’est venu prier si poliment de m’asseoir sur un banc qu’il m’a ouvert, que je ne crus pas devoir le refuser. Il l’a fermé immédiatement apres, et dans la crainte de faire du bruit, et de causer du scandale en me retirant, il m’a fallu entendre un sermon de deux heures, sans y comprendre un seul mot. Le soir même, ennuyé de n’avoir rien a faire, ni a voir, je fus coucher a Upton, une jolie petite ville de l’autre coté de la riviere, et le lendemain j’arrivai de bonne heure a Worcester.

La Séverne arrose sans contredit le meilleur, le plus riche, et le plus agréable pays de toute l’Angleterre. Il n’a pas le désavantage d’être aussi générallement, que celui près de la Tamise, bas, marécageux, et mal sain. On ne voit de tous cotés des villages propres et florissants, la terre cultivée dans la derniere perfection, et couverte d’arbres fruitiers, croissans avec, la plus grande vigueur ; des prairies immenses, ou l’on peut compter des milliers de béstiaux, dont en voyant l’etat, il est impossible de douter de la bonté du paturage.

Il y a un point de vue, près d’une petite ville entre Glocester et Worcester, qui ressemble allez a l’idée qu’on nous donne de la terre promise ; c’est près de Teuksbury, petite ville allez nette, il y a une colline de sable et de gravier, dont la Severne a rongée une partie, la hauteur perpendiculaire peut être a présent d’une centaine de pieds ; de la, on domine les vastes plaines du Glocestershire, la vallée, dans laquelle la riviere coule, et dont on apperçoit tous les détours, pour plus de trente mille, couverts de bateaux montans ou descendans ; le paysage est animé par la culture la plus recherché, et par la vie et le mouvement qui parait de toutes parts.

Worcester est la ville la plus agréable de ce beau pays ; elle est mediocrement grande, bien bâtie ; les rues bien pavées, et a des promenades charmantes tout autour. La cathédrale, est digne de la remarque du voyageur, quoiqu’elle ne soit pas si considerable, que beaucoup d’autres en Angleterre.

La scene change terriblement de Worcester a Birmingham, comme cette derniere ville, semble être l’attelier de Vulcain, aussi les pays qui en approchent ont ils quelque peu de resemblance avec ceux qui approchaient le Tartare. A dix ou douze milles nord-est de Worcester et de la Severne, on traverse une bruyere longue de quatre a cinq milles, et ce n’est qu’a cinq ou six de Birmingham que l’on retrouve la terre cultivée. On vend indifférement partout ce pays, la bierre, le cydre, ou le perré, a peu près au meme prix.

Birmingham est une grande ville, pouvant contenir soixcente mille habitans, a en juger par l’immense étendue qu’elle occupe, et le mouvement qui y regne. Il n’y a gueres d’autres batimens remarquables, que l’etablissement pour les orphelins des pauvres ouvriers, qui est vaste et bien entretenu. La ville est entourée de canaux, qui joignent d’un coté avec la Severne, et que l’on s’occupe a joindre de l’autre avec l’Humber, et ainsi traverser l’isle.

On apperçoit aussi de tous cotés, de petits jardins avec une petite cabane, c’est la, que les ouvriers fatigués de leurs travaux viennent se délasser d’une maniere utile ; en outre de l’amusement et de l’occupation agréable qu’ils y trouvent, ils jouissent encore du fruit de leur industrie, en recueillant autant de légumes qu’il leur en faut pour eux, et leur famille ; je cite ce petit article avec grand plaisir, parceque je le crois tres utile, et que même je penserais de l’humanité et de l’interet de tous les manufacturiers possibles d’établir et d’encourager la même chose.

Cependant cette nouvelle ville que l’industrie a créé et soutient, n’a rien de bien agréable pour l’étranger, on n’y voit que des ouvriers noircis par la fumée de leurs atteliers. On n’y entend que le bruit du marteau et des chariots chargés de ferraille ou de charbon. Tous les batimens sont noircis par la fumée, et couverts d’une poussiere brune, qui s’attache, et pénétre partout ; la, en se lavant le visage trois fois par jour, on est sur de rendre l’eau presqu’aussi noire que de l’encre.

J’arrivai le soir a Shrewsbury, a travers les mines d’or d’Angleterre, (je parle de son charbon). Le nombre des puits est si considerable qu’il semble de loin, un grand camp. Chaque puit a une pompe a feu qui sert a tirer l’eau et a amener le charbon ; il y a certainement dans cet endroit, beaucoup plus d’habitants dessous la terre que dessus. Les ouvriers travaillent jour et nuit, et se rélévent, les uns les autres.

En déscendant du poste élevé ou je m’étais placé a Birmingham, je me promis bien que ce serait la derniere fois que j’y monterais, quoique ce ne soit point une maniere désagréable de voyager, quand il fait beau ; mais les Anglais sont si fiers et si méprisants pour tout ce qui n’a pas l’apparence de la fortune, que les humiliations que l’on reçoit a chaque instant, sont vraiment cruelles, et qu’il est infiniment préférable d’aller un peu moins vite et indépendant ; car quand je ferais trois cent milles dans un jour, je n’en serais pas moins un étranger, un pauvre diable d’émigré, et que de plus j’aurais dépensé de quoi vivre trois semaines, ou un mois, et n’aurais pas si bien vu le pays ni si bien connu les usages. Aussi de ce moment il est décidé que je n’aurai plus d’obligation a d’autres qu’a mes jambes, pour achever ma course.

Shrewsbury est sur la frontière du pays de Galles, et son nom en Gallois est Sallop ; qui a dire le vrai n’est pas joli en Français. On parle encore Anglais ici, a quelque milles plus loin c’est le Gallois. C’est une ancienne ville, dont les maisons sont mal bâties, mais dont la situation sur la Severne est vraiment charmante. La riviere ne cesse d’être navigable qu’a trente ou quarante milles plus haut, et ainsi peut avoir un cours de près de deux cents milles, aussi est elle de beaucoup la plus considérable de la Grande Bretagne ; Les environs de cette petite ville sont très pittorésque, et fournissent de promenades agréables, plantées d’arbres ; on y distingue le bâtiment de l’hotel de ville, sur lequel on voit une statue de Levellyn, le dernier prince de Galle, avec quelques mots dans la langue Galloise. C’est ici que j’ai regretté de ne pas savoir le Bas Breton, que l’on parle dans trois évêchés de la proVince ou je suis né ; certainement alors n’eusse été que pour savoir s’il est vrai que le Gallois est un idiome du même language, j’aurais fait entièrement le tour du pays ; pourtant afin d’en voir au moins un échantillon, je passai par ce coin du pays de Galles qui borde le Cheshire, et dont les collines me semblerent peu élevées et assez productives ; mais c’est si près de l’Angleterre, et le chemin est tellement frequenté, que je ne remarquai aucune différence entre les habitans.

A la couchée, par un hazard allez extraordinaire, un vieux Turc, dans les habits de son pays, apparement assez misérable, venant de Dublin, pour eviter les frais du coche, était venu a pied depuis Holy-head, n’entendant pas un mot d’Anglais, il parlait par signe. Le voyant embarrassé, et sachant que presque tous les Turcs savent l’Italien, je m’addressai a lui dans cette langue, et lui fis donner les choses dont il manquait. Les ouvriers qui travaillaient a la batisse d’un pont pres de la, s’étaient assemblé pour le voir ; ils le regardaient avec surprise, et furent bien autrement étonnés quand ils m’entendirent lui parler dans une langue que n’était ni Anglais ni Gallois. Cependant, après le premier moment, un d’eux me demanda, Is not that a Frenchman ?

Mon Turc avait donné son turban a blanchir, et lorsqu’on le lui rendit le lendemain, on lui demanda, je crois, quinze pence pour le blanchissage. Le pauvre homme se débattait, et jurait en vrai Turc, que c’était beaucoup trop cher ; la femme diminua de trois ; mais comme l’autre ne voulait encore donner que la moitié de ce qui réstait, et que cela faisait un bruit horrible, je pris la Juive dans un petit coin, la payai du surplus, et lui recomandai de se taire. Je retournai auprès de mon Turc, qui voyant que j’avais fait taire la vieille harpie, me fit mille caresses, et nous déjeunames ensemble, ou il se récria, peutêtre avec raison, sur la dureté et l'esprit intéréssé des aubergistes, et de toute l’éspéce qui a affaire au public, dans ce bons pays comme ailleurs. En nous séparant, le pauvre vieux diable, d’un air vraiment touché et amical, appliqua sa moustache sur ma main, et me souhaita toutes les bénédictions du saint prophète.

J’arrivai le soir a Chéster, dont les gras pâturages et l’éxcéllent fromage sont bien connus. La ville est petite, mais ses bâtimens sont assez agréables ; il n’y a pourtant rien de bien remarquable que la promenade étroite, que l’on a pratiqué sur les anciennes murailles, qui font entièrement le tour de la ville. Au pied des murs à l’ouest, il y a un canal creusé dans le roc vif, a la hauteur de pres de trente pieds, il va joindre la Dee, qui procure un petit commerce de Cabotage a Chester. Traversant cette langue de terre qui sépare la Dee et le Mersey, dont le terroir est tres riche et fort bien cultivé, j’arrivai en face de Liverpool, ou un bateau public vint prendre les passagers qui ainsi que moi l’attendaient. La traversée est de six a sept milles au moins.

Liverpool est très considerable, c’est ici le principal attellier de l’industrie et du commerce Britannique ; je n’ai jamais vu dans aucun port de l’Europe, je n’en excepte pas même Amsterdam, une aussi grande quantité de vaisseaux. On compte sept bassins, peu considérable a la vérité, mais dont le moindre pourrait aisément contenir trente a quarante vaisseaux, et le plus grand, trois ou quatre fois ce nombre. L’eau de la mer y entre a la marée haute, et son propre poids a la marée basse ferme des écluses qui les retiennent, de sorte que les vaisseaux sont toujours a flot, ce qui est un prodigieux avantage ; car le grand nombre des rivieres dans la Grande Bretagne ne sont pas assez profondes pour empêcher les vaisseaux d’etre a sec au reflux. Outre le commerce maritime, on y voit encore une prodigieuse quantité de manufactures de toutes sortes, qui, a dire vrai, par l’épaisseur de la fumée du charbon, qui y est employé font de la ville un séjour si peu agréable, que la plupart des négotiants riches, habitent avec leur famille a quelque distance, et y viennent pour leurs affaires, mais n’y couchent pas.

La grande ville de Liverpool au commerce près, a peu de chose remarquable. L’hotel de ville seul est d’une architecture noble, mais il est tellement situé, que d’une très belle rue, qui semble avoir été bati éxpres pour donner du jour a la façade, on n’én apperçoit que la moitié, et sans contredit la plus belle partie du bâtiment est sur le derriere, dans un endroit ou il ne peut frapper les yeux de personne.

Je présentai a Messrs. Tarleton et Backhouse la léttre de recomandation que j’avais pour eux, et Mr Backhouse le fils eut la bonté de se promener avec moi près des différents bassins, et par occasion, me fit voir trois gros vaisseaux que des corsaires appartenans a son pere, avaient pris aux patriotes, quoiqu’il n’y eut que cinq mois que la guerre fut commencée. Entre ces trois captures il y avait un vaisseau de Nantes, qui n’avait pas été quinze jours en mer, et qui n’était a Liverpool que depuis deux ou trois. J’eus la curiosité de voir les gens de l’équipage, et je le priai de vouloir bien me conduire a la prison, éspérant qu’ils pourraient m’instruire de quelques particularités touchans mon malheureux pays, et peutêtre aussi les parens que j’y avais laissés ; il y consentit de très bonne grace, et nous nous rendimes a la nouvelle prison, dont il me fit ouvrir les portes.

Quand je me trouvai au milieu des sans culottes j’avoue que ma contenance fut un peu embarrassée ; pourtant je m’avanturai a les questionner, mais je pus m’appercevoir bien vite par leur reponses, qu’ils savaient a qu’ils avaient affaire : Ils me firent les choses encore plus mauvaises, qu’elles n’étaient ; aussi je me retirai promptement ayant eu la précaution de ne pas donner mon nom. Officiers, soldats, matelots, mousses, suivant les loix de l’égalité qu’ils reclament sont tous renfermés, et reçoivent six pences par jour pour leur subsistance.

Apres avoir remercié mon conducteur dont le pere eut la complaisance de m’introduire a sa famille, avec laquelle je passai deux ou trois agréables soirées, dont je sentis bien mieux le prix après ma longue marche et ma longue abstinence de societé ; je partis dans la même voiture qui m’avait apporté a Liverpool, et dirigai ma course vers Manchester, ou sans malencontre, mon bâton a la main, j’arrivai modestement le second jour ; comme il se trouvait être un dimanche, bien instruit par la leçon que j’avais reçu a Bath, j’eus la précaution, avant d’entrer dans la ville, d’oter la poussiere de dessus mes bottes, et de mettre de la poudre sur mes cheveux, de sorte que personne ne parut me remarquer ! quand il est si aisé de contenter les gens, on aurait tort de ne le pas faire.

Je fus ici parfaitement reçu par Messrs Rawlinson et Alberti ; bon diner, bon vin, bonne figure d’hote, et le concert après. Les gens de ce pays, malgré toutes leurs honnêtetés, sont d’une jalousie ridicule de leurs manufactures de velours de coton qui sont en tres grand nombre ; ils m’ont laissé voir le roussis du coton, et la maniere dont on coupe les rayes dans le velours, mais non la machine qui fabrique le tissu. J’ai eu beau les assurer en avoir vu une a Nantes qui filait, jusqu’a quatre vingt brins, ils n’ont jamais voulu y consentir, et m’ont seulement dit que la leur allait jusqu’a deux cents, ce qui dans le fait ne demande que plus de force que celle de Nantes, mais doit au surplus être parfaitement la même chose, Quoi qu’il en soit, on ne peut nier qu’ils ne fassent le velours d’une maniere plus parfaite que tous les autres peuples de l’Europe. Le mystere dont ils en couvrent la fabrique a quelque chose de bien extraordinaire, quand on songe que la plupart des commis sont étrangers, et que même grand nombre des chefs de manufacture sont Allemands et Italiens.

La peine de mort est, m’a-t-on-dit, prononcé contre le mortel téméraire qui entreprendrait d’engager pour l’étranger un de leurs ouvriers, par l’appât d’un gain considerable ; ce qu’il y a de sur c’est que lors de mon passage, il y avait dans les prisons un Amériquain, et un Français pour ce sujet. Il me parait incroyable, que s’il est réélement une machine ingenieuse et inconnue, le grand nombre d’étrangers, qui sont employés dans les manufactures ne révèlent pas le secret a leur compatriotes ; cependant je dois dire, qu’aucun commis étranger n’est admis dans les principaux attelliers, qu’après quatre pu cinq ans d’épreuve, et encore lorsqu’il a pris intéret dans quelques unes des maisons de commerce de la ville.

Outre cette manie, j’en trouvai un autre plus ridicule encore, les habitans sont plus d'à demi patriotes, ne parlent de nos constitutionels que comme de gens sublimes qui ont seulement laissé le regret de ne s’être pas déclaré permanents et héréditaires, avec une chambre des pairs et une chambre des communes, tirés de leur propre sein ; voila comme chacun prêche toujours, pour le saint de sa paroisse ; parceque les Anglais ont une Chambre des pairs héréditaire, et une chambre des communes, ils ne peuvent pas s’imaginer qu’aucune nation dans le monde puisse être heureuse et libre sans ces deux choses, ou dumoins leur noms, car c’en est assez pour le peuple de tout pays.

Ainsi l’on voit certaines nations eh Europe, dont les sots admirent le libre gouvernement, parcequ'on voit le mot, Libertas, écrit par tout, même sur la porte de la prison ; tandis que l’on traite d’ésclave et de lâche, d’autres qui ont de tres grands privilèges, vivent tranquilles et heureux, parceque leur souverain dit dans sés edits, tel est notre bon plaisir ; c’est ainsi que la pauvre humanité a toujours été mené par des sons, et que tel, ésclave de la cent millième partie d’un déspote dans son village, se croit libre parceque son pays s’appelle une république, tandis qu’un autre très indépendant, n’obeissant qu’aux loix, payant sss impositions, et vivant heureux sur sa terre avec sa femme et ses enfants, se croit esclave, parceque quelques grimauds ont dit que son souverain était déspote.

La ville de Manchester n’a rien de remarquable que les canaux qui l’entourent et un assez beau pays. Bientôt je laissai cette vaste manufacture, car c’est ainsi qu’on peut justement l’appeller ; ou comme a Birmingham on ne rencontre que des ouvriers, ou la fumée suffoque, et ou jamais le jaloux manufacturier ne peut s’imaginer qu’un étranger vienne les visiter sans motif d’interet. J’en ai essuyé un trait assez curieux ; un petit marchand nouvellement établi, m’ayant vu avec Mr Rawlinson, s’imagina que j’étais venu pour faire des emplettes, et en conséquence desira ma pratique, il me guétta au sortir de mon auberge, et me pria de lui faire l’honneur de visiter son magazin. — Je commençai d’abord par dire que je n’avais besoin de rien ; puis comme il insistait, je le suivis, et il étalla toutes ses marchandises devant moi ; forcé me fut, de faire le connoisseur, je les maniai toutes, admirai leur beauté, leur solidité, fis de bien belles phrases, et sur le roussis, et sur le coupé, et même sur le tissu dont je m’avisai de parler ; tout cela joint a de grands compliments sur son nouvel établissement, paraissait enchanter mon homme, qui me pria de vouloir bien lui donner ma pratique, et de le recommander a mes amis, ce que je lui promis. — Je suis fâché de ne pas me rappeller son nom, je profiterais de cette occasion, pour m’acquiter de ma promesse, et le faire connaître au public.

Apres m’être arrêté a Stockport, jolie petite ville a sept milles de Manchester, bien située sur les bords éscarpés d’une petite riviere bordée de rochers, et pleine de manufactures de coton ; j’arrivai a Buxton Bath, par un chemin peu fréquenté, et ou j’apperçus quelques malheureux a la potence, dansants a tous vents, et offrants un spectacle horrible, mais peutêtre nécéssaire.

Les superbes batimens de Buxton au milieu des montagnes incultes et desertes étonnent vivement le voyageur. La principale auberge, ou se trouve les eaux, est faite en croissant, dans le gout de celui de Bath, mais beaucoup, plus grande et plus ornée, avec des arcades où les buveurs d’eau se promènent pendant la pluie. Il y a peu de souverains a qui un tel palais ne fit honneur. Les écuries, qui forment un grand corps de logis séparé, répondent a la magnificence du principal bâtiment, et peuvent contenir trois a quatre cent chevaux.

Apres m’etre informé de l’état des choses, et avoir su qu’une table d’hôte des personnes aux eaux allait être servi, je témoignai le desir d’y prendre mon diner. Le maitre me fit entendre que je ne pouvais pretendre a cet honneur qu’après avoir changé de linge, et avoir eu mes cheveux accomodés ; en conséquence, ayant mon petit paquet dans la poche, je m’habillai entièrement, et ne vis a mon grand regret que des figures tannées, de femelles vieilles, et quelques hypocondres, mais point cette gaité qui regne dans quelques unes des eaux du continent, et qui y attirent souvent des malades en bonne santé. Je fus dans l’apres midi visiter une caverne assez profonde sous les carrieres abondantes de chaux et de platre, qui couvre la montagne a l’ouest, et qui de Buxton semble par leur nombre et leur blancheur une éspéce de camp.

Le lendemain apres m’être baigné dans les eaux, qui sont très chaudes et très agréables, je traversai dans l’apres midi, quinze ou seize milles d’un assez miserable pays, dans le centre des montagnes près la source de l’Humbre, et passai au pied du pic de Derby, qui peut avoir un peu plus de neuf cent pieds, et m’arêtai pour voir une immense caverne, a qui par parenthese on a donné un nom bien impertinent, le cul du diable. Elle peut avoir sept cent verges de profondeur ; elle est située sur le derrière d’un énorme rocher, au sommet du quel il y a un vieux chateau. J’y étais parvenu de l’autre coté, sans savoir positivement ou était la caverne ; mais seulement par ce qu’il me semblait que la vue devait être pittoresque de cette hauteur. J’appercus de la l’immense entrée de la caverne, qui a cela d’extraordinaire que son ouverture est situé dans un endroit de la montagne qui n’a pas trois cent pieds d’epaisseur, et dont la partie la plus élévée est si etroite qu’en deux pas on peut la parcourir et voir les vallées qui l’entourent. Il y a quelques pauvres familles qui vivent a l’entrée, et y filent du coton a l’abri du vent et de la pluie, mais non de l’humidité, dont pourtant un large ruisseau qui coule de l’interieur, emporte une grande partie. La seule chose qui y soit bien extraordinaire c’est une piece d’eau que l’on passe dans une barque, mais dont le niveau se trouve si pres de la voûte, que l’on est obligé de se coucher entièrement, et que l’homme qui la conduit, la fait aller en appuyant les mains a la voûte.

Ces montagnes du Derbyshire quoique peu élevées, ne laissent pas de paraitre tres hautes a un homme qui vient de Londres. Elles ont cela de particulier sur les montagnes du continent, que leurs sommets sont marécageux et couverts dans quelques endroits de deux ou trois pieds de tourbe, ou comme on l’appelle moss. Je croyais alors que c’était quelque chose de fort extraordinaire, mais j’ai vu depuis en Écosse des montagnes beaucoup plus élévées couverts de six, sept, et même huit pieds de la même matiere. En tout c’est un triste pays, excepté les vallées, ou il y a des ruisseaux, car elles n’en ont pas toutes, et je m’en vis tiré avec le plus grand plaisir, en entrant dans le fertile Yorkshire, ou des le premier pas, hors des montagnes, la terre est en pleine culture et couverte de grandes et belles villes.

La première est Sheffield, encore pleine de manufacture, mais sans aucune chose remarquable, quoique très grande. Puis Doncaster, qui est une charmante place avec de beaux batimens, entr’autres un que je crois l’hotel de ville, avec une noble colonnade ; mais le commerce n’y est pas florissant. C’est une chose digne de remarque, que partout ou les arts fleurissent, le commerce n’a pas tant de vigeur, et que partout ou les pensées continuelles des habitans ont rapport au gain, qu’ils ont fait ou qu’ils doivent faire, les beaux arts sont ordinairement négligés. — Puis traversant un pays entierement semblable à celui de la Vendée en France, coupé de caneaux, de larges fossés, quoique beaucoup plus anciennement tiré de dessous la mer, j’arrivai a Burton, dont la fameuse ale porte le nom, et qui m’induisit dans une erreur assez naturelle, et m’engagea a en demander, mais il n’y en avait pas dans le pays. Ce Burton est un miserable village, qui ne fait rien, et dont les habitans sont pour la plupart pêcheurs.

A douze milles de Burton il y a un autre village beaucoup plus considerable, appellé Barton. C’est la que l’on traverse l’Humbre, presque à son embouchure ; cette riviere peut avoir dix a douze milles de large.

Le diable, qui me poursuit partout, a si bien fait, que la personne a qui j’étais recomandé a Hull est morte la veille de mon arrivée, et ne devait être enterrée que trois ou quatre jours après ; son associé, Mr Fanley, malgré le trouble que lui causait le mort de la veuve Stephenson a eu la bonté de m’accueillir, et de me fournir de lettres de recommendation pour York et Newcastle, en me disant qu’il esperait que ses amis feraient pour moi ce que sa position ne lui permettait pas de faire.

Hull est une petite riviere, qui se jette dans l’Humbre, et dont le nom passe communément a la ville, qui s’appelle Kingston. Il n’y a qu’un bassin, mais il est infiniment plus considerable qu’aucuns de ceux de Liverpool. L’eau y est également retenue a la marée basse par des écluses. Une vieille citadélle avec quelques vieux canons, défendent l’entrée de la riviere ; on voit au milieu de la place une statue dorée de peu de mérite de Guillaume trois. Le Comte d’Artois était, dit-on, ici, a bord d’une frégate Prussienne, il n’y a pas huit jours ; cette circonstance m’avait fait presser mon voyage, mais je suis arrivé trop tard. Hull n’est qu’a 160 milles de Londres, j’en deja fait plus de 600 depuis mon départ, cependant il parait qu’il s’en faut de beaucoup que je fois au milieu de ma course, si j’entreprends d’aller jusqu’au moment marqué pour notre restauration.


MER DE L’OUEST


TRaversant lestement un pays tantôt bon tantôt mauvais, je m’acheminai vers York, mais n’y arrivai pas sans malencontre, que l’on pourrait a peine deviner sur le continent, un peu fatigué des trente milles que j’avais fait depuis mon déjeuner, je trouvai enfin une auberge d’assez bonne mine, mais seule sur la route ; je demandai un lit. L’hote me répondit en ricanant, You have no horse. aussi lui dis-je ce n’est pas pour mon cheval que je le demande, c’est pour moi. A cela il ne repondit rien. Voyant son motif je lui presentai de l’argent, et lui dis de prendre d’avance le prix de son souper et de se couchée ; il m’a refusé, en disant qu’il n’était pas accoutumé a recevoir des gens sans chevaux ni carosse. N’y ayant point d’autre auberge qu’a une grande distance, et d’ailleurs étant dix heures du soir, et trop fatigué pour aller plus loin, je fus obligé de coucher sur la paille chez un miserable paysan, qui fit ce qu’il put pour m’accommoder, mais qui n’avait que du pain et du lait a me donner. Cet honnête aubergiste est juste douze milles au sud d’York sur la route de Hull. Je donne ce petit avertissement dans le cas que quelques voyageurs a pied lisent mon livre, afin qu’ils prennent leurs précautions en consequence.

York est la capitale du comté le plus fertile de l’Angleterre ; situé dans le centre de la culture la plus recherchée et de la terre la plus productive. Elle devrait être fort riche, mais depuis que le commerce est devenu si considerable et si général, les profits du fermier ne sont plus capables d’enrichir un pays, et quoique la riviere qui passe dans la ville soit navigable depuis la mer pour les barques, York languit, et il s’en faut de beaucoup qu’il soit ce qu’il a été. Les murailles ont une grande étendue, mais elles renferment un petit nombre d’habitans, et peu d’apparence de grandes fortunes ; il y a pourtant peu d’année, une cinquantaine a peu près, qu’York passait pour la seconde ville d’Angleterre.

L’ancienne cathédrale est un immense bâtiment Gothique, j’ose dire le plus complet de la Grande Bretagne. Le chateau a deux beaux édifices, l’un vis-a-vis de l’autre. C’est la que l’on retient les prisonniers pour dette ; on leur donne la liberté de travailler et de se promener dans la cour ; douceur dont ils ne jouissent gueres partout ailleurs. J’achetai quelques petites choses dans leurs différentes boutiques, ils parurent m’en avoir grande obligation. Combien il est cruel de retenir ainsi oisif un pere de famille, qui a peutétre été obligé par des circonstances malheureuses a faire des déttes, et dont le travail seul faisait vivre ses enfans, que sa détention réduit a la plus profonde misere, sans satisfaire son créancier. Je fus fort bien reçu par le marchand a qui j’étais recommandé. Il m’invita a diner a une heure, suivant l’usage du Yorkshire ; et comme je m’abstenais de boire aussi souvent que les autres, j’entendis un des convives dire tout bas a son voisin, qu’il croyait, que j’étais le Général Dumourier, et que je ne buvais pas, crainte de me trahir. La dessus ils me firent quelques questions, auxquelles je repondis exprès maladroitment, de sorte que ces bonnes gens demeurerent persuadés de leur opinion, ce qui me divertit dautant plus, que je partais le lendemain de grand matin. Etant retourné a l’auberge, je demandai a souper, que l’on me servit sur la même table qu’un gros chanoine, dont l’énorme équarrure quadrait passablement avec la face bourgeonée. Ce bon personnage connaissant bientot a mon accent que j’etais étranger, me de manda pour première question, How do you find tbis country ? Je repondis poliment, que je le trouvais fort bon. I belive so, dit il emphaticallement, it is tbe best in the world : Ce que je me gardai bien de contredire.

Sur la route de Durham je rencontrai un grand nombre d’ânes, retournans a vide, et conduits par deux jeunes garçons ; comme poür me rendre a Darlington, il y avait une riviere a passer, le pont éloigné et l’eaü trop basse pour les bateaux, dont on ne fait usage qu’a la marée haute, je leur demandai l’agrément de paner le gué sur une de leurs bêtes ; ils y consentirent volontiers, et ensuite je continuai quelques temps d’aller de cette maniere, causant beaucoup avec eux, et sur leur maniere de vivre et sur leur commerce. Ils me dirent, que l’été comme l’hiver, ils portaient du charbon, de la mine a quarantes milles au dela, au premier port sur la riviere ; que leurs anes vivaient sur le chemin, du peu d’herbe qu’ils pouvaient attraper ; qu’ils gagnaient a peupres un shilling par jour a ce metier, dormans la nuit dans un de leurs sacs sur la terre, et vivans de pain et de fromage. Quelques réflexions sur le sort de ces miserables servit a adoucir un peu l’amèrtume de celles que je faisais sur le mien, et j’en cheminai plus gaiment.

Durham est par sa bizarre situation une charmante petite ville, située sur un roc escarpé, presqu’entierement entouré par la riviere, qui en baigne le pied. L’énorme Gothique Cathédrale est, je crois, plus grande que celle d’York, et même que Westminster. L’évêque de cette ville prend le titre de Prince Palatin, et les chanoines sont composés de gens de très bonne famille. On m’assuré aussi qu’ils étaient très honorables, et que l’évêque tenait table ouverte, ou tous les étrangeres étaient reçus cordialement. Mais je n’eus pas le temps de le savoir par experience, car, après avoir monté sur la terrasse de l’évêché qui est dans la partie la plus haute de la ville, et d’ou l’on a une vue vraiment étonnante, je fus coucher le soir a Sunderland, qui ainsi que Shiels est un très grand port pour le charbon, mais aussi il lui ressemble par la saleté des rues et la laideur des batimens. Sans craindre de leur faire tort, je puis les déclarer les deux plus vilaines places de toute l’Angleterre ; la derniere surtout, ou les habitants ont de plus, le désagrement de manquer d’eau a boire. Il est curieux de voir les femmes et les enfants venir au matin chercher de l’eau avec leur cruche, qu’ils sont un quart d’heur a remplir, avec des cuillers de bois qu’ils enfoncent dans le fable sur la colline au dessus de la ville, dans des endroits ou l’on apperçoit un petit suintement, d’une eau, il est vrai excellente.

Tinmouth est a un quart de mille de Shiels, de l’autre coté de la riviere que l’on traverse dans une barque ; ou y voit les restes d’un chateau bati par les Romains, au bout de la muraille du sud, élevée par Severe contre les barbares du nord de l’isle.

Le chateau éxiste, et a même un gouverneur avec un fanal pour les vaisseaux, et quelques batteries de canon ; je ne prétends pas assurer que ce soit le même, ce qu’il y a de sur, c’est qu’il est tres vieux, on voit au milieu, les ruines d’une ancienne église, dont le cimetiere sert encore aux habitans de la petite ville.

La ville basse de Newcastle, ne vaut gueres mieux que Shiels, qui en est le véritable port, mais la ville haute est bien bâtie ; il n’y a guéres que ce quartier ou l’étranger puisse se plaire, mais les gens de ce pays sont si accoutumés a la fumée du charbon que s’élèvent de leurs attelliers, ou de leurs manufactures, qui je ne crois pas qu’ils dussent se trouver mal a l’aise dans l’attellier de Vulcain. On remarque encore a quelques distance de la ville quelques vieux restes de l’ancienne muraille de Severe ; je ne les ai point vu, mais il semblerait par le rapport qu’on m’en a fait, que cette muraille était une masse solide de maçonnerie, et non pas comme quelques uns le prétendent un ouvrage en terre revêtu de pierre séche. Au surplus, cela est allez indifférent a présent, mais on aime, et je ne sais pour quoi, a s’occuper même des sottises et des folies des anciens. Je crois que l’on peut justement donner ce nom a cette grande muraille ; car quelle folie ne serait ce pas, et de quel œil regarderait-on l’Espagne par exemple, si pour se defendre des attaques de la France, elle faisait une muraille de l’ocean a la Méditerranée ; avec quelle facilité n’y forcerait on pas un passage, et une fois ouvert tout serait perdu. Aussi on a beau nous répéter mille fois, que les Romains, ces maitres en l’art de la guerre, avaient fabriqués deux telles murailles dans la Grande Bretagne, je n’en crois rien. Il est naturel de penser qu’ils avaient établi une ligne de postes fortifiés, a quelques distances les uns des autres, mais non une muraille. Cependant ce fait semble tellement attesté qu’il y a peu moyen d’en douter.

Les chemins sont les seules promenades autour de la ville, mais il y regne une telle activité, de chariots allans et venans, des mines de charbon qui sont innombrables, qu’il serait difficille d’en avoir une plus agréable pour le premier moment, de l’arrivée dans le pays.

J’aurai de la peine a oublier qu’avant de pouvoir trouver un logement, je me presentai a plus de vingt auberges, et que de la meme maniéré que si j’eusse demandé a etre reçu par charité, on m’econduisait avec une dureté inconcevable. Ah ! pauvre étranger, si tu viens jamais en Angleterre, rappélles-toi que les voyageurs a pied n’y sont pas en odeur de sainteté ! Quand a moi, comme mon déssein principal était de me fatiguer, quoique dans ce tems, je souffris assez impatiement les impertinences, peutêtre en changeant l’objet de mon chagrin, ont elles produit autant d’éffet sur moi que la fatigue même que j’ai enduré ; quoiqu’il en soit, je fus bien dédomagé de ce petit désagrément par l’accueil honnête que me fit Mr William Row, a qui j’étais recommandé, C’est un personnage possédant sept a huit vaisseaux en mer, plusieurs en construction pour vendre, vingt mines et plus de charbon, outre manufactures d’esprit de charbon, de bierre, et de corde. Les mines ont plus de deux cents toises de profondeur ; a chaque puit il y a une pompe a feu qui sert a tirer l’eau et le charbon. La personne avec qui j’étais, m’offrit de me faire descendre au fond d’une mine, au retour du panier qui apporte le charbon ; mais comme j’en avais deja vu un grand nombre, j’ai trouvé que douze cents pieds en ligne directe étaient bien des affairs.

Je ne sais pourquoi le clairet parait meilleur en Angleterre qu’en France, quoiqu’il semble un peu froid, après les vins d’Espagne et de Portugal, dont on fait d’assez copieuses libations.

Apres avoir fait cette belle réflexion je laissai la ville de Newcastle, et traversant un assez bon pays, j’arrivai le lendemain a Alnwick. Quoiqu’un peu fatigué, je ne pus m’empêcher de rendre une visite au chateau du Duc de Northumberland. C’est une immense et Gothique structure, qui a du être de défense avant le canon. Des soldats de pierre sont au sommet de la muraille, lançans des flèches, donnans des coups de lances, et jettans des caillous et de l’huile bouillante aux assaillants. Comme j’étais en paix, je m’approchai tranquillement, et fis tout le tour sans accident ; mais par malheur ma curiosité me poussa vers un grande porte ouverte, ou je passai sans la moindre difficulté, mais en retournant, deux énormes sentinelles fondirent tout à coup vers moi en aboyant. Heureusement que j’étais juste au milieu, et que leurs chaînes laissait entre eux, environ un pied et demi que j’occupais ; la position était délicate, je n’osais faire un mouvement, de crainte que la dent de l’ennemi ne m’atteignit. Un vaisseau Russe entre les Dardanelles ne serait pas plus embarrassé que je l’étais. Pourtant enfin prenant mon parti, et pensant qu’il vallait mieux en combattre un, que de passer devant les deux, qui pouvaient chacun attraper une pièce, — je courus courageusement, mon bâton a la main, sur celui qui me semblait le moins enragé. — Ma countenance et mon géste lui firent peur, il lacha le pied un instant, et j’en profitai pour m’échapper.

Avant de prendre mon logement je me promenai encore quelques temps dans les bosquets charmans qui entoure la petite ville, lorsque tout à coup au milieu d’une allée ma vue fut frappée d’une inscription, qui m’apprit qu’un roi d’Ecosse a la tête d’une armée considerable assiégeant le chateau fut fait prisonnier dans cette place par un faible partie de la garnison. A dire le vrai, je fus quelques temps embarrassé avant de savoir bien au juste ce que je devais dire a cela ; en rire, ou en pleurer ; enfin pourtant je ne fis ni l’un ni l’autre. N’est il pas surprenant comme les plus grands événemens deviennent indifférens après quelques années ! Ah pourquoi les hommes n’ont ils pas les mêmes yeux que la postérité, combien ce qui les plonge dans le déséspoir et les rend miserables, leur paraitrait petit et méprisable.

Je n’eus pas été deux minutes a l’auberge, que l’hote m’eut appris, que le lendemain il devait y avoir, entre autres réjouissances un combat de coqs, et une course de chevaux. Sur quoi, — Je sejourne ici demain, lui dis-je ; et comme mon train ne lui parraissait pas considerable, il parut un instant aussi embarassé que moi au sujet du roy d’Ecosse, puis — il ne dit rien.

Ah ! que de bon cœur je souhaiterais être assez fort pour obliger les spéctateurs de ce plaisir barbare a combattre les uns contre les autres, avec un éperon aussi long que celui des coqs a leur talons, qui leur ensanglanta les jambes durant la bataille. Rien ne peut sauver la vie des pauvres combattans, car les spectateurs ayant mis quelques fois d’assez fortes sommes sur leur tête, tant qu’ils peuvent réster sur leurs pieds, il faut qu’ils se battent. Haletans de fatigue et de rage ce n’est souvent qu’après une demie heure que l’un d’eux est enfin percé par l’éperon fatal de son adversaire, dont la fatigue et l’agonie sont si grandes, qu’il meurt lui-même après la bataile. Sur douze coqs un seul survit communément.

L’après diner, suivant le cours pittorésque d’un ruisseau, qui coule au pied du chateau, après de longs détours, je me trouvai parvenu au sommet d’une montagne, ou l’on a placé une colonne élevée, dont je ne pus connaître dequel événement elle était destinée a perpétuer le souvenir. De la je découvris la foule qui était déjà rendue pour voir la course des chevaux ; et quoique ce fut a trois milles je m’y rendis précipitament. Les chevaux, les voitures faisaient une confusion inexprimable, chacun paraissait préparé a avoir bien du plaisir ; lorsque les trois casse-cous parurent, les transports de joie éclatèrent ; et quant au troisieme tour, ils presserent les flancs de leurs montures, et en augmenterent la vitésse, les cris, les transports de la multitude furent inouïs ; et voila les gens qu’on dit si phlégmatiques, — puis croyez la renommée.

Je ne sais qui s’avisa de donner aux gens de ce pays ce caractere severe, pour lequel ils sont si fameux chez les étrangers. Au contraire ils aiment la joie et la plaisir tout autant qu’aucun autre peuple, l’éxprimentde la même maniere, et n’ont chez eux que des nuances très légère de différence entre les autres habitans de l’Europe ; il est aussi mal de juger d’une nation par les fous qui s’en échappent, que par les bons livres qui en viennent ; les uns ou les autres ne forment point une masse générale, et ne peuvent que donner un apperçu qu’il est très imprudent de généraliser.

Apres une sévere journée de trente milles j’arrivai fort tard et bien fatigué a Berwick. Cependant en traversant le long pont qui joint l’Ecosse a l’Angleterre, l’idée de voir un nouveau pays, de nouvelles mœurs, une autre religion, et d’autre maniérés me le fit presque oublier, et je passai la porte qui est au milieu avec un certain plaisir. Ayant rencontré une homme assez bien mis, je le priai comme il était tard, de me conduire a une auberge, ce qu’il fit volontiers. Le lendemain, quoique j’eus envoyé mon paquet de Newcastle a Edinboung, me trouvant très fatigué, je me déterminai a rester, et a presenter ma lettre, qui fut fort bien reçue.

Apres m’etre informé de la constitution et du gouvernment de la ville, qui n’est ni Angleterre ni Écosse, mais gouvernée par ces magistrats et par l’officier commandant, et gardée par sa milice. Je fis le tour des ramparts, qui quoique faibles, sont en état de resister a une insurrection, et meme a une attaque reglée si l’on achevait de détruire les anciennes murailles qui sont au dehors. Les sentinelles ont ordre d’eloigner les étrangers du sommet du parapet, dont j’imagine que la véritable raison, est la même que dans beaucoup de villes de guerre en France, afin de ne pas gater l’herbe du commandant.

Dans un endroit écarté, je vis tout à coup arriver une foule de jeunes gens, d’ecoliers a ce que je présume ; ils s’empressaient autour de deux d’entre eux, et j’apperçus qu’on les deshabilla, et qu’on leur ota jusqu’a leur chemise, la bande se dispersant en deux parts forma une éspéce de cercle, au milieu du quel on lança les deux champions, qui commencèrent a se gourmer ; ils étaient encouragés par leurs partisans a se bien battre, et relevés lorsqu’ils tombaient sous les coups qu’ils se portaient. La mere d’un des combattans vint toute échévelée réclamer son fils, Elle se jetta dans la mêlée, et voulait l’amener malgré lui ; les camarades s’y opposerent ; je trouvai ce la si rude pour la pauvre mere, que j’entrepris de l’aider a le recouvrer, mais on me fit entendre assez clairment, que si je ne me retirais les combattans et les spectateurs m’allaient tomber dessus ; voyant la mere se mettre a l’écart, je crus plus prudent d’en faire autant, les pauvres enfants recommencèrent la bataille, et ne la finirent qu’après s’être pochés les yeux et le nez d’une maniere cruelle, enfin pourtant l’un d’eux s’avoua vaincu, prit sa chemise, s’habilla, et ensuite au milieu de l’assistance, les deux champions ensanglantes s’embrasserent, et vuiderent le champ de bataille.

L’heure du diner venu, je me rendis chez Mr Cluny, ou je trouvai un convive, qui après avoir longtemps causé avec moi, et parlai très pur Français, eut la bonté de m’inviter pour le lendemain. Ce n’était pas mon intention de rester plus d’un jour a Berwick ; mais comme un bon diner n’est jamais une chose a dedaigner, particulièrement dans la position ou j’étais alors, et que, grâces a Dieu, nous sommes tout aussi bien dans un endroit que dans l’autre, pour ajouter un jour de plus, au nombre de ceux que le ciel déstine a nos malheurs, j’acceptai avec plaisir son honnête proposition. Le lendemain avant mon départ, il m’envoya une paire de gants, avec un billet fort honnête, ou il m’engageait a les accepter, en ajoutant qu’il avait cru remarquer que j’en avais besoin : effectivement il avait paru plusieurs fois la veille, regarder attentivement mes mains, qui étaient, il est vrai, un peu brulés du soleil, a quoi je n’avais gueres pensé, mais les gens de ce pays ne peuvent pas souffrir, qu’un homme aille sans gants*

Les Anglais a tout prendre sont d’assez bonnes gens, très industrieux, et leur negocians entendent mieux le commerce peutêtre que ceux d’aucune nation, quoique a dire vrai, leur ésprit général soit bien loin de la modération ; jamais le commerçant n’a dit en Angleterre, C’est assez — jouissons.

La fureur des extremes leur a fait bien du mal, et pourtant ils n’en sont point corrigés. La nation est divisée en deux parties depuis un temps infini, tour a tour ils sont vainqueurs et vaincus, et quand quelque grand revers vient accabler le parti dominant, alors tort ou raison, le peuple est pour son adversaire, qui étalle sa joie en ridiculisant l’autre, chez les marchands d’image, ou quand il est allez fort, en l’ecrasant, ce qui est arrivés si souvent que cela n’a pas besoin de preuve ; cependant les consequences le plus communes de leurs grands mouvemens, se bornent a changer le ministere, qui alors ne manque pas de se jetter dans l’opposition, jusqu’a ce qu’il puisse se faire rétablir ; on prétend que la sureté publique dépend de ce change pèrpétuelle ; et que s’il n’y avait pas dans le parlement un parti entièrement resolu a resister a toutes les demarches de l’autre, la liberté nationalle serait en danger.

Ils sont aisément enclins a penser que tout ce qui n’est pas dans leur religion, dans leur maniéré de gouvernement, ou dans leurs usages, est superstitieux, esclave, ou frivole. Il semblerait a les entendre, que la terre n’est productive que pour eux, et qu’a peine les autres peuples peuvent gagner une frêle subsistance ; a tout moment l’étranger est surpris par des questions ironiques sur la maniere miserable dont ils vivent chez eux ; ils se moquent particulièrement des Français, a qui ils reprochent leur maigreur, leur petitesse, et leur ragoûts. A tout cela il serait aisé de leur faire voir qu’ils ont tort, quant a la petitesse, par exemple : la taille commune en France est de cinq pieds deux pouces mesure Française, dont le pied a sept lignes de plus que l’Anglais, et ainsi revient a cinq pieds cinq pouces, et quelques lignes mesure Anglaise, qui est juste la taille commune de l’Angleterre. Quant au ragoûts, on peut dire a cela, que chacun a son gout, et que si les mets Français ne s’accomodent pas a leur palais, les leurs ne plaisent gueres davantage a un étranger. Si un Anglais, voyageant de bonne fois, en France examinait avec attention le peuple des provinces, et qu’il les compara, avec le sien, il trouverait peutêtre un peu plus d’activité dans la Grande Bretagne, pour les affaires du commerce ; mais au fond, il ferait surpris de voir quel rapport ont les habitans dans les endroits recullés, loin du bord des rivières, des grandes villes et des côtes.

Young, dans son voyage de France, cite deux ou trois petits traits d’ignorance de gens assez stupides, qui l'accablant d’impertinentes quéstions, lui demandaient constament, de quel pays il était, s’il y avait des rivieres et du bois en Angleterre ? et ayant reponda au premier, qu’il était Chinois, il lui demanda, si ce pays était bien éloigné. Dans celui-ci on ne se donne pas la peine de s’informer de quel pays vous êtes, tous les étrangers sont Français ; et il y a bien des gens dans l’interieur, qui ont de la peine a s’imaginer qu’il y ait une autre nation dans le monde. Je tiens d’un Italien, a qui un manufacturier ayant demandé de quel pays il était, et ayant répodu, qu’il était de Gênes en Italie ; — Italie, dit l’autre, une province de France ! Ainsi l’on trouve dans tous les pays les mêmes sottises. On m’a souvent fait aussi des questions des plus ridicules ; comme, S’il y avait des chevres, des vaches, des chous, des groseilles, ou tout autre chose en France ! Que conclure de cela ; c’est que les gens qui faisaient ces questions, ne s’en souciaient gueres, et s’informaient de ces choses la avec la derniere indifference, aussi je ne me permettrai pas de conclure cet article comme Young[1], en attribuant cette ignorance au gouvernement.

Je croirais manquer a la justice, il je ne disais, que la classe des gens instruits est très considérable, et que générallement on y trouve une façon de penser des plus liberalle, et beaucoup de politesse, Quant a l’infatuation des classes inférieures sur leur prétendue bonne chere, sur leur taille, et sur leur force ; la politique a fait naître ces idées, et les entretient, et dans le fait si elles leur font aimer davantage leur pays, etre plus contents de leur sorts, et mepriser dans l’occasion le nombre de leurs ennemis, qui oserait se permettre de dire, que c’est a tort qu’on les berce de ces chimeres.

Le Roy est le chef de la religion ; c’est par lui seul, et au conseil qu’il lui plait de nommer, que toutes les affaires religeuses sont décidées.

Toutes les sectes Chrétiennes sont tolerées en Angleterre ; cependant il faut prendre le test, ou recevoir la communion a la façon de l’eglise Anglicane pour pouvoir parvenir aux charges. Les églises sont communément fort bien tenues, et le service est presque une traduction littérale de la liturgie Romaine.

La langue Anglaise est un composé de l’Allemand et du Français, joints a quelques mots tirés de l’ancien Breton. Quand aux mots qui paraissent venir du Latin et même du Grec, ils me semblent n’y avoir été introduit, que par le Français. Quoique la prononciation soit un peu différente, il est surprenant de voir le nombre d’expressions qui ont rapport aux deux premières langues.

Les Anglais ont une recherche et une délicatesse de mots, inconnus au reste de l’Europe, et qui dabord semble bien éxtraordinaire a un étranger, car en outre de ceux qui éxpriment une chose déshonnête, et que l’on a banni de la conversation avec les dames, dans toutes les langues ; ils en ont un grand nombre d’autres qui expriment des choses fort simples, et qui cepéndent feraient rougir les femmes, les moins modestes, si on les prononçait devant elles, et auxquelles la plus prude du continent ne trouverait rien a redire. Un étranger com met bien des méprises a ce sujet, et excite souvent les souris des dames a qui il parle[2]. Ils ont aussi une maniere de parler d’un homme riche qui leur est particulière ; presque tous les gens du commun disent, He is a great man, et tout le monde pour s’informer de la fortune de quelqu’un, demande How mucb is he worth ? a quoi l’autre répond le montant de sa fortune, ce qui semblerait donner a entendre qu’ils n’estiment la valeur d’un homme que par ses biens.

J’espere qu’on me pardonnera cette petite digression, c’est en quelque façon le quadre de tableau, quoiqu’il s’en faille de beaucoup que je pretende avoir parfaitement bien montré le caractere Anglais ; mais au moins j’ai dit ce que j’ai vu, et les réfléxions que m’ont fait naître les différents accidens que j’ai rencontré, sans prétendre vouloir dire que je ne me sois pas trompé, ni qu’un autre ne puisse voir differement et peutêtre mieux ; j’ai taché d’eloigner les préjugés, et de voir tout, de sang froid pour ma propre instruction, et pour occuper le cruel loisir de mon exil.


L’ECOSSE.


A QUELQUES milles de Berwick, on se trouve sur terre d’Ecosse, qui est separée dans cette partie, de la communauté de la ville par un fossé tel que ceux des champs, et plus loin par la Tweed et les Cheviots.

Apres avoir traversé des montagnes assez steriles, qui dans quelques endroits sont couvertes d’une espéce de jonc, avec un houppe de soye blanche, qui fait un fort bel effet sur la terre, et que je suis étonné, qu’on n’ait pas cherché a filer ; On rencontre sur le chemin de Berwick a Dunbar, une vallée étroite et profonde de pres de deux cents pieds, sur laquelle on a jetté un beau pont dont les piles sont bâties dans le ruisseau, qui coule au bas. Dunbar est une petite place ; les ruines de son chateau annonce qu’elle a été plus considerable autrefois. Ce fut pres de la, que Cromwell défit Charles II. au nom de Seigneur, a ce qu’il disait. Quoique j’eus une lettre pour cette ville, ne me trouvant pas fatigué, je continuai mon voyage, et vis a Haddington une foire, qui ressemblait assez a une foire Française ; il y avait des violons, differens instrumens de musique, des farces, et ces bonnes gens dansaient et s’amusaient de tout leur cœur.

Le pays depuis Dunbar jusqu’a Edinbourg est tres fertile ; et ce qui paraîtra singulier, la chaleur dans cette large vallée du Forth m’a semblé plus considerable qu’en Angleterre ; ce qui prouve que ce n’est pas seulement une idée c’est, qu’il y a dans les marchés, autant de fraises que sur le continent a cette époque, et pas beaucoup plus cher.

Edinbourg est une grande ville, et offre un aspect tres extraordinaire a l’étranger ; des maisons de dix, onze, douze étages ; des rues les unes sur les autres, les superieures jointes par de beaux ponts, tout cela fait un spectacle tres surprenant au premier coup d’œil.

La ville neuve, ou les gens riches habitent, est tres régulièrement bâtie, et a de tres beaux édifices ; quoique toutes les maisons ayent plus de nétteté que d’élegance elles se ressemblent presque toutes et tant pour l’intérieur que l’exterieur, semblent avoir été bâties sur le même plan ; on a suivi le gout Anglais, infiniment préférable pour l’agrément ; chacun a sa maison a lui seul, et les gens aisés n’ont jamais le trouble d’un voisin tumultueux au dessus de leur tête, ainsi qu’a Paris, dans toutes les villes de France, et même dans la vieille ville d’Edinbourg, qui est en général laide, sale, et mal batie. On en sera plainement convaincu, quant on saura qu’elle est située sur une colline entourée de deux villaines vallées, marécageuses, autrefois des lacs, l’un desquels a été seché il y a fort longtemps, et est a present bati : l’autre ne peut l’être entièrement, qu’en faisant un canal au milieu : des ruelles étroites de trois, quatre, ou cinq pieds, avec des maisons de sept a huit étages, déscendent presque a pic dans le lac qui a été désséché, et qui forme une rue qu’on appelle Cowgate, ou porte des vaches. Les maisons de cette rue sont certainement de très désagréables habitations, particulièrement les trois ou quatre premiers étages, mais elle parait bien extraordinaire, et a vraiment un coup d’œil unique du pont qui la traverse, juste a la hauteur du quatrieme étage.

Ce pont est d’une seule et large voûte ; de belles maisons ont été bâties des deux cotés, mais pas dessus, ce qui forme une rue dans l’alignement du pont du nord, qui traverse l’autre vallée, et qui joint l’ancienne et la nouvelle ville en face du beau bâtiment des Régistres. Ce dernier pont est vraiment magnifique ! A le voir de dessous les arches, on est étonné de leur hardiesse et de leur élévation ; mais malheureusement il n’y a pas d’eau dessous. Depuis le batiment du collège, qui n’est pas encore fini, et dont la batisse est arrêtée depuis quelque temps, toute cette partie de la ville, tant vieille que moderne, forme le plus beau quartier que j’aye vu dans aucune ville de l’Europe. Il est facheux seulement, que les habitans, ou les magistrats, soient assez insouciants pour laisser cette vilaine vallée qui separe les deux villes, inculte, et dans un état a faire honte même a un simple propriétaire a la campagne. Il semble qu’une ville aussi riche pourrait fournir a la dépense de la faire couvrir de terre végetable, et d’en faire un jardin public, ce qui serait d’autant plus convenable, qu’elle manque absolument de promenade dans l’intérieur, et n’en a d’autre que Prince-street, une longue rue de la nouvelle ville, exposé au midi, qui peut avoir en dirécte ligne trois quart de mille, et qui est juste sur le bord de la vallée dont je parle. On a de cette rue la vue de l’ancienne ville, et du chateau, dont l’irrégularité, joint a la hauteur des maisons, forme un coup d’œil singulier, mais qui pourrait être agréable, s’il était un peu plus soigné, si particulièrement le terrein inculte du coteau était couvert de plantations, ou de jardins, et les vieilles maisons en ruine entièrement abbatues. On apperçoit un tel gout pour les embéllisemens, qu’il n’y a pas de doute que ces défauts disparaitront bientot.

Cependant on doit dire que cette belle et réguliere nouvelle ville, a le défaut commun a toutes les villes si régulierement bâties, et habitées seulement par des gens riches, le manque de boutique la rend trille et peu animée ; c’est le défaut de Nancy en France, de Manheim en Allemagne, et de Turin. Des déblais des terreins pour la batisse des maisons, dans la nouvelle ville, on a fait une jettée immense, qui traverse la vallée, et qui peutetre eussent été mieux employés a en couvrir entièrement le fonds, en prenant la précaution de faire un canal au milieu, et en sa place un pont semblable a l’autre, sous les arches du quel, on eut pu continuer la promenade, et laisser un libre cours a l’air, a fin de chasser les vapeurs qui doivent s’élever de son fonda marecageux. Le chateau est situé a l’extrémité du même roc que la vieille ville, et ne peut être abordé que par la principale rue ; partout ailleurs, le roc est escarpé a l’hauteur d’a peu près deux cent pieds. Il domine la ville de toutes parts, et pourrait dans un moment la foudroyer, quoi qu’il ne puisse là defendre en aucune maniere, ce qui semble un assez mauvais voisinage, car si par quelque accident l’ennemi se présentait, le chateau seule ferait de la résistance, et on ne pourrait l’attaquer ou le défendre, sans la destruction de la ville.

Il y a dans cette direction entre l’océan et la mer Occidentale, plusieurs rochers isolés comme celui d’Edinbourg, dont le coté rapide se trouve toujours tourné a l’ouest, tandis que la montée est aisée de l’autre. Cela a induit beaucoup de gens a faire des conjectures antidiluviennes, aſſez curieuses, mais hors de propos. Cependant il est sur que le coté rapide de la plupart des montagnes d’Ecosse est l’ouest, et que cela, a certainement du être produit par une cause quélconque.

La cathédrale, ou du moins l'eglise qui en servait autrefois, est très vieille, mal située, et divisée en quatre paroisses distinctes, sans beaucoup de goût, a peupres comme toutes les églises d’Ecosse, qui sont surchargées de bancs, les uns sur les autres. Chaque famille a le sien, et il n’y a point de place pour le public, ni même pour l’etranger, ou l’homme d’une autre paroisse, s’il ne plait pas a un habitant de le recevoir dans le sien ; ils sont tous loués a l’année, et dans la plupart des églises, particulièrement chez les Dissenters, forment les appointements des ministres.

On vient de bâtir une renfermerie ou Bridewell, qui est le seul bâtiment que j’aye vu de ce genre. Les différentes loges, ou sont les prisonniers, sont formées en amphithéâtre de quatre étages autour d’une tour, et reçoivent le jour par un toit en verre. Le geôlier est dans la tour, qui voit s’ils s’occupent des ouvrages qui leur ont été distribués, et au pied est la chaire du ministre. L’ancien Parliament House, ou se tient a present la Cour de Session, n’a rien de remarquable quoique la grande salle en soit vaste. On voit, au dessus d’une porte, une belle statue, en marbre blanc, que le corps des Avocats fit ériger a un des juges, par réspest pour la mémoire ; et dans la place devant le bâtiment, une allez belle équéstre de Charle II.

Holyrood house, ou l’Abbaye, l’ancien palais des roys d’Ecosse, est un considérable bâtiment quarré, avec deux tours sur la façade, mais qui en tout n’a rien de bien remarquable, et même a du être une habitation désagréable, la cour de l’interieur étant très étroite et point aérée. On y montre quelques vieux os dans un cavot de la chapelle, dont le toit tomba, il y a près de trente ans, entr’autres le crane de Jacques Premier, roy d’Ecosse ; les os des cuisses de Darnley, l’amant de la Reine Marie sa femme. On y voit aussi un beau monument en marbre blanc, mais que la chute du toit a défigurée en brisant le nez au principal personage. On y voit aussi un gallerie, pleine des portraits des rois d’Ecosse, a ce qu’on dit. Les gens qui montrent ce palais se le sont divisé, pour gagner davantage, et cependant la vue du tout serait bien payé par ce que l’on donne a l’un.

L’hopital est fort bien tenu, et peut contenir trois cents malades. C’est a Edinbourg que viennent étudier en medicine, des jeunes gens de toute l’Angleterre, l’éducation y étant a meilleur marché, et plus vite faite. Il y a des léctures au Collège sur dix huit ou vingt différens sujets, dont le prix est tres modéré, en outre de plusieurs amphithéâtres anatomiques, d’assemblées médicinales, ou les personnes de cette proféssion se rendent, et discutent publiquement différents sujets sur cette matière.

La Salle de Spéctacle m’a semblé petite et mesquine pour une ville aussi considérable. La vraie raison est que les riches habitans ne le suivent pas beaucoup ; qu’ils vivent en famille, et ne paraissent pas se soucier infiniment des assemblées publiques.

Le bâtiment des Régistres contient dans un dôme élevé, et digne de la curiosité du voyageur, les archives de l’Ecosse, tant anciennes que modernes. Les papiers sont rangés dans le plus grand ordre, (quoiqu’un peu couverts de poussiere), avec le nom des comtés auxquels ils appartiennent, écrits dessus en gros caractere. Il n’y a peutêtre pas de pays au monde ou les propriétés soient plus certaines, et ou il y ait moins de danger pour l’acheteur : toutes les déttes hypothéqués sur des terres, pour avoir valeur doivent y être enregistrées, de sorte qu’il voit tout d’un coup, celles dont est chargé la terre dont il veut faire emplette, et ne peut jamais être trompé.

Les montagnes des environs donnent a cette grande ville un coup d’œil pittorésque, et lui fournissent d’agréables promenades ! Arthur-seat peut avoir huit cent pieds d’élévation. L’on découvre a l’est et a l’ouest une étendue de pays de plus de quarante milles ; en outre on a la vue magnifique de l’embouchure du Forth, qui peut avoir huit a neuf milles de large dans cet endroit ; mais, comme c’est un voyage assez fatiguant, et que d’ailleurs il faut avoir la vue très bonne ; Calton-hill (sur laquelle on vient de bâtir la Renfermerie ou Bridewell dans la forme d’un vieux chateau) est une des promenades les plus agréables que j’aye jamais vu. La vue marine du Forth, les belles campagnes du voisinage, et la confusion des batimens de la ville, offre un spectacle que l’on ne saurait imaginer, et qui au dire des voyageurs, n’est surpassé que par celui de Constantinople.

Il est fâcheux que cette ville ne soit pas situé sur une riviere, ou dumoins plus près de la mer, qui en est éloigné de deux milles a peupres ; Leith villaine petite ville, mal bâtie, sert de port a Edinbourg, il est assez convenable, quoique cependant le manque d’eau, laissent les vaisseaux entierement sur le sable a la marée basse : Cela serait tres facile a remedier si l’on voulait, avec une dépense, a ce qui semble, assez modérée, en pratiquant une écluse a l’entrée du port, ainsi qu’on l’a fait a Liverpool et a Hull.

On trouve près de la petite riviere qui passe a Leith, une fontaine minérale d’eaux sulphureuses, qui l’on dit fort bonnes pour le scorbut : Le goût est parfaitement le même que celles d’Aix la Chapelle, mais elles sont froides. Il est assez étonnant que dans un pays aussi montagneux que l’Ecosse, il n’y ait pas une seule source d’eau chaude.

Cette fontaine se trouve sous un petit temple bâti par Lord Gardenston, et qui lui a coûté plus de deux milles livres sterling. L’architécture en est noble, il parait avoir été construit sur le modèle du temple de la Sibylle a Tivoli près de Rome. Pour achever de l’embéllir, Lord Gardenston fit venir de Londres une statue de Hygie, la déésse de la santé. Le sculpteur s’imaginant probablement qu’elle devait être placée sur le dôme, lui en envoya une d’une taille gigantésque, que l’on a gauchement possée sur un petit pied d’éstal ou passe le conduit, par lequel l’eau est distribuée aux buveurs.

Cette maladresse a attiré a la déésse quelques railleries piquantes. Feu Lord H —, un des juges de la Cour de Session, homme tres savant, qui écrivait parfaitement bien en vers Latin, s’en est moqué dans cette épigramme.


Heu ! fuge fatales haustus, fuge virus aquarum,
Quisquis es, et damno disce cavere meo ;
Namque ego morborum domitrix Hygeia, liquorem
Gustavi imprudens facta videbar anus.
Jam demissa humeros, et crure informis utroque
Risubus a populo pretereunte petor.
At tu posthabitis Nymphis, solennia Baccho
Per sacra, telluris sic quoque fecit Herus.


En voici la traduction en vers Anglais qu’un de ses confrères fit a sa solicitation.


A finish’d beauty I from London came,
Grace and proportion had adorn’d my frame,
But rash I tasted this empoison’d welï,
And straight (’tis true, though wonderful to tell)
To fize gigantic all my members swell.
Whether through coal the fountain urge its course,
Or noxious metals taint its hidden source,
Or (envious neighbour) Cloacina stain
The stream with liquid from the Queen-street drain ;
Th’effect is certain, though the cause obscure.
My figure ought to frighten, not allure.

And, blamless tho’the skilful sculptor’s hand,
Not as a statue but a beacon stand.
Thou ! whom amusement or distemper brings,
To view the pillars, or to taste the springs,
Warn’d by my fate the nauseous draught decline,
The Lord Erector’s regimen be thine,
Abstain from water, and indulge in wine.


Comme ces deux pièces n’ont jamais paru, j’espere que le public me saura gré de les lui faire connaître, et éxcusera même la traduction que je lui en donne en Français.


Oh ! qui que vous soyez, fuyez cette eau cruelle,
Voyez dans quel état, m’a réduit son poison !
J’étais la jeune Hygie ; aimable autant que belle,
Je charmais tous les cœurs — la fatalle boisson,
M’a fait venir difforme, hydropique, et vilaine. —
Oh ! qui que vous soyez, fuyez cette fontaine,
Instruit par mon malheur redoutez son venin,
Imitez mon patron — ne buvez que du vin.


J’invite l’étranger a sortir de sa chambre le dimanche au coup de la cloche, soit pour aller soit pour sortir de l’église, et a se promener le long des trottoirs dans le sens contraire des gens qui s’y rendent ou qui en viennent ; je suis persuadé que l’air dévot du grand nombre de jolies personnes qu’il rencontrera sur son chemin, lui donnera plus de ferveur, que n’aurait pu faire tout le clergé d’Ecosse ensemble.

On voit a Edimbourg une piéce rare, et vraiment curieuse dans les circonstances présentes, c’est une espece de Guillotine appellée Maiden. Elle fut apportée de France, d’autres disent de Cornouaille, (ou elle est connue depuis un temps immémorial,) par un Lord Moreton, qui fut le premier sur qui on en fit l’éxpérience, il y a a-peu près deux cents ans ; depuis ce temps elle a servi plusieurs autres fois. Elle est assez semblable à ces balances suspendues sur trois bâtons, dans les ports de mer, la seule difference c’est, que deux sont presque perpendiculaires et très raprochés : il y a un cercle de fer, que l’on pose sur le cou du patient, pour l’assujettir, et un poids de deux cent livres en plomb, armé d’un fer tranchant, le délivre bientôt de cette position incommode.

Vou saurez que j’ai lu pendant mon sejour l’histoire d’Ecosse dans un in quarto, et qu’ils prétendent être le produit d’une émigration Espagnole, forcée par les Carthaginois de se retirer en Irelande, et longtemps après en Calédonie, dont ils forcerent les habitants dé leur céder les côtes de l’ouest. Leur premier roy se nomme Fergus, et fut noyé dans son passage d’Irelande en Écosse a Carrickfergus qui a pris son nom, 330 ans avant Jesus Christ, a peu près a l’époque d’Aléxandfe. Ils en comptent 108, parmi les quels j’en ai trouvé 50 morts violemment, entr’autres trois déposés, mis a mort, et dont on a porté les tetes au bout des piques dans les principaux endroits du royaume. Mais que nous importe les disputes sanglantes d’un petit peuple alors barbare.

Le seul trait de leur histoire qui peutêtre aie plus de rapport a l’Europe qu’on ne l’imagine, c’est la défaite et l’éxpulsion des Pictes, un autre petit peuple qui habitait les côtes de l’est. Apres leur défaite ils furent obligés de laisser leur pays, et d’émigrer en Norvège et en Dannemark. La, trouvant une race de pirates qui ne demandait pas mieux que de prendre leur parti ou tout autre, pour avoir un prétéxte de pillage, ils n’eurent pas de peine a les persuader a s’armer en leur faveur et a faire des descentes sur les côtes d’Écosse, ou ils furent d’abord maltraités, quoiqu’ils réussissent a s’établir dans le pays des Pictes en Fife, et ensuite en Angleterre, en Irelande, et dans les isles de l’ouest. Il paraitrait que par ces expéditions, ces mêmes peuples ayant eu connaissance de la richesse des paya voisins, et leur ambition étant augmentée par le succes, se determinerent aisément a attaquer la France, qui s’est vue obligée, de leur ceder en propriété la Normandie, qui par la suite conquit une seconde fois l'Angleterre.

Cette réflexion sur les éxpéditions des peuples du nord dans le huit, neuf, ou dixième siecle me semble neuve ; et quoique je sois bien loin de prétendre que la défaite et l’émigration d’une horde barbare aye causé toutes ces guerres, toujours me semble-t-il certain que les peuples du nord, prirent les armes a leur instigation, d’abord pour les reméttre en possession de leur pays, et ensuite il est vraisemblable que leur ambition s’etant accrue avec leur succes, ils étendirent leur conquête plus loin.

Ainsi qu’on le peut voir les émigrations sont de vieille date, des Carthaginois font émigrer des Espagnols en Irelande, ils se retirent ensuite en Caledonia, ou Écosse, y forment un peuple, en font émigrer les anciens habitans a leur tour, ceux ci vont porter la fureur d’émigrer en Dannémark et en Norvège, puis bientôt les gens de ce pays font, émigrer les Bretons dans l’Armorique a présent là Bretagne — Ainsi d’émigration en émigration est venue la notre, qui, j’imagine, en doit dégouter pour jamais.

Huit a dix jours d’un repos, bien agréable après mes fatigues, m’ayant complètement réstoré, je me remis en route et passé a Queensferry ce même Forth qui a coûté tant de peine et de sang aux Romains. Pour moi il ne n’en a coûté que deux pences.

Le pays près du Forth est fort bien cultivée, et parait assez bon, on apperçoit de l’autre coté un chateau magnifique, appartenant au comte de Hopeton. La position en est vraiment noble, et vaut la peine de déranger le voyageur de sa route. Les Romains avaient bâtis entre l’embouchure de la Clyde et celle du Forth, leur muraille du nord pour les séparer des barbares qui les obligèrent bientôt a se retirer derrière celle du sud. L’emplacement en est beaucoup plus utilement employé aujourdhui par un superbe canal qui joint les deux mers, et peut avoir sept a huit pieds de profondeur, ce qui est assez pour les petits vaisseaux marchands.

Le lendemain je fus visiter le chateau, ou fut enfermé la reine Marie, dans une petite isle du lac Leven près Kinross, pauvre castel presque démoli, mais qui, par quelque similitude pouvait être intérréssant pour un émigré. Le lac est entouré de hautes montagnes, qui se réfléchissent dans ses eaux pures, et qui jointes aux petites isles qui le couvre, lui donne un coup d’œil très romantique. On voit sur les bords la petite ville de Kinross, et une maison considerable, qui appartient au laird ou seigneur.

Le pays depuis Kinross jusqu’a Alloa par les collines du sud, a dire vrai, n’est pas des meilleurs ; On ne rencontre gueres que des mines de charbon, et fort peu d’autres habitans que des ouvriers. La vallée n’est pas mauvaise, on y voit différentes maisons, qui semblent devoir appartenir a de riches propriétaires. Ce fut dans ce pays que je vis pour la première fois des femmes sans souliers ni bas, et retroussées d’une façon toute particulière. J’avoue, que comme il me paradait très extraordinaire d’en voir une, aller nuds pieds, tandis qu’elle avait un chapeau de soie noire sur sa tete, avec un mantelet de satin, je lui demandai pourquoi elle n’avait pas de souliers ? Mes souliers, me dit-elle, en me les montrant enveloppés dans son mouchoir, — les voila. J’ai vu depuis, que c’est une coutume très commune par toute l’Écosse, pour les femmes du commun, de voyager sans souliers ; elles s’arrêtent a l’entrée des villes et la, méttent de beaux bas blancs et leurs souliers, qu’elles otent en sortant.

A quelque distance d’Alloa, on découvre de dessus la hauteur la riche vallée du Forth, d’une étendue immense, et parfaitment bien cultivée. Stirling est situé en amphithéâtre, sur un roc détaché du reste des montagnes, au sommet du quel a un des bouts de la ville, est le chateau, dont la position n’est pas très différente de celui d’Edimbourg.

Apres quelques momens de repos, malgré la fatigue de la journée je me disposais a l’aller visiter, lors qu’a mon premier pas dans la rue, j’ai rencontré le capitaine Mayne, a qui j’avais été presenté chez Mr Gibson a Edimbourg. Le lendemain il est venu me prendre ; il eut la bonté de me mener a sa campagne ; et comme il est grand fermier, il me fit voir les différents instruments de culture, que je ne me rappelle pas avoir vu aucune autre part qu’en Écosse ; comme, par exemple, une machine très ingénieuse pour battre et vanner le bled, avec laquelle sept hommes et quatre chevaux sont l’ouvrage que 70 auraient de la peine a faire ; une chambre a sécher le grain avant de le moudre ; elle est pavée de plaques de tôles, percées d’un grand nombre de petits trous, sous les quels il y a des conduits de chaleur ; une balance ingénieuse pour peser les bestiaux, et déterminer l’instant de leur vente. Ni le bled ni le foin ne sont placés a couvert, comme ils l’étaient en France, et n’en sont que mieux conservés ; les bestiaux aussi passent tout l’hiver dehors, dans un enclos qui leur est préparé, mais jamais ils ne couchent sous le toit.

Il y a dans le pays d’autres machines a bled, on en fait mouvoir quelques unes avec l’eau, et je présume qu’on pourrait le faire avec le vent.

Au moment de mon départ, je suis entré dans son cabinet, et y ai laissé un billet, ou je disais a peu près, que très sensible a ses bons procédés, je m’éstimerais heureux si jamais les malheurs de la France pouvaient nous permettre de revenir chez nous, de lui témoigner ma reconnaissance, en tachant de recevoir aussi bien en France lui, ou ses enfants. Un instant après il a vu le billet, et a dit, Il est possible qu’un de mes enfans soit fait prisonnier, vous êtes militaire. —

Puis, il m’a conduit au sommet de l' Abbey craig, sur la place que le général Wallace, le héro Écossais occupait, quand il battit, avec une armée de dix mille hommes, les Anglais, qui en avait une de six fois le même nombre. On y voit encore quelque réste de fortification : Mais ce qui est le plus remar quable c’est la beauté de la vue, qui domine un immense pays, dont la fertilité ferait honneur a l’Italie, et qui, par la diversité d’objets, de montagnes, de rivières, et de plaines, me semble préférable a celle de Windsor. On a de la, la vue de Stirling, ce qui en rend le coup d’œil encore plus complet, que du chateau de cette ville ; et en outre celle de l'ouest de la vallée, au milieu de laquelle serpente le Forth, avec des détours si rapides et si considérables, que de Stirling a Alloa il n’y a que huit milles par terre, et vingt par la riviere. On voit a cette colline une des carrières, ou l’on vient chercher des pierres pour le pavé de Londres, que de petits vaisseaux, sont continuellement occupés a charger.

On montrait encore, il y a quelques années près Stirling, un vieux chêne, sur lequel le brave Wallace s’était réposé pendant que les soldats Anglais le cherchaient dans la forêt, et passerent même au pied. On avait pour cet arbre une télle vénération, que lorsque le temps l’eut enfin détruit, on choisit avec peine quelques morceaux de bois qui fut sain, et j’en ai vu des tabatières que l’on regarde avec quelque raison comme précieuses.

Sur la même route, près Falkirk, petite ville fameuse, pour la bataille que le Prétendant y gagna, on rencontre le grand canal d’Ecosse, que sa largeur et sa profondeur, rendent un des plus beaux ouvrages de ce genre, comme un des plus utilles. La petite ville de Grangemouth a été presqu’entierement bâtie depuis sa formation, a la derniere écluse près du Forth. C’est un spectacle très curieux de voir passer les vaisseaux sous les fenêtres des maisons qui bordent le canal ; quoiqu’on sache bien qu’il est tout près, on n’est cependant pas préparé a voir les mâts des vaisseaux presque dans la chambre.

Le pays aux environs, quoiqu’un peu plat, est fort bon et bien cultivé. Les bords du canal y forment des promenades agréables, qui conduisent a quelque distance de Caron-Work ; qui ne pouvait être mieux nommé, car c’est un des principaux atteliers de guerre de la Grande Bretagne, et qui fournit en effect de l’ouvrage au bon vieux batelier.

L’établissement est immense ! a quelque distance on est suffoqué par l’odeur du souffre et de la fumée, — mais lorque parvenu dans l’interieur, lorsqu’assourdi par le bruit de l’enclume, les sifflemens des vents, comprimés dans des machines énormes, qui excitent avec fureur les braziers, ou des Cyclopes d’un bras nerveux, et nud, font voir,

Quod fieri ferro liquidove potest electro,
Quantum ignes animumque valent.


on se croit chez Vulcain, et il n’est pas étonnant que l’on pense a Virgille pour exprimer ses idées.

Cet attelier est situé sur une petite riviere, nommée Carron, très célébre dans les poèmes d’Ossian, qui chante souvent la beauté de ses bords et les héros qui y ont combattu.

Passant au milieu des mines qui fournissent a la flamme de cette forge un éternél aliment, et auprès d’un vieux chateau agréablement situé sur une petite colline, je traversai le Forth vis a vis d’Alioa, petite ville dont les nouveaux quartiers semblent annoncer un commerce assez considerable. Les gros vaisseaux ne peuvent pas remonter plus haut,

Le principal objet du commerce est le charbon de cette partie, qui est réputé éxcéllent ; on voit au près une maison considérable, a laquelle une vieille tour sert d’entrée, on trouve dans le parc de vieux chênes qui donnent a connaître ce que devait être l’Ecosse avant la destruction des bois, qui avaient pourtant quelques inconvénients, comme d’être habités par des ours et des loups, dont le dernier fut tué il y a plus de quarante ans, mais je ne crois pas que cela puisse se mettre, en comparaison avec la tourbe qui les a remplacée.

A deux milles d’Alloa, on voit Clackmannan, qui donne son nom au comté, mais n’a rien de remarquable que son vieux chateaux qui appartint a Robert de Bruce. Du sommet de la tour on a un coup d’œil magnifique, tant sur la campagne que sur l'immense bassin du Forth, ces trois points de vue, de Stirling, d’Abbey Craig, et de Clackmannan, et qui même n’en sont presque qu’un, puisque c’est le même pays, peuvent etre comptés parmi les plus beaux de l’Europe.

Traversant les mines nombreuses de charbon, et bientôt un vallée assez fertile, je m’arrêtai au vieux chateau Campbell, et un peu plus loin au Devil's Mill et le Pont du Diable. C’est une chute d’eau assez considerable au milieu des rochers, sur laquelle on a bati un pont ; et suivant la chaine des montagnes qui s’élèvent tout à coup, je m’arrêtai au sommet de Domahai, dont l’élévation peut être de huit cent pieds au dessus du niveau de la mer, et domine la plaine du Forth, qui commence au pied, et se prolonge a perte de vue.

Il est digne de remarque qu’au nord de cette chaine de montagne, au centre de l’Ecosse, la riviere Tay a l’est, la Clyde a l’ouest, on me trouve plus de charbon, dont aucunes parties de la Grande Bretagne ne sont dépourvues, au sud de ces rivieres. On en a pourtant trouvé dans le Sutherland, le comté le plus au nord, mais il est d’une telle nature, qu’il est a peu-pres inutille, il s’enflamme au contact de l’air apres un certain temps ; on en a vu des exemples funéftes dans quelques bateaux qui ont été consumés ; il semble contenir une grande quantité de matière phosphorique, dont l’industrie pourrait peutêtre faire un grand usage.

Ayant intention de voir Ben lomond, je me dirigeai sur son sommet élevé, et vins le soir coucher au petit village d’Aberfail, qui est au pied des montagnes. J’eus dans ma route, entre Stirling et cette place, occasion de voir un chef d’œuvre d’industrie ; plus de deux milles acres d’un tres bon pays, par la négligence et par le temps, était couverts de six, sept, et même douze pieds de tourbe ou moss. On a pratiqué une grande roue, que fait tourner l’eau d’un ruisseau, dont elle porte une partie a son sommet, et de la est conduite sur le terrein, que des ouvriers en grand nombre sont occupés a deblayer, et jettent les mottes dans le courant, qui les conduit au Forth. Il est calculé que dans vingt ans tout ce terrein doit être découvert ; il est affermé pour quarante ; et le fermier n’a rien du tout a payer les vingts premières années, et n’a que la dépense du déblayement a faire, qui il est sur, est très considérable, et l’opération très lente.

On trouve a sept ou huit pieds dessous la houille de grands arbres pourries, avec leur branches, quelques chênes très sains, et parfaitement bien conservés ; on y a trouvé aussi dès pièces de monaye, des instrumens de fer pour couper le bois, avec quelques marmites de terre. On pense, avec quelques raisons, que les Romains pour parvenir au fonds des retraites des barbares, coupèrent les bois dans differens endroits, et ensuite n’en ayant aucun besoin, les laisserent sur le terrein, puis l’humidité du climat, et la négligence, les firent corrompre, et couvrir de moss.

Le pays pres du petit village d’Aberfail me parut très éxtraordinaire, et peut donner une idée de la maniere dont vivent les Indiens en Amérique. Les habitans de ces montagnes, qui en général ne produisent presque rien, vivent dans des huttes fort basses, et couvertes de terre, d’un coté sont les béstiaux, les hommes de l’autre : Le feu est au milieu de la cabane, dans la terre, ou appuyé contre une pierre : La fumée s’échappe par un trou fait au toit, et par la porte, car quand il y a des fenêtres, elles ne s’ouvrent jamais ; tous leurs meubles sont couverts d’une suie épaisse et reluisante. Il est inconcevable comment les béstiaux peuvent s’accoutumer a être ainsi jambonnés (pour ainsi dire) tout vivans ; quant aux hommes, ils y semblent très habitués, quoique l’étranger qui n’y est pas fait, soit suffoqué, et après une ou deux minutes est presque aveuglé, et pleure abondament. Ils sont assis sur des siéges fort bas, afin a ce que j’imagine d’eviter d’avoir la tête dans le plus épais de la fumée, qui s’élève toujours, et pour comble, ils ne brûlent gueres que de la tourbe, dont l’odeur infect peut être aisément deviné. Ils vivent absolument de laitage, de pommes de terre, et de quelque peu d’un pain d’avoine, qu’ils appéllent cakes, faits, en galétte, ronds, épais d’une ligne, très secs, et ou le son est entièrement. J’ai eu depuis occasion de voir que cela n’était pas particulier aux montagnards ; tous les Écossais en général sont usage de cette sorte de pain, et j’en ai mangé si souvent, que je m’y suis accoutumé, et suis loin de le trouver mauvais.

Ces bonnes gens sont éxtrêmement hospitaliers, et reçoivent l’etranger qui les visite, avec complaisance, sans paroitre aussi surpris de le voir, que l’on pourrait se l’imaginer d’apres le pays. Deux ou trois fois j’ai eu occaston d’entrer chez eux, soit pour éviter la pluie, pour me reposer, ou même par pure curiosité, pour causer avec eux, et voir leur établissement. Sans me faire d’impertinentes quéstions, on me proposait de m’asseoir autour du feu, on m’apportait du petit lait, qui est leur seule boisson, avec quelques peu de leurs cakes, des pommes de terre, ce qu’ils avaient enfin ; et en me retirant, c’était toujours avec beaucoup de peine que je par venais a leur faire accepter quelque chose : Dans tout pays, le pauvre est toujours bien plus prêt a faire part de son nécéssaire, que le riche de son superflu.

Les mœurs des gens de ce pays sont en tout semblables a ceux des autres montagnards d’Ecosse ; cependant le philïbeg n’est pas si commun, et il y a peu personnes qui parlent Gaelic, ce n’est qu’a une vingtaine de mille plus loin, que l’on se trouve réélement dans les montagnes, ou dumoins parmi les vrais montagnards.

Suivant le cours du Forth, le long de quatre ou cinq lacs qu’il traverse, au travers d’un pays très romantique, mais très peu habité, j’arrivai au pied de Ben-lomond, que je distinguai aisement des autres montagnes par l’élévation de sa cime. Il a plus de trois milles pieds de haut, et est presque entièrement couvert de tourbe, dumoins par le côté ou je l’ai gravi ; aussi était ce avec une peine incroyable que je pouvais avancer, enfonçant presque a chaque pas jusqu’a la ceinture, et ayant beaucoup de peine a me tirer de la place ou j’étais tombé, J’étais pourtant arrivé près du sommet, et commençais a être dédommagé de la fatigue de quatre heures de marche, par une vue très étendue, lorsqu’un nuage épais est venu fondre sur moi ; je me vis environné de ténébres, et ne savais plus ou diriger mes pas : Dans cette extrémité, j’appercus un mouton, qui effrayé de l’orage, se glissait avec peine sous une grosse pierre. Instruit par son exemple, j’eus la cruauté de le chasser de sa retraite, et ayant réussi a m’y loger, je tirai mes provisions de ma poche, et attendis en patience l’orage, qui ne tarda pas a tomber avec la derniere violence. Combien de grâces je rendis a la Providence de m’a voir procuré le couvert au sommet d’une telle montagne si loin de toute habitation ! Pourtant après une heure de repos, je fus fort aise de voir que l’orage ayant presque cessé, le tems était redevenu assez clair pour pouvoir se conduire. Prenant pour guide le premier ruisseau que je rencontrai, je me trouvai conduit du coté du lac, et arrivai a une petite auberge sur ses bords. Dans ma course j’avais perdu ma montre, m’en étant bien vite apperçu, apres mon arrivée, je suis retourné sur mes pas, et ce que je regarde comme peu commun, je l’ai retrouvé a un ou deux milles de la maison.

Le lendemain des jeunes gens de Glasgow étant venus visiter Ben-lomond, je leur demandai la permission de les accompagner, et ai remonté la montagne. Rien n’égalle l’immensité vue ; d’un coté Stirling a trente mille, de l’autre Dumbarton a vingt cinq, distants l’un de l’autre de plus de quarante : L’étendue du lac Lomond, les isles qui le couvrent dans la partie du sud, qui a près de neuf milles de large, les hautes montagnes qui en retrécissent la tête, la quantité de petits lacs qui se rencontrent sur le cours du Forth depuis sa source, et ceux qui sont au sommet des montagnes, dont l’aspéct sauvage offre une confusion inéxprimable, qui étonne l’imagination, et aggrandit les idées.

Pour aller plus vite, je me suis avisé en descendant de quitter mes souliers ; mais ce premier essay de suivre les coutumes du pays ne m’a pas réussi, après quelques pas j’ai trouvé une pierre tranchante qui m’a coupé assez fort dessous le pied. J’eusse été obligé de passer quelques jours dans cette petite auberge près du lac pour me guérir de ma bléssure, si le hazard n’eut amené des marins de Greenouck, qui par partie de plaisir étaient venu visiter le lac et Ben-lomond, étant informé qu’un étranger était retenu dans la maison par une blessure au pied, ils m’offrirent une place dans leur bateau, que j’acceptai à baises mains. Ils m’on conduit a Dumbarton a travers les isles charmantes de ce beau lac dont quelques unes sont habitées par deux ou trois familles : Le chateau du Duc de Montrose, Buchanan, est sur ses bords, et c’est dans une des isles que les gens de sa maison sont enterrés. Là vue est vraiment éxtraordinaire, au moment d’entrer dans ce petit Archipel, en regardant la tête du lac, qui se perd au milieu des montagnes qui l’entourent, parmi lesquels on remarque aisément le double sommet de Ben-lomond. Nous apperçumes bientôt l’entrée de la riviere par laquelle le lac se dégorge, et dont nous suivimes le courant ; ses eaux sont aussi pures que celle du lac meme. Les bords en sont tres cultivés, et couvertes de jolis et nombreux villages, et de quantité de manufactures, particulièrement de moussellines et de forges. Je me rappelle avoir vu une haute colonne sur une pointe de terre, je ne puis dire quel en est la raison, j’imagine, simple fantaisie, car elle semble être placée dans un grand jardin auprès d’un village assez considerable. Les matelots qui m’avaient reçu avec tant de complaisance dans leur bateau, et qui voyant la peine que j’avais a marcher avaient offert de m’y porter, me forcèrent a prendre part a leur rafraichissements, et en nous quittant, je ne pus pas prévaloir fur eux d’accepter un seul shelling.

C’est ainsi qu’en nous envoyant les maux, la Providence y applique souvent, un topique qui nous aide a les supporter ! C’est cet accident qui est la cause du long séjour que j’ai fait dans ce pays, car mon intention était de passer en Irelande pour retourner a Londres, après avoir fait dans deux ou trois semaines le tour que j’avais médité en Écosse.

Dumbarton est une très petite ville, qui serait peu remarquable sans son chateau, situé sur un roc isolé au milieu de la plaine, au confluent de la riviere du lac Lomond et de la Clyde : A la marée haute, il semble être au milieu des eaux, quoique on puisse toujours y aller a sec du coté de l’est ; ce rocher a deux têtes separées par une éspece de val lée ; celle du nord est beaucoup plus élevée, et peut avoir quatre cent pieds. De toutes parts le roc est escarpé, et l’on y monte par une rampe très roide, en dedans des fortifications : La porte n’est séparée de la riviere que par un chemin très étroit, ce qui en rendrait l’acces difficile en cas de résistance ; cependant l’histoire d’Écosse rapporte qu’il fut pris et éscaladé par surprise quelque tems après que la Reine Marie eut été déposée, vraisemblablement par la négligence de la garnison, qui prenant trop confiance dans son rocher, pensait peutêtre inutille de se fatiguer a le garder. Si un tel roc était placé au milieu du Rhin, ou sur les frontières de l’Empereur et des Turcs, il ferait d’un prix inestimable pour celui qui en serait maître ! Mais de quelle utilité est il en Écosse, ainsi que le chateau de Stirling, d’Edimbourg, et Fort George, c’est ce que je ne saurais dire.


MER DU NORD.


MON intention était de pousser jusqu’a Invereray, pour y admirer le superbe chateau du Duc d’Argyle. Ce pays, m’a t-on dit, est un des plus éxtraordinaires de l’Écosse, par l’élévation de ses montagnes, et la quantité de bois qu’on y trouve. Peutêtre eussai-je passé de la dans les isles de Bute, Icholmkill, Staffa, dont les deux dernieres particulierement sont dignes de la curiosité du voyageur. Pendant que toute l’Europe était enveloppée dans les ténébres de l’ignorance, causées par l’irruption des barbares, un petit nombre de gens savants et paisibles, profitant des préjugés de religion qui animaient ces peuples féroces, et qui de tems immémorial leur avaient fait regarder Icholmkill comme une place sacrée, ou les rois d’Irelande, des Calédoniens, des Pictes, des isles, et même des Danois, qui adoptèrent le même préjugé, demandaient a être enterrés. Car la mort unissait dans cette isle les énnemis les plus irréconcilables, et la rendait réspéctable pour leur succésseurs.

Ces savants, dis-je, éffrayés des troubles et des desordres qui régnaient par tout ailleurs, y fixerent leur résidence, et bâtirent un monastere, qui fut pendant plus de cinq siecles l’assyle des arts et des sciences. On n’y voit plus a présent que des ruines, tristes débris, qui prouve ce qu’il fut autrefois. Staffa n’est qu’un rocher, au milieu de la mer, mais des plus extraordinaires ; la nature y a déployé son pouvoir en architécture, et y a bâti des palais immenses supportés par des colonnes sans nombre, et de la plus grande élévation. Cette isle est une des choses que je regrette le plut de n’avoir pas vu ; par les déscriptions que j’en ai souvent entendu faire, elle doit être bien étonnante.

Puis retournant par l’embouchure de la Clyde, j’aurais parlé de Greenouck, dont le port est le plus considérable de l’Ecosse, et dont les vaisseaux se rendent immédiatement en Amérique, quoique pourtant la sortie soit dangereuse, car il faut qu’ils fassent un tour considerable, avant d’etre en pleine mer. On a proposé de couper le Mull of Cantyre, qui n’a guerres que cinq milles de large, afin d’éviter aux vaisseaux un voyage long et dangereux. Au lieu de cela, je me crus fort heureux de trouver près du Chateau de Dumbarton, le bateau public de Greenouck, et qui allait a Glasgow. Il y avait beaucoup de personnes dessus, et je commençais a entendre assez d’Anglais pour suivre la conversation ; elle roullait sur l’eglise d’Ecosse, que jusqu’a ce moment je n’avais pas cru entièrement séparée de l’Anglicane. Je me rappelle, qu’un ministre se plaignait amerement de la modicité de son revenu, ce qui n’est pas nouveau dans tout pays.

Le bords de la Clyde me semblerent très intéréssants, et fort bien cultivés. A quelque distance de la place ou venait finir la muraille Romaine, vient aboutir le fameux canal qui traverse l’isle. Les marchands de Glasgow, qui étaient forts intéressés a l’avoir chez eux, y ont fait une branche, qui vient joindre la ville.

Aussitot que j’y fus arrivé je pris une chambre garnie pour me guérir a l’aise ; et recevant beaucoup de politesse des personnes a qui j’étais recommandé, je pris mon mal en patience, et me tins tranquille.

Glasgow est une très belle place ; les rues sont larges, et ne manquent pas d’ornements. On y voit même de fort beaux édifices, particulièrement un marché de viande, qui ressemble plutôt a une jolie salle de spectacle ; quelques belles églises, entr’autres St. Andrews, dont tous les bancs sont faits en bois d’Acajou, de la plus grande nétteté. Le portail est vraiment noble, mais a le même défaut que le St. Andrews d’Edimbourg, il est défiguré par le clocher qui est placé dessus. Cependant le grand nombre des habitans trouvent leur vieille ci-devant cathédrale infiniment plus admirable. C’est un vieux et vaste bâtiment, sans aucune décoration extérieure, même Gothique. Ils l’ont divisé par compartiments} la nef et le chœur leur servent de cimetierre, quoiqu’il soit situé au milieu d’un, assez vaste pour enterrer tout Glasgow.

On bâtit auprès un bel hôpital, que je pense avoir été élevé par le même architécte que leur nouvelle Bourse, et le Régistre d’Edimbourg. Il semble que cet architécte a beaucoup de besogne, car j’ai reconnu son gout sur la grande place qu’on bâtit au bout de la ville neuve d’Edimbourg, et au nouveau collége.

Une de leurs belles institutions c’est le superbe Caffé de la Tontine, qu’a peu près six cents abonnés a une guinée par an entretiennent, et ou l’étranger peut venir lire les papiers publics, ou attendre ses amis, sans craindre d’etre tourmenté par les garçons, comme dans presque toutes les villes de la Grande Bretagne. Il n’y a que les habitans, non abonnés, qui n’ayent pas le droit d’y aller.

La ville est située comme Bath, au sud d’une colline, qui la défend des vents du nord, qu’il lui serait peutêtre plus avantageux d’avoir, car on la dit malsaine par son humidité. La Clyde cesse d’être navigable au pont ; elle est bordée par un assez beau quai, et passe auprès de la plus belle promenade de toute la Grande Bretagne, sans contredit, qui cependant, excepté le Dimanche, est peu fréquentée. Les hommes sont occupés a faire des mousselines, ou a les vendre, et les dames sont allez sédentaires.

Ils se plaignent que la guerre a fait tomber leurs manufactures, et quelques uns s’autorisent de cela pour blâmer le gouvernement ; mais s’ils voulaient réfléchir, que quand les manufactures de quelques genres quelles soient, sont aussi multipliées que celles de mousseline dans l’ouest de l’Ecosse, il faut nécéssairement que guerre, ou non, elles tombent, parcequ’elles se font tort les unes aux autres. Paisley est a sept milles de Glasgow, et n’est habité que par des manufacturiers ! Greenouck, et toutes les campagnes sont pleines de manufacture, est-il donc très étonnant que quand on fait deux fois plus d’habits qu’il n’y a de monde pour les porter, il n’en reste la moitié ; puis on doit ajouter a cela, que la Suisse et l’Allemagne en ont établis depuis quelques années une grande quantité, et par consequent, peuvent non seulement se passer de l’Ecosse, mais encore, fournir au besoins de leur voisins.

Comme j’étais dans ma chambre assez tranquille, la jambe tristement étendue sur un tabouret, maudissant le jour et le moment ou je m’avisai de grimper Ben-lomond ; pour prendre patience plus gaiment, sans songer a rien, je me suis avisé de fredonner, et de sifler par distraction. Tout à coup je vois entrer dans ma chambre ma vieille hotesse, qui d’un air effaré, me dit, Fy for shame, you sing. — Cette femme assurément n’aime pas la musique, me dis-je en moi-même, comme Sofie dans l’Amphytrion de Moliere ; puis, après un moment de silence assez surpris de l’apostrophe, Mais, lui dis-je, quel mal y a-t-il a chanter ? But Sir, repondit-elle, en fermant la fenetre, God forbid to sing on the Sabbath ; ayant une très modéste opinion de mon chant, et n’ayant aucune connaissance des usages du pays, je m’imaginai qu’elle avait pris une tournure honnête pour me dire que je chantais mal, et que je l’importunais, ce qui au fait aurait fort bien pu être, et j’expliquai ainsi son dicton, Dieu défend de chanter aussi mal, et me le tins pour dit, dans la crainte qu’il n’y eut des malades dans la maison.

J’ai appris depuis, que le dimanche en Écosse on ne peut ni chanter, ni sifler, ni danser, ni jouer, mais on peut boire, bailler, et dormir ; et j’ai toujours taché de me conformer a l’usage du pays, depuis ce moment. Quelques moments après, j’ai prié ma bonne hotesse de me préter un livre, et elle m’a mis dans les mains La Vie des Saints du Presbyterianisme, qui étant a peupres aussi somnifere que la notre, ne m’a pas été d’une grande utilité. Pour lui faire voir que je savais tout aussi bien qu’elle ce que c’était que le dimanche, je lui ai demandé, s’il n’y avait pas dans la ville, une chapelle catholique. — Catholique ! — a-t-elle répétée — Catholique ! — en faisant une grimace comme si elle eut vu le diable — Catholique ! et elle est sortie de ma chambre sans dire un mot. Cela m’a donné un plus grand desir que jamais de savoir s’il y avait rééllement une chapelle dans la ville, et en consequence je suis sorti, et sans beaucoup de peine on m’en a indiqué une, ou j’ai eu le plaisir d’entendre un sermon éloquent en Gaelic, dont malheureusement je n’ai pas compris d’autre mot que la Vierge Marie.

Le Capitaine Mayne etant venu pour ses affaires a Glasgow, eut la bonté de m’inviter a aller a la charte des moor-fowls.

C’était le Vendredy, 9 Août, que je laissai Glasgow dans une chaise de poste avec lui, et retournai a Stirling par un autre chemin, que celui par lequel j’étais venu, j’aurais pu voir un assez beau pays, et avoir quelques avantures si j’eusse été a pied, mais dans une chaise de poste le voyageur ne voit que le grand chemin, et fit-il, comme tant d’autres, deux fois le tour de l’Europe, je maintiens qu’il n’est pas beaucoup plus instruit des manieres, ni des beautés du pays par où il passe, que la malle qui est attachée derrière sa voiture. Cependant ce sont eux qui par leur rapport splenetick, éxcite les préjugés et l’animadversion d’une nation contre l’autre, peignent tout en noir, et ne trouvent rien qui puisse leur plaire, aussitot que les nouveaux usages qu’ils apperçoivent s’écartent de ceux que leur nourice leur a appris ; je voudrais, qu’on n’ajouta pas plus de croyance a ce qu’ils disent, qu’on ne le ferait si l’on voyait un homme attaqué de la jaunisse, accuser tous les objets d’etre jaune, parcequ’au fait la couleur est dans ses yeux, et non dans l’objet. Tout ce que je pus remarquer c’est, que je traversai le grand, canal, que je pus distinguer des deux cotés a la distance d’un ou deux milles.

On me fit remarquer, en passant, le champ de bataille ou Robert de Bruce battit les Anglais qui avaient envahi son royaume, et la montagne ou ils crurent voir une armée. Le troisieme jour nous partimes pour la montagne avec armes et bagages, tentes et provisions ; nous ne fimes pas trop bonne chasse ; mais nous passames trois jours a courir au milieu de ces éternelles bruyeres et de ces deserts de tourbe, dont je n’avais jamais vu une telle quantité ; les vallées pourtant sont fort bonnes et très bien cultivées. Le pays près de Crief est vraiment charmant, on apperçoit a tous pas des maisons qui semblent annoncer que l’opulence y regne, et qui forme des points de vue très agréable. A cinq ou six milles on trouve Glen-Amon, qui est dominé de tous cotés par des rochers presque perpendiculaires, et se perda dans un passage étroit au travers des rocs. On y fait voir une pierre enorme, que la tradi tion appellait, Ossian’s tomb ; quoiqu’il en soit, lorsque les soldats travaillaient au chemin militaire ils s’aviserent a force de bras de la déranger, et l’on trouva dessous une urne avec des cendres ; dans quelques milliers d’années, si on la derange encore, on pourra y trouver les ossements d’un soldat qui mourut la, et sur qui ses camarades pousserent la pierre.

J’ai beaucoup a regretter de n’avoir pas été un peu plus loin, au lac Tay, et a Taymouth. J’en ai si souvent entendu faire des déscriptions charmantes que ce ferait avec bien du chagrin que je quitterais l’Ecosse sans les avoir vu.

Ce pays-cy est très peu connu chez l’etranger ; on nous le peint comme misérable, manquant du beauté, presque barbare : Les Anglais meme n’en parlent gueres autrement, et voila pourtant le fruit des préjugés qui éloignent les nations les unes des autres. Le fait est, que ses lacs immenses et ses hautes montagnes, offrent des points de vue qui ne peuvent etre egallés que par ceux de la Suisse ; et que dans les vallées, ou la terre est en valeur, l’art du fermier est poussé aussi loin, que même en Angleterre. Les idées contraires, qui pouvaient être justes il y a cent ans, quoiqu’à present absolument fausses, sont téllement enracinées, que je les aie souvent entendu répéter même a des gens du pays, qui pourtant ont un grand amour pour leur patrie, mais ne réfléchissent pas aux changemens prodigieux que l’industrie y a fait.

En sortant dé Glen-Amon on a une vue immense d’un pays couvert de maisons, et dans l’etat en apparence le plus florissant. La montagne au sud de la quelle est situé Crief, est entièrement isolée et separée des autres, elle est beaucoup plus élevée que celles que j’ai vu être dans la meme position, et forme une masse, que l’on ne peut s’imaginer être seule, qu’en en faisant le tour. En regardant a l’ouest, un peu plus haut que la ville, dans un endroit ou la vallée s’ouvre, on a une vue surprenante de pics et de sommets de montagnes, que pour bien voir il faut regarder au soleil levant.

Chemin faisant, je vis le camp Romain d'Ardoch, qui est aussi bien conservé, que s'il eut été fait il y a quelques mois : C’est un grand quarré, couvert par un rempart, et cinq lignes élevés au dessus du terrein, separés les unes des autres par un petit fossé de cinq ou six pieds de large, ce qui ne laisse pas que de faire une bonne défense même pour le canon, il avait quatre entrés, dont deux ont été détruites ; les deux autres sont au nord et a l’est ; il est situé a treize milles nord de Stirling. J’en ai vu plusieurs autres plus petits, et moins réguliers, au nord de celui d’Ardoch, et qui semblent avoir été comme les avancées du corps d’armée.

Ce pays éprouve depuis bien des années un phénomene remarquable ; il ne passe pas de mois sans ressentir les secousses (peu violentes a la vérité} d’un tremblement de terre : On a souvent cherché a en donner la raison, et l’on n’a pu jusques a present y réussir. Il n’existe aucune eau chaude, qui put donner a entendre l’éxistence d’un feu intérieur] je n’ai pas entendu dire, qu’on y ait découvert les traces d’un volcan éteint, et ces secousses sont si particulieres, a ce coin de terre, que jamais le pays voisin ne s’en ressent. Quelques personnes croyent qu’elles sont occasionées par des vents souterreins, qui cherchent a s’échapper ; d’autres par des eaux qui sont trop resserées dans leur cours. Quoiqu’il en soit, les habitans y sont si accoutumés, qu’ils n’y prennent pas garde, et qu’on n’en parle que comme d’une chose très indifférente, qui n’est même pas connu a quelques milles de l’endroit ou elle arrive.

Apres mon retour des montagnes, je me disposais à partir, avec intention d’attendre a Glasgow la reponse de Londres pour savoir si mon passeport pour la Grande Bretagne pouvait suffire pour l’Irelande, le Capitaine Mayne m’engagea a l’attendre chez lui. Dix a douze jours se sont passés, et je ne recevais point de réponse ; la crainte d’être indiscret en reliant plus longtemps en garnison chez lui, (comme je le lui ai dit en plaisantant) ma fait prendre le partie de faire le tour de l’Ecosse en attendant.

M’ayant fait promettre, qu’a mon retour je passerais chez lui, et ayant bien voulu permettre que j’y laissas mon pacquet, je partis le 27 Août, avec une chemise et une paire de bas dans ma poche, pour faire une petite promenade d’environ cinq cent milles ; et pour mieux me disposer a la marche, je courus les montagnes toute la journée après les moor-fowls, et fus coucher bien fatigué a Auchterarder, un gros bourg a vingt milles de Stirling. Il était midi avant que je puisse partir, tant la fatigue de la veille m’avait accablé ; cependant prenant courage, je retrouvai mes forces après un ou deux milles, et j’avançai rapidement, au travers d’un pays peu remarquable pour sa fertilité.

Toutes les approches de Perth sont vraiment magnifiques, lorsque du sommet du coteau on découvre tout à coup la belle et long vallée dans laquelle coule le Tay, l’œil est surpris ! Il semble inconcevable qu’un tel pays soit joint de si près aux pauvres montagnes que l’on vient de traverser. La ville est entourée de belles promenades, qui en forme comme les Boulevards ; les rues sont larges, bien baties, et tirées au cordeau. Sa situation sur le bord de la principale riviere de l’Ecosse, les approches étonnantes qui l’environne, sa position centrale, la belle distribution et la nettété de ses rues, le beau pont sur le Tay, tout contribue a rendre Perth un ville charmante, et aurait du en faire la capitale de l’Ecosse, si lorsque les peuples s’en choisissent une ils étaient réglés par autre chose que le hazard. Le pays de Perth a Dundee est parfaitement bien cultivé, et parait beaucoup plus précoce que près de Stirling, on y faisait la récolté, et près de cette derniere ville le bled était encore verd. Les arbres fruitiers y sont allez communs, et on m’a assuré très productifs. Ces deux vallées du Forth et du Tay, dont le terroir se ressemble assez font les deux plus riches pays de l’Ecosse. On m’assure que de Perth a Blair, a peupres trente milles de distance, non seulement le pays était charmant, mais extrêmement productif. Ainsi la vallée du Tay peut avoir cinquante milles de la culture la plus recherchée. J’avais si bien recruté mes forces de la veille, qu’après m’être reposé un heure a Perth, et m’être promené par la ville, je fis la folie d’en partir, quoiqu'il fut près de cinq heures, et que la distance de vingt un milles fut bien considerable apres les quinze que j’avais déjà fait.

Ce qui m’engageait a me dépêcher si fort c’est qu’une dame m’avait invité a diner a trois semaines de date, et qu’en riant j’avais dit que je voulais faire le tour de l’Ecosse, et revenir au jour indiqué, j’avais a cœur de remplir mon engagement ; ce n’était que le second jour de marche, et je le croyais possible ; mais après cette fatiguante journée j’ai bien vu que l’homme n’est pas comme une montre, qui va toujours sans s’arrêter, et sans se fatiguer. Il était onze heures du soir, harrassé de fatigue, je me trouvais a six ou sept milles de Dundée, dans un village ou tout le monde était couché ; je frappai a coups redoublés a la porte d’une petite berge. Tout le monde dormait, je ne savais trop que faire, et regardais autour de moi, si je ne pourrais pas voir une grange ou je pusse passer la nuit sur quelques brins de paille, je n'en appercevais point : mourant de faim, de soif, et de fatigue, il eut été peu gai de passer la nuit a la belle étoile, avec un orage qui menaçait, et sans un morçeau de pain a se mettre sous la dent. Lorsque mon bon génie a conduit a cette place un homme a cheval avec un autre en bride, retournant a Dundee, j’ai fait un marché avec lui pour avoir la liberté de conduire celui qui était a vide, et une heure après suis arrivé a Dundee sans être tres fatigué ; car rien ne repose comme l’exercice du cheval après une longue marche.

Dundee est riche, marchande, et assez peuplée ; on y compte douze a quinze mille habitans, mais la ville est irreguliere et en général mal bâtie.

Les étrangers visitent rarement ce pays, ce qui fait que les habitans en acueillent peutêtre beaucoup mieux celui qui se presente avec des lettres de recommandation. Rien ne pouvait m’etre plus agréable ! la societé est très aimable, et j’ai passe le tems que je ne destinais qu’a me reposer, avec beaucoup d’agrément, il fallait seulement que je me soumis a leur coutume de boire quatre ou cinq heures apres diner le plus sérieusement du monde. J’avoue qu’il m’etait bien pénible dans le commencement de relier ainsi cloué sur ma chaise, et de boire quoique j’en pus avoir ; tout cela a disparu peu a peu, et je crois en vérité que, s’il était nécéssaire, je pourrais montrer, en cas de besoin, qu’un Breton de France ne le cede en rien a un Breton d’Ecosse.

Puis de la, traversant la riviere qui peut avoir trois milles de large, je fis une petite éxcursion en Fife, le tout afin de voir les ruines de St. Andrews, et de savoir quel était l’état du pays, dont la face entiere a quinze ou vingt milles des cotes, est parfaitement cultivé, et en outre couverte de mines de charbon. La capitale, Coupar, semble dans un état assez florissant ; mais pour St. Andrews, il est presqu’entierement enséveli sous les ruines. La cathédrale a du être immense, il n’en relie qu’un coté, tout a été détruit, aussi bien que le chateau, ou les Écossais montrent encore, avec colere, la fenêtre d’ou le Cardinal Béton regardait brûler quelques pauvres gens, martyrs de leur foi, — et a laquelle il fut pendu lui-même peu de temps après.

Les universités font encore vivre cette ville, qui, par ce qui en réste, semble avoir été fort grande. Elle est peu considerable a present, cependant il y a encore deux rues allez bien baties, et le pays aux environs étant excellent et bien cultivé, on m’a assuré qu’on y vivai a meilleur marché qu’ailleurs. C’est un préjugé communément reçu chez l’etranger, que l’on vit a très bon marché en Écosse ; partout ou j’ai été, j’ai toujours trouvé les choses au même prix qu’en Angleterre, et souvent plus cher. Loin d’étre un blâme sur le pays, c’est plutôt un éloge, car c’est une preuve que l’industrie y a fait de grands progrès, et que les habitans sont en état de payer les provisions doubles de ce qu’ils faisaient il y a cinquante ans, quoiqu’élles fussent moitié plus rares.

Retournant a Dundée, et revenant la nuit d’une maison de campagne, a cinq ou dix milles, avec un Français, qui de semaine en semaine est dans cette ville depuis vingt ans, et qui parait avoir gagné l’éstime des habitans ; quoiqu’il fit tres noire, que même il plut, j’eus dans le chemin un plaisir singulier en conversant avec deux jeunes gens, qui me semblerent des gens du commun ; je leur deman dai que) était l’origine de la ville ? Ils me dirent que des Bénédictins rassemblerent les habitans, et donnerent a leur couvent et au rassemblement qu’ils avaient reussi a former auprès, le nom de Deo datus, d'ou était venue Dundée : Quoique l’étimologie me sembla furieusement altérée, je la reçus pour bonne. Cela me mit en train de leur faire d’autres quéstions, auxquelles ils firent les réponses les plus judicieuses. Ils avoient surtout très présent les éxpeditions des Romains dans l’Ecosse, qu’ils m’assurêrent avoir laissé partout des traces des leur passages. La dessus je m’informai, si le poste fortifié au sommet d’une montagne a quelque distance de la ville était de l’ouvrage des Romains ? Non, dit l’un, car il est rond, et tous les postes Romains sont quarrés ; il finit par dire, qu’il le croyait Danois.

Puis me remettant en route j’arrivai a Aberbrothick par une pluie averse ; après m’être seché de mon mieux, je fus visiter le port, qui est fort peu de chose, et bon seulement pour les petits vaisseaux ; il est défendu par une batterie, qui fut élevée après l’insulte qu’un corsaire Français, s’avisa de faire a la ville, dans la guerre d’Amérique. Il osa demander une contribution considérabie, et sur le refus, il tira quelques coups de canons, qui éffrayerent beaucoup les habitans ; car quoiqu’ils soyent trois ou quatre milles, ils n’avaient pas un vieux pétard pour lui rendre le salut. On me montra trois ou quatre trous que ses boulets avaient faits dans les murailles d’une maison, et on convint que s’il n’eut demandé qu’une somme modique il l’eut obtenu. Je fus conduit dans les belles ruines d’un ancient couvent de Bénédictins, qui avait fondé la ville ; car ces mêmes Écossais, qui semblent si bonnes gens a present, ont, dans le temps, fait aller gaiment l’ouvrage du Seigneur, comme on disait alors : Ils ont détruit de fond en comble a la Reformation presque toutes les anciennes églises, et ont ainsi renversé, pour satisfaire un zele assez peu sensé, des monumens qui faisaient honneur a leur pays, et dont la perte ne se pourra jamais réparer.

D’Aberbrothick je fus présenter une lettre a un fermier de ce pays. Il était catholique, et j’avoue que j’en fus bien aise, afin de connaître si leurs manieres avaient quelque chose de différent des autres, mais je ne vis rien du tout.

Montrose est une petite ville, mais elle a un bon port, et est assez bien bâtie. On voit vis a vis un pont de bois, separé dans le milieu par une petite isle ; ce pont a coûté plus de quinze milles livres sterlings, et l’on a enfoncé les piles dans un endroit ou il y avait plus de trente pieds d’eau ; C’est un bel ouvrage, qui l’eut pourtant été infiniment davantage, s’il eut été bati en pierre, mais cela eut demandé plus que le double de la somme, et probablement ce sera pour la race future, lorsque le pont de bois sera devenu vieux. Le propriétaire de l’isle éspere pouvoir y batir un nouveau quartier, ce qui dans le fait serait convenable pour les marchands, dont les vaisseaux pourraient venir à leur porte.

Mais ce qui surtout est tres remarquable a Montrose, c’est l’hospitalité et la politésse dont se piquent les habitans. La campagne aux environs est charmante, et couverte d’un grand nombre de maisons appartenantes a dès particuliers riches, qui vivent de la maniere la plus honorable. Et comme rarement la facilité des manieres marche sans être accompagné de qualités encore plus éssentiélles, aussi Montrose est-il fameux pour les souscriptions nombreuses qui se lévent souvent pour les pauvres. J’en sais même d’un genre peu commun, comme les gens aisés se cottisant, pour aider un homme réspéctable, (que des malheurs avait obligé de faire banqueroute), a rétablir sa fortune. Ils ont aussi une maniere de penser très liberalle, et quoique religieux sont loin d’être importuns pour ceux qui pensent differement. J’ai eu occasion d’aller plusieurs fois au bal que les propriétaires donnent par souscription chaque trois semaines a Montrose. Je n’y ai pas trouvé l’assemblée très nombreuse, mais parfaitement choisie et réélement brillante. La danse Ecossaise, ou Reel, est éxtrêmement difficile a suivre pour un étranger ; la mesure en est si précipitée et si différente des contredances Françaises, qu’on en voit fort peu qui y réussissent, mais les habitans les dansent avec beaucoup de grâce et de légèreté.

Au surplus, on boit sec dans ce bon pays ; j’ai plusieurs fois assisté a des libations allez copieuses ; mais surtout, jamais je n'oublierai le Lisbonne blanc d’un certain Docteur, qui a force de charger le verre de toasts royalistes, aux quels je ne pouvais me dispenser de faire raison, me fit monter tant de loyauté dans la tête, que la muraille n’était pas de trop pour retourner a mon auberge.

A cinq mille au nord de la ville on rencontre un beau pont, qui traverse une vallée et une riviere assez large, près de son embouchure : Au premier pas que l’on fait deflus, la vue est frappé d’une longue inscription, haute de huit a neuf pieds, placée sur le garde fou : — "uTraveller, pass sufe and free upon this bridge, “ — qui fut bati sur ce dangereux torrent, et apprends que tu en es redevable aux générofités de Mr un tel qui paya tant, un tel tant, &c.” De l’autre coté, sur une pierre moins grande, le voyageur est aussi informé que le roy a fait les fraix de cinq cents livres sterlings pour achever de completter l’ouvrage. Après avoir remercié tous ces Messieurs, comme je le devais, faisant même une profonde révérence a la pierre du roy ; quoique son cadeau me sembla bien mince en comparaison des six mille et quelques cent livres sterling, écrits de l’autre coté ! Je passai surement dessus, comme on m’éxhortait a le faire, et ne pus pas m’empêcher de me rappeller l’épigrame de Piron qui, a Beaune, a la suite d’une inscription annonçant ainsi que celle-cy a la posterité les personnes magnifiques et généreuses qui en avaient fait les frais, après les mots, Ce pont a été bati, &c. ajouta ici, et couvrit la seconde ligne de platre ; de sorte que le voyageur étonné apprenait avec surprise, que le pont sur lequel il passait, avait été fait dans l’endroit même ou il était.

Traversant une dixaine de milles d’un pays qui me parut bien cultivé, quoique un peu nud, je m’arrêtai a une cascade près du bord de la mer, dont on a rendu les approches très agréables par des allées coupées dans un petit bois, qui la couvre presqu’entierement ; et bientôt arrivai a Benholm, ou je reçus l’accueil le plus flatteur que l’on m’ait fait dans mon pèlerinage autour d’Ecosse ; Mr. et Mde. Robertson Scott, me mirent tout de suite a mon aise, par un ton de bonté dont a grand besoin un voyageur a pied dans la Grande Bretagne ! Le souvenir les trois jours que je passai alors a Benholm me sera toujours précieux ; les bontés et l’interet que l’on m’y a témoigné m’ont fait former une liaison, qui dans des jours plus calmes m’empêchera de regrétter la misere de l’émigration.

Brechin est une petite ville a l’ouest, et sur la même riviere a neuf milles de Montrose ; elle est située sur de petites collines qui en rendent la situation éxtrêmement plaisante, les arbres qui sont assez rares ailleurs, ici sont très communs, et lui donnent un aspect champêtre. C’était autrefois le sejour de l’évêque qui jouissait d’un grand pouvoir dans le pays, et de biens considérable. On y voit une ancienne tour, dont on ne connaît, ni l’usage, ni l’origine ; elle est adjoinante l’église, qui a été bâtie a coté, est ronde et peut avoir douze ou quinze pieds de diamètre ; l’ouvrage de maçonnerie est parfaitement lié ensemble, quoique de l’antiquité la plus reculée ; car il y a des personnes qui prétendent quelle fut bâtie avant l’êre du Christianisme, et que la pierre sur laquelle est marquée la crucifixion, avec quelques inscriptions y ayant rapport n’y fut appliquée que longtemps après. Ouoiqu’il en soit, par sa hardiesse, et la solidité de l’ouvrage, elle mérite d’être visitée par l’étranger ; elle tremble visiblement lorsque le vent est fort, et parait entièrement separée de l’ancienne cathédrale au coin de la quelle elle est située. De la je fus sur la térrace du chateau, d’ou l’on a un point de vue de plus agréable, sur la riviere qui coule au bas, a une hauteur de cinquante a soixcente pieds ; le chateau est bati dans l’ancien style avec une longue allée de beaux arbres.

On voit a quelques distance de l’autre coté de la riviere la maison de Kinnaird, bati sur le modele d’un ancien chateau : C’est une maison immense, que son propriétaire, Sir David Carnegie, rend infiniment agréable a ses voisins et a l’étranger.

Forfar, la capitale de l’Angus, n’a rien de bien remarquable, que le lac ou furent noyés les meurtriers de Malcolm un roy d’Ecosse, en éssayant de le passer sur la glace. On voit a quelque distance un camp Romain très bien conservé, et dont les ramparts sont très élevés ; on y voit aussi quelques pierres sculptés, monumens grossiers d’une victoire sur les Danois. La longue vallée dans laquelle est Forfar, traverse toute l’Ecosse depuis Ben-lomond, jusqu’au de la de Bervy.

Laurencekirk est une nouvelle petite ville dans la meme vallée, bâtie par Lord Gardenston, un des juges de la Cour de Session, le même qui a bati a ses dépens le petit temple dans lequel est la fontaine d’eau sulphureuse a Edinbourg. Il a reussi a établir et a faire fleurir des manufactures dans un pays presque désert avant cet établissement. Il y a bati une belle auberge, et y a fondé une bibliotheque pour l’usage des étrangers, qui sont priés d’écrire quelque chose sur un livre qu’on leur présente, ainsi qu’il se pratiquait a la grande Chartreuse en France, après y avoir reçu l’hospitalité.

Je ne l’ai jamais vu ! il est mort avant que je ne vins dans ce pays, mais il m’est flatteur d’avoir une occasion de rendre hommage aux efforts des talens, guidés par la bienveillance.

On voit a quelque distance un pont bâti sur un torrent rapide, a l’instant de sa chute ; il peut etre élevé d’un centaine de pieds. Puis je fus me presenter chez un ministre a quinze ou vingt milles plus loin. Si dans le fonds des provinces de France un voyageur s’était arrêté chez un curé de campagne il l’eut trouvé j’imagine un bon humain, mais c’est tout ; ici je fus reçu, et l’on me parla sur toutes éspéces de sujets, avec la politesse d’un homme du monde, on m’y donna deplus de très bons erremens pour la course que j’avais envie de faire, meme pour les parties les plus éloignées.

L’ancien chateau de Dunnotar est très extraordinaire, sur le bord de la mer, presque entouré d’eau, et situé sur un roc escarpé que les habitans appellent avec juste raison Plum Pudding Rock, car il lui est tout a fait semblable, par la singuliere incrustation de cailloux de différents formes, grosseur, et couleur, dans une éspéce de ciment que le temps a aulîi changé ên pierre. A en juger par les ruines immenses, ce devait être une place considerable ; la plupart des voûtes sont entières, et parfaitment bien conservées ; on peut se promener un quart d’heure dans ces sombres demeures. L’on y montre des prisons horribles, qui peuvent donner une juste idée du Black-hole de Calcutta, ou soixcente prisoniers Anglais furent étouffés. Dans quelques unes le pauvre misérable était déscendu par une trappe, et n’avait d’autre air que par un trou quarré de six pouces de diametre, pratiqué dans l’épaisseur du mur, et dont l’ouverture était au sommet, trente pieds au dessus, de sorte que la plus foible lumière n’y pouvait pénétrer. Il y a dans ce cachot une petite source d’un eau, un peu salée. On voit auprès une voûte très longue, ou la seule entrée a l’air était un trou rond, semblable à celui d’une meurtrière, pour placer un fusil, et l’homme qui me conduisait m’a rapporté la tradition qui dit, qu’il y a eu jusqu’a cent cinquante malheureux enfermes dedans. On voit au milieu de la cour un bassin d’une eau pure, dont la source fut vraisemblablement autant la cause d’un rassemblement que les idées dé defence. On y voit les relies d’un batiment assez semblable a quelques uns que j’ai vu en Suisse, où la cheminée bâtie en cône occupe tout l’espace, le feü au milieu, et les gens autour, sans autre jour que l’ouverture par laquelle la fumée s’échappe, a la hauteur de trente pieds a peupres. En Suisse les murailles sont tapissées jusqu’au sommet, de langues, de jambons, et de saucissons. J’ai tout lieu de croire que l’on avait le même usage ici. Le donjeon parait plus ancien que le reste ; on y voit trois voûtes, les unes sur les autres, et le sommet de la tour domine le reste du chateaü et une partie du pays. Ce rocher est de toutes parts perpendiculaire, et presqu’entiérement isolé au milieu de la mer ; même pour y entrer il est nécéssaire de déscendre au fonds de la vallée et de remonter ensuite. La confusion des rocs dans lesquels la mer a pratiqué des caves considérables, est presque autant digne de l’attention que le chateau même.

Ce fut de la, qu’une dame du nom d’Ogilvie, sortit avec les ornemens royaux d’Ecosse sous sa robe, traversa le camp de Cromwell qui assiégeait la place, ou son frerc commandait, les porta dans sa maison, et les préserva jufqu’a la réstauration de Charles second, a qui elle les présenta.

Ce chateau, avec plusieurs autres grandes maisons et des terres considerables, appartenait au Comte de Marischall, et fut confisqué et détruit après l’éxpulsion du Prétendant, dont il avait embrassé la cause. J’ai reçu l’hospitalité dans la principale maison qui lui appartenait, et j’ai cru remarquer que les habitans conservaient toujours un grand respect pour cette famille, dont ils m’apprirent que le dernier était au service du roi de Prusse il y a quelques années.

Le pays depuis Perth, suivant le cours du Tay, jusqu’a Dundee, et ensuite les bords de la mer, a quelques milles nord de Stonehaven,(une assez jolie petite ville a un mille de Dunnotar) est assez bon, et bien cultivé, et tellement, que pres la ville il y a une centaine d’acres de terres qui sont loués au prix énorme de huit guinées par acre. De là, jusqu’a Aberdeen, la scêne change, tout le pays est presque couvert de tourbe, on y a pourtant fait quelques améliorations dans ces derniers temps ; les grands proprietaires y ont planté du bois, qui parait venir assez bien, mais il est encore bien jeune.

On m’assuré, que les habitants de ces côtes étaient de tems immémorial adonnés a la contrebande des vins ; et quoique dernièrement ce ne soit plus si commun, cependant j’y ai bu d’un très bon champagne rouge, qui n’avait gueres coûté qu’un shelling la bouteille, et dont le propriétaire ne savait pas le nom, et l’avait eu parceque le marchand poursuivi par les commis, était bien aise de s’en défaire a quelque prix que ce fut.

Les gens du commun près de Stonehaven sont réputés être de terribles buveurs de Whisky, ils en boivent, m’a ton dit, une ou deux bouteilles par jour, et ainsi se ruinent téllement la santé, que communément ils ne meurent pas vieux. Un ministre dans les environs dit, que depuis dix a douze ans, qu’il est établi dans sa charge, il a deja vu trois générations, c’est a dire, que la plupart des maisons ont changé trois fois de maitres.

Stonehaven a un petit port, dont l’entrée est difficile, mais qui parait assez sur. Ce fut la que j’eus occasion de connaître de quelle maniere les comtés étaient gouvernés, quant a leur police intérieure, ou a la répartition de l’impôt. Les propriétaires, qui ont le droit d’y paraître, se nomme freeholders, il y viennent comme representant de telle propriété dont le montant fut fixé il y a bien des années ; on n’en compte que quatorze dans çe comté (le Mearns-shire) qui ayent le droit d’y sieger, Apres les affaires finies, ce qui ordinairement ne les fatiguent pas beaucoup, ils dinent ensemble, et se dispersent. Ils sont encore obligés de renoncer au Prétendant et au Pape, auxquels personne ne pense. Sans ce serment, qu’ils renouvellent chaque année, ils ne pouraient pas remplir leur place ; cela prouve que dans tout pays on tient a la forme ! Ce sont aussi les freeholders qui elisent parmi eux leurs représentans au parlement ; chaque comté y en envoyé un, éxcépté deux ou trois petits, qui ne le sont qu’alternativement ; il y a en outre, quelques villes, ou bourgs, qui ont aussi le même droit ; en y joignant seize pairs Écossais, on trouve tout la representation de I’Ecosse au parlement de la Grande Bretagne. J’ai souvent entendu des gens se plaindre qu’ils n’étaient pas bien representé ; mais le nombre ne fait rien a l’affaire, la seule chose sur laquelle puisse se regler un étranger, pour savoir si la forme du gouvernement d’un pays est bonne et conforme au génie de ses habitans, c’est de voir s’il est florissant ; d’apres cela il n’y a pas le moindre doute, qu’on ne jugeât favourablement de celui de ce pays.

Aberdeen est une grande ville, et peut contenir près de vingt cinq mille habitans, y compris l’ancienne et la nouvelle, distante d’environ un mille ; On voit dans l’ancienne ville une université fameuse, dont les jeunes gens n’ont point d’habit distinct, quoiqu’ils ayent une redingotte rouge avec des manches pendantes ; on y voit aussi l’ancienne cathédrale, dont le chœur seul a été détruit, le reste du bâtiment sert d’église. Un peu au nord, il y a un pont d’une seule arche, très large, et pointue a la clef ; il traverse la Don, une petite riviere dont les bords sont tres resserés dans des rochers éscarpés. J’en trouve la position préférable a celle de la nouvelle ville, quoique pas si bonne pour le commerce ; il n’y a dans cette derniere rien de bien remarquable ; elle est en général mal batie et très irreguliere. Cependant on y rencontre, ce qui manque dans toutes les villes de la grand Bretagne ; je veus dire un quai sur le bord de la riviere, et ou les vaisseaux débarquent devant les maisons. Deux milles plus bas que la ville, a l’embouchure de la riviere le gouvernment a fait une jettée d’enormes pierres de taille, qui s'avance assez loin dans la mer pour la garantir des sables que la marée y apporte ; on y bâtit aussi un corps de caserne sur une petite éminence, d’ou l’on a une vue très étendue. Mais ce qui parait le plus extraordinaire, et ce qui dans le fait est le plus digne d’attention, c’est le coup d’œil que l’on a en sortant des bruyeres et de la tourbe ; après avoir été fatigué pendant huit a neuf milles de leur presque non-interruption, la vue se promène tout à coup sur la riche plaine dans laquelle est située la ville, et sur la vallée ou coule la Dee, sur laquelle on découvre un pont de pierre de sept grandes arches qui la traverse, portant partout l’empreints des armes des éveques d’Aberdeen qui le firent bâtir long temps avant la Reformation. Cette ville fait en grand partie tout son commerce avec la Norvège et la Baltique, ou elle envoie le produit de ses manufactures, qui ainsi qu’a Montrose, Bervy, et Stonehaven, consiste principalement en grosse toile pour les voiles de vaisseaux et les négres.

J’ai entendu dire que leur grand nombre avait causé parmi les enfants qu’on y emploie un libertinage qui les abâtardit visiblement : Il y a cependant des manufacturiers qui veillent de près au maintien du bon ordre, et meme a leur instruction. Il serait a souhaiter qu’un si bon exemple fut plus géneralement suivi, et je croirais que si on encourageait les ouvriers a se batir de petites cabanes, au milieu d’un terrein propre pour la culture de quelques légumes, comme a Birmingham, cela produirait bientôt de très bon éffets.

On vient d’établir dans cette ville une manufacture de whisky (ou eau de vie de grain) : on peut juger de son immensité, par l’incroyable imposition de vingt cinq mille livres sterling que les propriétaires se sont engagés a payer chaque année au Gouvernement.

J’arrivai a travers un pauvre pays a la belle maison de Fintray House, chez Sir William Forbes, a neuf milles d’Aberdeen. Son jardin potager mérite l’attention, il a trouvé le moyen d’avoir des pêches superbes avec une éspéce d’armoire de papier huilé, qui couvre l’arbre, et qu’on ouvre quand il fait beau ; il a aussi mis un pêcher sous verres, il est couché en espalier a deux pieds de la terre sur le fonds de laquelle on a mis du sable, et il est couvert par un chassis de verre, comme les melons ; l’une et l’autre de ces expériences ont réussi, la derniere particulierement. Il en a fait une autre sur un poirier, dont il a couvert la moitié avec une planche, large d’un pied au sommet de la muraille. La partie couverte était chargée de beaux fruits, l’autre n’en avoit que quelques uns de fort peu d’apparence.

C’était le douze de Septembre, et quoique si tard, et dans un pays si avancé au nord, la chaleur était extrême, au point que pour me rendre chez Mr Michaël Forbes, le frere de Sir William, dont la demuere n’est qu’a quatre milles, je fus obligé d’oter mon habit. Sa maison a été batie au milieu de la bruÿere, et les champs fertiles qui l’approche, ont aussi été tirés du meme etat. Quelque part qu’on aille en Écosse, l’industrie y a fait tant de progres dans ces derniers temps qu’a peine se trouvera t-il de propriétaires qui n’ait amélioré une partie de son terrein, et qui n’ait changé la face miserable de la bruyere en bois ou en terres labourables.

Montrose et Aberdeen partagent le droit d’envoyer un membre au parlement, avec Kintore et Inverury, deux pauvres villages décorés du nom de ville, et qui cependant ont autant de droits a la representation parlementaire. Lord Kintore a un beau chateau près dé cette derniere place, et qui parait d’autant plus surprenant, que le pays, a dire vrai, n’est pas bon.

Ayant monté de grand matin a cheval, je vis dans mon chemin deux où trois postes retranchés des Danois, et descendis à Old Medrum, qui est une petite ville assez considérable pour sa position centrale. Je continuait ma route a pied, et quoiqu’il y eut vingt huit milles, j’arrivai le soir a Banff, après, avoir traversé un pays peu habité, mais cependant pas très mauvais. Avant de gagner la ville, j’apperçus sur une colline de sable, couronné par un petit temple, plus de lapins de toutes couleurs, que je n’en ai vu de ma vie ; malgré ma fatigue, je cédai au desir de me promener au milieu d’eux, ils sont presque privés, et ne fuient que lorsqu’on cherche a les prendre. Lord Fife les loue vingt cinq livres sterlings par an, et ils sont si communs, que le couple, dépouillés de leur peau, se vend deux pences et demie, cinq sous de France.

Banff est une jolie petite ville, fort bien située, dont le port est petit, très, exposé au vent, et l’entrée assez difficile : avec une depense médiocre on pourrait aisement rémedier a ces trois grands inconvénients, il ne s’agirait que de creuser un peu le lit de la riviere, et d’y construire une écluse pour retenir l’eau a la marée basse, a deux cents toises a peuprès de son embouchure près du chateau de Lord Fife, au lieu de s’obstiner a faire des frais inutilles, au milieu des rochers.

Je m’informai des maniérés des habitans, dans la partie que je me disposais a parcourir, et je reçus des informations qui m’ont été très utiles ; ce fut la, que j’appris, qu’avec une prise de tabac et du whisky, on était presque sur de gagner le cœur des montagnards. Je profitai de l’avis sur le champ, et me fournis d’une tabatière qui dans la suite a jouée un assez joli rôle, et m’a servi plus d’une fois d’introduction avec les bons paysans de cette partie ; quant au whisky, il a toujours été mon compagnon de voyage, et il m’a quelques fois attiré des remercimens et des complimens Gaelic des plus élégants.


MER DE L’OUEST.


A QUELQUE distance dé Banff on se trouve sur les posséssions du Duc de Gordon, dont l’extreme attention, a ameliorer son immense domaine ne sauraient être trop loue, de toüts parts on ne voit que bois plantés, terres nouvellement défrichées, lacs désséchés, et mis en valeur ; quoique, a dire le vrai, les ponts manquent sur plusieures petites rivieres, ou le voyageur a pied le trouve très embarrassé et obligé d’attendre que quelqu’un a cheval se presente, et veuille bien le transporter a l’autre bord sur la croupe dé sa monturë ; dumoins c’est ainsi qu’il m’a fallu faire, pour éviter de faire un grand tour.

Les voyageurs sont obligés de traverser dans un bateau, le Spey, torrent très rapide, près Fochabers, au risque d’être emporté par le courant, tandis qu’il serait si aisé d’y placer un pont volant, comme sur le Rhin, ou plutôt comme la rivière est peu large, et le courant très rapide, un bac comme sur le Rhône, qui est la chose la plus simple que l’on puisse imaginer ; Une longue corde traverse la riviere solidement attachée a deux piliers ou deux chenes sur les bords, une roulette de métal glisse dessus et le bac qui y tient par une autre cable va d’un bord a l’autre, par le seul mouvement du gouvernail, sans aucun danger, et sans avoir besoin de plus d’un homme pour le diriger, tandis qu’il y en a sept ou huit a Fochabers.

Le Duc de Gordon a auprès de cette petite ville, un immense et superbe chateau, dont la façade a deux cents vingts pas ordinaires de long a ma marche, ce que je suppose faire a peupres cinq cent cinquante pieds, on a sacrifié la beauté de cette longue file de batimens au désir de conserver une vieille tour, qui était dans le milieu, et qui en défigure le front, Je me suis amusé a en compter les fenetres, et j’en ai trouvé plus de quatre cents dans les deux façades, non compris celles des cours de l’interieur. Si la proportion de l’imposition sur les fenetres étaient suivies jusqu’a ce nombre, de telles maisons seraient bien profitables au gouvernement de la Grande Bretagne ; mais je crois qu’on ne peut pas payer plus de cinquante guinées pour cette article, qu’on tache d’éviter autant que possiblë ; car j’ai remarquai plus d’une fois, que la plupart des maisons neuves n’ont que trois fenêtres de face, a chaque étage, l’imposition n’ayant pas lieu pour les six premières, et les six suivantes étant très peu de chose.

Le Duc de Gordon avait dans l'intérieur des terres, un bois considérable de sapins ; mais l’impossibilité de le faire venir près des côtes le rendait inutille. Une compagnie Anglaisé le lui a acheté pour la somme de dix mille livres sterling, et en a dépensé près du double pour rendre les chemins praticables jusqu’a la mer ; on peut juger par la de quelle importance il doit être.

Près d’un lac nouvéllement désséché, un paysan a cheval m’ayant longtemps considéré en marchant auprès de moi, apres la question ordinaire, De quel pays etes-vous ? et que je lui eus répondu Turc, me demanda, si je n’étais pas un docteur ? Je lui répondis d’abord que non ; sur quoi il insista et voulut absolument que je fusse médecin ; il fallut bien que j’y consentisse, sur quoi mon homme descend de cheval, et m’offre de le monter a sa place. Je le refusai, mais il insista ! Quand je fus sur son bucéphale, il me fit différentes consultations, entr’autres pour sa femme, qui avait la jaunisse, aüxquelles je répondis gravement, en l’interrogeant sur les différents simptomes, et lui conseillai d’avoir plus de soin d’elle dorénavant, d’être un bon mari a toutes heures, de ne la pas trop faire travailler, et de lui donner une bonne nouriture, et du vin s’il le pouvait : Hippocrate n’aurait pas mieux parlé. Bientot après je le quittai ; il remonta sur son cheval, et disparut. Etant un peu las, je m’arrêtai dans un petit village, ou vraisemblablement mon homme avait quelques connaissances, a qui il rapporta l’ordonnance salutaire qu’un médecin Turc lui avait donné pour fa femme ; il y a apparence que cette médecine plut aux bonnes femmes du pays, car un grand nombre vinrent aux fenêtres de l’auberge, afin de jouir de la vue de celui qui l’avait prescrite, et vraisémblablement m’auraient volontiers engagé a ordonner la même chose a leurs maris. Mais moi que la médecine fatiguait déjà, craignant d’avoir affaire avec la faculté, je payai promptement, et m’en fus par les derrières.

Je n’eus pas fait trois milles que passant pres d’une ferme isolée, je trouvai mon homme avec sa femme en sentinelle sur le pas de la porte ; du plus loin qu’ils me virent, ils coururent a moi, et la femme surtout me faisant mille cheres, m’engagea a entrer dans la maiion, ou je fus regalle de petit lait, de cakes, de pommes de terre, enfin de tout ce qu’ils avaient. Une jeune fille de seize ou dixsept ans, allez gentille, me servit tout cela, avec la meilleure grâce possible. Pour la recompenser de son attention, j’engageai le papa a la marier promptement, par ordonnance du médecine. On me fit encore différentes consultations pour les enfans ; je l’engageai a les tenir proprement autant que possible, a ne point les souffrir boire de whisky, en qui ils ont une telle confiance qu’on le regarde, comme le remede a tous les maux, et dont ils sont avaller une grande cuillerée a l’enfant nouveau né, pour lui donner des forces, et l’empecher de crier pendant qu'on le baptise. Il est surprenant comme tous les enfants sont enclins a boire ces liqueurs fortes qui étranglent l’homme qui n’y est pas accoutumé.

Ce bon homme me fit voir sa ferme, sa grange, son bétail, et sur tout me demandait qu’elle était l’usage de mon pays. Les paysans d’Ecosse sont tres inquisitifs, et n’en vallent que mieux, il y a toujours quelque chose a profiter dans la conversation d’un étranger. Pour achever de lui gagner le cœur, je présentai ma tabatière, et offris la prise ; le cher homme était enchanté, et me reconduisit sur le chemin, en laissant exhaler sa joie d’avoir eu le bonheur de rencontrer un si savant homme.

Ils font sécher leur avoine d’une maniere qui me parut bien extraordinaire ; on bâtit une éspéce de four en terre ; de longues perches le traversent a une hauteur de quatre ou cinq pieds. Ils les couvrent de paille, et j’imagine de quelques vieilles toiles, sur lesquels ils plaçent leur avoine qui séche a la fumée des mottes, dont ils ont fait un feu dessous.

Depuis que je voyage en Écosse, j’ai pris la petite précaution de me faire addrésser par un des maitres d’auberges chez qui j’ai demeuré a ceux des villes ou j’ai dessein d’aller ; et je n’ai pas éprouvé la moindre difficulté a ce sujet, c’est ainsi qu’on acquiert toujours de l’éxpérience a ses dépens ; si j’eusse su cela, en partant de Londres, je me serais évité bien des désagréments ; si ma réfléxion peut les sauver a un autre ils n’auront pas été perdus.

Le pays pres d’Elgin est tres fertile et vraiment tres agréable. Avant d’y arriver on passe près d’un canton, qui le fut autrefois, mais qui en est bien loin a présent. Toute la face du pays est couverte de sable, le vent qui soufle des montagnes en apporte de nouveau tous les jours ; il y a des hommes âgés qui se rappellent avoir vu les toits et les cheminées des maisons paraître sur la surface ; elles sont a présent entièrement couvertes. On prétend, que la coupe d’un bois dans l’intérieur, en remuant la surface de la terre, a été la cause de ce désastre. C’est la seule partie de l’Ecosse ou j’aye vu du sable, pour quelque éspace.

Elgin était autrefois le siége de l’evêque, et parait avoir été fort considérable, mais on y aperçoit a présent que des ruines, ce qui reste de la cathédrale la fait vraiment regretter. Le batiment, quoique dans le genre Gothique, n’était pas tres vieux, il semble qu’il avait été bati il n’y a gueres que trois cents ans. On rapporte, qu’alors le roÿ d’Ecosse n’épargna rien pour sa construction, fit venir des ouvriers d’Italie, et qu’il y eut même urie quête dans les différens états Chrétiens pour en prêsser la batisse. On voit auprès un baptistere semblable a celui d’Oxford. Les anciens batimens ayant rapport au clergé, dont il y avait la un séminaire, le chateau, tout est détruit de fond en comble. De quelles fureurs ont du être animé les peuples de ces pays dans leurs guerres civiles et religieuses ! Je ne suis plus surpris qu’il réste encore un peu d’enthousiasme, dont la durée peut a la vérité être aussi attribuée a l’incroyable mélange de séctes, et aux troubles qui ont agité ce pays, lors de l’éxpédition du Prince Charles en 1745.

De la colline, ou était situé le chateau on a un point de vue tres agréable et tres diversifié. C’était le moment de la récolte, la campagne était animée ; j’apperçus une danse, cela me donna envie de connaître quelles étaient les reels Écossais, dont j’avais tant entendu parler ; j’en avais bien vu, mais c’était parmi des gens riches dans un bal ! Ici c’était la simple nature, je fus surpris de la vivacité de leurs pas ; ils n’étaient pas élégans, mais ces bonnes gens semblaient avoir bien du plaisir ; ils se tournaient et retournaient, faisaient des sauts, poussaient des cris de joye ; il y avait particulièrement quelques montagnards dont la joye éxcéssive derangeait souvent le court jupon, mais personne n’y prenait garde ; — l’usage est tout.

Apres cette petite récréation je continuai ma route plus lestement, et vis a quatre milles de Fores, le camp retranché des Danois de Brughs-head, sur un roc éscarpé qui s’avance dans la mer ; et ou il y a encore des restes de fortifications très visible ; il s’étaient entièrement isolés, et même m’a t-on assuré avaient fait passer l’eau de la mer autour d’eux. A un mille de la, est le champ de bataille ou le roy d’Ecosse remporta une victoire décisive sur eux en 1008, une pierre haute de vingt cinq pieds, couverte de quelques figures grossieres d’hommes nuds, armés de massue, poursuivant des lions qui fuient, est le trophée qui fut élevé par les vainqueurs, et qui fixe encore l’attention. La campagne aux environs de ce monument est dans le meilleur état ; elle paraissait même être couverte d’un abondante récolte. Les moissoneurs se livraient a la joye ! En tout pays, le pauvre se rejouit plus a la vue de l’abondance, dont il n’a que la peine, que le propriétaire qui en jouit.

Fores est une tres petite ville, a quelque mille de laquelle est situé le vieux chateau du Comte de Moray, dont je fus visiter l’énorme Gothique salle. Ce fut un cuisinier Français qui me la montra, et qui après, ayant fait quelque chemin avec moi, me prenant peutêtre pour un député de la propagande, s’ouvrit, et me débita avec une vélocité vraiment Jacobine, que le roy était un déspote, les nobles, des tyrans, et toutes les autres fadaises, que le peuple répéte sans trop savoir ce qu’il dit. Je le priai fort honnêtement de se mêler de ses sauces, et point du tout des affaires de France, particulièrement devant un homme qui en était une des millièmes victimes.

En me rendant a Nairn par une route de traverse, fatigué, je me reposais près d’une maison, une jeune personne qui attendait son frere, comme elle me la dit ensuite, se présenta, je lui demandai si je pourrais avoir un verre d’eau dans la maison ! Elle me fit entrer, et bientôt la famille vint a moi, et m’offrit toutes fortes de rafraichissements ; je suis fâché de ne pas sçavoir le nom de ces brave gens, qui ensuite m’ont conduit a quelque distance dans mon chemin. Leur maison, qui parait une assez bonne ferme, est a quatre ou cinq milles au sud de Nairn, dans l’interieur des terres. L’humanité et la politesse ne sauraient jamais être trop loué.

Le Fort George est la seule fortification reguliere que j’aye vu dans la Grande Bretagne. Il fut bati après les troubles de 1745, et est parfaitement entretenu ; il commande l’entrée du bras de mer d’Inverness, qui n’a gueres la qu’un mille de large, tandis qu’un peu plus loin il en a sept ou huit. Cet immense bassin ressemble assez a celui de Toulon, dont l’entrée très étroite, forme ensuite un golphe ; on apperçoit de l’autre coté les côtes du Cromarty et la petite ville de Fortrose, ou l’on voit des ruines, qui, semblent avoir été une cathédrale.

Suivant les côtes par un pays assez bien cultivé, je passai près du chateau de Stuart, ou je m’arrretai, un moment, afin d’en considerer les ruines, juste image de la famille dont il porte le nom, et a qui il appartint.

Bientôt j’arrivai au chateau magnifique de Culloden chez Mr. Arthur Forbes, pour qui j’avais une lettre, et le lendemain fus viiter le fameux champ de bataille du même nom, ou la fortune des Stuarts fut totalement décidée en 1745 ; il est a deux milles du chateau, sur une hauteur marecageuse, et couverte de bruyere, ou l’on parvient par un bois assez considerable le long du coteau. Les places ou on a enterré les morts sont parfaitement distinctes, parcequ’il y pousse de l’herbe, et que partout ailleurs il n’y a en a point. En remuant la terre avec mon bâton dans les endroits ou il y avait de la verdure, j’ai touchai les corps, et ai amené plusieurs grands ossemens que jai confié respectueusement a la terre, après les avoir consideré quelque temps avec une attention melancolique.

Le champ de bataille est a trois ou quatre milles du chateau de Stuart, qui fut le berceau des princes de cette maison, ainsi l’on peut dire avec raison, que la même terre les a vu naître et mourir. Les habitans en parlent sans amertume, et si je l’osais dire (quoi qu'a présent très attaché a la maison régnante) avec une éspéce de regret. On reproche au Prétendant d’avoir livré bataille pouvant l’eviter, et attendant du Caithness des secours considérables, qui devaient arriver trois jours après. Parlant a un vieux paysan, qui avait une apparence martiale, et quelques balafres, “N’avez vous pas été soldat ?” lui dis-je ; Soldat, répondit il, Je ne l'ai jamais été que pour le Prince Charles.

Beaucoup de batailles ont été plus sanglantes, il n’y a pas eu en tout cinq mille hommes de tués !. Aucune n’a été si décisive, depuis ce moment il ne s’est fait aucun mouvement en faveur des Stuarts, et la maison de Brunswîck a été paisiblement assise sur le thrône ; on a remarqué du Duc de Cumberland, qui gagna cette bataille le jour de son anniversaire, que ce fut la seule qu’il n’ait pas perdu.

Les vainqueurs ont souillés leur victoire par des cruautés inutilles tant sur les vaincus que sur ceux qui étaient soupçonnés d’être de leur parti, dont ils ont détruit les possessions et brûlés les maisons ; un grand nombre des partisans de la maison de Stuart eurent leur biens confisqués ; mais dernièrement, le Gouvernement par une politique humaine et très sage, s’est fait des amis fidèles, en faisant rentrer dans leur propriétés les descendants de ceux qui s’étaient trouvés mêlés dans cette affaire.

Le capitale du nord de l’Ecosse, Inverness, quoique une petite ville étant la plus grande du pays, est le lieu de rassemblement, pour la noblesse et les gens riches du Caithness, Sutherland, et Ross-shire, ou je suis fâché de n’avoir pas été, il n’y avait plus gueres que cent milles pour arrivera Johnny Grott’s House, le point le plus au nord de la Grande Bretagne ; mais la saison était si avancé que je n’ai pas osé le risquer. Cromwell a détruit le chateau de cette ville ; il était situé sur la riviere qui sort du lac Ness abondante en saumons, que l’on pêche d’une maniere ingénieuse ; la riviere est barrée avec des éspéces de trappes, par où le poisson peut remonter, mais non descendre le courant, et quand le moment de leur retour a la mer arrive, on les prend par milliers. Ce sont des gens de Londres qui ont affermés cette pêche, et l’on ne peut qu’avec beaucoup de peine avoir du saumon a Inverness.

Les habitans du sud de l’Ecosse ont un Patois Anglais, qu’ils appellent Écossais ; mais ceux des montagnes ont une langue absolument différente, qu’ils appellent Gaelic du côté de Ben-lomond, et quelque fois Erse ou Celtique dans cette partie. Ils prétendent qu’ils entendent le Gallois, l’Irlandois, et même le Bas Breton.

Quoique les habitans de la campagne aux environs d’Inverness parlent Celtique ou Gaëlic, portent un jupon très court, un bonnet bleu avec un bouton rouge, les habitans de la ville ont presque tous des culottes, et un chapeau ; ils parlent très pur Anglais, et peut-être beaucoup mieux que dans beaucoup de comtés en Angleterre ; on attribue cela au long séjour que les troupes Anglaises y ont faites a différentes époques. Ce qu’il y a de sur c’est, que je n’avais point de peine a m’y faire entendre, avantage dont j’ai souvent été privé dans certains comtés, et que je crois pouvoir expliquer en leur faveur.

Je présentai ma léttre a Mr Inglis, le Lord Provost de la ville, et sachant que l’Evêque de Rhodez était dans le pays, chez son frere, et sur le même terrein ou il est né, je demandai a lui offrir mes respects ; c’est être dans une position bien éxtraordinaire que d’etre émigré dans son pays natal. Le lendemain Mr Inglis me présenta au déssert, une douzaine de diamants Écossais montés sur des épingles d’or, et après avoir dit que c’était la production du pays, il me demanda lequel je trouvais le plus joli ; je lui en indiquai un. Effectivement ajouta-t-il, il est bien plus brillant que les autres ; et une minute après, il me l’a offert en me disaint, qu’il servirait a me rappeller les montagnes d’Ecosse. Il serait difficile de trouver une maniere plus délicate de faire un present, et d’obliger un étranger. Rien n’est plus semblable à la topaze, et il coupe le verre comme le diamand ; il y en a de différentes couleurs ; j’en ai vu de noirs, jaunes, verds, et d’autres aussi purs que le chrystal.

Craig-Phaedrick est une éspéce de fortification, sur le sommet d’une montagne, dont les murailles semblent avoir été vitrifiées par le feu. On voit dans ce pays plusieurs de ces places ; soit fortification, soit temple des Druides, soit meme volcans, comme quelques uns le croient, ils sont de la plus haute antiquité, et les habitans n’ont pas la moindre tradition a leur sujet. Les murailles ainsi vitrifiées sont aussi dures que le roc vif ; mais je ne puis gueres concevoir quels moyens on a employé pour les mettre en cet état de fusion ; l’enceinte est un long oval, dans laquelle il pousse de bonne herbe, tandis que le réste de la montagne est couverte de bruyere ; il est entouré d’un fossé revetu de la meme matière ; il y a deux entrées, l’une a l’est, l’autre a l’ouest ; cette derniere, particulierement est plus remarquable en ce qu’on y arrive par un chemin coupé dans le roc, a la hauteur de dix a douze pieds. On apperçoit dans l’interieur quelques enfoncemens que l’on pourrait penser avoir été des puits ou des caves. J’ai vu différents traités sur cette matière, mais comme ils ne peuvent etre appuyé sur aucun faits, pas meme sur une tradition quelconque, j’ai trouvé que quoique les éxplications qu’on tachait d’en donner, fussent souvent très ingenieuses, elles étaient cependant loin d’etre satisfaisantes ; ainsi je me suis contenté de dire ce que la chose parait, sans faire de reflexion ; ajoutant seulement, qu’il est très extraordinaire que les riches habitans ne se soient pas encore avisés de faire des fouilles dans ces places ! peut-etre donneraient elles des lumieres sur leur formation.

Du sommet de cette montagne on a un coup d’œil immense sur le pays fertile de l’est, et sur les bruyeres de l’ouest ; le bras de mer entouré de hautes montagnes au fond duquel, l’on remarque l’emplacement d’une ancienne abbaye, a qui pour l’agrément de sa situation on a donné le nom Français de Beaulieu. Le pays depuis Banff jusqu’ici, a quelques morceaux près, est générallement fort bon ; celui que je vais parcourir n’y ressemble gueres ; mais ses lacs et ses montagnes lui donnent un autre genre de beauté, peut-être plus remarquable.

Suivant pendant neuf milles les bords variés de la riviere Ness, j’arrivai sur ceux du lac de meme nom. Rien ne peut donner une juste idée du coup d’œil imposant, qu’offre tout à coup cette immense nappe d’eau, dont l’œil ne peut découvrir la fin ; les hautes montagnes qui l’entourent sont pour la plupart tres éscarpées, et paraissent souvent avoir été coupées a pic, a une hauteur prodigieuse pour faire place au lac. La végétation semble assez animée sur les bords, dans les endroits ou les montagnes ne presentent pas une face si rude : On y rencontre plusieurs petits bois, mais plus communément une pelouse unie et verte. Cependant le pays est peu habité, on n’y apperçoit que quelques huttes de paysans a des distances prodigieuses les unes des autres, et il n’y a qu’une petite auberge, nommée King’s-house, ainsi que tout celles du nord de l’Ecosse, que le gouvernement a fait bâtir. Le habitans d’Inverness m’ayant beaucoup effrayé sur l’état du pays, j’avais porté des provisions avec moi, ce qui dans le fait est le plus sur. Passant par un bois de noisetier ou les arbres étaient couvert de fruits avec une abondance surprenante, je m’arrêtai, et avec le pain que j’avais dans ma poche, du whisky, et l’eau limpide des sources qui sont tres communes dans cette partie, je fis un frugal repas qui me sembla exquis.

Quelques milles plus loin je fus voir la chute du Fyers dans un gouffre sans fonds. Ce spectacle sera toujours present a ma mémoire : Placé sur un roc qui s’avance près du précipice, j’étais comme abymé dans un enfer d’eau, la masse tombant perpendiculairement de plus de 150 pieds faisait un tel bruit qu’apeine pouvais-je entendre ma voix ; l’air était obscurci, et toutes les plantes a une assez grande distance couvertes d’eau ; je me suis trouvé perdu dans la vapeur, et abasourdi par les rugissements et l’agitation des vagues contre les rochers. —

It boils, and wheels, and foams, and thunders through.

La roideur des montagnes qui tombent a pic quelques fois de cent, ou deux cent pieds dans le lac, n’ayant pas permi de continuer le chemin plus loin sur ses bords, je le quittai a la chute du Fyers, et suivant le cours de cette riviere je me trouvai dans un pays nouveau pour moi, habité par de vrais montagnards Écossais, sans aucun mélange d’autres habitans, Quoique le pays sembla pauvre, et les maisons miserables, j’étais cependant étonné de l’apparence de satisfaction et d’aisance que je rencontrais partout ; ce qui surtout me frappa c’était de ne point leur voir a mon aspect cet air étonné que souvent dans les pays les plus fréquentés, les gens du commun témoignent a la vue d’un étranger, particulierement quand son habillement et son language differe du leur ; ici, quoique j’eusse des culottes et un chapeau, que je ne dis pas un mot de Gaelic, ils me virent passer sans rire, et sans paroitre surpris de me voir, tandis qu’a Londres un étranger dont les bottes ne feraient pas faites a leur mode, ou qui aurait un chapeau a trois cornes avec une bourse, risquerait d’etre couvert de boue s’il passait dans certains quartiers.

Ma tabatière m’ayant servi d’introduction auprès d’un bon paysan, qui quoiqu’il n’entendit pas un mot d’anglais, paraissait comprendre mes gestes, et y repondait de meme, je cheminai un ou deux milles avec lui, et appris un grand nombre de mots de sa langue par les choses que je lui designais ; ainsi lui ayant montré le soleil, il me dit, grian, la terre, talhman ; ayant tiré quelques miéttes de pain de ma poche, il l’appella arran ; et lui ayant fait sentir ma bouteille, qui était vide malheureusement, l’odeur le frappa, parut lui faire plaisir, et il prononça uisge-bea. La dessus je lui fis entendre que je desirais en avoir encore, et il me mena a une petite maison, ou prononçant arran et uisge-bea, on me fit cuire sur le champ une cake sous la cendre, et on remplit ma bouteille, dont je donnai un grand verre a mon interlocuteur, qui parut enchanté de ma maniere de faire, et me baragouina des remercimens, auxquels je n’entendis pas un mot.

Traversant par un chemin superbe un pays assez pauvre, mais étonnant par la hauteur des montagnes, la multitude des lacs qui le coupent et le diversifient aussi bien que par l’habillement, le language et les manieres des habitans. A la lumière de la yallack, c’est adire la lune, j’arrivai fort tard, et fatigué comme un misérable, a Fort Augustus, ou mon premier soin fut de me reposer, reméttant au lende main mes informations sur le pays : trente quatre milles de marche dam un jour et un diner de noisettes, n’inspirent gueres d’autres desir de voir, ou de connaître autre chose, que son lit.

Fort Augustus est une éspéce de chateau ou cazerne rétranché; Le gouvernement y entretient quelques troupes, et un état major. Il est peu fort, et incapable de resister a une armée reguliere, qui il est vrai, ne s’avanturera jamais au milieu de ces montagnes, a moins qu’elle ne soit amie des habitans. Il est situé au fonds et a l’ouest du lac Ness, qui a vingt quatre milles de long, sur trois ou quatre de large ; et a cela de particulier qu’il ne géle jamais, même dans les hyvers les plus rigoureux, non plus que la riviere qui en sort. Quelques personnes attribuent cela à son fonds qui est sulphureux, dit-on ; je crois difficile d’en donner la juste raison, celle-cy ne me parait pas satisfaisante. Il y a dans la câle un petit vaisseau qui sert quelques fois a transporter des troupes et des provisions d’un bout du lac a l’autre, on m’assuré qu’il a communément 50 ou 60 toises de profondeur. Il y a près Fort Augustus, et près de l’auberge a moitié chemin d’Inverness, des chateaux vitrifiés comme Craig-Phaedrick, mais je ne les ai pas vu.

Je présentai ma léttre au Gouverneur Fréppeaux ; il m’a dit être d’origine Française, son pere étant un réfugie gentilhomme Poidevin. J’ai passai dans sa famille la plus grande partie des deux jours que j’ai demeuré dam Fort Augustus, et y ai appris assez de Gaelic pour demander les choses de première nécéssité, commençant comme a mon ordinaire, par thair dhamb pog[3], avec quoi je me faisais entendre partout, — particulierement des jeunes filles.

Dirigeant ma course vers Fort William, j’ai eu deux ou trois fois, occasion de faire usage de ma bouteille, de ma tabatiere, et de quelques mots de Gaelic avec les habitans. Il est inimaginable comme les éfforts, que je faisais pour dire quelque chose dans leur language leur plaisaient ; mon tabac aussi y était bien pour quelque chose : Si jamais je refais le voyage, j’adopte leur philibeg et le bonnet bleu, et je suis sur d’y être reçu comme un frere. On m’a cité, au sujet de leur gout marqué pour le tabac et de whisky, qu’un homme riche demandait un jour a un d’eux, “Ce qu’il pensait qui dut le rendre heureux a jamais ? A quoi le montagnard, apres avoir rêvé quelque temps, et s’être bien frotté la tête, repondit dans le patois Écossais, A kirkfu o’sneeshin, an’a well o’whisky[4] — Mais, si vous aviez cela, que desireriez vous encore ? Mair sneeshin, an’mair whisky[5]

Puisque rien au monde ne saurait corriger les habitans de ces pays de boire des liqueurs fortes, je vais dumoins tacher de leur en procurer une plus agréable au goût, et plus saine que leur whisky. Il y a certains cantons de la Grande Bretagne, ou les prunelliers, (the floe tree, ) sont dans la plus grande abondance. J’ai vu les paysans dans les environs de Thionville en France, faire du fruit une eau de vie, que dans le pays on préférait a celle du vin. Le procédé est fort simple : Il s’agit seulement d’ecraser le fruit avec le noyau, en extraire le jus ; le faire fermenter, et ensuite le distiller, comme on ferait du vin.

Les chemins, quoique dans un pays si peu fréquénté, et d’ailleurs pauvre et sauvage, sont tenus dans le meilleur ordre par le gouvernement, qui les fait réparer aussi bien que les ponts, par des soldats ; il y en a même un très beau d’une seule arche a six ou sept milles de Fort William.

La même vallée traverse l’Ecosse, depuis Fort George jusqu’a Fort William ; il est singulier qu’on n’ait pas pensé a y faire un canal : Ce serait certainement le seul moyen de donner de la vie a ce pays, et cela ne semble pas offrir de grandes difficultés. Il suffirait de creuser le passage des eaux entre les différents lacs, qui se jettent tous les uns dans les autres. Loch Ness a 24 milles de long, Loch Lochy 12, un dans le milieu, quatre, et un autre deux. Loch Lochy se décharge par la riviere Lochy, a Fort William ; mais les autres s’écoullent par Loch Ness ; et je ne crois pas que le térrein le plus élevé, ait 80 pieds au dessus du niveau de la mer, et cela en grande partie dans la tourbe ou le gravier.

De l’autre coté d’un des petits lacs j’ai vue une maison de campagne, qui par son apparence ferait honneur au pays le plus riche, et du sommet d’une colline que l’on est obligé de gravir, les rochers n’ayant pas permis de faire un chemin sur le bord de Loch Lochy, on a une vue immense sur les montagnes, et l’on découvre encore d’autre lacs qui se jettent dans ceux de cette vallée ; mais ce qui surtout fait plaisir c’est de voir l’industrie avec laquelle les habitans cultivent le peu de terres propres a la culture. Les bords de Loch Lochy sont aussi intéréssans que ceux du Loch Ness ; la nappe d’eau n’est pas si étendue, mais comme elle tourne, on n’en voit pas la fin.

Les chariots dont les habitants de ces pays font usage ne m’ont pas paru bien adapté a sa nature montagneuse. Ils sont de beaucoup trop lourds. J’en ai vu dans le Jura, qu’on appelle Char-a-bancs, qu’un seul cheval peut trainer chargé de cinq ou six personnes. C’est tout simplement une longue planche supportée sur l'éssiéu dès roues ; il y a dessus un timon qui joint toute la machine, et auquel est attachée avec des crampons de fer, un couvert rond en toile, et une éspéce de case ou les jambes sont logées. Ils en ont aussi dans le même genre, mais sans couvert, pour transporter leur marchandises. Quand le cheval est fatigué, il peut s’arrêter sans danger au milieu de la montée la plus rapide, par le moyen d’un bâton ferré qui est suspendu derrière, et pique en terre, aussitot que la voiture reculle. Le tout ne coûte gueres que quatre ou cinq livres sterlings pour les chariots de transport ; ceux pour les voyageur sont un peu plus cher.

Je passai au pied de Ben-nevis, la plus haute montagne de toute la Grande Bretagne. Elle a 4500 pieds de hauteur, m’a t-on-dit ; la neige s’y conserve d’une maniere tres visible dans des trous exposés au nord. On voit auprès Inverlochy, vieux quadrangulaire castel, autrefois la résidence des rois d’Ecosse, et d’ou est daté le traité d’alliance que fit un d’eux avec Charlemagne en 1oo8. Le traité existe. Le roy d’Ecosse prie le grand empereur de faire cesser les pillages et les vexations des Francs, ses sujets, a quoi l’autre accède.

Comme je parcourais les ruines de ce vieux chateau, un jeune homme sortant d’une maison voisine, en court jupon, avec une courte veste d’une étoffe qui est particulière a ce pays, et qui semble grand nombre de rubans de différentes couleurs joints ensemble, qui a son ton et a ses manières n’était certainement point un homme du commun, est venu m’aborder avec un pot de lait a la main, et après m’avoir salué, il a commencé par boire suivant leur usage, puis il me l’a offert, jamais je n’ai trouvai le lait meilleur ; après quoi il eut la complaisance de se promener avec moi dans les ruines, et a quelque distance m’a fait voir le pavé d’une ancienne ville de même nom, qui était, dit-on, considérable ; on en peut suivre le pavé pour près d’un mille, mais il n’en éxiste point d’autre vertige, éxcépté un cimetière, qu’on dit lui avoir appartenu autrefois.

Rien ne fait connaître la faiblesse du Prétendant, comme d’avoir été arrêté par le Fort William, qui n’est qu’une bicoque, quoiqu’il soit plus régulier et plus fort que Fort Augustus ; il y a toujours une garnison d’invalides ; Auprès est une petite ville, nommé Maryburgh, d’environ quinze cents habitans ; La pêche du hareng est très considerable dans le bras de mer vis a vis. Partoute la Grande Bretagne, on déjeune comunément avec du thé ; au sud de l’Ecosse on y joint des œufs et du miel ; au nord depuis Dundée, du poisson sec et fumés ; et dans cette partie on y ajoute des harengs accommodés de quatre ou cinq manieres.

Je reçus l’hospitalité chez le Capitaine Cochrane, commandant du Fort, pour qui j’avais une lettre. Je fus aussi en présenter une a un grand propriétaire, Mr. Cameron of Glen-nevis, dont le domaine après de vingt milles de long, sur quinze de large, sans autre possesseur que lui. Il peut avoir dix milles moutons qui paillent a l’avanture, sans aucun foin ni l’été ni l’hyver. Le produit de son terrein l’un portant l’autre, ne va pas a quatre pence, ou huit sous de France, par acre. Sa maison est dans la vallée de Ben-nevis qui est a pic au dessus, je suis tres faché de n’y avoir pas monté, on m’a dit que le coup d’œil était immense ; on découvre les isles de l’ouest, et comme elle est la plus élevée des montagnes, la vue domine sur tous les autres. J’étais si fatigué des courses que j’avais fait, et si éffrayé par le terrible voyage qui me restait encore a faire, que j’ai cru devoir me ménager, d’autant que c’est une promenade de dix a onze heures, pour aller et venir ; j’ai pourtant grimpé avec une pluie a verse au sommet d’une moins élevée, de l’autre coté de la vallée, pour voir un autre fort vitrifié, entièrement semblable à Craig-Phaedrick, même pour la disposition des entrées ; il s’appélle Dun-jardill.

J’aurais pu aller de Fort William a Staffa et Icolmkill, dont jai deja parlé, mais on m’a demandé quatre guinées ; et il n’y a point de curiosité, qui vaillent cela pour un émigré. A quarante mille au nord de Fort William on voit deux chemins paralleles, a égalle hauteur, sur deux montagnes dans la meme vallée ; ils ont cinq ou six milles de long, et sont larges de cinquante pieds ; les habitans n’ont encore conservé aucune tradition sur la formation de ces chemins, ni sur leur usage.


MER D’ALLEMAGNE.


AYANT différé mon départ d’un ou deux jours, pour avoir l’occasion de voyager avec un jeune chirurgien du régiment alors a Edinbourg, qui connaissait fort bien le pays misérable que je devais parcourir, et qui même y avait des parens ; je me remis en route avec lui, et passant par un pays, quel pays, bon Dieu ! et des montagnes que l’on appelle avec juste raison, l’escalier du diable, nous traversames un bras de mer que l’on appelle Loch Leven, ou la scene devint grande et vraiment intéressante, de hautes montagnes couvertes de verdure ou de bois, l’entourent de toutes parts, l’œil se perd au loin sur ses eaux, et se repose agréablement sur quelques endroits de ses bords que la culture a rendu profitable.

Apres avoir été obligé de traverser plusieurs ruisseaux ayant de l’eau jusqu’a la ceinture, et de plus une pluie perpétuelle ; nous fumes nous presenter au fonds de la vallée chez Mr. Macdonald of Achtrieton, dont l’hospitalité nous dédomagea de notre peine. J’ai peu vu de situation aussi éxtraordinaire que celle de cette maison, qui est au fonds d’une vallée assez étroite, éntourée de rochers perpendiculaires et très élevés : Elle semble être comme un hospice pour passer dans un autre monde ; car l’on croit réélement être a la fin de celui-cy. Cependant notre hôte, nous ayant conduit le long d’un petit sentier pour un quart de mille, nous fit apperçevoir de loin un pont tremblant de quelques pièces de bois a demi-couvert de terre, qui traversait le torrent ; et mettant avec précaution un pied l’un devant l’autre, nous parvînmes a l’autre bord, et grimpant un autre devil’s staircase, nous arrivâmes au devil’s turnpike : En vérité les gens de ce pays ont des noms bien adaptés a la chose, car c’est en effet le pays du diable. Traversant des rochers, des montagnes, des précipices, nous allions avec une pluie averse, qui pourtant fit place pour quelque momens a un temps clair, pendant lequel je vis que le pays n’était pas si desert que je l’avais pensé. On appercevait, a de grandes distances, il est vrai, quelques huttes, et bientôt nous vimes quelques paysans sur la route : Mais ce qui m’étonnait, c’était de les voir s’enfuir a toutes jambes dans les bruyeres, du plus loin, qu’ils appercevaient les habits rouges de mon chirurgien et du soldat qui l’accompagnait. Je leur en ai demandé la raison, et ils m’ont répondu que les paysans craignaient d’être fait soldats par force, et ayant l’air de se mettre en mouvement comme pour courir après eux, cela redoublait la vitésse des autres, et faisait rire de tout leur cœur mes compagnons de voyage. Le soldat meme fit une plaisanterie que j’ai trouvé déplacée : Un jeune paysan ne s’étant point écarté de la route, passa au milieu de nous ; le soldat nous laissant aller devant, l’arrêta, et tirant un grand poignard ou couteau des montagnes, le menaça (en riant) de le tuer, s’il ne s’engageait. Le pauvre diable s’est mis a pleurer, et même a crier. Entendant du bruit, je me suis retourné, et voyant de quoi il s’agissait, avec un ton de commandement qu’on fait retrouver au besoin, je m’en suis approché, et l’ai fait relâcher ; sur quoi le soldat m’a dit que je ne connaissais pas leurs usages, et que c’était la coutume de faire peur aux paysans.

Jamais l’habit blanc, ne produisit plus d’effet en France, que le rouge dans ces montagnes. C’était un dimanche, et du plus loin que les filles revenant de l’eglise, nous appercevaient, elles s’enfuyaient, mais je crois afin qu’on leur courut apres, car on les atteignait toujours dans leurs maisons, et les peres, ou les freres, loin d’en être offensé, offraient du bainn[6] a messieurs les saighaidair[7]. Etant dans leur compagnie, il fallait bien prendre part a la fête, et en me retirant donner un gros baiser a la fille de la maison, au grand contentement de toute la famille, dans le fait c’était une occasion unique, et je suis bien sur que dans cinquante ans elle n’en trouverait pas une autre d’être embrassé par un Français.

Quoique dans un pays si miserable, j’etais cependant étonné, de voir dans leur huttes, au milieu de la fumée des mottes, un air d’aisance que leur premier aspect était loin d’annoncer ; ils ne paraîtraient pas le moins du monde surpris de me voir, quoique je parierais que je sois le premier étranger qu’ils ayent jamais rencontré. On m’a dit au sujet de la fumée qui les étranglent, qu’ils sont intimement persuadé que c’est ce qui les tient chauds : Un bon paysan étant interrogé comment il trouvait Edinbourg, repondit qu’il ne concevait pas comment on pouvait vivre tout un hiver dans des maisons, ou la fumée s’echapait entièrement par en haut. Tel est la force de l’habitude que ces bonnes gens accoutumés au désagrément de la fumée, ne pensent qu’a la chaleur qu’elle leur procure ; en effet, elle est si épaisse, qu’ils en sont envellopés comme d’un manteau.

L’aspect du Black Mount que je traversai ce jour la, est un des plus horribles que j’aye vu ; dans un espace de près de trente milles on ne trouve d’autres maisons que cellés que le roy a fait bâtir pour servir d’auberge, avec un très petit nombre de huttes, au milieu de la tourbe qui couvre presque toute la face du pays, dont les pauvres habitans ne vivent que de laitage et de pomme de terre ; depuis quelques années on y éléve des milliers de moutons qui paissent a l’avanture. Le chasseur y rencontre quelques daims et beaucoup d’oiseaux, comme les moorfowls, tarmegan, &c. On prétend que ce pays était autrefois couvert de bois, mais que pour en chasser les voleurs qui les habitaient on y a mis le feu ; il est sur que dans les ouvertures que l’eau s’est pratiqué dans la tourbe on apperçoit encore, couvert de leur peau, des racines et de gros morceaux de bouleau ou birch-tree, qui est l’arbre le plus commun en Écosse, et que l’on trouve encore par ici dans les endroits protégés du vent de mer.

Je crois a propos de dire, que dans quelque parties de l’Écosse j’ai vu faire de cet arbre un usage bien singulier ; on fait au printemps une incision a différentes branches, auxquelles on suspend une bouteille, pour recevoir la séve qui coule en grande abondance. On la fait ensuite fermenter, et en y mêlant du sucre et de l’eau de vie, cela forme un petit vin mousseux qui n’est pas mauvais.

Les chemins sont bien entretenus, et ne manquent pas de pont, j’ai cependant été obligé de traverser plusieurs rivières dans les quelles il y avait deux ou trois pieds d’eau, parcequ’ils étaient en réparations, aussi cela, joint a la pluie continuelle, fit que nous ne pûmes arriver avant dix heures du soir a la maison de Mr Campbell of Ach. Mon chirurgien et son soldat étaient si fatigués, que sans attendre le souper, ils furent se coucher : Un peu plus fait a la fatigue, je soutins le choc, et ne quittai pas la table avant deux heures du matin, pour répondre a la politesse de notre hôte. Le lendemain c’était une autre affaire, et j’acceptai avec grand plaisir l’offre qu’il me fit d’y rester un jour, pour me reposer.

Partant de grand matin, nous traversames un pays a peupres semblable à celui de la surveille, et joignîmes Tyndrum, qui est le premier village un peu considerable que nous ayons rencontre depuis Fort William. Ce pays est un peu plus fréquenté étant a la jonction du chemin d’Inverary, et aussi un peu moins sauvage et plus habité ; il y a même des endroits assez bien cultivés, et qui paraissent agréables. On m’a montré un lac a quelque distance, ou la tradition rapporte que l’on plongeait les fous ; s’ils devaient guérir ils guerissaient ; si non, ils mouraient sur le champ, ce qui j’imagine était souvent le cas. Nous étant arrêtés dans une petite auberge, nous trouvâmes plusieurs habitants des montagnes, qui firent un mélange de whisky, de lait, de sucre, et de jaunes d’œufs cruds, qu’on appelle old man’s milk[8], qui me parut assez éxtraordinaire, et cependant n’était pas mauvais.

Ayant vu l’annonce d’une fameuse relique, en la possession d’un paysan aux environs, nous avons demandé a la voir. Elle ressemble assez au haut bout d’une crosse d’êveque, et est d’argent doré. Le bon homme qui nous l’a montré, et qui gagne quelque peu d’argent avec elle, vraisemblablement pour augmenter notre intérêt, nous a dit très serieusement, que quand les béstiaux étaient enragés il suffisait de leur faire boire de l’eau passée par l’intérieur de sa relique ; l’eau bouillone sur le champ quand le remède ne veut pas opérer, (d’ou on pourrait conclure qu’il opere souvent), et que l’on venait de plus de cent milles chercher de son eau ! J’ai été très fâché de n’avoir pas d’occasion pour nos gens en France, a qui j’ai pensé tout de suite ; mais au moins ils doivent m’en savoir gré. — Le propriétaire a un certificat des magistrats d’Edinbourg de 1773, en attéstation d’un autre de Jacques Premier, roy d’Ecosse ; quoiqu’il en soit, j’ai été charmé de trouver une relique parmi les Présbyteriens.

Le soir mouillé, et horriblement fatigué, il nous fallut gîter a l’auberge de Loch-earn head, encore bâtie par le gouvernement, ou mon compagnon trouvant une occasion pour aller a Stirling, en profita, et me laissa finir ma route tout seul.

Loch-Earn est une belle piece d’eau, de huit a neuf milles de long. Le pays semble cultivé sur les bords, on, m’a même dit qu’il y avait quelques belles maisons et des sites charmans ; mais j’étais si fatigué et si ennuyé de la pluie perpétuelle, mes habits aussi étaient dans un tel état de délabrement, que je jugeai préférable de retourner sur le champ dans les pays habités que d’en faire le tour comme j’en avais le dessein, aussi bien que de Loch-Tay, qui n’est pas loin ; depuis Loch-Earn, j’ai quitté les mosses éternelles du Black Mount, et traversant un pays assez fertile, et bien couvert de bois, le long d’un lac charmant, qui forme un coude au milieu des montagnes élevées, qui le couronne, j’ai rencontré une noce, précédée d’une musette et d’un violon ; aussitot je me suis cru transporté dans mon pays, car c’est ainsi que nos bons paysans de Bretagne conduisaient la mariée a l’église, et la ramenaient chez ses parens ; poussé par un instinct de curiosité et de plaisir, je me suis mêlé a la bande joyeuse ; un paysan m’a présenté un ruban, et j’ai taché de faire connaître que je prenais part a leur joye, en regardant leur danse, et mêlant mes cris, a leurs chansons d’allégresse. Dans les pays peu fréquentés, l’instinct de l’homme est le même, on le trouve toujours bon, humain et l’ami de l’homme lorsque des motifs de haine ou de vengeance ne l’anime pas. Mon habillement ici n’était plus extraordinaire ; grand nombre de paysans n’avaient pas de philibeg, et parlaient Anglais, c’est a dire, leur patois Écossais.

Le language comun des montagnards, le Gaelic, dont j’ai deja eu souvent occasion de parler, est absolument différent d’aucunes langues existantes en Europe, et n’a de rapport bien apparent qu’avec les differens idiomes Celtiques, épars, tant dans les isles Britanniques que sur le continent. Ayant eu occasion de voir un livre traitant de cette matière, j’ai choisi un petit nombre de mots qui pussent faire voir le rapport que ces langues ont entre elles.


Français. Cornouaillois. Gallois.         Gaelic d’Irlande
et d’Ecosse.
Bas Breton.
Mère main mam mathair mam
Fils mab mab mak map
Frère bredar braud brathair breur
Un baiser   impog impok pog pok
Aimer kara kari karam karet
Ame ena enaid anain ene
Agneau ôan oen ûan ôan
Eau dour dur uisge et dovar dur



En voila assez pour faire connaître que ces langues ont la même origine. J’ai cependant commis une erreur dans le cours de cet ouvrage, en disant que les habitans des differens pays ou elles sont parlées pouvaient s’entendre entre eux. Ceux de Galles, de Cornouailles, et de Basse Bretagne, le peuvent faire, m’a-t-on dit, avec quelque peine ; mais ceux des montagnes d’Ecosse et d’Irlande ne peuvent pas les comprendre.

Ayant prié, dans une maison aisée des montagnes, que l’on voulut bien chanter une chanson Gaelic afin de pouvoir m’en former une idée, la dame de la maison engagea un jeune homme qui jusqu’alors m’avait paru enfoncé dans ses rêveries, a me satisfaire, et sur un ton des plus mélancoliques, il chanta une chanson assez longue, dont voici le dernier couplet.


Ge do leibhin dhuibh gach cruaigh-chas
Phuair mi on a bha mi’m phaiste
Air leam shein nach’eil ni’s truaighe
Na gaol a thoirt is fuadh ga phaigh.

________


J’ai brave les dangers, j’ai vu de près la mort,
J’ai connu tous les maux, que peut donner le sort,
Mais rien ne m’a jamais causé si grande peine
Que de voir mon amour repayé par la haine.

Ce n’est qu’a Callender, une assez jolie petite ville que l’on retrouve la terre constamment cultivée, et que l’on laisse entièrement les montagnes, qui quoi que très agreste et très miserable, sont l’asyle d’un peuple fidèle, brave, intelligent et industrieux ; accoutumé au besoin dès son enfance, le montagnard sait le supporter sans se plaindre. Il a pour son pays un amour sans borne, ou plutôt pour les parens qu’il y a laissé, et qu’il trouve moyen de soulager souvent meme, sur les épargnes qu’il peut faire sur sa paye de soldat, qu’un Anglais trouve a peine suffisante pour son existence. Comme leur moisson se fait plus tard, que dans la plaine, on les y voit déscendre en foule a cette époque, pour la faire, et s’en retourner dans leur famille avec le mince produit de leur travail. J’avoue qu’apres avoir vécu quelque temps parmi ce peuple, il m’a paru éxtraordinaire d’apprendre que leurs voisins plus riches, et plus instruits, avaient fait des depenses énormes, pour établir la religion parmi eux. Je l’y ai trouvé toute établie, et peut-être mieux observée qu’au sud. Apres l’histoire du Prétendant, le gouvernement, pour détruire entièrement les restes de cet amour qu’ils conservaient pour la famille de leur roi, imaginant avec quelque raison, qu’il changerait leurs mœurs en changeant leurs habits, défendit sous des peines séveres de porter le philibeg ; mais a present toutes craintes étant évanouies, on leur en permet l’usage.

Ils étaient autrefois gouvernés par le chef de leur clan, ou famille, dont tous les individus étaient tenus a la plus grande soumission pour lui et obligé d’émbrasser sa querelle. On m’a conté que pour les assembler, un homme allait de portes en portes avec une croix de bois dont le bout était brûlé, et criait a haute voix Craig-Elachy dans un clan, Tulloch-dar dans un autre, car chacun avait le sien qui était communément leurs endroits ordinaires de rassemblement, et fameux pour maints hauts faits. C’était le signal de la guerre, auquel tout le monde s’armait et se rendait a son poste. Il y a tel canton en Écosse, ou presque tous les habitans ont le même nom, ils viennent indubitablement de la même famille, et du plus pauvre au plus riche, portent le plus grand réspect au chef de leurs clans ; tellement que quelques pauvres diables ont a ma connaissance réfusé seize louis d’un colonel qui voulait les engager, et en ont accépté trois de leur chef, qui levait un régiment ; Ces idées cependant commencent a tomber, et j’ose dire que c’est dommage, car quoique ces sentiments tendent a separer une famille du reste de la societé, cependant ils en unissent les membres, si étroitement, qu’on ne peut s’empêcher d’y trouver quelque chose de réspéctable et d’intéréssant. Les differens comtés sont gouvernés sur le même plan que ceux du réste de l’Ecosse, et l’autorité qu’y peuvent encore preserver les chefs de famille, n’est que volontaire, et en raison du respect, et de l’interet qu’ils inspirent, mais dans aucuns cas ils ne peuvent jamais en abuser.

Down est fort bien situé ; son vieux chateau est entouré de grands arbres et de bélles promenades. Le pays aux environs est assez bien cultivé ; mais, en arrivant sur la colline d’une belle maison qui domine la riche vallée ou serpente le Forth, la tête encore pleine de bruyeres, de mosses, et de tourbes, je me suis cru transporté dans un pays de fées. Quoique ce fut le huit Octobre, la terre était encore couverte de la récolte, que les moissoneurs étaient occupés a ramasser, le souvenir d’avoir vu récement ce pays, la vue des maisons des différentes personnes qui m’y avaient accueilli, et que j’allais rejoindre, tout dans ce moment contribua a me faire oublier mes fatigues, et a rendre mes sensations plus vives et plus agreeables.

Quoique générallement parlant, les Écossais soyent a peu près entièrement devenus Anglais, ils ont cependant conservé certains traits charactéristiques qui les distinguent encore, et qu’ils doivent a leurs institutions, et particulièrement a leur religion, dont l’établissement est absolument différent de celui d’aucune nation en Europe.

La religion dominante est le Calvinisme Presbyterien, dont le gouvernement est établi sur un systême des plus républicain. Il consiste en quatre cours subordonées les unes aux autres ; la Séssion de la paroisse, le Présbytere, le Sinode provincial, et l’Assemblée General. La Session est une cour établie dans chaque paroisse, qui a le pouvoir de juger toutes les causes écclésiastiques qui y prennent naissance ; elle consiste dans le ministre et les elders de la paroisse. On appelle de la, au Presbytere du district, qui est composé de douze a quinze ministres des paroisses voisines, et autant d’elders. Les affaires sont ensuite portées devant le Sinode, formé de cinq ou six presbyteres a la ronde, et ne s’assemble que deux fois l’an. On peut appeller de la meme maniere des jugemens du Sinode a l’Assemblée Generale, qui est composée des députés de tous les Presbyteres d’Écosse, et d’un délégué de chaque Université et bourgs royaux. L’Assemblée Générale est la cour suprême a la quelle toutes les autres sont soumises, et ne s’assemble qu’une fois l’an. Le Roy y est representé par un commissaire, qui doit toujours être un pair, mais qui n’a pas le droit de discuter ni de controller les délibérations, a moins qu’elles ne s’écartent des matières éclésiastiques. Cette Assemblée a dans le même temps le pouvoir judiciaire et legislatif, ses jugemens sont sans appel, lorsqu’il s’agit de la revision des sentences prononcées par les tribunaux inférieurs ; mais son pouvoir est limité, lorsqu’il est quéstion de la formation d’une nouvelle loi, la proposition doit en être faite dabord aux différents présbyteres, et ce n’est qu’apres le consentement de la majorité d’entre eux que l’Assemblée a le droit de la passer. Il y a en Écosse entre 800 et 900 paroisses, 78 presbytéres, et 15 sinodes ; l’Assemblée Générale consiste de 270 membres a peu près.

Les ministres des paroisses sont en général mieux pourvus que les éclesiastiques dans la même position presque par toute l’Europe. Leur revenu varie de puis 50 jusqu’a 200 livres sterlings ; mais le taux commun est entre 80 et 90 livres par an. Ils doivent avoir deplus la maison, et quatre acres de terre labourables, en outre assez de pâtures pour un cheval et deux vaches. Ils ne peuvent recevoir les ordres qu’après avoir étudié huit ans dans une université, et l’immoralité de conduite dans leur office serait suffisante pour les en faire priver. On les trouve même dans les parties les plus recullées sociables dans leur famille, et généralement instruits et intelligens. Il n’y a point d’autre poste que celui de ministre, ce qui peut-être empêche les premières classes de rechercher des places dans l’eglise, on trouve cependant quelques fois parmi eux des gens assz riches, dans le fonds des campagnes, avec toutes les manieres aisées d’un homme accoutumé a la bonne compagnie.

Le service consiste dans un long sermon, et une pseaume en vers. Il dure communément deux heures le matin, et autant le soir ; et comme on regarde toute éspéce de musique, comme une profanation du dimanche, les églises n’on point d’orgues, ce qui rend la mélodie languissante. Dans quelques endroits, j’ai cru remarquer que le ministre prêchait d’une maniere particulière, sans faire le moindre geste, et même fixant pendant tout le temps de son discours un objet dont il detourne a peine la vue. Quelque fois aussi le pauvre Pape est traité assez lestement ; on l’appelle la prostituée de Babylone et la bête de l’Apocalypse ; mais a la fin du sermon on le recomande aux prières des fideles avec son église, aussi bien que les superstitions des Juifs, et la delusion des Mahométans.

Lorsqu’une jeune fille fait un pas de travers, on la fait venir dans l’église avec son amant, et la ils sont admonéstés publiquement et séverement par le ministre trois dimanche de suite. Quoique cette cérémonie ne soit pas abolie je n’en ai cependant point entendu parler dans la ville, on ne là met en usage qu’a la campagne, ou elle produit de bons effets, a ce qu’on m’a assuré, ce qui parait difficile. Les gens riches reçoivent le batême et sont mariés dans leur maisons ; les gens du commun présentent leurs enfants a l’église, mais ce n’est regardé comme nécéssité par aucuns. Leur seule cérémonie religieuse consiste dans leur communion (the Lord’s supper), qui n’est distribué que deux fois l’an, et a laquelle on se préparé par un jeune, le Jeudy avant le dimanche qui l’a précédé : Ce jour la, les boutiques sont fermées, tous les ouvrages sont arrêtés dans la paroisse, et les habitans vont au sermon comme le dimanche, mais ne jeûnent que par l’ésprit, car ils regardent comme une superstition horrible celui de corps. Quoique je n’entende pas trop, de que c’est qu’être a jeun, après avoir bien mangé, il est sur que leur maniere m’accommode fort, et que je préféré de beaucoup jeûner avec eux, qu’avec — certain autres ; c’est la leur seul grand jour de fête, car ils n’en ont aucune autre que le dimanche, et ne célèbrent même pas les fêtes de noël où de paques.

On m’a conté qu’un ministre ayant prononcé a haute voix, suivant l’usage, avant la distribution de la communion, Y a-t-il des fornicateurs parmi vous ! qu’ils s’éloignent — Y a-t-il des joueurs ! qu’ils s’éloignent — Y a-t-il des buveurs ! qu’ils s’éloignent ; — un impie qui ne se trouvait pas la, avec les dispositions qu’il devait y avoir apporté, eut l’ impudence de s’écrier, en s’en allant, il vaudrait autant dire, Let every gentleman be gone[9].

Je ne crois point cette histoire, car a le prendre a la lettre aux deux premiers articles, vu la froideur du climat, et les usages du pays, un très petit nombre seulement se fut retiré, mais aux mots, Y a-t-il des buveurs parmi vous ! quils s’éloignent, il eut été a craindre que l’église ne se fut trouvé vide.

Toutes les différentes séctes Chrétiennes sont tolerées : On en compte plus de vingt dans le Presbyterianisme seulement. Cette multiplicité les fait se surveiller les unes les autres, et est peut-être la cause de la grande rigidité avec laquelle les habitans observent le culte de celle ou ils se trouvent placés. Cependant quoique très attachées a leur forme, toutes les séctes vivent paisiblement entre elles : Il n’y a que les Catholiques, contre lesquels il reste encore quelque peu du levain, que la politique avait fait fermenter dans des temps de trouble, pour avoir une defense de plus contre toute tentative de la maison détrônée ; il m’a semblé, qu’ils sont tout aussi paisibles et bons citoyens que les autres, mais des préjuges de cent cinquante, ou deux cents ans ne se déracinent pas dans un jour ! au surplus toutes les autres séctes sont allez tolérantes les unes envers les autres, pour que les jeunes personnes ne fassent point de difficulté de se marier dans une, différente de la leur, et de suivre la religion de leurs maris, avec autant de zele qu’élles ont suivies célle de leurs parens.

La justice n’est pas distribuée sur le même plan qu’en Angleterre. La Cour de Session semble être une imitation du Parlement de Paris, quoique le nombre des juges soit tres limité. Ils ne sont que quinze, et portent la même robe que les présidents a mortiers des parlements de France. C’est devant cette cour, que sont décidées toutes les affaires qui ont deja subi la décision préliminaire d’un seul des juges dans la grande salle. On ne saurait donner trop d’éloge a l’activité avec laquelle les affaires sont terminées : Cependant leur grand nombre ont souvent fait desirer a quelques uns des juges eux mêmes, d’être separés en deux chambres, et l’un d’eux accablé de la fatigue de son emploi, un jour, dans un moment d’impatience, de ne pouvoir finir comme il le voulait les affaires dont il était chargé, exprima son humeur de cette maniere.


Tis not the art of Politics alone
That in this age has to perfection grown ;
Mechanics claim in these enlightened days
An equal wonder and an equal praise.
They make the flail by hands unguided thrash ;
With greatest ease they spin, they churn, they wash,
Save to the maid the labour of the tub,
And gently press what she was wont to rub ;
Nay, true-it is, though strange I must confess,
They shine in music, and they beat at chefs.
One effort more I trust they will not grudge,
But kindly help us by machines to judge,



Tant bien que mal en voici la traduction.


On a vu de nos jours le fameux Vaucanson
A l’aide des ressorts, d’un berger mécanique
Tirer le plus doux son !
Kemplen dédaignant la musique,
Semble a son Turc, de la réfléxion
Avoir donné l’usage,
Et fait voir au public, plein d’admiration
Phillidor aux échecs battu par un rouage !
Depuis peu la chicane a fait de tels progrès,
Que sans votre secours, mecanistes habiles,
Les juges harrassés vont quitter le palais !
Ne sauriez vous tirer de vos cerveaux fertiles,
Une machine a juger les procès.



Quoiqu’il en soit, le public tache par son réspect de les dedommager de la fatigue qu’ils prennent pour lui. Les juges de la Cour de Session sont tirés de l’ordre des Avocats, qui est fort nombreux, et est généralement composé des propriétaires les plus riches et les plus réspéctables. Les writers, qui representent les procureurs et les notaires, sont aussi composé de propriétaires pour le plus grand nombre.

Le militaire n’est pas autant considéré dans la Grande Bretagne qu’il l’était en France, quoique communément les ainés des principalles familles s’y trouvent ; mais dans les rangs intermédiaires, les parens aiment mieux voir leurs enfants s’occuper d’affaire. On ne parvient a aucun grade sans payer, et les soldats sont engagés pour leur vie.

Quoique l’Angleterre et l’Ecosse soient reunis depuis bien des années, et ne forment qu’une nation, cependant les habitans se rappellent encore qu’ils ont été separés, et ont les uns contre les autres des préjugés égallement faux, du moins aux yeux d’un étranger, mais qu’on est tout aussi mal venu a faire voir dans un pays que dans l’autre. Les deux nations se joignent a présent dans les idées bizarres, qu’elles se sont formées des Français. J’ai entendu une jeune personne dire a sa mere, en parlant de mof, “Oh, maman, il n’est certainement point Français, for he is fat, and not black[10]. Leur diétte est extrêmement simple, et ne consiste gueres que de rôti ou de bouilli ; leurs légumes même sont cuits a l’eau, souvent sans sel. Ils se plaisent plus particulièrement dans les mets qu’ils croyent appartenir a leur pays, comme leur soupe d’orge mondée, qu’ils ont a chaque dîner ; la tête de mouton bouillie, dont la laine a été brûlée sur la peau, &c.

Dans certains cantons les gens du commun ne voudraient pas manger de lievre, ni même du cochon, particulièrement son sang qu’ils jettent communément. Ils entretiennent aussi des préjugés contre certains légumes, comme les haricots verds ou secs, qui sont cependant la principale ressource du pauvre sur le continent, et un mets favori des riches, ils en ont aussi contre les choux fleurs, et quelques autres. Il est singulier comme dans tous les pays les hommes prennent un dégoût pour certaines choses que dans d’autres on trouve éxcéllentes. Les paysans de Bretagne avaient des préjugés violens contre les pommes de terre, qui forment la principale nouriture des habitans de ce pays, et malgré le desir et l’attention des propriétaires a ce sujet, on n’avait encore pu les induire a en faire usage.

On ne fait pas la moindre difficulté de boire dans un verre qui a deja servi a d’autres, et quelquefois meme ou lui fait faire le tour de la table. L’usage des toasts parait allez étrange dans le commencement, et l’on commet bien des bévues avant de repondre juste : Par exemple, quand on vous offre un verre de vin, il est de la derniere impolitésse de le refuser. Il est réputé malhonnête de donner pour toast aucunes des personnes présentes, ou leur parens proches, ce que l’on est toujours tenté de faire. La première toast après le départ des dames est toujours en leur honeur ; en ensuite toutes les fois que le vin passe, chacun s’évertue a en trouver de plaisantes, ou qui éxpriment leur pensées ; comme par exemple, Land of cakes, ce qui veut dire l’Ecosse par excellence, Peace and plenty, The beggar’s bennison, et d’autres allez joviales, qui ont passé en proverbe depuis bien des d’années, quelques fois en raisons d’aventures connues. Ces longues seances paraissent extrêmement fatiguantes a un étranger dans le commencement, mais on s’y fait peu a peu aussi bien qu’a un autre usage, pendant que les bouteilles sont la ronde. — On est pourtant plus longtemps a s’y faire. Les dames cependant, sont autour d’une triste table de thé, et passent leur temps comme elles peuvent, en attendant que les hommes ayent finis de boire, et viennent les joindre, quelques fois un peu gais.

Les richesses que le commerce a répandu générallement dans la nation, dans ces derniers temps, y ont aussi introduit un peu de l’ésprit Hollandais : Il n’y a pas le moindre doute, que c’est a lui, qu’on en est redevable ; mais cependant, il faut des bornes a tout. La loi est très sévere dans la Grande Bretagne pour les partages, l’ainé a toutes les terres, les cadets n’ont de droit qu’au mobilier, a moins qu’ils n’en soit décidé autrement par le testament de leur pere, qui ne peut avoir de valeur que lorsqu’il a été fait soixcente jours avant sa mort. Le fils ainé d’un Lord est seul noble ; ses frères et sœurs n’ont pas droit au partage par la loi, et n’ont pas même la faible consolation d’être noble.

Les éspéces d’or sont très rares en Écosse, le change se fait en papier, et on y est si accoutumé qu’il a plus de crédit que l’or même, dont on se défie par la crainte du manque de poids.

On m’a dit que c’est depuis dix ou douze ans seulement, que les villes ont entre elles ces communications aisées, qui raprochent les distances, celles au sud de l’Ecosse ont toutes des diligences. Il serait a desirer que celles du nord jouissent du même avantage ; il est fâcheux qu’il n’y ait d’autre maniere que la poste, pour arriver sur les côtes de Banff et d’Inverness.

A peine fait il nuit en été au nord de l’Ecosse ; et même a Edinbourg on apperçoit en même temps pendant près de six semaines, le crepuscule et l’aurore.

Il est singulier que, malgre les préjugés que les peuples de l’Europe, et particulièrement ceux de la Grande Bretagne ont contre la France, presque tous les gens aisés employent trois ou quatre ans a apprendre le Français.

Il y a quelques bons peintres a Edinbourg depuis peu d’années ; mais il n’y a de sculpteur que pour les tables de cheminées, et les tombeaux. Les principaux musiciens sont étrangers. Le maitre de danse le plus a la mode, fait ce metier depuis quarante ans. Il donne quelques fois des bals, ou les jeunes personnes aussi bien parées que possible, dansent publiquement, et reçoivent des applaudissements sur leur bonne grâce, dont dans bien des pays (reputés frivoles) les parens ne se soucieraient gueres.

Il n’y a qu’un seul maitre d’armes, et qui encore n’a pas beaucoup de pratique. Il est en même temps écuyer du manège payé par le gouvernement ; et quoiqu’il ait justement gagné l’approbation généralle depuis près de trente ans qu’il fait le metier, il n’est cependant pas suivi comme son talent mériterait de l’être.

Il regne, (en apparence du moins,) une tres grande sévérité de mœurs, ce qui rend peut-être la societé moins animé. Les jeunes personnes possédent presque toutes des talents agréables, sont d’une franchise et d’une gaité charmante ; et rien ne donne envie de se marier, comme la vue du grand nombre de ménages paisibles, qui se trouve dans ce pays. J’ai souvent dit, que l’Ecosse était le paradis des maris ! Cependant ces Meilleurs ne paraissent pas connaître tout leur bonheur, et en jouissent assez froidement.

Il suffit de dire devant témoins, telle personne est ma femme, pour quel que soit son état et son caractere, elle ait droit a être traitée comme telle, et qu’elle ait les loix de son coté. Aussi quand les Anglais veulent faire un mariage impromptu, ils se rendent en hâte sur la frontière d’Ecosse, et au premier village, reçoivent la bénédiction nuptiale d’un certain Maréchal Ferrant très connu pour ces fortes d’éxpéditions. — Il ne parait pas que ce manque de forme dans une affaire qui semblerait n’en jamais trop avoir, ait aucune des conséquences qu’on serait tenté de croire, qu’il dut entraîner. C’est une nouvelle preuve que l’on doit laisser quelque fois la bride un peu lâche a l’homme ; l’opinion produit dans ce pays plus d’éffet pour le maintien et la surété du mariage, que les lois séveres dans d’autres ; comme tout le monde fait quelles pourraient être les conséquences d’un mot imprudent, on se tient davantage sur ses gardes ; cependant, je suis loin de prétendre qu’une telle coutume ne fut éxtrêmement dangereuse dans un pays plus fréquenté, ou l’opinion n’aurait pas la meme force, et ou les passions recevraient de l’ardeur du climat une violence qui, a dire vrai, est presque entièrement inconnue, dans celui ou elle est établie.

En Angleterre la couleur commune des cheveux est blonde, la peau éxtrêmement blanche et sans tache. En Écosse les races semblent avoir été beaucoup plus mêlées ; les cheveux noirs sont très communs ; le peau n’est pas générallement si blanche ; en un mot, ils semblent plutôt Français. Un Anglais est tout aussi aisé a distinguer dans les rues d’Edinbourg que dans celles de Paris. Il y a certains cantons, ou les habitans ont des traits marqués ; les montagnards, par éxemple, ont communément les os des joues très élévés ; ceux du Sutherland sont particulièrement remarquable pour cela, et encore plus pour leur taille extraordinaire, ce qui joint aux traits de leur visage, leur donnent un rapport singulier avec les habitans du Jura en Franche Comté, ou il n’était pas rare de trouver des hommes et des femmes de plus de six pieds.

Si j’eusse publié cet ouvrage dans mon pays ou chez l’étranger, j’y eusse vraisemblablement donné plus d’éloges au peuple dont je parle ; mais je suis chez lui, ils eussent paru suspects ! j’ai donc préféré dire simplement la vérité, et c’est peut-être ce que je pouvais dire de plus flatteur. J’ai aussi craint d’exprimer trop vivement la reconnaissance que je dois aux personnes qui m’ont accueilli. La position dans laquelle je me trouve, aurait donné aux éxpréssions de mes sentimens une apparence de flatterie ; j’ai restraint le desir que j’avais d’en rendre un témoignage public, mais j’ose encore esperer qu’un jour plus heureux luira pour la France, alors je pourrai sans bassessie, reconnaître l’interët qu’on m’a montré, et peut-être meme, avoir le bonheur de faire voir par mes attentions que j’en ai senti tout le prix.


F I N.




ERRATA.

P. 4. l. 23. pour la tout c’est, lisez c’est la tout.

P. 8. l. 11. pour ou perdit, lisez ou il perdit.

P. 19. l. 17. pour le reduissaient quelques escaramouches, lisez le réduiraient a quelques escarmouches.

P. 92. l. 10. pour ou se saissiait, lisez on se sa saisissait

P. 131. l. 9. pour et pourquoi, lisez et pour qui.

P. 209. 1. 11. pour animumque lisez animæque.

  1. Young dit, après avoir rapporté les questions qu’on lui faisait, page 37. “This incredible ignorance, when compared with the knowledge universally disseminated in England, is to be attributed, like every thing, to government.
  2. Pour illustrer ce que je viens de dire, voici une petite histoire, que j’éspere le lecteur éxcusera en Français, mais qu’on n’oserait se permettre de traduire mot a mot en Anglais.
    Un fameux chasseur, s’étant égaré dans les Alpes avec Mirza, une favorite chienne de chasse, a la poursuite d’un daim, de la peau du quel, il éspérait avoir une paire de culottes neuves ; suivant la coutume des gens de ce pays, qui communément après avoir attrapé la bête qu’ils chassent, au grand peril de leurs membres, qu’ils leur arrivent souvent de briser, en sautant de rochers en rochers a sa poursuite, la dépècent, en enlevent la peau, et laissent le corps dans les montagnes, leur étant absolument impossible de l’emporter avec eux. Apres bien des sueurs et des fatigues inutilles, il vint un orage terrible, qui lui ota toute esperance de joindre sa proie.
    N’en pouvant plus, et desirant se reposer, et se mettre a l’abri, il se rappella avoir vu dans son enfance une caverne a quelque distance, il s’y rendit ; l’entrée en étant très basse, il fut obligé de s’y glisser sur le ventre ; et y étant parvenu quoique avec beaucoup de peine, il fit un repas copieux des provisions qu’il avait apporté avec lui. Le tems étant redevenu serein, et ayant recruté ses forces, il voulut sortir ; mais helas ! il n’était plus possible. Cependant Il éssaya et redoubla ses efforts ; la tête passait bien ; main quand ce venait au derrière, le bon diner qu’il avait fait était un obstacle invincible. Il eut beau se donner a tous les diables, se damner, jurer, tempester, force lui fut de prendre patience et de rentrer dans son trou, d’ou il ne put sortir qu’apres avoir fait une entière digestion.
  3. Donnez moi un baiser.
  4. Une eglise pleine de tabac, et un puit de whisky.
  5. Plus de tabac, et plus de whisky.
  6. Du lait.
  7. Soldats.
  8. Lait des vieillards.
  9. Que tous les gens comme il faut s’en aillent.
  10. Il est gras, et point noir.