Psychologie de l’Éducation/III/1
LIVRE III
L’ENSEIGNEMENT UNIVERSITAIRE EN FRANCE
CHAPITRE PREMIER
La valeur des méthodes universitaires.
Quittant l’Amérique, nous allons revenir maintenant à notre enseignement universitaire.
Lorsque tout l’enseignement classique consistait uniquement à bien apprendre le latin et les rudiments des sciences qui existaient alors, les méthodes inaugurées par les Jésuites suffisaient parfaitement. Leurs élèves écrivaient assez correctement le latin, et il ne leur fallait pas de grands efforts de mémoire pour retenir le petit bagage de notions scientifiques qui était enseigné. La méthode mnémonique suffisait donc fort bien aux nécessités de l’époque.
Mais avec le développement considérable des connaissances modernes, d’autres méthodes d’enseignement s’imposaient. L’Université n’a pas su le comprendre. La méthode mnémonique est la seule dont elle ait continué à faire usage.
Les maîtres de notre temps n’ont recours qu’aux exercices de la mémoire. De là ces programmes surchargés où l’on inscrit constamment des sciences nouvelles, où l’hygiène, le droit, la paléontologie, l’archéologie, l’anthropologie ont leur place à côté des langues mortes, des langues vivantes, des mathématiques, de l’histoire, de la géographie, etc.
On est tombé dans l’erreur de croire qu’on allait ainsi atteindre le sérieux et le profond ; on n’a rencontré que le superficiel. On s’est dit que l’enfant devait avoir cet ensemble de connaissances énormes a son entrée dans le monde : il ne sait plus rien[1].
Il ne sait plus rien dans aucune branche des connaissances. Les dépositions de l’enquête vont nous le prouver. Elles se ressemblent tellement qu’il suffira d’en choisir quelques-unes relatives aux divers sujets enseignés par l’Université.
L’enquête nous apprend, que les neuf dixièmes des élèves sont incapables, après sept à huit ans d’études, de traduire à livre ouvert l’auteur le plus facile, dans l’impossibilité, par conséquent, de lire les écrivains latins. Inutile donc de disserter sur la vertu éducatrice d’une langue que l’Université est incapable d’enseigner. Sur ce point de l’ignorance totale de l’immense majorité des élèves, les déclarations ont été à peu près unanimes. Je me bornerai à donner la déposition de M. Andler, maître de conférences à la Sorbonne, qui les résume fort bien.
… Le latin appris à fond n’est propre qu’à former des professeurs de rhétorique ; appris médiocrement, comme aujourd’hui, il n’est plus qu’un signe extérieur à quoi se reconnaît une certaine aristocratie bourgeoise. Si l’on pensait que le latin sert à autre chose, par exemple à maintenir certaine tradition nationale, cette tradition serait mal assurée. Car les résultats ne permettent pas de supposer qu’elle tienne à cela ; même, il y a à peine 10 % des élèves qui puissent se tirer d’un texte élémentaire de Cicéron. J’assiste de très près tous les ans au dépouillement des copies latines du baccalauréat ; il y a une version passable sur dix. Si la tradition nationale repose sur la connaissance que nous avons de la culture latine, elle est bien compromise. Toutes les phrases pathétiques sur l’ennoblissement des âmes, la culture morale, le goût artistique qui nous viendraient des Latins ne sont plus vraies dès que les connaissances latines élémentaires sont aussi mal assurées qu’elles le sont.
Après une étude qui prend jusqu’à dix heures par semaine et dure sept ans, les élèves ne sont pas capables de se tirer d’une version autrement qu’à coups de dictionnaires. C’est du temps gaspillé[2].
C’est à peu près, d’ailleurs, ce qu’avait dit M. Jules Lemaître, dans une conférence qui fit beaucoup de bruit, et dont je reproduis un extrait.
J’ai vu les cahiers et les « devoirs » de quelques adolescents, pris au hasard : c’est lamentable. Il est clair que leur latin ne leur servira pas même à écrire en français avec propreté, si ce don n’est infus en eux, ou à comprendre les latinismes de nos écrivains classiques ce qui pourtant serait encore un assez petit gain et hors de toute proportion avec ce qu’il aurait coûté.
Ainsi ils auront deux fois perdu leur temps, puisqu’ils l’auront passé à ne pas apprendre une langue, qui, l’eussent-ils apprise, leur serait à peu près inutile. Et ce temps aurait donc été mieux employé, je ne dis même pas à l’étude des langues vivantes, des sciences naturelles et de la géographie (c’est trop évident), mais au jeu, à la gymnastique, à la menuiserie à n’importe quoi.
Cette incapacité de l’Université à enseigner le latin ou d’ailleurs une langue quelconque, car bien entendu les élèves ignorent autant les langues modernes que les langues anciennes, a quelque chose de merveilleux et de bien propre à exciter l’étonnement. Étant donné qu’il n’y a rien de plus facile à apprendre qu’une langue, que c’est même la seule chose apprise sans difficulté et sans exception par tous les enfants en bas âge, l’incapacité de l’Université à enseigner les langues est déconcertante. Il faut pénétrer dans le détail de ses méthodes pour comprendre comment il se fait qu’elle enseigne si mal ce que jadis les Jésuites enseignaient si bien.
La cause générale de leur insuffisance est aisée à saisir. Avec quelques traductions interlinéaires et de nombreuses lectures, les élèves apprendraient fort vite le latin à peu près sans professeurs. Ces derniers y ont mis ordre, en ne considérant les traductions que comme une chose accessoire et obligeant les élèves à apprendre par cœur de savantes grammaires, des étymologies, l’histoire des mots, des formes et de toutes les subtilités qui peuvent germer dans des cervelles d’universitaires.
Je tiens dans les mains un livre classique dans lequel dix-sept sortes de vers sont scandés, où l’attention de l’élève est appelée avec détails sur les mètres les plus rares, où l’hexamètre de Virgile tient quelques lignes à peine, tandis que l’auteur s’étend sur les diverses formes de catalectiques, les dimètres, les trimètres et les octonaires, pour passer aux asynartètes, aux anapestiques et entrer enfin dans la distinction des logaédiques qu’ils soient simples ou composés, ou bien encore phérécratiens ou asclépiades[3].
L’élève, heureusement pour lui, oublie ces chinoiseries le lendemain de l’examen. Quant au latin, il n’a pas à l’oublier, puisqu’il ne l’a jamais su.
Les langues vivantes sont naturellement enseignées de la même façon, c’est-à-dire en obligeant les élèves à apprendre par cœur des subtilités grammaticales. Aussi, après sept ou huit ans d’études, sont-ils incapables de lire un ouvrage quelconque. Les dépositions de M. Lavisse et d’autres membres de la commission ont été d’accord sur ce point.
Parmi les étudiants que je connais à la Sorbonne, il est très rare qu’il s’en trouve un capable de lire couramment l’anglais ou l’allemand[4]
Mêmes méthodes pour l’enseignement de la littérature et de l’histoire, et par conséquent mêmes résultats. Des dates, des appréciations toutes faites, des subtilités inutiles apprises dans les manuels et destinées à être oubliées le lendemain de l’examen.
Qu’arrive-t-il aujourd’hui ?
On donne aux enfants des appréciations faites par leurs professeurs, on leur fait lire des critiques littéraires rédigées par des auteurs contemporains de talent, il est vrai, mais qui ne sont ni Racine, ni Pascal, ni Corneille, ni Bossuet, ni Lamartine, etc.
Nos élèves sont donc formés avec les œuvres de leurs professeurs ou d’écrivains de second ordre, mais ils ne lisent pas nos grands auteurs de génie, ni les auteurs latins ou grecs.
Quant à leurs compositions françaises, elles sont absolument défectueuses : on leur donne des sujets trop techniques ; et les malheureux enfants cherchent à se rappeler ce qu’on a bien pu leur dire sur tel ou tel sujet[5].
On a remplacé l’étude de la littérature elle-même par l’étude de l’histoire littéraire, en sorte qu’on sait moins ce qu’il y a dans les principales maximes de La Rochefoucauld que la différence qu’il y a entre les éditions successives des Maximes[6].
C’est là ce que les élèves apprennent le mieux, car c’est ce que savent le mieux leurs professeurs, les concours d’agrégation étant surtout des concours d’ergotage. Les candidats ont appris à ergoter et ne peuvent guère enseigner autre chose à leurs élèves. Le monde marche. La concurrence des autres peuples nous menace. Pendant ce temps, les professeurs ergotent. Tels les Byzantins, alors que Mahomet les assiégeait. Les Barbares étaient dans leurs murs. Ils ergotaient encore.
En faisant, comme on le fait aujourd’hui dans tous les collèges, ergoter sur des idées, couper des cheveux en quatre, discuter des idées subtiles, on va exactement contre la destination elle-même de l’enseignement[7].
Dans un article publié par la Revue de Paris, M. Lavisse donne une excellente idée de la valeur de nos méthodes universitaires par les réponses des élèves à l’examen d’entrée de Saint-Cyr. On y voit avec quel soin les professeurs s’attachent aux petits faits isolés, aux détails faciles à emmagasiner dans la mémoire et leur impuissance à enseigner des idées générales sur les institutions, les mœurs, les coutumes d’une époque.
Un candidat interrogé sur Condé, un autre sur Luxembourg, ne savent ni l’un ni l’autre la vie, le caractère, la méthode de ces deux hommes de guerre, mais la réponse est toute prête pour la question : « Qui commandait l’avant-garde au passage du Rhin ? » Et pas un nom ne manque dans l’énumération des batailles de Condé et de Luxembourg.
M. Lavisse a fort bien résumé, dans les lignes suivantes, les méthodes d’enseignement de l’Université.
Petits livres appris par cœur, salis par des doigts ennuyés ; mots incompris encombrant les mémoires distraites ; opinions d’autrui, absorbées sans être même assimilées, sur des chefs-d’œuvre qu’on n’a pas lus ; formules pour examens ; la morale et Dieu lui-même mis en face d’accolades, qui engendrent des sous-accolades. Et ce qui est pire encore, des maîtres préparent leurs élèves à la réponse qu’ils savent devoir plaire à l’examinateur[8].
Mêmes méthodes d’enseignement pour les sciences. Des mots, toujours des mots, des manuels compliqués et subtils appris par cœur.
En chimie, au lieu d’exiger la connaissance réelle de la nomenclature et l’étude très précise, très pratique, des grandes lois et d’une douzaine des corps les plus importants, ce qui donnerait à l’élève le goût de la chimie et le désir de compléter ses connaissances, l’opinion nous oblige d’exiger que notre élève soit un chimiste encyclopédique. Le sélénium, le tellure, le brome, l’iode, le fluor, le bore, le silicium, etc., etc., défilent devant ses yeux : le résultat immédiat est le dégoût ; le résultat éloigné, les lois de la mémoire outrageusement violées l’assurent, c’est l’oubli.
En physique, au lieu de l’attention constamment et vigoureusement appelée sur les grandes lois générales, c’est un abus fâcheux de descriptions d’appareils compliqués, comme si nous voulions faire de nos élèves des ouvriers constructeurs : après la machine d’Atwood, celle de Morin, qui n’ajoute rien à la compréhension du principe. Après l’expérience de Torricelli, c’est le baromètre de Fortin, dont les élèves ne se serviront jamais, sauf s’ils font des études spéciales, puis celui de Gay-Lussac, puis celui de Bunsen, si bien que les élèves finissent par ne plus apercevoir l’édifice entouré de tant d’échafaudages, et très forts sur la description des appareils, ils perdent quelque peu de vue les lois elles-mêmes.
Ce mal est le même partout, en littératures ancienne et moderne, en langues vivantes, en sciences naturelles et même en philosophie.
Les élèves, isolés de la vie, de la réalité, par des murailles de mots, ne sont point habitués à regarder en eux-mêmes, parce qu’ils sont distraits par le monde extérieur. Ce monde extérieur lui-même ils le voient, mais ils ne savent point le regarder. Toute leur vigueur intellectuelle est concentrée sur des mots[9].
Les résultats de l’enseignement des mathématiques au lycée ne sont pas supérieurs aux résultats fournis par l’enseignement des autres sciences.
Ce qui est très frappant, c’est que, de tous les élèves de rhétorique qui ont fait cependant pas mal de mathématiques, bien peu seraient capables de passer le brevet élémentaire à l’Hôtel de Ville[10].
Pour juger de la valeur des méthodes universitaires et des résultats qu’elles produisent même sur l’élite des élèves, on ne saurait trop méditer la déposition suivante de M. Buquet, directeur de l’École Centrale, dont l’examen d’entrée est à peine inférieur à celui de l’École Polytechnique.
Nous sommes très préoccupés de constater parmi les jeunes gens qui nous arrivent de très bons sujets présentés par les professeurs de lycées comme étant des premiers de leur classe ayant obtenu des accessits de concours général, sachant admirablement l’analyse, qui couvrent un tableau de formules sans s’arrêter, mais ne sachant absolument pas, quand ils arrivent à la fin, ce qu’ils ont voulu faire et trouver. Ils ne comprennent rien sinon qu’ils ont résolu une équation.
Si, à des jeunes gens très forts qui emploient très bien les formules et l’analyse au tableau, on propose de mettre à la place de A des kilos et à la place de B des kilomètres, ils se dérobent : on ne trouve plus personne : ils ne comprennent plus.
De là cette opinion parmi eux : c’est que le professeur dont on ne comprend pas bien le cours est un grand homme ; on est dans ces idées-là. Moins on comprend ce qu’il indique, plus on croit qu’il est supérieur aux autres.
Tant qu’on reste dans des questions d’examen oral, les jeunes gens répondent bien. Si nous leur donnons une composition écrite, un problème comportant une application des sujets de cours, 75 % ne comprennent pas ce problème.
Il est vraiment déplorable de voir des jeunes gens de vingt ans arriver à l’École après avoir travaillé et être incapables de comprendre ce qu’ils ont cherché et voulu après plusieurs lignes de formules. Nous avons toutes les peines du monde à leur faire comprendre que les cours pratiques que nous leur faisons suivre sont d’une utilité quelconque. Le cours d’analyse supérieure, le cours de mécanique, ils les suivent avec entrain ; ils sont entraînés par les mathématiques spéciales. Mais faites un cours de ponts et chaussées, de chemins de fer, d’architecture, ils disent : cela, c’est bon pour les maçons, les ouvriers. Alors Il faut pendant des mois faire campagne pour leur faire comprendre qu’on ne vit pas d’algèbre[11].
Bien que la question de l’enseignement supérieur sorte du cadre de cet ouvrage, je suis obligé d’en dire quelques mots, car, si notre enseignement secondaire est à ce point défectueux, c’est que l’enseignement supérieur ne vaut pas davantage. Dans tous les pays où l’enseignement supérieur est bon, l’enseignement secondaire l’est nécessairement.
L’enseignement supérieur se trouve caractérisé chez nous, comme l’enseignement secondaire, par la récitation des manuels, l’entassement dans la tête de théories, qui n’y resteront que jusqu’au jour de l’examen. Le licencié, le polytechnicien, le normalien, doivent en réciter plus que le bachelier, et il n’y a pas entre eux d’autres différences.
La même méthode mnémonique est appliquée à toutes les formes de l’enseignement. C’est elle qui rend notre production scientifique si médiocre et nous met dans une position si inférieure à l’égard de l’étranger. Nos agrégés, nos docteurs, nos ingénieurs, ont appris bien plus de choses que leurs rivaux étrangers, et pourtant dans la vie ils leur sont inférieurs. Ils appartiennent trop souvent à ce type spécial, artificiellement créé par notre Université et qu’on a justement qualifiés « d’idiots savants ».
Lorsque l’État fournit des places aux produits de l’Université, leur infériorité ne se manifeste pas nettement, mais lorsqu’ils sont livrés à leurs propres forces et obligés de se créer une situation dans la vie, la nullité de leur instruction apparaît aussitôt.
Elle apparaît surtout dans les métiers, celui d’ingénieur, par exemple, où les connaissances précises sont indispensables. On en a fourni des cas intéressants devant la commission.
Quand un ingénieur allemand sort de l’École de Freyberg, par exemple, il peut être immédiatement utilisé, et rendre des services pratiques. Il a déjà une valeur professionnelle. — Lorsqu’un jeune Français sort de l’École Centrale, il sait beaucoup plus de choses que son collègue allemand : on lui a enseigné depuis l’apiculture jusqu’aux constructions navales. Il sait tout, mais si superficiellement, qu’en fait et pratiquement, il est, comme on l’a dit, apte à tout, bon à rien[12]…
Dans l’industrie, les grands patrons, de parti pris, choisissent leurs ingénieurs de moins en moins parmi les élèves de l’École Polytechnique. À peine s’ils prennent des élèves de l’École Centrale ; ils s’adressent aux élèves des écoles d’arts et métiers de Châlons, d’Angers[13].
Aujourd’hui il a tout envahi, ce terrible esprit universitaire qui croit que la valeur des hommes se mesure à la quantité de choses qu’ils peuvent réciter. Il fait partie maintenant des idées héréditaires de notre race et fort peu de Latins sont aptes à comprendre que la récitation des manuels n’est pas le seul idéal possible de l’éducation.
Qu’il s’agisse de sciences, de médecine, d’art militaire, d’agriculture, etc., c’est toujours le manuel remplaçant la vue des choses. Un officier de marine, M. L. de Saussure, rappelle, dans une publication récente, les malheureux élèves-officiers obligés de réciter par cœur pendant des mois la théorie du tir devant des canons auxquels on ne les laisse pas toucher, et les amiraux passant l’inspection donnant les meilleures notes aux élèves qui récitent le mieux. « Dans une école vraiment éducatrice, ajoute l’auteur, on s’y prendrait autrement… leur faisant mettre la main à la pâte, on leur ferait démonter seuls individuellement les pièces. Le jour où un élève tirera un coup de canon avec une pièce dont il aura démonté de sa propre main la culasse et le frein, soyez certain qu’il connaîtra mieux son métier que par deux années de récitatifs fastidieux. »
On est presque honteux d’avoir à répéter des choses si évidentes. Il faut les avoir vues pour comprendre à quel point l’esprit universitaire a pénétré partout et ce qu’il nous a coûté. C’est à l’Université surtout que nous devons d’être un peuple de théoriciens, étrangers aux réalités, oscillant toujours entre les extrêmes, incapables de nous plier aux nécessités, et de jugement très faible. Et, bien que je me sois imposé de citer presque exclusivement des universitaires dans ce livre, je reproduirai encore quelques lignes de l’officier que je viens de nommer. Homme d’action, il a beaucoup voyagé et très bien observé.
Dans tous les pays qui ont échappé aux principes abstraits du rationalisme, dans tous les pays adaptés aux circonstances de l’évolution et de la concurrence modernes, dans tous les pays dont le commerce, la population et le commerce vont grandissant, en Suisse, en Hollande, en Scandinavie, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, l’éducation est à peu près ce qu’elle doit être : l’art de développer les éléments héréditaires de la nature humaine en vue de la meilleure utilisation. La pratique, l’expérience et les sciences naturelles ont fait comprendre que les facultés de l’homme n’ont rien d’absolu, qu’elles ne se développent que par l’usage et en employant certains mobiles, qu’elles sont fort diverses selon les individus, et qu’il n’y a pas de démarcation entre les facultés du corps et celles de l’esprit. La volonté, l’énergie, le coup d’œil, le jugement aussi bien que l’intelligence proprement dite, sont des facultés héréditaires et variables, mais, qui, pour une hérédité donnée, sont susceptibles de s’épanouir plus ou moins suivant les occasions qu’on leur fournit. Ces occasions naissent de la vie quotidienne, et l’éducation consiste à les graduer et à les multiplier.
Pour que le sentiment des nécessités de la lutte pour l’existence puisse naître chez ceux qui dirigent l’opinion, encore faut-il que leur éducation ne les ait pas rendus incapables de discerner ces nécessités. Or, l’éducation actuelle tend à isoler les jeunes Français du contact des réalités, à les endormir par une confiance illimitée dans les destinées de la Patrie, dans le triomphe assuré des Principes, dans la Justice immanente des choses, par la conviction que les guerres modernes sont les dernières manifestations de l’esprit d’arbitraire et qu’une ère de paix et de fraternité universelle va s’ouvrir pour aboutir à l’apothéose de la France. Cet état d’esprit peut conduire un pays à la décadence, car la décadence n’implique nullement la dégénérescence : les Espagnols n’ont pas dégénéré depuis Charles-Quint, mais ils n’ont pas su prendre conscience du changement des circonstances ambiantes ; leurs éducateurs les ont fait vivre dans un monde imaginaire et les ont endormis dans une confiance vaniteuse en des destinées immanentes. Même de nos jours, alors que depuis cinquante ans les Américains s’immisçaient dans leurs affaires de Cuba, ils n’ont pris aucune mesure défensive, et, jusqu’à la dernière heure, ils se sont refusés à admettre que leur chevaleresque patrie pût avoir quelque chose à redouter d’une nation que la presse leur représentait comme composée de marchands de porcs, uniquement mus, par l’esprit de lucre. À notre époque de progrès rapides et de transformations incessantes, une nation qui ne sait pas modifier ses idées et refréner ses sentiments instinctifs même les plus louables, risque de perdre le sens du réel et d’être surprise par les événements.
Les citations précédentes montrent que les professeurs éclairés sont parfaitement édifiés sur la valeur de leur enseignement. Si, comme je l’ai fait observer dans mon introduction, ils ne perçoivent pas clairement pourquoi cet enseignement est si défectueux, ils en voient au moins les résultats. Les opinions émises devant la Commission d’enquête ont été formulées avec un pessimisme complet. Il nous suffira de citer.
La masse sort du collège, ayant vu défiler devant elle une série d esquisses rapides, ayant plus ou moins absorbé sans profit un amas de matières indigestes. En général, ils ne savent ni écrire ni même lire le latin ; ils n’ont aucune notion des beautés des littératures antiques dont ils ont péniblement essayé d’expliquer quelques fragments, sans avoir jamais lu en entier un des chefs-d’œuvre de ces littératures ; la plupart ne peuvent pas écrire une page sans faute d’orthographe et en un français correct[14].
Examinez les copies du baccalauréat ; assistez à quelques examens oraux, vous verrez à quel pénible avortement ont abouti, pour la plupart des candidats, les efforts de maîtres très consciencieux et très distingués, répétés pendant six ou huit années consécutives[15].
J’estime que les trois quarts des bacheliers ne savent pas l’orthographe. Le mal n’est pas grand peut-être ; mais si l’enseignement classique ne sert même pas à cela, à quoi peut-il servir ? Je suis sûr que la moitié des licenciés en droit et ès lettres ne sont pas capables de faire une règle de trois ou d’extraire une racine carrée, et en géographie, si vous posez une question quelconque à tous les licenciés du monde, ils n’en sauront pas un mot.
… Comme examinateur à l’École navale, nous reconnaissons tout de suite les produits de l’enseignement secondaire. Je ne sais pas d’ailleurs pourquoi on s’obstine à lui donner ce nom : il n’est ni secondaire, ni primaire, ni supérieur, il est tout et il n’est rien. C’est un fossile qui n’est plus de ce monde : il date de l’ancien régime et il a cessé de vivre depuis plus de trente ans[16].
La situation de l’enseignement classique est en ce moment exactement celle-ci : cet enseignement miné, menacé de tous les côtés, n’inspirant plus la même confiance qu’autrefois, tendrait de plus en plus à devenir une sorte de spécialité, en sorte que le latin et le grec seraient enseignés à peu près comme l’hébreu et le sanscrit, réservés à quelques mandarins et par conséquent n’ayant plus aucune part à la formation générale de l’esprit, de l’intelligence et du caractère français[17].
On doit reconnaître que notre enseignement actuel n’est pas suffisamment approprié aux besoins de notre époque. Il est, en partie la cause de l’infériorité économique dans laquelle se trouve aujourd’hui la France, infériorité relative sans doute, mais très affligeante, quand on compare le développement si lent de notre industrie et de notre commerce avec les progrès considérables que font les peuples voisins, les Allemands surtout[18].
Je n’hésite pas à vous le dire tout crûment, je crois que l’enseignement classique actuel ne répond plus aux besoins ; ceux qui le donnent n’y croient guère plus que ceux qui le reçoivent[19].
Je vous dirai ma pensée avec une très grande franchise : je suis convaincu que, en tant que formant la base de l’éducation secondaire générale, l’enseignement classique est destiné tôt ou tard à disparaître, à faire place à un enseignement nouveau ; je crois que c’est un fait qui appartient à l’évolution de la civilisation moderne[20].
- ↑ Enquête, t. II, p. 545. Hanotaux, ancien ministre, ancien professeur à l’École des Hautes-Études.
- ↑ Enquête, t. II, p. 63. Andler, maître de conférences à l’École Normale.
- ↑ Enquête, t. I, p. 51. Picot, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques.
- ↑ Enquête, t. I, p. 44, Lavisse, professeur à la Sorbonne.
- ↑ Enquête, t. II, p. 231, Orain, professeur à l’École de Blois.
- ↑ Enquête, t. II, p. 172, René Doumic, professeur à Stanislas.
- ↑ Enquête, t. I, p. 171. Doumic, professeur à Stanislas.
- ↑ Conférences sur le baccalauréat, par Lavisse, professeur à la Sorbonne.
- ↑ Jules Payot. Revue Universitaire, 15 avril 1899
- ↑ Enquête, t. II, p. 7. Beck, directeur de l’École Alsacienne.
- ↑ Enquête, t. Il, p. 503. Buquet, directeur de l’École Centrale.
- ↑ Enquête, t. I, p. 454. Maneuvrier, directeur des établissements de la Vieille-Montagne.
- ↑ Enquête, t. I, p. 360. Chailley-Bert, professeur à l’École des Sciences politiques.
- ↑ Enquête, t II, p. 392. Lavollée, docteur ès lettres.
- ↑ Enquête, t. I, p. 449. Maneuvrier, ancien élève de l’Écoie Normale Supérieure.
- ↑ Enquête, t. I, p. 293. Bérard, maître de conférences à la Sorbonne, examinateur à l’ÉcoIe Navale.
- ↑ Enquête, t. I, p. 170. René Doumic, professeur à Stanislas.
- ↑ Enquête, t. II, p. 438. Blondel, professeur de faculté.
- ↑ Enquête, t. I, p. 367. Brunot, maître de conférences à la Sorbonne.
- ↑ Enquête, t. I, p. 82. Gaston Paris, de l’Institut.