Quand chantait la cigale/La vieille aux poissons

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Édition Privée (p. 99-101).


LA VIEILLE AUX POISSONS


L’été a fui. Quatre mois se sont écoulés.

Nous rentrerons en ville dans quelques jours.

Cet après-midi, Dearest et moi, enveloppés dans nos manteaux, sommes assis sur la galerie et nous goûtons la douceur des quelques moments où le soleil perce les nuages et attiédit un peu l’air.

Je lis à haute voix quelques contes d’un livre d’Henri Barbusse et je vois Dearest toute empoignée par ces dramatiques récits. Soudain, elle tourne la tête du côté de la remise. J’interromps ma lecture.

— Il y a une femme qui est entrée là et je me demande ce qu’elle cherche, dit-elle.

À ce moment, l’intruse sort du bâtiment. Après avoir regardé autour d’elle, elle se dirige vers nous.

C’est une vieille, très vieille femme, accompagnée d’un petit garçon qui porte un sac sous son bras.

Je les regarde s’approcher.

La vieille est effroyablement ridée. Tout sa figure, ses mains, son cou, sont couverts de rides. Tout ce qu’on voit de sa chair est labouré d’une multitude de longs et profonds sillons. Ses yeux sont ceux des miséreux. Elle donne l’impression de cent ans de travail, de malchance et de peines.

La vieille est arrivée à nous. Elle a un peu l’air d’un singe. Elle ouvre une bouche édentée, aux chicots noirs, gâtés, et d’une voix lente, traînante, elle nous informe qu’elle a du poisson à vendre. Elle nous demande si nous n’en achèterions pas.

— C’est parce que mon mari est mort, explique-t-elle. Je suis obligée de me démener pour vivre.

Et elle sourit d’un air résigné de bon vieux chien.

— C’est là votre petit garçon ? demande Dearest.

— Mon Dieu, non ! C’est le fils de ma fille. Ma dernière à moi est mariée.

— Vous avez eu plusieurs enfants ? questionne Dearest, continuant la conversation.

— Quinze, fait-elle.

Je reste confondu, anéanti.

Quoi, cette caricature de femme, cette lamentable loque, cet amas de rides, a donné naissance à quinze enfants !

Ah ! certes, la race humaine n’est pas prête de s’éteindre.

J’éprouve à la regarder une immense détresse.

Elle a soixante-quatorze ans, dit-elle, et travaille tous les jours. Oui, pour le travail, elle ne craint aucune jeune fille, affirme-t-elle. L’aïeule s’est assise au bord de la véranda. Elle a longuement marché pour vendre ses poissons, et ses vieilles jambes sont lourdes. Elle parle, elle dit des choses simples sur les gens, le temps, ses occupations, sa vie, sa famille. Chaque remarque est ponctuée par une longue pause, par un silence.

Debout près d’elle, sa culotte copieusement rapiécée, son petit fils mange des glands cueillis en route.

Les yeux de la vieille font des trous dans sa figure. Ils ont dû être bleus, mais ils ont pâli, sont devenus gris, ternes. Ils ont contemplé la figure de ceux qui sont morts, celle de son mari, celles de quelques-uns des enfants, et ils ont vu la vie, parfois plus triste que la mort.

Mettre des enfants au monde, et travailler tous les jours, jusqu’au dernier, jusqu’au moment où elle fera sa dernière grimace, où son dernier soupir s’échappera d’entre ses chicots noirs et ses lèvres pâlies pour s’en aller pourrir dans la terre, voilà son lot.

Quel lot !

Dearest lui achète deux de ses poissons.

La vieille s’en va, s’éloigne avec son petit fils, mais le cauchemar me reste.

Nous allons nous asseoir au soleil dans le verger, et je reprends la lecture du livre de Barbusse. Les contes du grand écrivain nous apparaissent plus tristes, plus émouvants encore que tout à l’heure.

Les récits intitulés La Présence et Tendresse nous empoignent particulièrement. Le premier est la page la plus humaine que j’ai jamais lue et le second est empreint d’un tragique intense.

Le temps passe, et Dearest se lève pour aller préparer le souper. À ce moment, je vois l’oncle Moïse qui s’en revient du champ, une poche sur l’épaule, le corps penché en avant pataugeant lourdement dans la boue. Et tante Eulalie, en noir comme toujours, le suit de quelques pas dans cette fin de jour d’automne.

Nous nous mettons à table et nous mangeons le poisson acheté l’après-midi.

— Sais-tu comment elle se nomme ? demande tout à coup Cécile en parlant de la passante.

Cette question m’étonne, me déconcerte.

Quoi, cette ruine lamentable, cet amas de rides aurait un nom ! Si elle en a un je ne le sais pas, et certes, je ne veux pas le connaître. C’est la Vieille. Et je ne puis concevoir qu’on la nomme autrement que la Vieille.

Après le souper, nous nous promenons le long de la rivière, Dearest et moi. Le ciel est chargé de nuages et le paysage n’est pas du tout le même que cet après-midi. Il est étrange, fantastique, irréel. L’aspect des maisons, des arbres, des choses, tout a changé. Il me semble que c’est le paysage que je voyais quand, petit garçon, je venais me promener chez ma grand’mère avec mon père, morts tous les deux aujourd’hui, et que nous retournions chez nous à la fin de la journée. Dans le soir froid d’automne, nous allions en silence sur la longue route, passant devant des demeures étrangères, allant dans un décor inconnu et hostile, dans la tristesse de l’obscurité qui descend sur la campagne, et avec le sentiment d’être si loin des êtres que j’apercevais en passant.

Une immense détresse, l’effroyable détresse qui me saisissait alors que j’étais enfant, remonte du passé, remonte de tous ces soirs finis, et m’accable, m’accable, fait pencher ma tête et mes épaules dans le soir qui tombe…