Quand chantait la cigale/Les départs

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Édition Privée (p. 96-98).


LES DÉPARTS


Ce samedi de septembre, nous sommes allés, Dearest et moi, faire une promenade à Woodlands, en passant par le village. L’air est tiède, ensoleillé, et de légers nuages blancs flottent ça et là dans l’immensité du ciel bleu.

Nous passons à côté du vieux cimetière dans lequel dorment à jamais cinq ou six générations de travailleurs des champs. De hauts tournesols dominent le mur en pierre, à l’arrière, et penchent vers le calme enclos, vers cette poussière humaine, leurs fleurs éclatantes, lumineux sourires de la terre aux trépassés.

— Dans les petits cimetières comme celui-ci, me dit Dearest, les morts ne sont pas abandonnés ; ils sont encore avec les vivants. Les autres dans ceux des villes, ont beau avoir de pompeux et riches monuments, ils sont délaissés, oubliés, et c’est là ce qui est triste.

Quelques dévotes entrent à l’église pour réciter leurs oraisons et, par la porte ouverte du vieux temple, s’échappe comme un faible arôme d’encens.

Des géraniums, et des quatre saisons dans des boîtes ou des pots verts, des marguerites et quelques plantes au feuillage métallique, dans des seaux rouges, ornent le parterre du curé, un parterre caractéristique du presbytère de campagne.

Au seuil de la boutique de forge, nous apercevons un invalide, à figure de crétin, aux pieds enflés, enveloppés de linges, assis sur une chaise roulante. Pour échapper à son ennui, à sa détresse d’être seul, à son infirmité, il se fait transporter là afin de pouvoir causer, d’entendre raconter les nouvelles, les potins. Tous les jours, après le dîner, son fils le pousse devant lui dans sa chaise à roulettes, le conduit chez le forgeron et le ramène le soir.

Nous passons devant des vergers remplis de pommes.

C’est une joie de laisser derrière soi les laides maisons et leurs parterres de mauvais goût, pour s’enfoncer dans la campagne et la solitude. Nous croisons bien une auto de temps à autre, mais elle disparaît bientôt à la vue et nous allons sur la calme route, bordée d’ormes, de chênes et d’érables ; nous allons sur la route grise qui s’allonge entre les verges d’or et de petites fleurs mauves. Nous cueillons quelques tardives framboises, quelques framboises d’arrière saison, que Dearest trouve délicieuses.

Nous avançons toujours, écoutant la mélopée des fils télégraphiques, au-dessus de nos têtes, au bord du chemin.

De chaque côté de nous, ce sont des chaumes, des pacages dans lesquels ruminent paisiblement de grands troupeaux de vaches, des prairies où le trèfle repousse, des carrés de pommes de terre.

Tout à coup, nous apercevons une clôture neuve, prétentieuse et laide, entourant une pièce de sarrasin. Au milieu de l’enclos, se dresse une haute croix noire. C’est le nouveau cimetière. À un bout du terrain, nous distinguons entre les tiges rouges du grain, un amas de terre grise indiquant une tombe. C’est là que repose celui qui portait mon nom, le fermier mort au commencement de l’été. Il est là seul dans ce domaine des trépassés, dormant de l’éternel sommeil, pendant que, dans sa maison et partout ailleurs, la vie continue…

Sur un petit coteau à notre gauche, s’étend un vaste champ de maïs. Soudain, nous voyons s’élever de là un grand vol d’oiseaux. Ils sont cinq cents, huit cents, mille peut-être, une grosse nuée grise qui s’abat sur un orme élevé. Ce n’est qu’une halte d’un moment. Au milieu d’un pépiage, d’un caquetage, comme au départ d’une joyeuse excursion, les oiseaux, comme à un signal, repartent tous ensemble. Nous les regardons venir. Ils vont, au-dessus des fils télégraphiques, au-dessus de nous. À leur passage, nous entendons le léger bruissement de leurs ailes. La nuée grise, vivante, passe au-dessus du cimetière, et s’éloigne, s’en va dans le ciel bleu, au-dessus des champs, des arbres.

Deux minutes plus tard, une nouvelle volée aussi nombreux que la première, part à son tour du champ de maïs. Pendant quelques instants, elle plane à la hauteur de la cime des arbres. La nuée grise évolue dans l’air limpide et tiède. Chaque unité du groupe se tient à sa place entre ses voisins et le peloton présente une surface, unie comme une nappe, et glisse dans le ciel bleu. Soudain, comme à un commandement, il prend une position verticale, forme une haie mouvante, filante. Après avoir décrit un demi cercle, les oiseaux s’abattent à leur tour sur les rameaux de l’orme. Pépiage et caquetage. Puis, la volée repart, survolant le champ, la route, le cimetière, s’éloigne et disparaît.

Une troisième, une quatrième, une cinquième volée prennent à tour de rôle leur essor et disparaissent dans le lointain bleu, léger.

Rien de charmant, de gracieux comme ces nuées grises, vivantes, qui évoluent et glissent dans l’azur.

C’est, je le devine, la migration de l’automne. C’est le départ pour des climats plus doux. Ces oiseaux nous quittent pour des régions plus clémentes. Ils partent par un bel après-midi ensoleillé.

Là-bas, un cultivateur laboure son champ.

Et la voix aiguë des criquets emplit la campagne. Nous allons sur la route grise, bercés par cette note monotone.

Et tandis que les oiseaux migrateurs fuient au loin, que l’homme des champs trace péniblement ses sillons, que le grillon jette sa note triste et que celui qui a porté mon nom dort solitaire dans l’enclos que domine une haute croix noire, Dearest et moi, nous allons sur la route bordée de fleurs sauvages et, dans la tiédeur de cette belle journée d’automne, nous nous efforçons de saisir tout le bonheur possible, parce que la vie est brève…