Quentin Durward/Chapitre 15

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 216-225).


CHAPITRE XV.

LE GUIDE.


Il se disait un enfant de l’Égypte, et un des descendants de ces magiciens, redoutables ennemis du peuple d’Israël et de son prophète lorsqu’il habitait Gessen… prétendant lutter contre le pouvoir des enfants de Lévi et imitant les miracles de Jéhovah au moyen d’enchantements. Mais lorsque l’ange exterminateur appesantit son bras sur l’Égypte, ces sages orgueilleux pleurèrent sur leurs premiers-nés, frappés du même fléau que l’ignorant et grossier paysan.
Anonyme.


L’arrivée de lord Crawford et de son détachement mit tout à coup fin au combat que nous avons essayé de décrire dans le chapitre précédent ; et le chevalier, ôtant son casque, s’empressa de remettre son épée au vieux lord, en disant : « Crawford, je me rends. Mais, écoutez, que je vous parle à l’oreille… Un mot… Pour l’amour de Dieu, sauvez le duc d’Orléans ! — Comment ! quoi ! le duc d’Orléans ? s’écria le commandant des archers écossais. Au nom du grand diable d’enfer ! comment cela est-il arrivé ? Cet acte de galanterie va le perdre pour jamais dans l’esprit du roi. — Ne me faites pas de questions, » répondit Dunois, car ce n’était rien moins que lui-même ; « c’est ma faute à moi seul. Voyez, le voilà qui fait un mouvement. Je ne venais que dans le dessein d’enlever cette jeune comtesse et devenir propriétaire de ses domaines en l’épousant : voyez ce qui en résulte. Ordonnez à votre canaille de se tenir à l’écart ; que personne ne porte les yeux sur lui. » En parlant ainsi, il leva la visière du duc, et lui jeta sur le visage de l’eau que lui fournit le lac voisin.

Cependant Quentin restait comme pétrifié, tant les aventures se succédaient pour lui avec une étonnante rapidité ! Les traits pâles de son premier antagoniste lui apprenaient en ce moment qu’il avait renversé le premier prince du sang de France ; et les paroles du second, que c’était avec le meilleur champion du royaume, le fameux Dunois, qu’il venait de mesurer son épée. Ces deux faits d’armes étaient très-honorables en eux-mêmes ; mais le roi les regarderait-il comme méritoires ? c’était une autre question.

Le duc, ayant repris connaissance, était en état de se tenir sur son séant et d’écouter ce qui se passait entre Dunois et Crawford, le premier insistant vivement sur ce qu’il n’était nullement nécessaire de faire mention du nom du très-noble duc d’Orléans dans cette affaire, puisqu’il était prêt à prendre tout le blâme sur lui seul et à affirmer que le duc ne l’avait suivi que par amitié.

Lord Crawford l’écoutait les yeux baissés, soupirait de temps en temps, et secouait la tête. Enfin il se redressa, et répondit : « Tu sais, Dunois, que, par respect pour la mémoire de ton père aussi bien que par l’amitié que je te porte à toi-même, je désirerais bien volontiers te rendre service. — Je ne demande rien pour moi, répondit Dunois ; je t’ai rendu mon épée, et je suis ton prisonnier ; que faut-il de plus ? Mais c’est pour ce noble prince, le seul espoir de la France, si Dieu nous enlevait le dauphin. Il n’est venu ici que pour me faire plaisir, pour m’aider à faire ma fortune : le roi m’y avait en quelque sorte encouragé. — Dunois, répliqua Crawford, si tout autre que toi me disait que tu as entraîné le noble prince dans cette fâcheuse affaire pour te servir dans quelque projet, je lui dirais sans hésiter qu’il en a menti ; et quoique tu me le dises toi-même, j’ai peine à croire que ce soit la vérité. — Noble Crawford, » dit le duc d’Orléans qui était entièrement revenu de son évanouissement, « votre caractère ressemble trop à celui de votre ami Dunois pour que vous ne lui rendiez pas justice. C’est effectivement moi qui l’ai entraîné ici pour une folle entreprise suggérée par une folle passion, et exécutée avec précipitation et témérité. Regardez-moi tous, « ajouta-t-il en se levant et se tournant vers les soldats ; « je suis Louis d’Orléans, prêt à subir la peine de ma folie. J’espère que le roi ne fera tomber son ressentiment que sur moi, comme cela n’est que trop juste. En attendant, comme un enfant de France ne doit remettre son épée à qui que ce soit, pas même à vous, brave Crawford… adieu, mon bon acier ! »

En parlant ainsi, il tira son épée du fourreau et la lança dans le lac. Elle traça dans l’air un sillon de lumière, et s’enfonça dans les eaux jaillissantes, qui la recouvrirent aussitôt. Chacun restait dans l’irrésolution et l’étonnement, tant le rang du coupable était respectable, tant son caractère était estimé ! et il n’y avait pas un seul des spectateurs qui ne sentît que les suites de sa téméraire entreprise, attendu les vues que le roi avait sur lui, entraîneraient probablement sa ruine totale.

Dunois parla le premier, et ce fut du ton de reproche que prend un ami offensé et en qui on a manqué de confiance.

« Ainsi donc, dit-il, Votre Altesse a jugé à propos, dans la même matinée, de jeter dans l’eau sa meilleure épée, de renoncer aux bonnes grâces du roi, et de dédaigner l’amitié de Dunois ? — Mon bien-aimé cousin, répondit le duc, comment ai-je montré le dessein de dédaigner votre amitié, quand je dis la vérité que je dois à votre sûreté et à mon honneur ? — De quel droit vous mêlez-vous de ma sûreté, mon très-honoré cousin, je voudrais bien le savoir ? » répliqua brusquement Dunois. « Que vous importe, au nom de Dieu ! si j’ai envie d’être pendu, étranglé, jeté dans la Loire, poignardé, roué, enfermé vivant dans une cage de fer, enterré tout vif dans un cul de basse fosse du château, ou enfin traité de toute autre manière qu’il plaira au roi Louis d’ordonner à l’égard de son fidèle sujet ? Il n’est pas besoin de me faire signe de l’œil, ou de froncer le sourcil et d’indiquer Tristan l’Ermite ; je vois le coquin aussi bien que vous. Mais il n’en serait pas résulté tant de mal pour moi ; ma vie n’était pas si gravement compromise. Quant à ce qui est de votre honneur, par la rougeur de sainte Madeleine ! je crois que votre honneur consistait à ne pas entreprendre la besogne de ce matin, ou du moins à ne pas vous mettre en évidence. Voilà maintenant que Votre Altesse s’est laissé désarçonner par un jeune rustre à peine arrivé de ses montagnes d’Écosse. — Doucement, doucement, dit lord Crawford ; cela ne doit pas vous faire rougir. Ce n’est pas la première fois qu’un jeune Écossais a rompu une bonne lance. Je suis charmé qu’il se soit bien conduit. — Je ne dirai pas le contraire, répliqua Dunois ; et pourtant si Votre Seigneurie était arrivée tant soit peu plus tard, il aurait pu y avoir une place vacante dans votre compagnie d’archers. — Oui, oui, répondit lord Crawford ; je lis votre signature sur ce morion fendu. Qu’on le retire à ce garçon, et qu’on lui donne un bonnet doublé en acier, cela lui garantira la tête mieux que cette boîte brisée. Et maintenant, Dunois, j’ai à prier le duc d’Orléans et vous de monter à cheval et de me suivre, car j’ai reçu l’ordre de vous conduire dans un lieu différent de celui que je désirerais pouvoir vous assigner. — Ne puis-je dire un mot à ces belles dames, milord Crawford ? demanda le duc d’Orléans. — Pas une syllabe ; je suis trop l’ami de Votre Altesse pour permettre une pareille imprudence.

Puis s’adressant à Quentin, il ajouta :

« Vous, jeune homme, vous avez fait votre devoir ; partez, et remplissez fidèlement la mission qui vous a été confiée. — Sauf votre permission, milord, » dit Tristan avec sa brutalité ordinaire, « le jeune homme doit chercher un autre guide. Je ne puis me passer de Petit-André, quand il est probable qu’il y aura de la besogne pour lui. — Ce jeune homme, » dit Petit-André en s’avançant, « n’a qu’à suivre le sentier qui est devant lui, et qui le conduira à l’endroit où il trouvera l’homme qui doit lui servir de guide. Je ne voudrais pas pour mille ducats m’éloigner de mon chef aujourd’hui. J’ai pendu bien des chevaliers et des écuyers, de riches échevins et des bourgmestres par-dessus le marché ; des comtes et des marquis eux-mêmes ont tâté de mon savoir-faire… hum ! » Il jeta un regard sur le duc, comme pour lui donner à entendre qu’il remplirait volontiers le blanc avec ces mots : Un prince du sang ! « Ho ! oh ! Petit-André, il sera parlé de toi dans la chronique. — Souffrez-vous que vos coquins tiennent un pareil langage en présence d’un personnage si éminent que le prince ? » demanda lord Crawford en regardant Tristan d’un air sévère. — « Que ne le corrigez-vous vous-même, milord ? » répondit Tristan d’un air bourru. — « Parce qu’il n’y a ici que ta main qui puisse le frapper sans se dégrader en le frappant. — En ce cas, gouvernez vos propres gens, milord, et je répondrai des miens, » dit le grand prévôt.

Lord Crawford semblait se disposer à lui faire une violente réplique, mais, comme s’il eût mieux réfléchi, il lui tourna le dos, et pria le duc d’Orléans et Dunois de se placer à ses côtés ; après quoi il fit un signe d’adieu aux dames, et dit à Quentin :

« Que Dieu te bénisse, mon enfant ! tu as commencé ton service vaillamment, quoique dans une malheureuse cause. »

Il était au moment de partir, lorsque Quentin entendit Dunois demander tout bas à Crawford : « Nous conduisez-vous au Plessis ? — Non, mon malheureux et imprudent ami, » répondit Crawford en soupirant : « c’est à Loches. »

Loches ! Ce nom, encore plus redouté que celui du Plessis, sonna comme celui du glas funèbre à l’oreille du jeune Écossais. Il en avait entendu parler comme d’un lieu destiné à ces actes secrets de cruauté dont Louis lui-même avait honte de souiller l’intérieur de sa propre résidence. Il existait dans ce lieu de terreur des cachots creusés sous des cachots, dont quelques-uns n’étaient pas connus des gardiens eux-mêmes, tombeaux vivants où ceux qui y étaient renfermés n’avaient guère d’autre espoir que de respirer pour le reste de leur vie un air impur, et de se nourrir de pain et d’eau. Dans ce château formidable il y avait aussi de ces horribles lieux de détention appelés cages, dans lesquels le malheureux prisonnier ne pouvait ni se tenir debout, ni s’étendre pour dormir, invention attribuée au cardinal de la Balue. Il n’est donc pas étonnant que le nom de ce séjour d’horreurs, et la pensée qu’il avait en partie contribué à y envoyer ces deux illustres victimes, remplissent d’une si grande tristesse le cœur du jeune Écossais, qu’il marcha quelque temps la tête baissée, les yeux tournés vers la terre, et l’âme remplie des plus douloureuses réflexions.

Comme il s’était remis à la tête de sa petite troupe, en prenant la route qui lui avait été indiquée, la comtesse Hameline trouva l’occasion de lui adresser la parole.

« Il semblerait, beau sire, dit-elle, que vous regrettiez la victoire que vous avez remportée pour nous. »

Il y avait dans cette question quelque chose qui ressemblait à de l’ironie ; mais Quentin eut assez de tact pour répondre simplement et franchement :

« Je ne puis rien regretter de ce que j’ai fait pour le service de dames telles que vous ; mais je crois que si cela eût pu s’accorder avec votre sûreté, j’aurais préféré tomber sous les coups d’un aussi bon soldat que Dunois, plutôt que de contribuer à faire renfermer cet illustre chevalier et son malheureux cousin, le duc d’Orléans, dans les affreux cachots de Loches. — Ainsi donc c’était le duc d’Orléans ! » dit la vieille dame en se tournant vers sa nièce ; « je l’avais bien pensé, même à la distance d’où nous avons vu le combat. Vous voyez, ma chère, ce qui aurait pu arriver si ce monarque astucieux et avare nous eût permis de nous montrer à sa cour. Le premier prince du sang de France et le vaillant Dunois, dont le nom est aussi connu que celui de son illustre père ! Ce jeune homme a fait son devoir bravement et loyalement ; mais je serais tentée de regretter qu’il n’ait pas succombé avec honneur, puisque sa bravoure intempestive s’est placée entre nous et deux libérateurs aussi distingués. »

La comtesse Isabelle répliqua d’un ton ferme et qui trahissait même un certain mécontentement, en un mot avec une énergie que Quentin n’avait pas encore remarquée en elle.

— Madame, dit-elle, si je ne savais que vous voulez faire une plaisanterie, je dirais que le discours que vous tenez est une ingratitude envers notre brave défenseur, à qui nous devons peut-être plus que vous ne pensez. Si ces chevaliers avaient réussi dans leur téméraire entreprise et remporté la victoire, il n’est pas bien sûr qu’à l’arrivée des gardes du roi nous n’aurions pas partagé leur captivité. Quant à moi, je donne des larmes au brave jeune homme qui est mort en combattant pour nous, et bientôt je fonderai des messes pour le repos de son âme ; enfin j’espère, » continua-t-elle d’un ton plus timide, « que celui qui survit voudra bien recevoir l’expression de ma reconnaissance. »

Comme Quentin se tournait vers elle pour lui faire un remercîment convenable, elle aperçut des traces de sang sur l’une de ses joues, et s’écria du ton de la plus grande sensibilité : « Sainte Vierge ! il est blessé ! son sang coule ! Descendez de cheval, monsieur ; il faut panser votre blessure. »

En dépit de tout ce que Durward put dire pour persuader aux deux comtesses que sa blessure n’était que légère, il fut forcé de mettre pied à terre, de s’asseoir sur un tertre et d’ôter son casque ; et les dames de Croye, qui, suivant un usage qui n’est pas encore passé de mode, prétendaient à quelques connaissances en chirurgie, lavèrent la blessure, en étanchèrent le sang, et la bandèrent avec le mouchoir de la jeune comtesse, afin d’empêcher le contact de l’air, précaution que leur art leur prescrivait.

Dans les temps modernes, il arrive rarement, peut-être même jamais, qu’un galant reçoive une blessure pour l’amour d’une belle, et les belles, de leur côté, ne s’occupent aucunement du soin de les guérir : de part et d’autre, on court un danger de moins. Celui auquel les hommes échappent sera généralement reconnu ; mais le danger de panser une blessure comme celle de Quentin, blessure légère et nullement dangereuse, était peut-être aussi réel, dans son genre, que celui auquel s’était exposé le jeune Écossais et qui la lui avait fait recevoir.

Nous avons déjà dit que le blessé était d’une beauté remarquable. Lorsqu’il détacha son casque ou, pour mieux dire, son morion, une grande profusion de boucles de cheveux blonds s’en échappèrent autour d’un visage sur lequel la gaieté ordinaire à la jeunesse était tempérée par la rougeur de la modestie et le coloris du plaisir. De son côté, la jeune comtesse, lorsqu’elle fut obligée de tenir le mouchoir sur la blessure pendant que sa tante cherchait quelque vulnéraire dans les bagages, éprouva une émotion et un embarras, mêlés d’un sentiment de compassion pour le malade et de gratitude pour ses services, qui était loin de diminuer à ses yeux la bonne mine et les traits enchanteurs de Durward. En un mot, cet incident semblait amené par le destin pour compléter la communication mystérieuse que, par diverses petites circonstances, en apparence amenées par le hasard, il avait établie entre deux personnes qui, bien que différentes par le rang et la fortune, se ressemblaient infiniment par la jeunesse, la beauté, et un cœur tendre en même temps que romanesque. Il n’est donc pas étonnant qu’à compter de ce moment, l’idée de la comtesse Isabelle, déjà si familière à l’imagination du jeune Écossais, ait rempli complètement son cœur, et que la comtesse, quoique ses sentiments eussent un caractère moins décidé, autant du moins qu’elle se l’avouait à elle-même, ait pensé à son jeune défenseur, à qui elle venait de rendre un service essentiel, avec plus d’émotion qu’à aucun des nombreux gentilshommes qui, depuis deux ans, l’assiégeaient de leurs adorations. Par-dessus tout, lorsque l’image de Campo-Basso, l’indigne favori du duc Charles, avec son air hypocrite, son esprit bas et perfide, son cou de travers et son œil louche, se présentait à sa mémoire, il lui paraissait plus dégoûtant et plus hideux que jamais ; et alors elle prenait la ferme résolution de résister à toute tyrannie qui voudrait la forcer à contracter une union si odieuse.

D’un autre côté, soit que la bonne comtesse Hameline de Croye se connût en beauté masculine, et l’admirât autant que lorsqu’elle n’avait que quinze ans (car la bonne dame en avait au moins trente-cinq, s’il faut en croire les mémoires de cette noble famille), soit qu’elle crût n’avoir pas rendu à leur jeune protecteur toute la justice qu’il méritait, d’après la manière dont elle avait primitivement jugé ses services, il est certain qu’elle commença à le regarder d’un œil plus favorable.

« Ma nièce vous a donné un mouchoir pour bander votre blessure, lui dit-elle ; je vous en donnerai un pour honorer votre bravoure et pour vous encourager à faire de nouveaux progrès dans l’art de la chevalerie. »

À ces mots elle lui donna un mouchoir richement brodé en soie bleue et en argent, et, lui montrant la housse de son palefroi, ainsi que les plumes qui ornaient son bonnet de voyage, elle le pria de remarquer que les couleurs en étaient les mêmes.

L’usage du temps faisait une loi et prescrivait la manière de recevoir une pareille faveur, et Quentin s’y conforma en attachant le mouchoir autour de son bras ; cependant il mit dans cet acte de reconnaissance plus de gaucherie et moins de galanterie qu’il ne l’aurait fait dans une autre circonstance et devant d’autres personnes ; car, bien qu’en se parant des couleurs d’une dame, accordées de cette manière, il ne fît qu’une sorte de compliment qui ne tirait pas à conséquence, il aurait de beaucoup préféré jouir du droit de porter à son bras le mouchoir qui couvrait la blessure que lui avait faite l’épée de Dunois.

Cependant on se remit en route, et Quentin se tenait à côté des dames de Croye, qui paraissaient l’avoir tacitement admis dans leur société. Néanmoins il ne parla que peu ; son âme était remplie de ce sentiment intime de bonheur qui craint de se manifester au dehors avec trop d’abandon. La comtesse Isabelle parla encore moins, en sorte que la conversation fut principalement soutenue par sa tante, qui ne paraissait nullement disposée à la laisser languir ; car pour initier, disait-elle, le jeune archer dans les principes et la pratique de la chevalerie, elle fit avec le plus grand détail la description de la passe d’armes d’Haflinghem, dans laquelle elle avait distribué les prix aux vainqueurs.

Ne prenant qu’un faible intérêt, je suis fâché de le dire, au récit de ce spectacle splendide ainsi qu’à la description des emblèmes et des couleurs héraldiques des chevaliers flamands et allemands, que la comtesse expliquait en termes de blason avec une exactitude minutieuse et sans pitié pour ses auditeurs, Quentin commença à exprimer quelque crainte d’avoir dépassé le lieu où le guide devait les rejoindre, accident très-sérieux, et dont, si véritablement il était arrivé, on devait appréhender les conséquences les plus désagréables.

Tandis qu’il hésitait pour savoir s’il enverrait en arrière un de ses gens, afin de s’assurer de la vérité, il entendit sonner du cor, et regardant du côté d’où venait le son, il aperçut un cavalier qui accourait vers lui à toute bride. La petite taille, la longue crinière, l’air sauvage et indompté de l’animal qu’il montait, rappelèrent à Quentin la race des chevaux de montagne de son pays ; mais celui-ci était beaucoup mieux fait, et avec la même apparence de force jointe à l’habitude de la fatigue, il avait plus de rapidité dans ses mouvements. La tête, surtout, qui dans le petit cheval écossais est souvent lourde et paraît une masse informe, était petite et bien placée sur le cou de l’animal, dont les lèvres étaient fines, les yeux étincelants et les naseaux bien ouverts.

Le cavalier avait l’air encore plus étranger que le cheval qu’il montait, quoique celui-ci ne ressemblât nullement aux chevaux de France. Ses pieds pesaient dans de larges étriers, dont la forme tenait un peu de celle d’une pelle, et tenus si courts que ses genoux étaient presque aussi élevés que le pommeau de la selle. Cependant il maniait son palefroi avec beaucoup de dextérité. Il portait sur la tête un petit turban rouge, orné d’un panache fané qu’assujettissait une agrafe d’argent. Sa tunique, qui avait la forme de celles des Estradiotes, troupes que les Vénitiens levaient à cette époque dans les provinces situées à l’est de leur golfe, était de couleur verte et garnie de galons d’or usés et ternis. Les plis d’un large pantalon blanc, assez malpropre pour ne plus être digne de cette épithète, étaient réunis et serrés au-dessous de ses genoux, et ses jambes noires étaient entièrement nues, sauf la multitude des bandelettes qui attachaient à ses pieds une paire de sandales. Il n’avait pas d’éperons, les bords de ses larges étriers étant assez tranchants pour piquer les flancs de son cheval d’une manière sensible. La ceinture cramoisie de ce singulier cavalier soutenait à droite un poignard, à gauche un sabre moresque à lame recourbée, et le cor qui avait annoncé son arrivée était suspendu à un baudrier terni qui passait sur son épaule. Il avait le visage basané et brûlé par le soleil, la barbe peu épaisse, les yeux noirs et perçants, la bouche et le nez bien formés ; enfin ses traits en général auraient pu passer pour assez beaux, si ce n’eussent été les boucles de cheveux noirs qui tombaient autour de son visage, et un air de férocité, joint à une maigreur qui le faisait ressembler à un sauvage plutôt qu’à un homme civilisé.

« C’est encore un Bohémien, » se dirent les deux dames l’une à l’autre. « Sainte-Marie ! le roi peut-il encore avoir placé sa confiance dans un de ces brigands ? — Je questionnerai cet homme, si vous le désirez, dit Quentin, et je m’assurerai de sa fidélité autant qu’il me sera possible. »

Durward, de même que les dames de Croye, avait reconnu dans le costume et l’apparence de cet homme l’habillement et les manières de ces vagabonds avec lesquels il avait été si prêt d’être confondu, grâce à la célérité des procédés de Trois-Échelles et de Petit-André ; il était donc naturel qu’il vît du danger à se confier à un individu de cette race vagabonde.

« Es-tu venu ici pour nous chercher ? » fut la première question qu’il lui adressa.

L’étranger répondit par un signe de tête affirmatif.

— « Et dans quel dessein ? — Pour vous guider jusqu’au palais de celui de Liège. — De l’évêque, veux-tu dire ? »

Le Bohémien fit un nouveau signe affirmatif.

— « Quelle preuve peux-tu me donner que nous devons te croire ? — Pas d’autre que ce vieux refrain :

Le page tua le sanglier,
Le prince en eut la gloire[1].

— La preuve est bonne, dit Quentin ; marche en avant, mon garçon ; je ne tarderai pas à revenir te parler. » Retournant aussitôt auprès des dames, il leur dit : « Je suis convaincu que cet homme est le guide que nous devons attendre ; car il m’a donné un mot d’ordre que je crois n’être connu que du roi et de moi. Mais je vais causer de nouveau avec lui, et je tâcherai de m’assurer du degré de confiance qu’on peut lui accorder. »




  1. The page slew the boar.
    The peer had the gloire.