Quinze Jours de campagne/Chapitre 4

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Hachette (p. 63-98).


CHAPITRE IV


En campagne ; de Reims à Sedan. – Accident de chemin de fer. – Incertitude des Allemands sur nos mouvements. – Conversion de l’armée prussienne. –Hésitations du maréchal de Mac-Mahon. – D’Attigny à Voncq. – Une soupe aux pommes de terre. – Une soirée chez les turcos. – À bout de forces. – Sur la paille. – Le Chesne-Populeux, Raucourt, Remilly. – Un excellent repas. – Défaite de Beaumont. – Défilé des fuyards du 5e corps. – Une mauvaise nuit. – Les signes avant-coureurs de la défaite.


Les habitants distribuant des vivres aux soldats

Le lendemain, 23 août, commençait ce mouvement fatal qui devait aboutir à Sedan. L’ordre nous fut donné de rejoindre à Rethel le corps du maréchal de Mac-Mahon. Nous reprîmes le chemin de fer. Au moment de partir, les officiers vinrent donner quelques instructions : la route n’était pas très sûre ; les reconnaissances avaient signalé quelques détachements de uhlans dans les environs : il fallait nous tenir sur nos gardes et au premier signal être prêts à descendre de wagon pour combattre. Pendant le trajet, les officiers passèrent de wagon en wagon pour nous répéter ces instructions.

Tout à coup, au sortir d’un long tunnel, notre train reçoit un choc violent et s’arrête net. Immédiatement branle-bas général.

L’esprit plein de l’idée de l’attaque dont on vient de nous entretenir, nous nous voyons déjà aux prises avec les Prussiens ; chacun se dégage comme il peut des bras de son vis-à-vis où la commotion l’avait jeté : on saisit son fusil et l’on se prépare à l’action. Je vois encore la figure calme et énergique d’un clairon de turcos qui roulait une cigarette à ce moment et qui, continuant tranquillement son opération, nous exhorta au calme et à la modération en nous prêchant merveilleusement d’exemple. Nous descendons néanmoins à la hâte des wagons, et, comme nous nous trouvions au fond d’une tranchée, nous en escaladons les deux côtés et nous nous déployons en tirailleurs ; mais, tout bien examiné, on s’aperçoit qu’il n’y a rien. Tout se borne à une vulgaire rencontre de trains. Une aiguille mal placée a dirigé le nôtre, lancé à toute vitesse, sur un convoi de vivres et de munitions destiné au camp de Mac-Mahon, dont on aperçoit les feux briller dans le lointain. Chacun prend son sac et ses armes et l’on part à pied pour le camp en glosant sur l’accident dont tout le monde, à peu près, avait été plus ou moins victime. Rien heureusement n’était grave : un bras démis, de nombreuses contusions, quelques bosses au front, quelques dents cassées, quelques genoux endoloris. Tout le monde voulait découvrir le motif de l’accident et chacun mettait en avant une hypothèse plus ou moins hasardée ; après mûr examen et maint commentaire, on finit par trouver le moyen de se mettre d’accord et de satisfaire les plus difficiles en attribuant notre malheur à quelque émissaire prussien, qui aurait fait dérailler le train.

En deux heures de marche, nous eûmes rejoint le gros de l’armée.

Nous traversâmes vers dix heures la ville de Rethel, où régnait un désordre inouï, où l’on ne pouvait trouver un morceau de pain, et nous allâmes camper dans un champ converti en marais par les dernières pluies, sur le bord de la route que devait suivre l’armée. En effet nous vîmes, le lendemain, passer devant nous toutes les troupes du maréchal de Mac-Mahon. Le défilé fut long. Commencé à trois heures du matin, il durait encore à une heure de l’après-midi. Régiments, de cavalerie, d’infanterie, d’artillerie, mitrailleuses, canons, caissons, fourgons, tout passait devant nous comme les tableaux éphémères d’une apparition fantasmagorique. « Dieu du ciel ! s’écrie une bonne femme à côté de moi, d’où cela sort-il donc ? Y en a-t-il, y en a-t-il ! Et dire qu’il y a des gens qui prétendent qu’il n’y a plus de soldats en France ! »

Si quelqu’un alors nous eût prédit le désastre de Sedan, il eût joué le rôle de Cassandre. Certes, un œil exercé entrevoyait déjà la défaite ; mais qui donc eût pu croire que ces beaux régiments, ce matériel immense, que tout, sans exception, serait, quelques jours après, entre les mains des Prussiens et que cette armée, prise tout entière d’un seul coup de filet, donnerait au monde le spectacle le plus incroyable et le plus douloureux ?

Entre onze heures et midi nous vîmes s’avancer un petit coupé qui suivait la file. Un encombrement s’étant produit, le coupé s’arrêta juste devant nous et quelqu’un avança la tête pour voir ce qui se passait. C’était l’Empereur. Il jeta sur nous un regard indifférent et se rejeta dans la voiture.

Lorsque tout fut passé, nous prîmes les armes. Au lieu de suivre l’armée, nous retournâmes en arrière, nous traversâmes Rethel et nous fîmes une marche de flanc qui ne nous ramena sur le corps du maréchal de Mac-Machon qu’à la tombée du jour. Ce fut là notre première marche un peu longue avec armes et bagages. Armes et bagages, c’est bientôt dit, mais quelle somme de souffrances est contenue dans ces deux mots ! Le sac avec son contenu, le pain, la batterie de cuisine en fer-blanc, légère, mais volumineuse et embarrassante ; la carabine Minié se chargeant par la culasse, bonne arme, mais très lourde, dont le calibre était fort et les balles très grosses. Le sabre-baïonnette, une cartouchière bien garnie, tout cela faisait un poids énorme. Quand le clairon sonnait le fatal sac-au-dos et qu’on allait se mettre en marche, je me demandais si je ferais vingt pas. Je suis toujours arrivé cependant, mais que de fois ai-je eu la tentation de jeter aux orties ce sac fatal !

Nous longeâmes pendant assez longtemps le canal des Ardennes, bordé de beaux arbres. Nous traversâmes un parc magnifique qui entourait un château près duquel on nous distribua du vin. Nous nous reposâmes à Thugny et nous arrivâmes le soir vers neuf heures à Attigny, où nous devions passer la nuit. La journée était belle. Sans la fatigue extrême que me causait mon équipement, cette promenade m’eût paru délicieuse.

Attigny, qui n’est plus qu’une jolie petite ville industrielle et agricole, a eu ses jours de splendeur. Placée sur les bords de la poissonneuse rivière d’Aisne, près de l’immense forêt des Ardennes, elle fut le séjour préféré des rois de la première et de la seconde race. Charlemagne y venait souvent, et c’est là qu’il fit baptiser le Saxon Witikind ; mais cet éclat a disparu depuis longtemps. Condamnée par sa situation à être continuellement un lieu de passage de troupes, elle fut peu à peu complètement dévastée. De 1638 à 1653 notamment, des bandes d’Allemands, de Lorrains, d’Espagnols, sans parler des Français, pillèrent et ruinèrent si bien les habitants, que le désespoir les réduisit à abandonner leurs maisons. Ce fut vers cette époque que disparurent les derniers vestiges des palais des anciens rois.

Nous campâmes, non loin de l’église, à côté d’un régiment de cuirassiers.

Au moment où nous commencions notre marche vers le nord-est, l’armée prussienne était encore dans l’ignorance de nos projets. Ses espions, les journaux, des informations de sources diverses lui avaient appris la formation d’une armée nouvelle à Châlons, mais là s’arrêtaient ses renseignements. Que devait faire cette armée ? Allait-elle livrer bataille auprès de Châlons, marcher au secours de Bazaine ou se replier sur Paris, ce qui paraissait l’hypothèse la plus probable ? Autant de résolutions possibles et qui exigeaient des Prussiens des contre-opérations différentes.

Verdun

Dans cette indécision, les deux armées chargées de marcher sur Paris s’arrêtèrent pendant les journées des 20, 21 et 22 août. Le 23 au matin, elles commencèrent leur mouvement vers Paris et firent en passant sur Toul et Verdun des tentatives qui restèrent sans résultat.

Le 24 août, au soir, le prince royal fut averti que l’armée française avait quitté le camp de Châlons en incendiant les magasins, mais il ne fut pas encore exactement renseigné sur la direction prise par elle. Enfin, le 25, un télégramme venu de Londres, des journaux, des lettres saisies éclairèrent les Prussiens sur le mouvement du maréchal, auquel M. de Moltke avait d’abord refusé de croire, tant il trouvait défectueuse une pareille combinaison stratégique.

Un conseil de guerre fut immédiatement tenu. Une fois la conviction faite dans tous les esprits, un nouveau plan fut arrêté avec décision et mis à exécution avec une précision et une promptitude merveilleuses. L’armée devait changer de front et remonter vers le nord.

Vouziers

Le lendemain 26, à la première heure, tous les corps s’engageaient sans hésitation sur les routes du nord et du nord-ouest. La cavalerie s’élançait rapidement en avant, et le soir même elle rétablissait le contact avec l’armée française à Vouziers, Grandpré, Buzancy et Barricourt.

Le 27, le maréchal était au Chesne-Populeux. Averti du voisinage de l’ennemi et se sentant gagné de vitesse, il essayait encore de se dégager des instructions qui lui prescrivaient la marche sur Metz et adressait au ministre de la guerre le télégramme suivant :


Le Chesne, 27 août 1870, 8 h. 30 soir.

« Les 1er et 2e armées, plus de 200 000 hommes, bloquent. Metz, principalement sur la rive gauche ; une force évaluée à 50 000 hommes serait établie sur la rive droite de la Meuse pour gêner ma marche sur Metz. Des renseignements annoncent que l’armée du prince royal de Prusse se dirige aujourd’hui sur les Ardennes avec 50 000 hommes ; elle serait déjà à Ardeuil. Je suis au Chesne avec un peu plus de 100 000 hommes. Depuis le 19, je n’ai aucune nouvelle de Bazaine ; si je me porte à sa rencontre, je serai attaqué de front par une partie des 1er et 2e armées, qui, à la faveur des bois, peuvent dérober une force supérieure à la mienne, en même temps attaqué par l’armée du prince royal de Prusse me coupant toute ligne de retraite. Je me rapproche demain de Mézières, d’où je continuerai ma retraite, selon les événements, vers l’ouest. »


Le ministre lui répondit immédiatement en lui enjoignant, au nom du Conseil des ministres et du Conseil privé, d’avoir à continuer de se porter au secours de Bazaine en profitant des trente heures d’avance qu’il avait sur le prince royal de Prusse ; il lui annonçait que le général Vinoy se portait à son aide.

En même temps une dépêche plus explicite exposait à l’Empereur la nécessité de persister dans le plan arrêté :


Paris, 21 août 1810, 11 h. soir.

« Si vous abandonnez Bazaine, la révolution est dans Paris et vous serez attaqué vous-même par toutes les forces de l’ennemi. Contre le dehors Paris se gardera. Les fortifications sont terminées. Il me paraît urgent que vous puissiez parvenir rapidement à Bazaine. Ce n’est pas le prince royal de Prusse qui est à Châlons, mais un des frères du roi de Prusse, avec une avant-garde et des forces considérables de cavalerie. Je vous ai télégraphié ce matin deux renseignements qui indiquent que le prince royal de Prusse, sentant le danger auquel votre marche expose et son armée et l’armée qui bloque Bazaine, aurait changé de direction et marcherait vers le nord. Vous avez au moins trente-six heures d’avance sur lui, peut-être quarante-huit heures. Vous n’aurez devant vous qu’une partie des forces qui bloquent Metz et qui, vous voyant vous retirer de Châlons à Reims, s’étaient étendues vers l’Argonne. Votre mouvement sur Reims les avait trompées. Comme le prince royal de Prusse, ici tout le monde a senti la nécessité de dégager Bazaine et l’anxiété avec laquelle on vous suit est extrême. »


Le maréchal, malgré toutes ses instances, n’avait pu obtenir de reculer. Le mouvement en avant continua donc.

Le troisième jour de notre marche, le 26, nous éprouvâmes, pour la première fois, de la peine à nous ravitailler, et je commençai à me rendre compte de la difficulté que présente l’approvisionnement d’une armée, même dans un pays riche qui offre, en temps ordinaire, de grandes ressources. Nous arrivâmes, l’après-midi, après une longue marche dans des chemins si détrempés par la pluie qu’on y enfonçait jusqu’à la cheville, à un petit village où le gros de l’armée venait de passer. Figurez-vous un champ ravagé par une nuée de sauterelles : il ne restait rien, rien. Quelque prix que l’on offrît, on ne pouvait obtenir ni pain, ni vin, ni quoi que ce fût. Après avoir vainement frappé à maintes portes, nous entrâmes, mon ami et moi, dans une petite chaumière. La maîtresse du logis, une pauvre paysanne, se croyant enfin débarrassée des visites importunes d’hôtes affamés, venait de mettre au feu une soupe aux pommes de terre. Elle n’avait encore rien mangé de la journée et fit, en nous apercevant, un geste de désespoir. Son premier mouvement fut de vouloir nous renvoyer doucement. « Eh ! mes pauvres enfants, je n’ai plus rien ! » Au bout d’un instant, cependant, voyant nos mines hâves et fatiguées, elle nous fit asseoir, nous dit d’attendre, et quand la soupe fut chaude, nous en donna à chacun une pleine assiettée. Je n’ai jamais rien mangé de, meilleur. Malgré toutes nos instances, elle ne voulut rien accepter de nous. Je me rappellerai longtemps la bonne vieille du petit village de Semuy et la soupe aux pommes de terre. Dieu, qui ne laisse pas sans récompense un verre d’eau donné en son nom, tiendra compte à cette excellente femme de sa bonté pour nous. Si jamais, loin de leur pays, ses enfants ont à demander l’hospitalité, puissent-ils trouver partout un accueil semblable à celui que leur mère nous donna !

Le soir même de ce jour, nous éprouvâmes un traitement tout autre. Nous reçûmes l’ordre de camper auprès du village de Voncq, sur un plateau élevé où se trouvait une ferme isolée. À notre arrivée, le fermier eut le triste courage de couper la corde de son puits de peur que nous ne lui prissions son eau. Cela nous obligea à descendre dans la vallée pour y puiser, à un ou deux kilomètres de là, dans un petit ruisseau l’eau qui nous était nécessaire ; en outre, il refusa de nous laisser prendre, dans un de ses champs, des pommes de terre que nous étions tout disposés à lui payer deux ou trois fois leur valeur. J’appris, quelque temps après, que, le surlendemain de notre passage, les Prussiens avaient brûlé la ferme et maltraité le fermier. J’avoue que je n’en eus que peu de regret. Pour ma part, dans le premier moment d’irritation que me causa l’inconcevable égoïsme de cet homme, il me semble que je l’aurais volontiers pendu avec ce qui restait de la corde de son puits. Certainement, si j’étais chef et que de tels faits vinssent à ma connaissance, je me montrerais impitoyable.

Avant de rentrer sous la tente, nous allâmes, à la tombée de la nuit, faire une petite visite dans le 1er régiment de turcos campé près de nous. Un de mes amis s’était engagé dans ce régiment, qui le premier supporta héroïquement l’effort de l’armée ennemie à Wissembourg, à Frœschwiller, et dont les derniers débris devaient bientôt disparaître à Sedan. Tous mes lecteurs connaissent le turco dont je parle, M. Albert Duruy. Il porte un nom dont l’Université est justement fière, et il a fait preuve, pendant cette malheureuse guerre, du patriotisme le plus ardent et d’une bravoure à toute épreuve. Nous le demandâmes ; il était de grand’garde dans un ravin au bas du plateau que nous occupions, à quatre ou cinq cents mètres en avant.

Nous descendimes dans la direction qu’on nous avait indiquée par une pente si rapide qu’il fallait s’accrocher aux buissons pour ne pas tomber, et, en peu d’instants, nous arrivâmes au bivouac. Le spectacle était fantastique. Bien que le ciel fût brillant d’étoiles, la nuit était sombre. Autour d’un feu de branches sèches que l’on ranimait par instants en y lançant quelques brindilles, les officiers causaient. Plus loin, dans la pénombre, on voyait se glisser et surgir à l’improviste à vos côtés des turcos silencieux comme des fantômes, dont les yeux brillants et les dents blanches se détachaient seuls de l’obscurité. On nous accueillit avec joie, on nous fit du café à la manière arabe, que nous servit Abderraman, un noir superbe, conteur infatigable, auquel on demanda dans la soirée le récit des impressions que lui avait laissées le court séjour qu’il venait de faire à Paris et qui les raconta sans se faire prier dans un français incorrect et haché, mais pittoresque et fort amusant. Nous nous assîmes sur un fagot et nous causâmes. Nous causâmes de Paris. Nous apportions des nouvelles fraîches et l’on était bien désireux d’en avoir. On passa en revue les amis communs et l’on eut la satisfaction de voir que beaucoup avaient fait leur devoir. « Un tel ? » – « Il est engagé. » – « Et un tel ? » – « Dans la mobile ; il fait l’exercice toute la journée avec un manche à balai. » Et de rire. Il fait si bon se retrouver et causer des absents.

Mais, malgré tout, la gaieté n’était qu’apparente. Plus la conversation paraissait enjouée, plus on sentait que chacun faisait effort sur lui-même pour paraître ce qu’il n’était pas. Les officiers étaient troublés, préoccupés, inquiets. L’indiscipline dans l’armée, l’irrésolution générale des chefs, la présomption, l’incapacité notoire de quelques-uns d’entre eux, leurs rivalités, la démoralisation qui, pour le Français surtout, suit toujours une première défaite, le cataclysme politique qui se préparait et que chacun pressentait, étaient autant de graves sujets d’inquiétudes ; mais si nous eussions pu sonder l’avenir, de quelles angoisses eussent été déchirés ces nobles cœurs ! De ces hommes avec qui nous avons causé ce soir là, les uns se sont fait tuer à Sedan, les autres gardent, saignante encore et toujours ravivée, la blessure que nos désastres leur ont faite au cœur.

Le lendemain dimanche, 28 août, nous étions debout de bonne heure. Le temps était redevenu mauvais, il pleuvait à verse. Réveillés d’abord au milieu de la nuit par une fausse alerte, nous recevons à trois heures et demie l’ordre de nous tenir prêts à partir au premier signal. L’ennemi (c’était le 1er corps d’armée bavarois) était près de nous et ses reconnaissances se montraient de temps en temps. Nous enlevâmes rapidement nos tentes et nous bouclâmes nos sacs, mais nous dûmes attendre de bien longues heures, sous une pluie torrentielle, l’ordre du départ, qui ne vint qu’à quatre heures de l’après-midi. Pas une maison, pas un arbre aux environs pour nous mettre à l’abri, pas de tentes, elles étaient repliées. À terre une boue épaisse ou d’énormes flaques d’eau. Impossible de s’asseoir. Debout, tantôt appuyés sur nos fusils, tantôt faisant quelques pas pour changer de position, nous reçûmes stoïquement l’averse pendant près de douze heures, sans autre nourriture qu’un biscuit et un peu de café à peine tiède, car, malgré tous nos efforts, notre pauvre feu de bois vert, inondé de pluie, menaçait sans cesse de s’éteindre. Vers trois heures nous crûmes la bataille sérieusement engagée. L’artillerie se mit à tonner et on nous fit descendre dans un petit ravin pour nous mettre à l’abri et dissimuler notre présence. Nous étions jusqu’à mi-jambe dans de la terre glaise détrempée. Chaque pas coûtait un effort énorme. Si, à ce moment, on nous avait commandé un mouvement un peu vif, il nous eût été de toute impossibilité de l’exécuter. Au bout d’une heure cependant le feu de l’artillerie se ralentit et s’éteignit complètement. C’était partie remise. Nous nous dirigeâmes alors à travers bois, par des chemins horribles, vers le Chesne-Populeux, beau village qui se trouve auprès de l’un des principaux défilés de l’Argonne. J’y arrivai exténué. On nous fit camper dans un champ de betteraves. Pour la première fois de ma vie j’éprouvai le regret de ne pas aimer la betterave. J’aurais trouvé sous la main une nourriture saine et surtout abondante.

Nous nous chargeons, mon ami et moi, de la corvée de la paille. À cet effet, nous allons au Chesne-Populeux et nous en achetons deux bottes superbes, mais il faut les rapporter au campement. C’est là la difficulté. Le village est littéralement au pillage. Le désordre y est au comble. Un officier se poste, le revolver au poing, à l’entrée de la grande rue et défend de sortir en emportant quoi que ce soit. Nous faisons rapidement demi-tour, nous enfilons une ruelle, nous franchissons des haies, nous escaladons des murs, nous traversons un ruisseau, j’enfonce jusqu’aux genoux dans une mare, cela toujours avec nos deux bottes de paille. Je sens que les forces m’abandonnent, mais à aucun prix je ne lâcherai ma paille. C’est elle qui, étendue dans la tente, nous isolera du sol boueux, dont l’humidité nous glacerait, c’est elle qui recevra doucement nos membres fatigués, qui nous tiendra chaud, c’est elle qui nous permettra de dormir, c’est elle, en un mot, qui nous sauvera.

Depuis que j’ai été soldat, je plains moins ceux qui couchent sur la paille. En campagne du moins, ceux-là sont les heureux, je vous l’assure.

Nous arrivons enfin et nous sommes bien reçus, quoique nos camarades ne se doutent pas de la somme d’efforts que nous ont coûtés les deux bottes de paille que nous rapportons. Tandis qu’ils l’étendent dans la tente qu’ils ont dressée, mon ami, plus énergique et plus vigoureux que moi, retourne au village, s’abouche, en sa qualité d’homme de loi [1], avec l’huissier du pays, et en obtient, moyennant finance bien entendu, deux bonnes bouteilles de vieux vin. Pendant ce temps les camarades faisaient la popote. Un morceau de viande, un verre de vin, une bonne nuit, et le lendemain je me levai dispos.

Les vieux soldats qui étaient parmi nous supportaient naturellement la fatigue bien mieux que les conscrits. Une des principales raisons était que les recrues se composaient, pour la plupart, de jeunes gens habitués à une vie sédentaire et douce, tandis que nos camarades appartenaient en général à des classes moins aisées et paraissaient habitués à une vie de rudes labeurs ; mais il y avait aussi un autre motif. Le vieux troupier sait le prix de tout. À chaque halte, quand il n’aurait que quelques minutes, il fait un somme ; a-t-il un peu de temps devant lui, vite il allume du feu pour faire du café ou de la soupe, et pour se chauffer s’il fait froid. Boire, manger, dormir, faire provision de forces, les économiser, les emmagasiner, pour ainsi dire, voilà sa grande, sa constante préoccupation. Il sait qu’un jour peut venir où l’on aura des fatigues énormes à supporter, que les vivres peuvent manquer et que, quand on dépense tant de forces, il faut les réparer sans cesse pour tenir la machine en état. La fatigue de la marche, les corvées, le poids du sac, le froid de la nuit, les veilles, la nourriture souvent insuffisante, faisant parfois complètement défaut, voilà quelques-unes des souffrances obscures et sans gloire du soldat. Elles sont plus pénibles à supporter que les fatigues et les dangers d’un jour de bataille.

Nous fîmes ce jour-là, en trois pauses, de cinq heures du matin à sept heures du soir, une marche monotone, pénible. Le pays que nous traversions est magnifique, mais l’état de fatigue dans lequel nous commencions à nous trouver nous empêchait de prendre plaisir à considérer ces beaux points de vue.

Nous campâmes à Raucourt, sur le flanc d’une colline, sur un diable de terrain tellement en pente que nous glissions constamment les uns sur les autres. La nuit était humide et froide et nous n’avions pas de paille. Je ne pus fermer l’œil. Bientôt les camarades renoncent comme moi au sommeil, nous allons chercher du bois et nous allumons un bon feu sur lequel nous faisons la soupe.

Cependant le dénouement s’avance. Nous nous rapprochons de l’ennemi, ou, pour parler plus exactement, l’ennemi se rapproche de nous. Le 30 août, à trois heures du matin, nous quittons Raucourt, et nous venons de très bonne heure prendre position auprès de Remilly, sur les coteaux qui dominent la Meuse. À nos pieds le fleuve, plus loin d’immenses prairies, à droite et à gauche des collines boisées. Une batterie d’artillerie s’installe à nos côtés et l’on se met à construire deux ponts pour livrer passage à l’armée. Le génie ignorait-il, lorsqu’il fit établir par les pontonniers ces deux mauvais passages qui exigèrent beaucoup de temps et de peines, qu’à quelques centaines de mètres en aval, entre Bazeilles et Remilly, il y avait un pont magnifique, celui du chemin de fer, que lui cachait un coude de la Meuse ? Ce qu’il y a de certain, c’est que le génie ne pensa pas plus à l’utiliser pour faire passer les troupes françaises qu’à le détruire quand les Prussiens arrivèrent pour en profiter. L’ordre de le faire sauter fut cependant donné le lendemain par le quartier général, mais cet ordre ne fut pas exécuté, soit que les Prussiens s’en fussent déjà emparés, soit que les moyens manquassent, soit enfin qu’on n’ait pas pu réussir mieux que la veille à le découvrir !

Quoi qu’il en soit, vers sept heures les ponts de bateaux sont terminés et le défilé commence. Arrivés les premiers, nous devons traverser le fleuve les derniers, ramenés brusquement de l’avant-garde à l’extrême arrière-garde.

Ce jour-là, nous nous reposons. Quand je dis nous nous reposons, je veux simplement dire que nous restons en place. À peine a-t-on fait halte, que je suis chargé de la corvée du bois. Je vais, à près d’un kilomètre, couper un fagot de bouleau et ramasser un peu de bois mort. À mon retour, je suis désigné, avec quelques camarades, pour la corvée du pain. Nous descendons à Remilly, où étaient parvenues des voitures de l’intendance, et nous nous chargeons chacun de cinq ou six pains de quatre livres. Ils étaient mauvais, moisis, et il fallait trier dans le tas ceux que l’on pouvait encore manger, mais enfin c’était du pain ; nous n’avions que du biscuit depuis six jours. Comme je les regardais avec un air de désappointement : « Prends-les, camarade, me dit un vieux troupier, et prends-en le plus que tu pourras. Vois-tu, quand on donne au soldat du pain comme ça, c’est que le lendemain il n’y en aura plus. » Le conseil me parut bon et je le suivis, j’en pris une bonne charge.

Je rapporte mes pains, et, comme je trouve que j’ai fourni mon contingent de corvées, je m’esquive pour en éviter de nouvelles et je profite du voisinage de la Meuse pour faire une toilette complète : c’est si bon quand on couche par terre et qu’on ne change jamais de vêtements ! Après le bain un repas excellent. Un homme de notre escouade avait acheté, en passant dans un village, une oie et un lapin ; on les confia à un vieux troupier, cuisinier habile, répondant au nom polonais de Dombrowski, qui se chargea de les apprêter. Il y ajouta un reste de bœuf, énormément de sel, fit mijoter le tout, nous avions du temps, et nons servit un plat de sa façon que je vous recommande en tout temps, mais surtout quand vous aurez passé six jours sans manger autre chose que du biscuit tout sec ou accompagné d’un morceau de viande à moitié crue ; c’était exquis. Après avoir mangé, j’écrivis deux ou trois lettres, que je portai à la poste à Remilly ; elles sont arrivées un an après.

Vers quatre heures nous sommes brusquement arrachés à notre court loisir ; on nous fait rapidement prendre les armes et on nous dispose en tirailleurs dans les champs qui bordent la route que suivait l’armée. Une sinistre nouvelle se l’épand parmi nous. Un corps d’armée, dit-on, vient d’être surpris et décimé par les Prussiens cachés dans les bois.

Ce n’était que trop vrai. Le 5e corps venait d’éprouver à Beaumont un terrible échec.

Les troupes du général de Failly étaient arrivées à Beaumont, pendant la nuit du 29 au 30, après une marche des plus pénibles dans des chemins défoncés ; l’arrière-garde ne parvint au campement qu’à 5 heures du matin ; les hommes étaient épuisés. Le général jugea nécessaire de leur accorder un long repos et décida, contrairement aux ordres du quartier général, qu’on ne lèverait le camp qu’assez tard dans la matinée. Le maréchal, parti de grand matin de Raucourt pour se rendre à Mouzon, fit un détour et passa à 7 heures et demie à Beaumont. Étonné d’y trouver au repos le 5e corps, qui devait en effet, d’après ses instructions, quitter Beaumont entre 6 et 7 heures pour traverser la Meuse, il fit appeler le général de Failly, qui était encore couché. On le réveilla, et le maréchal lui reprocha de n’avoir pas exécuté ses ordres. Le général prétexta la fatigue de ses troupes et assura que le camp serait levé vers 9 heures.

À midi, les troupes occupaient encore les positions où elles avaient été établies, de la manière la plus imprévoyante, au sud et au nord du village. Au lieu d’occuper ou, tout au moins, de garder les hauteurs, ce qui eût été de la prudence la plus élémentaire, les régiments étaient cantonnés dans un espace étroit compris entre la Meuse et l’Yoncq, ruisseau qui va se jeter dans le fleuve à Mouzon, au pied de collines qui les dominaient de toutes parts et qui sont couvertes de bois très fourrés où les routes seules sont praticables. L’état-major déjeunait tranquillement chez le maire, sourd aux avertissements répétés que des gens du pays venaient sans cesse lui donner de rapproche de l’ennemi. Les officiers de tous grades étaient à table ou se promenaient dans le village en causant et en fumant. Les soldats faisaient la soupe, et, comme les pluies récentes avaient encrassé et rouillé les fusils, ils les avaient démontés, en nettoyaient et en séchaient les pièces autour des feux de bivouac. Les canons n’étaient pas attelés, on avait conduit les chevaux à l’abreuvoir ; enfin le camp français était plongé dans la sécurité la plus complète, lorsqu’il fut tout à coup inondé d’obus et couvert de mitraille.

L’artillerie bavaroise, qui s’était installée tranquillement auprès de la ferme de la Petite-Forêt, à 400 mètres de nous, venait d’ouvrir le feu.

Uhlans en vedette ou en reconnaissance

Arrivée silencieusement par les bois, la colonne bavaroise avait l’ordre de rester cachée et de ne pas agir avant que les autres corps eussent débouché de la forêt par d’autres chemins, pour entreprendre une attaque d’ensemble ; mais la partie lui parut trop belle, et, sans attendre un instant l’arrivée des autres colonnes, elle déploya quelques tirailleurs dans les bois et disposa ses batteries d’avant-garde de manière à profiter immédiatement de l’avantage de la surprise. Elle avait pu arriver à 400 mètres de nous et s’y établir ! Comme à Wissembourg, comme en cent rencontres de cette guerre funeste, pas une patrouille, pas une grand’garde, pas une sentinelle avancée pour veiller au salut de l’armée !

Un désordre inouï, une confusion indescriptible, règnent chez ces hommes désarmés à cette attaque inattendue. Les officiers cherchent partout leurs troupes, les soldats demandent où sont leurs officiers. Peu à peu cependant le calme renaît, les, soldats remontent leurs fusils à la hâte, les officiers, redevenus de sang-froid, les rallient et lancent les premiers prêts sur l’artillerie ennemie, qui, en raison de sa proximité, fait rapidement de grandes pertes et voit le nombre de ses servants réduit à trois par pièce. On attelle les canons, les batteries françaises prennent position et éprouvent cruellement les Allemands en marche en envoyant leurs obus sous bois ; mais des renforts arrivent sans cesse à l’ennemi, et lorsqu’à une heure le corps français, enfin complètement rallié, dessine une attaque vigoureuse, les Allemands appellent leurs bataillons de réserve qui couronnent les hauteurs tout en restant à l’abri dans les bois. Nos soldats, accueillis par des feux de salve et à volonté, sont décimés et obligés de reculer.

Entre 1 et 2 heures, une division tout entière arrive aux Prussiens. Elle débouche sur la droite de celle qui était déjà engagée et met cinquante pièces en batterie ; nos tirailleurs, placés à 600 ou 700 mètres, déciment les artilleurs. Encouragés par ce succès, ils s’élancent à la charge et arrivent jusqu’à cinquante pas des pièces, mais un feu roulant les arrête, une charge à la baïonnette les repousse ; ils reviennent en désordre. Après cet insuccès, il faut évacuer Beaumont, dont l’ennemi s’empare.

Pendant ce temps, les Allemands achèvent leur mouvement.

Les Saxons menacent le flanc droit, les Bavarois le flanc gauche. Bientôt vingt-cinq batteries s’efforcent de réduire au silence l’artillerie du 5e corps, qui soutient la lutte avec une extrême vigueur, malgré la disproportion des forces, ce qui permet à l’infanterie d’effectuer sa retraite. Quand elle voit le terrain évacué, l’artillerie se replie.

Les Prussiens s’avancent alors ; ils occupent presque sans coup férir le bois de Girodeau, mais chaque fois qu’ils essayent d’en sortir pour déboucher en plaine, l’arrière-garde, placée à Villemontry, les arrête et les force à rentrer sous bois.

À droite, les Allemands se heurtent à une vigoureuse résistance. Au bruit du canon, le 12e corps avait rétrogradé ; il avait pu choisir ses positions. Son artillerie couronnait les hauteurs, son infanterie coupait les bois. Après plusieurs efforts infructueux, l’ennemi renonce à toute offensive sur ce point.

Il n’en est malheureusement pas de même à gauche. Les Français sont délogés successivement de toutes les hauteurs boisées qui dominent le pays au nord de Beaumont. Ils se replient d’abord sur la montagne dite du Faîte, puis sur le mont de Brenne, placé en avant de Mouzon, entre ce village et Pourron ; mais c’est en vain qu’ils tâchent de prolonger la résistance. Le mont de Brenne, occupé par quelques bataillons et trois batteries destinées à prendre l’ennemi en flanc à sa sortie du bois de Girodeau, est enlevé par un mouvement tournant exécuté à l’ouest. Plusieurs pièces de canon restent aux mains de l’ennemi ; il faut reculer encore, les communications vont être coupées. Le général de Failly ordonne définitivement la retraite.

Cette retraite fut un désastre. L’ennemi avait déjà pris position en avant d’Yoncq ; il fallut un combat vigoureux pour se frayer passage ; on perdit là deux canons, des bagages et de nombreux traînards. Peu à peu le désarroi s’accroît, la retraite devient une fuite désordonnée. La plus grande partie des troupes se précipite sur Mouzon, dont le pont est encombré et ne laisse passer que lentement les fuyards. Quelques-uns traversent la Meuse à la nage, d’autres suivent la rive jusqu’à Villers.

À ce moment le général de Failly déploie en tirailleurs, avec recommandation expresse de tenir jusqu’à la dernière extrémité, un bataillon du 30e régiment, qui, fidèle à son devoir, fut presque complètement anéanti, et le 6e cuirassiers, placé sur l’autre côté de la Meuse, reçoit l’ordre de protéger la retraite des débris du 5e corps et d’arrêter la poursuite des Allemands. L’héroïque régiment traverse la Meuse à gué et charge impétueusement l’ennemi sur le flanc gauche ; il arrive jusque sur les lignes prussiennes. Un sous-officier lutte corps à corps avec le capitaine Helmuth. Ramené, le régiment revient à la charge. Pendant une heure il fait tête, mais cette charge de cavalerie, aussi brillante que celle de Reichshoffen, n’a pas plus de résultat que toutes celles qui furent exécutées pendant cette malheureuse guerre. Le régiment revient en désordre, laissant sur le terrain son colonel, M. de Contenson, le lieutenant-colonel, M. Assant, un chef d’escadron, M. Brincourt, et un grand nombre d’hommes et de chevaux.

Cette honorable résistance permit du moins aux débris du 5e corps de passer la Meuse à Mouzon. Les Allemands ne purent s’emparer du pont, mais ils prirent le faubourg de la ville et barricadèrent la route. Le passage devenait impossible.

Un grand nombre de soldats, n’ayant pu traverser la Meuse à temps, sont pris dans les fourrés où ils s’étaient réfugiés. Le lieutenant-colonel Demange, avec le commandant Escarfeuil, rallie quelques hommes du 88e et occupe une ferme dans laquelle il se maintient une partie de la nuit. À la faveur des ténèbres, il attaque les grand’gardes prussiennes et les repousse ; mais des renforts arrivent à l’ennemi, sa petite troupe se disperse. Les uns sont sabrés, les autres pris, quelques-uns seulement parviennent à passer la Meuse.

Les Français avaient perdu dans ce combat 1800 hommes tués ou blessés, 2000 prisonniers, 42 canons et un matériel de guerre considérable.

Les Allemands eurent 3500 hommes hors de combat. On remarquera l’importance des pertes des vainqueurs. Elles sont du double environ de celles de l’armée vaincue. C’est que, ce jour-là, les Allemands combattirent en masses profondes. 156 000 hommes devaient se déployer sur un front de 6 kilomètres seulement, ce qui donne une densité moyenne de 26 hommes par mètre courant, tandis que les Français, pendant la retraite surtout, combattirent presque toujours en tirailleurs. Avec les fusils à tir rapide, les combattants dispersés ont un avantage considérable sur des troupes concentrées.

Telle fut cette lamentable journée, triste prélude de la catastrophe du surlendemain. Outre les pertes matérielles considérables qu’elle nous infligea, elle eut pour résultat de démoraliser l’armée en portant l’effroi dans le cœur de tous, et d’enlever au soldat la confiance dans ses chefs. Questionné par le général Margueritte sur ce qui venait d’arriver à Beaumont, un fuyard du 5e corps lui répondit en lui demandant simplement si l’on n’allait pas fusiller le général de Failly.

Et cependant, si le commandant du 5e corps s’était gardé comme il aurait dû le faire, si, au lieu d’établir son camp dans un bas-fond, il avait occupé les hauteurs, il eût pu repousser avec succès la première attaque, appeler à son aide le général Douay, qui n’était qu’à deux heures de lui, et informer de sa position le commandant en chef, qui, en ramenant vivement toute l’armée en arrière, aurait pu écraser l’ennemi et changer en victoire cette malheureuse déroute. Au lieu de retarder sa marche, un combat de ce genre l’eût singulièrement favorisée. Pour une armée poursuivie, un échec important infligé à l’ennemi n’est jamais une perte de temps. S’il retarde le premier jour, il désorganise la poursuite, il rend l’adversaire timide ou tout au moins plus circonspect, et il facilite au contraire les mouvements ultérieurs.

Bientôt les débris de ce malheureux corps commencent à passer devant nous. Les soldats arrivent en désordre, pâles, abattus, maudissant leurs chefs et mourant de faim. La plupart jettent un œil d’envie sur les pains à moitié moisis ficelés à nos sacs, et quand, émus de pitié, nous leur en donnons un morceau, ils se le disputent comme des bêtes fauves.

Dans ce pèle-mêle nous voyons des soldats de diverses armes conservant chacun, dans la défaite même, cet esprit de corps qui devient une seconde nature. Ici c’est un zouave. Il a encore l’air fier et martial comme un lion acculé ; le vrai zouave peut battre en retraite, il ne fuit jamais. La calotte en arrière, là veste et le gilet ouverts, la figure, le cou, les mains noirs de poudre, le chassepot en bandoulière, il marche lestement, malgré son énorme sac en pyramide que surmonte un moulin à café. Là, c’est un cuirassier démonté, embarrassé dans ses grosses bottes ; il a jeté son casque et sa trop pesante cuirasse et s’avance péniblement. Voici venir une batterie, ou plutôt les restes d’une batterie. Les artilleurs, enveloppés dans leurs grands manteaux, paraissent abattus, mais résignés ; ils ont conscience d’avoir lutté autant que l’inégalité des armes le leur permettait. Un jeune soldat, blessé et affaibli par le sang qu’il a perdu, dort à cheval sur un canon dans la position d’un cavalier novice qui, pour ne pas tomber, entourerait de ses deux bras le cou de sa monture. Il faut avoir bien besoin de sommeil pour dormir sur un semblable lit. Au milieu de tout cela, on voit de temps en temps briller le képi doré d’un officier supérieur essayant de remettre un peu d’ordre dans le défilé. C’est surtout la ligne qui a souffert. Nos pauvres fantassins viennent par petites bandes, sans sacs, sans képis ; les uns se traînent en s’appuyant sur leurs fusils, les autres ont la tête entourée de linges sanglants, d’autres le bras en écharpe.

Tout d’un coup la panique augmente. On ne passe plus que sur l’un des ponts, l’autre a besoin de réparations et l’ennemi s’avance. Sur les hauteurs, à l’extrémité de la vallée dans laquelle nous sommes en bataille, nous voyons, redoublant d’intensité à mesure que le jour baisse, les vives lueurs d’une fusillade à laquelle nous comptons bientôt prendre notre part ; mais les efforts de l’arrière-garde continrent l’ennemi, qui, fatigué lui-même, arrêta son mouvement un peu après la tombée du jour. Nous gardons cependant notre poste et nous surveillons le passage des troupes. Puis, vers minuit, nous traversons nous-mêmes les ponts, qui avaient fléchi sous la masse énorme qu’ils avaient supportée et qui étaient recouverts de quelques centimètres d’eau. Quelle nuit ! Jusqu’à trois heures et demie du matin, nous sommes restés l’arme au bras, piétinant sur place, avançant de quelques pas, puis nous arrêtant pour laisser passer les malheureux retardataires, blessés pour la plupart, tous hâves, silencieux, exténués, le désespoir sur le visage et dans le cœur. Un brouillard épais couvrait la prairie que nous traversions et nous pénétrait ; nous mourions de faim, de fatigue et de froid ; pas un mot ne s’échangeait entre nous. Le désespoir s’était emparé de nos cœurs. Jamais, si longtemps que je vive, je n’oublierai les souffrances de cette épouvantable nuit.

Enfin nous nous arrêtons. Je m’enveloppe dans ma toile de tente, où j’avais, toute la nuit, porté de la viande crue et qui était encore toute dégouttante de sang ; je me jette à terre et je m’assoupis un instant, la tête sur mon sac. À quatre heures et demie, après un repos d’une heure passée, auprès du village de Douzy, dans un champ labouré dont les sillons étaient de vrais ruisseaux, nous reprîmes les armes. Dans la belle et large route qui conduit à Sedan se pressait une véritable trombe. Sur quatre rangs passaient pêle-mêle, tantôt au pas, tantôt au galop, fourgons, canons, caissons, mitrailleuses, prolonges, voitures de toutes sortes, et à chaque véhicule s’accrochaient une grappe d’hommes à bout de forces. Et ce torrent allait s’engouffrer dans le fatal entonnoir de Sedan. Le découragement, la consternation paraissaient sur tous les visages. C’était bien une panique. Rien qu’à voir ce spectacle navrant on avait la certitude absolue de la défaite, et bien qu’il y eût une certaine apparence d’ordre, l’abattement était partout. Des bruits alarmants, vrais, exagérés ou faux, circulaient parmi les soldats. Ils disaient l’habileté des généraux ennemis et l’incapacité des nôtres, le nombre effrayant des Allemands, leurs ruses, leur manière lâche, mais sûre de combattre, profitant, pour se cacher, de tous les obstacles, bois, fossés, haies, murs, etc. ; ils parlaient avec effroi de l’artillerie prussienne, du nombre des pièces, de leur puissance, de leur portée, des terribles effets de leurs projectiles. On voyait des espions partout ; tous nos chefs étaient vendus ; on avait trouvé des Russes parmi les Prussiens, nous avions donc contre nous les deux plus grandes nations du continent. Que sais-je ? bien d’autres choses encore. Le soldat français est ainsi fait. Stimulé par un succès, il s’excite et se grise. Une fois démoralisé, tout est perdu.

Effrayant et lamentable spectacle ! On ne voit dans de pareils moments que le côté le plus sombre de la nature humaine. L’homme devient un fauve. Dans ce courant qui passe, malheur à celui qui tombe ; il est foulé aux pieds sans pitié et ne se relève plus. S’il est rejeté dans le fossé qui borde la route, c’est que son cadavre gêne la marche et entrave la fuite. Quand le cri fatal de « Trahison ! Sauve qui peut ! » vient à retentir, l’égoïsme se fait jour dans toute sa brutalité ; chacun ne pense qu’à échapper au danger. Malheur aux faibles ! Le fort emploie sa force à briser les obstacles qui l’arrêtent. La raison s’égare. L’effroi se propage comme une traînée de poudre ; le plus vaillant, le cœur le mieux trempé devient lâche ; rien n’est contagieux comme la folie de la peur. Docile alors aux plus funestes impressions, une masse affolée, ce qui peut-être était hier une belle et courageuse armée, fuit en désordre comme le lièvre devant la meute, n’ayant qu’une idée, que dis-je ? n’obéissant qu’à un instinct, fuir à tout prix du danger qui la suit.

Déjà l’affolement était tel à Sedan même que, la veille, le bruit s’était répandu tout à coup que les Prussiens tentaient une surprise sur la ville. Ils la savaient mal gardée, disait-on, et ils étaient déjà à l’une des portes qu’on appelle la porte de Paris. On crie aux armes, le tocsin sonne à toute volée, la population se cache. Les soldats qui se trouvent dans la place saisissent leurs fusils et courent aux remparts et à la porte menacée. On ne voit rien, on s’informe et l’on acquiert bientôt la certitude que l’alerte a été donnée par un commandant de place et un capitaine de gendarmerie qui, faisant une reconnaissance en avant de la gare, avaient pris pour les cris des Prussiens en marche les injures bruyantes qu’échangeaient quelques ivrognes en train de se disputer avec fracas sur la route de Donchery. Ils étaient revenus au grand galop, avaient fait lever les ponts derrière eux et communiqué à tous l’effroi qu’ils avaient éprouvé. Et cependant, malgré ces inquiétudes terribles, malgré ces alertes, le relâchement dans les habitudes militaires en était venu à un point incroyable. Tandis que nous traversions les vastes prairies qui séparent Remilly de Douzy, le commandant des mobiles de Sedan, qui avait été envoyé en expédition dans ce dernier village, reçut l’ordre de rentrer immédiatement dans la place. II s’en approcha avec son bataillon par le faubourg de Balan et arriva sans difficulté jusqu’à la porte de la ville. Il lui fallut plus d’une demi-heure pour arriver à appeler l’attention des sentinelles et plus d’une heure pour se faire ouvrir les portes. Un détachement ennemi eût pu s’approcher sans risque des remparts, y placer des échelles et s’emparer par un coup de main d’une ville que gardaient des soldats endormis.

Le 31 août, l’Empereur adressa à l’armée une proclamation, la dernière, qui fut reçue avec une complète indifférence ou critiquée avec amertume.

« Soldats, disait-il, les débuts de la guerre n’ayant pas été heureux, j’ai voulu, en faisant abstraction de toute préoccupation personnelle, donner le commandement des armées aux maréchaux que désignait plus particulièrement l’opinion publique.

« Jusqu’ici le succès n’a pas couronné vos efforts ; néanmoins j’apprends que l’armée du maréchal Bazaine s’est refaite sous les murs de Metz, et celle du maréchal de Mac-Mahon n’a été que légèrement entamée hier. Il n’y a donc pas lieu de vous décourager. Nous avons empêché l’ennemi de pénétrer jusqu’à la capitale, et la France entière se lève pour repousser ses envahisseurs.

« Dans ces graves circonstances, l’Impératrice me représentant dignement à Paris, j’ai préféré le rôle de soldat à celui de souverain. Rien ne me coûtera pour sauver notre patrie. Elle renferme encore, Dieu merci, des hommes de cœur, et, s’il y a des lâches, la loi militaire et le mépris public en feront justice.

« Soldats, soyez dignes de votre ancienne réputation ! Dieu n’abandonnera pas notre pays, pourvu que chacun fasse son devoir. »

Il était trop tard pour parler ainsi. Conseiller à l’armée qui entourait Sedan « de ne pas se décourager », c’était crier à un homme qui se noie et qui se sent perdu, de garder tout son sang-froid, qu’on va tâcher de trouver le moyen d’aller à son secours.

Mais allons retrouver les francs-tireurs, sur la route de Douzy à Sedan.

Au milieu de cet épouvantable désordre, notre bataillon, docile à la voix de ses chefs, intact, composé de gens de cœur, avait encore bonne tournure et bon courage ; aussi sommes-nous désignés pour remplir une mission de confiance qui pouvait présenter les plus graves dangers et qui exigeait de la résolution et du sang-froid. C’était d’éclairer l’armée sur sa droite. Il fallait en effet à tout prix surveiller les abords de la route pour empêcher les Prussiens de nous surprendre dans un pareil moment. Nous partons avec un bataillon de chasseurs de Vincennes et deux de zouaves, et, guidés par un capitaine d’étatmajor, nous tournons le petit village de Rubécourt et nous entrons dans un bois connu sous le nom de bois Chevalier, à droite de la route. Nous battons un peu la forêt : elle ne renfermait rien de suspect. Au bout d’une bonne heure, nous débouchons du bois et nous arrivons sur un plateau très élevé qui domine Daigny et d’où nous découvrons un magnifique spectacle. Devant nous, à un kilomètre à peu près, des batteries françaises établies sur les collines qui commandent la Meuse ; dans la vallée, le fleuve majestueux et calme ; de l’autre côté, sur les coteaux qui nous font face, des batteries prussiennes qui ont engagé un duel avec les nôtres. Nous suivons avec un intérêt extrême les phases du combat, dont l’éloignement ne nous permet du reste de juger qu’assez mal. Tout d’un coup, en face de nous, à côté des batteries allemandes, un régiment de cavalerie prussien, jusque-là dissimulé par un bois, se démasque et part au galop pour descendre à la Meuse. Nos artilleurs l’aperçoivent, pointent rapidement et tirent : le régiment se débande et recule. Quelques petits points noirs, à peine visibles à la distance où nous sommes, restent sur le terrain ; à l’aide d’une lorgnette que nous prête un instant un officier d’artillerie, nous distinguons les hommes et les chevaux atteints par nos boulets.

Après avoir pendant un instant considéré ce triste et émouvant spectacle, nous reprenons notre route. Nous traversons Daigny, où nous pûmes, mon ami et moi, attraper chacun une tartine de raisiné ; nous passons par Fond de Givonne et nous arrivons près de Sedan, sur un point culminant où une batterie d’artillerie était en train de s’établir. La position était magnifique et d’une telle importance que les Prussiens, le lendemain, pensant que les Français s’y étaient fortifiés et s’y défendraient à outrance, hésitaient à l’attaquer ; ils la prirent à revers.

Pendant la halte que nous fîmes sur ce plateau, je descendis avec mon ami à l’entrée de Sedan, au faubourg de Balan, et nous retrouvâmes, dans une humble maison de ce faubourg, au n° 119, chez de bons et braves gens dont j’ai le regret d’ignorer le nom, la cordiale hospitalité de notre vieille femme de Semuy. Nous mangeâmes là une bonne soupe, du pain et du fromage, et nous nous reposâmes environ une heure sur un lit qu’on mit à notre disposition. Nous avons conservé tous les deux le meilleur et le plus affectueux souvenir de la famille qui nous accueillit.

Après cette halte, nous remontons au plateau où nous avions laissé notre bataillon ; il venait de le quitter ; on nous indique la direction qu’il a prise et nous le rejoignons, en passant au pied du plateau connu sous le nom de Calvaire d’Illy, à la Chapelle où il devait passer la nuit.

  1. Mon ami, M. Charles Bertinot, est actuellement avoué au tribunal de première instance de la Seine.