Quo vadis/Chapitre XLIII

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 288-296).

Chapitre XLIII.

À mesure que Vinicius se rapprochait des murs de la ville, il se rendait compte qu’il lui avait été plus facile d’arriver jusqu’à Rome qu’il ne l’était d’y pénétrer. Il y avait une telle foule sur la Voie Appienne qu’on ne pouvait avancer. Des deux côtés, les maisons, les champs, les cimetières, les jardins et les temples étaient transformés en campements. Le temple de Mars, tout près de la Porte Appienne, avait été forcé par la foule, en quête d’un refuge pour la nuit. Dans les cimetières, il y avait une lutte sanglante pour la possession des grands mausolées. Tout le désordre d’Ustrinum n’était qu’une pâle image de ce qui se passait dans la ville même.

Il ne subsistait plus aucun respect pour le droit, la loi, les fonctions publiques, les liens de la famille et la distinction des classes. Des esclaves bâtonnaient des citoyens ; des gladiateurs ivres du vin volé à l’Emporium parcouraient en bandes et avec des cris sauvages les campements, bousculant les gens, les piétinant et les dépouillant. Nombre de barbares en vente dans la ville s’étaient enfuis de leurs baraquements. L’incendie et la ruine de Rome marquaient pour eux la fin de la servitude et l’heure de la vengeance : et, tandis que la population autochtone tendait avec désolation les bras vers les dieux, ils se jetaient sur elle, dévalisant les hommes et molestant les jeunes femmes. À eux s’étaient joints des esclaves en service depuis longtemps, des misérables uniquement vêtus d’une ceinture de laine aux hanches, population invisible le jour dans les rues et dont l’existence était presque insoupçonnée à Rome. Ces rassemblements d’Asiatiques, d’Africains, de Grecs, de Thraces, de Germains et de Bretons, baragouinant dans toutes les langues, sauvages et déchaînés, croyaient l’instant venu de prendre leur revanche de tant d’années de souffrances et de misères.

Au milieu de cette foule agitée, à la lueur du jour et de l’incendie, se montraient les casques des prétoriens, sous la protection de qui se mettaient les citoyens paisibles ; par endroits, ils devaient attaquer eux-mêmes la canaille en délire. Vinicius avait vu des villes forcées, mais jamais il n’avait assisté à un tel chaos, où se mêlaient le désespoir, les larmes, les gémissements, la joie sauvage, la fureur et la licence. Au-dessus de cette foule affolée mugissait l’incendie, et la plus puissante ville du monde brûlait sur ses collines, enveloppée d’un souffle embrasé et de nuages de fumée qui obscurcissaient complètement le ciel.

Après des efforts inouïs, et risquant à tout instant sa vie, le jeune tribun put gagner cependant la Porte Appienne : là, il s’aperçut que par le quartier de la Porte Capène il ne lui serait pas possible de pénétrer dans la ville, non pas tant seulement à cause de la foule, mais aussi de la chaleur torride qui, même avant la porte, faisait vibrer l’air. Le pont, près de la Porte Trigène, vis-à-vis le temple des Bonnes-Déesses, n’existait pas encore et il fallait, pour traverser le Tibre, gagner le Pont Sublicius, c’est-à-dire couper une partie de la ville, l’Aventin, complètement embrasée. C’était chose matériellement impossible.

Vinicius comprit qu’il fallait rétrograder vers Ustrinum, quitter la Voie Appienne, franchir le fleuve au-dessous de la ville et gagner la Voie du Port, qui mène tout droit au Transtévère La chose n’était guère plus facile, attendu le désordre croissant qui régnait sur la Voie Appienne. Il eût fallu s’ouvrir la voie l’épée à la main et, surpris par l’annonce de l’incendie, Vinicius n’avait pris aucune arme.

Mais, près de la fontaine de Mercure, il aperçut un centurion qu’il connaissait et qui, à la tête de quelques dizaines de prétoriens, défendait l’accès de l’enceinte du temple. Il lui donna l’ordre de le suivre, et le centurion, reconnaissant le tribun et l’augustan, n’osa se soustraire à son ordre.

Vinicius prit donc le commandement de cette troupe et, oublieux des préceptes de Paul sur l’amour du prochain, il fondit en pleine cohue avec une ardeur fatale à ceux qui ne savaient se ranger à temps. Il était poursuivi de malédictions et de pierres, mais il n’y prenait garde, voulant au plus tôt atteindre un endroit libre. Cependant, on n’avançait qu’au prix des plus grands efforts. Ceux qui campaient déjà refusaient le passage et maudissaient tout haut César et les prétoriens. Par instants, la foule se montrait hostile. Aux oreilles de Vinicius arrivaient des voix qui accusaient Néron d’être l’incendiaire. On menaçait ouvertement de mort lui et Poppée. Des cris : « Pitre ! Histrion ! Matricide ! » retentissaient de toutes parts. Les uns proposaient de le jeter au Tibre ; d’autres criaient que Rome avait montré assez de patience. Il était évident que ces menaces pouvaient facilement dégénérer en révolte ouverte et que, pour cela, il suffisait à la foule de trouver un chef. En attendant, sa fureur et son exaspération se tournaient contre les prétoriens qui ne pouvaient se dégager de la cohue, la voie étant également encombrée par des tas de malles et de caisses pleines de provisions, de berceaux, de lits, de chars et de litières arrachés à l’incendie. Çà et là, il y avait des bagarres ; mais les prétoriens avaient vite raison de la foule sans armes. Vinicius avec eux avait traversé non sans peine dans toute leur largeur les Voies Latine, Numicienne, Ardéatine, Lavinienne et Ostienne, contournant les villas, les jardins, les cimetières et les temples. Enfin, il atteignit le Vicus Alexandri, bourg derrière lequel il passa le Tibre : il y avait là moins d’encombrement et de fumée. Il y apprit par des fuyards que quelques ruelles seulement du Transtévère avaient été atteintes par le feu, mais que sans doute rien n’y échapperait, puisque des individus le propageaient à dessein et empêchaient de l’éteindre, déclarant agir par ordre. Le jeune tribun ne doutait plus du tout à présent que César n’eût ordonné d’incendier Rome, et la vengeance réclamée par les foules lui sembla juste. Qu’eût donc fait de plus Mithridate ou tout autre des ennemis les plus acharnés de Rome ? Le vase était débordé, la folie était devenue trop monstrueuse et l’existence absolument intolérable ; Vinicius était convaincu que l’heure fatale avait sonné pour Néron, que la ville en s’écroulant devait écraser et écraserait le monstrueux pitre chargé de tous les crimes. Qu’un homme assez audacieux se mît à la tête de la population exaspérée, et en quelques heures l’événement serait accompli. Et des pensées hardies, des idées de vengeance, lui passèrent dans l’esprit. Pourquoi pas lui ? La famille des Vinicius, qui comptait toute une lignée de consuls, était connue de tous les Romains. Un nom suffisait à la foule. Une fois déjà, lorsque quatre cents esclaves du préfet Pedanius Secundus avaient été condamnés à mort, on s’était trouvé à deux doigts de l’émeute et de la guerre civile. Que serait-ce donc aujourd’hui, en face de cette horrible calamité dépassant toutes celles que Rome avait vues depuis huit siècles ?

« Celui qui appellera aux armes les quintes, — songeait Vinicius, — celui-là détrônera certainement Néron et revêtira la pourpre. » Et pourquoi, lui, Vinicius, ne serait-il pas celui-là ? Il était plus énergique, plus vaillant, plus jeune que les autres augustans… Il est vrai que Néron avait sous ses ordres trente légions campées sur les frontières de l’empire, mais ces légions elles-mêmes, leurs chefs en tête, ne se révolteraient-elles pas en apprenant l’incendie de Rome et de ses temples ? Alors, lui Vinicius, pourrait devenir César. Déjà on racontait à mots couverts parmi les augustans qu’un prophète avait prédit la pourpre à Othon. Ne valait-il pas Othon ? Peut-être que le Christ et sa puissance divine lui viendraient en aide ? Peut-être même était-ce lui qui l’inspirait en ce moment ? « Oh ! s’il en était ainsi ! » s’exclamait Vinicius en lui-même. Alors il se vengerait sur Néron des dangers que courait Lygie et de ses terreurs ; il ferait régner la justice et la vérité, répandrait la doctrine du Christ depuis l’Euphrate jusqu’aux rives brumeuses de la Bretagne, et en même temps vêtirait de pourpre sa Lygie et la ferait souveraine de l’univers.

Mais ces pensées, jaillies de sa tête comme une gerbe d’étincelles jaillit d’une maison en flammes, s’envolèrent comme des étincelles. Il fallait avant tout sauver Lygie. Il voyait le fléau de près ; aussi, la peur le reprit et, en face de cet océan de feu et de fumée, en face de cette terrible réalité, la conviction que l’apôtre Pierre sauverait Lygie l’abandonna. Le désespoir l’envahit de nouveau et il s’engagea sur la Voie du Port qui mène directement au Transtévère, pour ne se calmer qu’à la Porte, où on lui répéta tout ce que lui avaient dit déjà les fuyards, à savoir que la majeure partie de ce quartier était encore indemne, mais que cependant, en plusieurs endroits, le feu avait traversé le fleuve.

Le Transtévère était plein de fumée et d’une cohue parmi laquelle il était plus difficile encore de se frayer un passage, car les gens, disposant de plus de temps, emportaient et sauvaient plus de choses. La principale voie, celle du Port, était encombrée par endroits, et près de la Naumachie d’Auguste étaient entassés des objets de toute sorte, dans lesquels la fumée s’était amassée plus épaisse. Les ruelles étroites étaient totalement infranchissables. Leurs habitants fuyaient par milliers et Vinicius assistait à d’horribles scènes. Parfois, deux courants humains se heurtaient dans un passage étroit, et c’était une lutte à mort. Les hommes se battaient et se piétinaient. Des familles étaient séparées dans la mêlée, des mères appelaient leurs enfants avec des cris de désespoir. Vinicius frémit à la pensée de ce qui devait se passer à proximité des flammes. Au milieu des cris et du tumulte, on ne pouvait obtenir un renseignement ou comprendre la réponse. Par instants, de la rive opposée, descendaient lentement de nouveaux tourbillons de fumée, tellement noirs et pesants qu’ils roulaient au ras du sol, enveloppant les maisons, les hommes, toutes les choses, de ténèbres. Mais le vent qui accompagnait l’incendie les dissipait, et Vinicius pouvait alors avancer vers la ruelle où se trouvait la maison de Linus. La lourdeur de cette journée de juillet, augmentée de la chaleur qui arrivait de la partie incendiée de la ville, était devenue insupportable. La fumée cuisait les yeux et coupait la respiration. Les habitants qui avaient espéré que les flammes ne traverseraient pas le fleuve et étaient restés chez eux commençaient à abandonner leurs maisons et la cohue croissait à mesure. Les prétoriens qui accompagnaient Vinicius étaient restés en arrière. Dans cette mêlée, son cheval, blessé à la tête d’un coup de marteau, se cabrait et refusait d’obéir. On reconnut l’augustan à sa riche tunique et aussitôt des cris éclatèrent : « Mort à Néron et à ses incendiaires ! » Un danger imminent menaçait Vinicius. Déjà des centaines de bras se levaient contre lui. Mais son cheval effrayé l’emporta hors de la foule, en piétinant les assaillants, et un nouveau tourbillon de fumée noire obscurcit la rue. Vinicius, constatant qu’il ne pourrait passer avec son cheval, mit pied à terre. Il courut. Il se glissait le long des murs et parfois attendait que la masse des fuyards l’eût dépassé. Au fond de lui-même, il se disait que ses efforts étaient vains. Peut-être que Lygie n’était plus dans la ville et avait pu s’enfuir ; et puis, il eût été plus facile de retrouver une aiguille sur le rivage de la mer que n’importe qui dans ce chaos. Pourtant, fût-ce au prix de sa vie, il voulait atteindre la maison de Linus. De temps en temps il s’arrêtait et se frottait les yeux. Ayant arraché un pan de sa tunique, il s’en boucha le nez et la bouche et reprit sa course. Plus il approchait de la rivière et plus la chaleur se faisait terrible. Sachant que l’incendie avait éclaté près du grand Cirque, il crut d’abord que cette chaleur provenait de ses décombres et de ceux du Forum Boarium et du Velabrium situés dans le voisinage et sans doute détruits par les flammes. Vinicius rencontra un dernier fuyard, un vieillard avec des béquilles, qui lui cria : « N’approche pas du Pont Cestius, l’île entière est en feu ! » En effet, on ne pouvait plus se faire illusion. Au tournant du Vicus Judeorum, où s’élevait la maison de Linus, le jeune tribun aperçut les flammes au milieu d’un nuage de fumée : non seulement l’île était en feu, mais aussi le Transtévère, et bien certainement l’extrémité de la ruelle où demeurait Lygie.

Vinicius se souvint que la maison de Linus était entourée d’un jardin derrière lequel, du côté du Tibre, se trouvait un terrain sans constructions. Cette pensée lui rendit du courage. Les flammes avaient pu s’arrêter devant cet espace vide. Dans cet espoir, il se remit à courir, bien que chaque souffle de vent apportât non plus seulement de la fumée, mais des milliers d’étincelles qui pouvaient porter le feu à l’autre bout de la ruelle et lui couper la retraite.

Enfin, à travers le rideau de fumée, il aperçut les cyprès du jardin de Linus. Déjà les maisons situées derrière le terrain vague flambaient comme des tas de bois, mais la petite insula de Linus était encore intacte. Vinicius jeta au ciel un regard reconnaissant et, bien que l’air même fût devenu incandescent, il bondit vers la porte. Elle était entrebâillée : il la poussa et se précipita à l’intérieur.

Dans le jardinet, pas une âme, et la maison semblait absolument déserte.

« Peut-être que la fumée et la chaleur leur ont fait perdre connaissance », songea Vinicius.

Et il se mit à crier :

— Lygie ! Lygie !

Rien ne répondit. Dans ce silence, on ne percevait que le grondement lointain de l’incendie.

— Lygie !

Soudain parvint à ses oreilles cette voix sinistre qu’une fois déjà il avait entendue dans ce jardin. Dans l’île voisine, le feu s’était sans nul doute déclaré au vivarium proche du temple d’Esculape, et les animaux, parmi lesquels les lions, commençaient à rugir de frayeur. Vinicius frissonna des pieds à la tête. Pour la seconde fois, alors que toutes ses pensées étaient concentrées sur Lygie, résonnaient ces voix effrayantes, présage de malheur.

Mais ce fut une courte impression : le fracas de l’incendie, plus terrible encore que les rugissements des bêtes, le força bientôt à songer à autre chose. Lygie, il est vrai, n’avait pas répondu à ses appels, mais peut-être gisait-elle quelque part ici, évanouie ou étouffée par la fumée. Vinicius s’élança à l’intérieur de la maison. Le petit atrium était désert et envahi par la fumée. En cherchant à tâtons la porte qui menait aux cubicules, il aperçut la lueur vacillante d’un flambeau et, en approchant, il vit le lararium où, à la place des dieux, était une croix : sous cette croix brûlait une veilleuse. Rapide comme l’éclair, une pensée traversa l’esprit du jeune catéchumène : la croix lui envoyait cette lumière qui l’aiderait à retrouver Lygie. Il prit donc le flambeau et inspecta le premier cubicule.

Personne, là non plus. Pourtant, Vinicius était certain d’avoir retrouvé le cubicule de Lygie, car ses vêtements pendaient à des clous plantés au mur et sur le lit était posé le capitium, cette robe ajustée que les femmes portent à même le corps. Vinicius le saisit, y appuya ses lèvres et, le jetant sur son épaule, poursuivit ses recherches.

La maison étant petite, il en eut tôt visité toutes les pièces, jusqu’aux caves. Personne nulle part. Il était clair que Lygie, Linus et Ursus avaient dû, avec les autres habitants du quartier, demander leur salut à la fuite.

« Il faut les chercher dans la foule, hors des portes de la ville », se dit Vinicius.

Il ne s’était pas étonné outre mesure de ne pas les rencontrer sur la Voie du Port, car ils avaient pu sortir de la ville par le côté opposé, dans la direction de la Colline Vaticane. De toute façon, ils étaient à l’abri des flammes. Il fut alors soulagé comme d’un poids très lourd. Il savait, il est vrai, quel grand danger présentait la fuite, mais en songeant à la force surhumaine d’Ursus, il reprit espoir.

« Il faut fuir d’ici, — se disait-il, — et, par les Jardins de Domitia, atteindre les Jardins d’Agrippine. Là-bas je les retrouverai : la fumée n’y est pas suffocante, car le vent souffle des Monts Sabins. »

Le moment suprême était venu où il était forcé de songer à son propre salut, car les vagues de flammes se rapprochaient, venant de l’île, et des tourbillons de fumée obstruaient presque entièrement la ruelle. Un courant d’air éteignit le flambeau dont il s’était servi dans la maison. Vinicius gagna la rue en toute hâte et se mit à courir tant qu’il avait de forces vers la Voie du Port, par où il était venu. L’incendie semblait le poursuivre de son haleine embrasée, tantôt l’enveloppant de nuages de fumée, tantôt le couvrant d’étincelles qui lui tombaient sur les cheveux, le cou, les vêtements. Sa tunique commençait à roussir à divers endroits ; mais il n’en avait cure et poursuivait sa course, dans la crainte d’être asphyxié. Il avait dans la bouche un goût de brûlé et de suie ; la gorge et les poumons en feu. Le sang affluait à tel point à sa tête que, par instants, tout, la fumée elle-même, lui semblait rouge. Alors il se disait : « C’est un feu qui court : mieux vaut se laisser tomber et périr !… » La course l’avait harassé. Sa tête, son cou et ses épaules étaient inondés d’une sueur qui le brûlait comme de l’eau bouillante. Sans le nom de Lygie, qu’il répétait mentalement, et sans le capitium dont il se couvrait la bouche, il fût tombé. Quelques instants après, il était incapable de reconnaître les ruelles qu’il parcourait. Peu à peu il perdait conscience ; il se rappelait seulement qu’il fallait fuir, car là-bas, en rase campagne, l’attendait Lygie, promise à lui par l’Apôtre Pierre. Et soudain l’envahit une certitude étrange, née d’une sorte de délire ressemblant à une vision d’agonie, la certitude qu’il verrait Lygie, qu’il l’épouserait et qu’il mourrait aussitôt après.

Alors il courut comme un homme ivre, titubant d’un côté de la rue à l’autre. Brusquement, un changement s’opéra dans le gigantesque brasier qui ensevelissait la ville immense. Là où jusqu’alors le feu avait seulement couvé, tout éclata soudain en une mer de flammes, car le vent avait cessé d’apporter de nouveaux tourbillons de fumée, et ceux qui s’étaient amassés dans les petites rues avaient été dispersés par le souffle furieux de l’air embrasé. Ce souffle projetait devant lui des milliers d’étincelles, si bien que Vinicius courait au milieu d’un nuage de feu. Par contre, il pouvait mieux voir et, sur le point de tomber, il put apercevoir l’issue de la ruelle, ce qui lui rendit des forces. Ayant tourné l’angle, il se trouva dans une rue qui conduisait à la Voie du Port et au Champ Codetan. Les étincelles ne le harcelaient plus. Il comprit que s’il pouvait atteindre la Voie du Port, il serait sauvé, quand même il tomberait là inanimé.

Un nuage voilait l’issue de la rue : « Si c’est de la fumée, — pensa-t-il, — alors je ne sortirai pas. » Il eut un élan de ses dernières forces. En chemin, il jeta sa tunique, qui commençait à le brûler comme une tunique de Nessus, et continua sa course, tout nu, ayant seulement sur la tête et sur la bouche le capitium de Lygie. De plus près il reconnut que ce qu’il avait pris pour de la fumée était un nuage de poussière d’où s’échappaient des voix et des cris humains.

« La canaille pille les maisons », songea-t-il.

Néanmoins, il courut du côté de ces voix. Il y avait là, quand même, des hommes qui pourraient lui venir en aide. Dans cet espoir, il se mit à crier de toutes ses forces, implorant du secours. C’était là le suprême effort : le voile devint plus rouge encore devant ses yeux, ses poumons manquèrent d’air, ses forces l’abandonnèrent, et il tomba.

Cependant, on l’avait entendu, ou plutôt aperçu, et deux hommes accoururent avec des gourdes d’eau. Vinicius en saisit une dans ses mains et la vida à moitié.

— Merci, — dit-il, — remettez-moi sur mes jambes, j’irai plus loin tout seul.

L’un d’eux lui versa de l’eau sur la tête et tous deux le portèrent vers leurs camarades. On l’entoura, lui demandant s’il n’avait pas reçu un coup trop grave. Cette sollicitude étonna Vinicius.

— Hommes, qui êtes-vous donc ? — questionna-t-il.

— Nous démolissons les maisons pour que l’incendie ne puisse atteindre la Voie du Port, — répondit l’un des travailleurs.

— Vous m’avez secouru. Je vous remercie.

— Nous ne pouvons refuser de l’aide à notre prochain, — repartirent des voix.

Alors, Vinicius, qui ne voyait depuis le matin que hordes féroces, rixes et pillage, regarda avec attention les visages qui l’entouraient et dit :

— Soyez récompensés par… le Christ.

— Gloire à son nom ! — s’écrièrent-ils en chœur.

— Et Linus ?… — interrogea Vinicius.

Mais il n’entendit pas la réponse, car, épuisé par les efforts qu’il avait faits, il s’évanouit d’émotion. En revenant à lui, il se trouva dans un jardin du Champ Codetan, entouré de femmes et d’hommes, et ses premières paroles furent :

— Où est Linus ?

D’abord, il n’y eut pas de réponse ; puis une voix connue de Vinicius dit :

— Il est en dehors de la Porte Nomentane ; il est parti pour l’ Ostrianum… depuis deux jours… Paix à toi, roi des Perses.

Vinicius se souleva, puis se rassit, étonné de voir Chilon.

Le Grec reprit :

— Ta maison, seigneur, est sans doute en cendres, car les Carines sont en flammes ; mais tu seras toujours riche comme Midas. Quel malheur ! Les chrétiens, ô fils de Sérapis, prophétisaient depuis longtemps que le feu détruirait cette ville… Et Linus est dans l’Ostrianum avec la fille de Jupiter… Quel malheur a frappé cette ville !

Vinicius se sentit de nouveau défaillir.

— Tu les as vus ? — demanda-t-il.

— Je les ai vus, seigneur !… Grâces soient rendues au Christ et à tous les dieux si j’ai pu payer tes bienfaits par une bonne nouvelle. Mais, divin Osiris, je te les revaudrai, je te le jure par Rome en flammes.

Le soir descendait sur la terre ; mais dans le jardin il faisait clair comme en plein jour, car l’incendie avait encore augmenté. On eût dit que, non pas des quartiers isolés brûlaient, mais la ville entière, dans sa longueur et dans sa largeur. Tout ce que le regard pouvait embrasser du ciel était rouge et, sur le monde, s’étendait une nuit rouge.