Réflexions sur le divorce/Texte entier

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Texte établi par Adolphe de LescureLibrairie des bibliophiles.



RÉFLEXIONS


SUR


LE DIVORCE



TIRAGE À PETIT NOMBRE


Il a été fait un tirage spécial de :

30 exemplaires sur papier de Chine (nos 1 à 30).
30 sur papier Whatman (nos 31 à 60).
——
60 exemplaires, numérotés.


RÉFLEXIONS


sur


LE DIVORCE


PAR Me  NECKER
PUBLIÉES PAR M. DE LESCURE
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
-
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ÉTUDE
LITTÉRAIRE ET MORALE
sur
MADAME NECKER

I



Madame Necker ne fut pas seulement une femme belle, savante, spirituelle, aimable, maîtresse d’une maison hospitalière et d’un salon en crédit, comme le XVIIIe siècle en compta beaucoup ; elle fut une honnête femme, une épouse modèle, une mère exemplaire, ce qui y fut beaucoup plus rare ; et elle ajouta à ses agréments mondains, à ses qualités sociales, cette pointe d’originalité et, comme on disait alors, de singularité, d’une piété solide, d’une charité passionnée et d’une irréprochable vertu.

Elle ne fut pas la seule assurément, même en un temps où il y avait encore, malgré l’exemple de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qui remettait en honneur les vertus domestiques, beaucoup trop d’épouses légères et de mères indifférentes, à chercher et à trouver le bonheur dans les devoirs du foyer, les sentiments légitimes, à se montrer modestement parée à la fois de l’admiration et de l’estime de ses amis, à témoigner par son exemple de l’accord possible du sentiment et de la raison, du goût des lumières et de l’amour du bien. On pourrait citer encore jusqu’à quatre ou cinq grands noms du même temps, dignes de cette grave et douce compagnie, et que du reste le salon puritain de Necker compta parmi ses amies sinon ses familières, la marquise de Créqui, la maréchale de Beauvau, la duchesse de Choiseul, Mme  Helvétius.

Mais enfin Mme  Necker, dans l’histoire de nos mœurs, demeure celle que distingua au plus haut degré cette originalité du goût des plaisirs honnêtes et de la pratique des devoirs et des vertus domestiques, à une époque où les doctrines matérialistes avaient encore beaucoup de partisans, où les victoires et conquêtes de la galanterie même vénale, avaient encore beaucoup de courtisans, où l’approche de la Révolution n’avait pas encore mis la vertu à la mode, et où l’on ne gagnait à la pratiquer qu’une satisfaction de conscience tempérée peut-être par la crainte d’un certain ridicule.

Cette crainte troubla moins que toute autre Mme  Necker, qui avait pris de bonne heure, comme son mari, le parti de ne rechercher que les suffrages honorables, et qui, tout en devenant Française par l’esprit, était demeurée franchement Genevoise ou plutôt Vaudoise par le cœur. Du reste, il faut convenir que si elle eut le mérite et brigua surtout l’honneur d’être une épouse modèle et une mère exemplaire, cette noble ambition fut particulièrement bien servie par les circonstances, car elle était la femme de Jacques Necker, le financier philanthrope, le politique philosophe, le ministre réformateur, qui apporta pour son honneur et son malheur, dans la pratique des hommes et l’exercice du pouvoir, les illusions généreuses et dangereuses d’un esprit dogmatique ; et elle fut la mère de Germaine Necker, future Mme  de Staël, la femme qui a eu le plus d’idées et de passions viriles et dont le talent a le plus approché du génie.

Ce double titre suffirait même à la gloire de Mme  Necker, et, inscrit sur sa tombe, lui ferait une assez belle épitaphe, si la piété conjugale et filiale de ses plus proches n’avait trouvé une consolation à publier les écrits trouvés dans ses papiers et à orner d’une gloire littéraire posthume la mémoire de celle qui avait renoncé à cette gloire de son vivant par le plus touchant des scrupules et le plus noble des sacrifices.


Ce trait d’héroïsme intellectuel et moral clôt dignement notre esquisse préliminaire et justifie le soin que nous allons prendre de retracer avec une certaine curiosité de détails la physionomie de celle qui en fut capable, qui a écrit, à l’honneur de l’amour conjugal, les Réflexions sur le Divorce, et qui, à l’honneur de l’amour maternel, a allumé dans le cœur de Mme de Staël cette flamme sacrée d’une vertu que n’y éteignirent jamais les erreurs d’idées et les fautes de passion qu’elle mêla à tant de qualités, de mérites, de services et de chefs-d’œuvre.


II


Nous ne saurions emprunter à un meilleur juge et à un meilleur peintre que Sainte-Beuve le premier croquis, d’une telle saveur locale et d’une si piquante ressemblance qu’on le croirait fait d’après nature, de Suzanne Curchod, née dans le petit village de Crassier ou Crassy, situé sur la limite de la France et du pays de Vaud, le 2 juin de Louis-Antoine Curchod et de Mlle  d’Albert de Nasse, sa femme.

« Pour bien apprécier Mme  Necker, qui ne fut jamais à Paris qu’une fleur transplantée, il convient de la voir en sa fraîcheur première et dans sa terre natale. Son père était pasteur ou ministre du saint Évangile ; sa mère, native de France, avait préféré sa religion à son pays. Elle fut élevée et nourrie dans cette vie de campagne et de presbytère où quelques poètes ont placé la scène de leurs plus charmantes idylles, et elle y puisa, avec les vertus du foyer, le principe des études sérieuses. Elle était belle de cette beauté pure, virginale, qui a besoin de la première jeunesse. Sa figure longue et un peu droite s’animait d’une fraîcheur éclatante et s’adoucissait de ses yeux bleus pleins de candeur. Sa taille élancée n’avait encore que de la dignité décente, sans raideur et sans apprêt. Telle elle apparut à Gibbon dans un séjour qu’elle fit à Lausanne[1]. »

Le futur historien de l’Empire romain était, — même en ces années de jeunesse qu’il passa à Lausanne lors de son premier séjour dans cette ville où l’exil lui fut si doux qu’il y revint plusieurs fois et s’y fixa plus tard assez longtemps pour y écrire son chef-d’œuvre, — aussi curieux d’idées que placide de sentiments. Il n’était hardi et actif qu’intellectuellement, et c’est pour lui faire cuver, selon son dire, en un pays rassis et dans un air grave et méthodique, sa première ivresse d’esprit, à la suite de laquelle il avait embrassé précocement le papisme qu’il devait abjurer non moins précocement, que son père l’avait envoyé d’Oxford à Lausanne. Il ne vit pas impunément celle qu’on n’appelait que la belle Curchod, et ressentit à sa vue cette impression enthousiaste que Stendhal a appelée le coup de foudre. Il se rangea du nombre des adorateurs platoniques qui faisaient cercle, dans les assemblées et à la comédie, autour de la jeune et spirituelle enchanteresse, et le soir, en rentrant, il écrivit sur son journal cette note sentimentale et classique : « J’ai vu Mlle  Curchod. Omnia vincit amor, et nos cedamus amori. » C’est ainsi que, contrairement à toutes les prévisions de la sagesse humaine qui, dans la personne des pères de la réalité comme dans celle des pères de la comédie, est parfois si malignement contrariée par le hasard, le séjour de pénitence à Lausanne devint un séjour de délices ; c’est ainsi que Gibbon fut récompensé par ce qui devait le punir et qu’il faillit ramener une épouse des lieux où son père l’avait simplement envoyé pour réfléchir à son incartade et reprendre, comme il le fit en effet, la religion protestante, que, dans un accès de fièvre papiste, il avait quittée. Voici le portrait que trace Gibbon, dans ses Mémoires, de celle qui l’initia la première aux plaisirs innocents et aux honnêtes desseins de l’amour platonique. Bien que tracé par un amoureux et un amoureux pour le bon motif (il n’était pas homme à en avoir, ni elle fille à en souffrir un autre), le portrait est, à cette date, aussi fidèle que flatteur.

« Son père, dans la solitude d’un village isolé, s’appliqua à donner une éducation libérale et même savante à sa fille unique. Elle surpassa ses espérances par ses progrès dans les sciences et les langues ; et dans les courtes visites qu’elle fit à quelques-uns de ses parents à Lausanne, l’esprit, la beauté et l’érudition de Mlle  Curchod furent le sujet des applaudissements universels. Les récits d’un tel prodige éveillèrent ma curiosité : je vis et j’aimai. Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans les sentiments et élégante dans les manières ; et cette première émotion soudaine ne fit que se fortifier par l’habitude et l’observation d’une connaissance plus familière. Elle me permit de lui faire deux ou trois visites chez son père. Je passai là quelques jours heureux dans les montagnes de Franche-Comté, et ses parents encourageaient honorablement la liaison… »

Cette flirtation, comme disent les Américains, dura assez longtemps, à la façon suisse, c’est-à-dire avec les tranquilles et méthodiques progrès d’une navigation à travers les eaux claires du Tendre, sans incidents, sans accidents, sans orages, et où l’on voyage pour le plaisir de voyager, plutôt que pour celui d’arriver. Comme tout finit pourtant en ce monde, l’idylle devait aborder naturellement, à un moment donné, au port du mariage. Et ce dénouement ne répugnait pas à Gibbon qui, s’il n’était jamais pressé de conclure, était néanmoins trop logique et trop honnête pour ne pas accepter la conséquence de ses principes. Mais les projets d’union qui tinrent cinq ou six ans en suspens la liberté de Mlle  Curchod et la sienne, rencontrèrent au jour décisif, si longtemps écarté, l’obstacle du veto paternel, et, après une convenable résistance, Gibbon se résigna philosophiquement à son destin. « Il soupira comme amant et obéit comme fils, » brisant, non sans regret, des liens qui ne furent qu’épistolaires et prenant congé dans la dernière de ces lettres, qu’il terminait presque invariablement par la formule suivante : « J’ai l’honneur d’être, Mademoiselle, avec les sentiments qui font le désespoir de ma vie, votre très humble et très obéissant serviteur[2]. » Cette retraite fut vivement blâmée par Jean-Jacques qui écrivait de Motiers à son ami Moult ou, le 4 juin 1763 :

« Vous me donnez pour Mlle  Curchod une commission dont je m’acquitterai mal, précisément à cause de mon estime pour elle. Le refroidissement de M. Gibbon me fait mal penser de lui… M. Gibbon n’est point mon homme, je ne puis croire qu’il soit celui de Mlle  Curchod. Qui ne sent pas son prix n’est pas digne d’elle ; mais qui l’a pu sentir et s’en détache est un homme à mépriser… »

Quoique Mlle  Curchod eût dû éprouver de cette renonciation un certain dépit et une certaine déception, elle ne s’en montra point trop irritée, et quand, plus tard, devenue Mme  Necker, elle goûta dans un mariage selon son esprit et selon son cœur tout le bonheur dont elle était si digne, elle pardonna volontiers à Gibbon de lui en avoir laissé la liberté et se plut même à afficher malicieusement sa clémence en le recevant à Paris, dans son salon, et en le rangeant au nombre des courtisans de sa fortune, rôle auquel il se prêta lui-même de très bonne grâce.

Il n’était pas le seul qu’elle eût charmé et sur lequel elle se fût plu, en attendant d’abdiquer en faveur d’un maître, à exercer son empire. Avant de troubler le cerveau de Gibbon, autant qu’il pouvait l’être, elle avait distrait de ses méditations un homme plus grave encore que Gibbon et avait dérangé l’équilibre que cherchait et perdait parfois après avoir cru le trouver, entre son inspiration et sa raison, entre son esprit et son cœur, l’original bonhomme, le célèbre physicien philosophe de son pays, Georges Le Sage. Il tenta, lui aussi, de nouer avec elle le roman de sa quarantaine et de lui faire agréer, en vue d’un dénouement légitime, ce commerce de coquetterie ingénue, d’un côté, de raisonnable tendresse, de l’autre, ce mélange à dose pondérée d’amour et d’amitié fait pour caresser la tête sans trop chatouiller le cœur, qu’il avait, en raison de ce double ingrédient, baptisé du nom encore plus bizarre que charmant d’amouritié.

Suzanne Curchod, qui n’avait pas été indifférente à l’appât sérieux d’un mariage avec Gibbon, ne parait que s’être amusée de la recherche honorable, mais un peu singulière comme lui, du quadragénaire Le Sage et de ses velléités matrimoniales, qu’elle détournait en souriant sur une de ses amies, Sophie K…, ainsi qu’il résulte du journal du philosophe à la date du 27 décembre 1762[3].

Pourtant elle avait alors déjà vingt-deux ans, et, en 1764, elle allait franchir le cap de la vingt-quatrième année sans avoir pu aborder encore au havre souhaité, et sans avoir pu trouver un sort digne de ses attraits, de son mérite, de ses succès. Elle venait de perdre successivement son père et sa mère, et cette double perte lui faisait d’autant plus sentir le besoin d’un appui. Tout le monde s’intéressait à cette belle orpheline, qui, suivant une jolie expression d’une héroïne de sa compatriote Mme  de Charrière, « ne savait que faire de son cœur ni de son esprit », économisant l’un sans objet et dépensant l’autre sans profit dans ces témoignages et ces exercices brillants d’un talent pédagogique qui ne lui permettait d’entrevoir que les sentiers ingrats et les horizons courts de la vie d’institutrice. Pourtant l’occasion favorable et décisive naquit précisément des circonstances où on ne l’attendait pas. Ce n’est pas en vain et pour les seuls applaudissements de la Société du Printemps et des professeurs et étudiants de l’Académie de Lausanne, ses auditeurs charmés, que la fille du pasteur de Crassier débita ces leçons ou présida à ces concours sur les langues anciennes dont le théâtre était le plus souvent le Vallon des Eaux, aux environs de Lausanne, et la chaire une estrade de verdure à l’ombre d’un bouquet d’arbres. Le spectacle tenta une femme du monde parisien, Mme de Vermenoux, que la renommée et la sympathie universelle y avaient attirée. Elle se prit de bienveillance pour celle que Voltaire, plus tard, par allusion à ses triomphes académiques, appelait la nouvelle Hypatie[4] et la ramena avec elle à Paris. Cette riche et jeune veuve, ennuyée de sa liberté, hésitait encore pourtant à la sacrifier aux vœux de M. Necker, déjà riche banquier, membre de la Compagnie des Indes et âgé à ce moment de trente-deux ans. À peine le prétendant eut-il vu à Paris, chez Mme de Vermenoux, Mlle Curchod, qui, en attendant mieux, lui servait de secrétaire et de demoiselle de compagnie, que ses hommages changèrent d’objet. Puis, sans qu’il y ait eu dépit de la bienfaitrice, ni ingratitude de la protégée, ni infidélité de l’amant, les choses tournèrent, dans cette jolie et honnête comédie des variations du sentiment, au dénouement naturel d’un mariage qui ne fit que des heureux (décembre 1764).

III


Ce n’est point ici le lieu d’écrire ou même d’essayer l’histoire du salon de Mme  Necker. Ce ne serait pas moins que celle de la société polie de son temps, qui y passa tout entière dans la personne de ses plus illustres représentants français ou étrangers. Une simple ébauche nous mènerait même trop loin. Elle n’est d’ailleurs plus à tenter depuis que M. Othenin d’Haussonville, puisant dans ses archives du château de Coppet, qui sont pour lui des archives de famille, en a tiré les éléments d’un tableau du salon de Mme  Necker et d’un portrait de Mme  Necker qui ne laissent rien à désirer comme variété et nouveauté de détails, comme curieuse et vive ressemblance des personnages[5]. C’est donc à lui qu’il faut renvoyer le lecteur désireux d’informations précises et piquantes sur ces réunions du vendredi et du mardi, dont la maison de la rue Michel-le-Comte, l’ancien hôtel Le Blanc, l’hôtel du Contrôle général, rue de Cléry, puis l’hôtel de la rue Bergère et le château de Saint-Ouen furent tour à tour le rendez-vous cher et familier à l’élite de la littérature et de la société, de 1764 à 1789.

Tout au plus pourrions-nous essayer de marquer d’un crayon rapide et discret les traits caractéristiques de la physionomie originale de Mme  Necker comme maîtresse de maison. Nous en aurons noté les plus remarquables quand nous aurons signalé d’abord avec quel art fait de volonté, de patience et de tact, quoi qu’on ait voulu dire de certaines gaucheries des débuts, inévitables pour l’inexpérience d’une étrangère, si prompte qu’ait été son initiation, Mme  Necker ayant résolu de créer, pour la double satisfaction de son goût des plaisirs de l’esprit et de son dévouement à la gloire de son mari, un salon, vint à bout de cette difficile création et justifia par le succès une ambition qui pouvait sembler téméraire.

Il s’agissait pour elle, — et nous insistons afin de faire apprécier le génie de sociabilité et d’hospitalité qu’elle dut déployer, étrangère, bourgeoise, femme de financier, — de louvoyer adroitement de façon à se garder des écueils et des naufrages d’inévitables et redoutables rivalités. Il lui fallait introduire, sans provoquer les susceptibilités et les jalousies qui font presque toujours sombrer de pareilles entreprises, ses vendredis littéraires et ses mardis intimes dans les habitudes et les prédilections d’une clientèle ombrageuse et blasée, déjà inféodée aux lundis et aux mercredis de Mme  Geoffrin, aux mardis d’Helvétius, aux mardis et aux dimanches du baron d’Holbach, sans compter bien d’autres réunions d’un moindre éclat. Il fallait éviter de paraître faire la moindre concurrence à l’influence, depuis si longtemps accréditée, des trois grands centres de la domination féminine à la fin du XVIIIe siècle, des trois sanctuaires de la conversation mondaine, politique, philosophique et littéraire ; ne pas se brouiller enfin, en leur disputant leurs sujets, avec les trois puissances qui auraient pu se coaliser pour l’écraser : le salon de Mme  Geoffrin, le salon de Mme  la maréchale de Luxembourg, le salon de Mme  du Deffand. Si le succès était difficile et flatteur, un échec eût été la ruine des plus nobles ambitions, des plus chères espérances de Mme  Necker.

En quelques années qui ne furent ni sans efforts ni sans déceptions, Mme  Necker parvint pourtant à ce résultat que, bien loin de se brouiller avec Mme  Geoffrin, Mme  de Luxembourg et Mme  du Deffand, elle en fit ses protectrices et, jusqu’à un certain point, ses amies, et finit par traiter avec elles sur le pied de l’égalité et de la familiarité. Elle eut un salon recherché, honoré, influent, sans trop grands frais de dépense ni même d’agrément ; car la chère qu’on faisait chez elle était ordinaire, et son cuisinier ne visait pas au titre d’artiste ; de plus, la gravité et la décence dont la maîtresse de la maison donnait l’exemple et fournissait le modèle y contenaient dans des limites parfois gênantes la liberté des opinions et des conversations philosophiques. Mme  Necker, malgré l’esprit qu’elle avait, était trop préoccupée de celui qu’elle voulait avoir ; et elle dirigeait trop méthodiquement l’entretien pour être une causeuse toujours agréable. Du moins elle savait écouter, ce qui est beaucoup, quoiqu’elle écoutât trop visiblement avec la préoccupation de retenir, d’utiliser les notes de la veille et celles du lendemain. Mais son mari, qui avait de l’esprit, de la gaieté et était capable d’éloquence, ne prenait, fatigué de travaux et de calculs, qu’une part distraite et parfois même indifférente à ces conversations dont il se tenait le plus souvent écarté.

Malgré ces causes d’éloignement et ces défauts de son gouvernement (en est-il de parfaits ?), Mme  Necker parvint à attirer dans son salon, par le charme nouveau d’une bonté qui n’était pas plus contestable que sa vertu ; par l’attrait de cet air d’honnêteté, de moralité, de cordialité qu’on ne respirait que là, non seulement les habitués des autres salons à la mode, mais des familiers qu’on ne trouvait point ailleurs. Elle apprivoisa la sauvagerie de Diderot, et l’éloquent cynique fut devant elle respectueux et décent ; elle contint sans l’effaroucher la verve paradoxale et la pantomime simiesque de l’abbé Galiani, et il partagea l’hommage de son assiduité, et plus tard celui de sa fidélité de souvenirs et de regrets, entre la sévère Mme  Necker et l’indulgente Mme  d’Épinay, quoique gardant un faible pour cette dernière. Enfin Mme  Necker trouva moyen de réunir et de maintenir dans ses relations d’hospitalité et d’intimité, dans son commerce de conversation et de lettres, une société dont les disparates et les contrastes ne pouvaient s’effacer et s’apaiser que sous l’influence d’une autorité douce et persuasive comme la sienne. Il fallait certainement, à ne la juger qu’au point de vue de ce difficile et unique triomphe, une femme plus qu’ordinaire pour être et demeurer à la fois l’amie des Marmontel, des Morellet, des d’Alembert, des Diderot, des abbés Raynal et Arnauld, des Grimm, des Dorat, des Bernard, des Suard, des Bernardin de Saint-Pierre, des Thomas, des Buffon, ces deux derniers ses deux plus honorables courtisans, ses deux chevaliers d’honneur devant la postérité ; et des Mme  de Vermenoux, Mme  Geoffrin, maréchale de Luxembourg, Mme  du Deffand, Mme  Suard, Mme  d’Houdetot, Mme  de Lauzun, Mme  de Marchais (d’Angivilliers), la seule qui ait, et non à son honneur, rompu ces relations. Tout le secret de l’empire de Mme  Necker et de l’attrait de son salon se résume dans un seul mot : on y était attiré par la considération dont jouissaient les maîtres de la maison ; on y était retenu parce qu’elle rejaillissait sur leurs amis.

Le salon de Mme  Necker établit et consacra, son influence en devenant un des sanctuaires de l’admiration pour Voltaire et un des centres de souscription et de propagande pour l’érection, de son vivant, d’une statue au patriarche de Ferney, Le succès de cette entreprise dut être un peu gâté, aux yeux de Mme  Necker, par l’obstination de Pigalle qui s’obstina à représenter l’illustre vieillard dans cette nudité antique pour laquelle on eut grand’peine à obtenir de lui quelques voiles.

Comme maîtresse de salon, Mme  Necker, sans pouvoir aller jusqu’aux brusqueries et aux gronderies indiscrètes que Mme  Geoffrin se permettait impunément à l’égard de ses pensionnaires, exerça sur ses amis un empire plus modeste, plus doux, mais plus salutaire, et Buffon et Thomas ont rendu hommage à ce rayonnement moral qui vivifiait les cœurs autour d’elle plus que les esprits. Elle avait et elle communiquait l’enthousiasme du bien, dont le beau n’était à ses yeux que l’expression la plus parfaite.

Plusieurs de ses hôtes et de ses amis furent aussi ses obligés : sa protection fut largement exploitée par les sollicitations de Marmontel et de Morellet, et Mme  Suard reconnaît les bienfaits dont elle se plut à combler son mari et elle, le petit ménage, comme on disait alors de ce couple aimable et insinuant qui sut si bien pratiquer l’art de parvenir.

Nul doute que si Mme  Necker et M. Necker l’eussent voulu, il eût pris place au milieu des juges de ces concours dont il avait reçu les plus belles couronnes. Il ne semble pas que la brigue académique de M. Necker ait jamais été bien ardente. D’autres ambitions le détournèrent sans doute de celle-là ; et la gloire économique et politique de son premier ministère le dédommagea assez pour lui permettre de l’attendre, de l’absence d’un titre littéraire qu’il ne voulait obtenir qu’en le méritant. Le livre de sa retraite sur l’Importance des opinions en matière religieuse avait sans doute en vue cette récompense ; mais l’Académie en 1785 était devenue tout à fait philosophe, et M. Necker lui parut peut-être trop chrétien. Bref, l’occasion souvent entrevue, souvent éludée, ne repassa plus, et M. Necker ne fut pas académicien, avec tout ce qu’il fallait pour l’être.

Malgré leurs goûts et leurs ambitions littéraires, rien ne prouve que ni la femme ni le mari l’aient regretté. En ce qui touche Mme  Necker, elle avait incliné, par un renoncement dont la charité profita, à préférer les plaisirs et les triomphes du cœur à ceux de l’esprit. Si son influence littéraire pâlit devant celle des Geoffrin et des du Deffand, aucune de ces deux raffinées et admirables égoïstes qui semèrent aussi sur l’égoïsme, et dont la mémoire n’a reçu que la récompense, vaine comme elle, d’hommages frivoles et intéressés, n’aurait été capable d’ambitionner et de rechercher le plus beau titre de Mme  Necker devant la postérité : celui de grande bienfaitrice de l’humanité souffrante, celui de fondatrice de cet hôpital modèle qui porte encore justement son nom.

« Le premier ministère de son mari, ou, comme elle disait moins familièrement, de son ami, lui fournit l’occasion de développer et de pratiquer en grand ses vertus, Les malades, à la date de 1778, étaient encore très mal traités dans les hôpitaux ; il suffira de dire qu’on en mettait plus d’un dans un même lit, et l’hospice fondé par Mme  Necker le fut dans l’origine « pour montrer la possibilité de soigner les malades seuls dans un lit avec toutes les attentions de la plus tendre humanité, et sans excéder un prix déterminé ». L’essai se fit dans un petit hôpital de cent vingt malades seulement, Mme  Necker, fondatrice, en resta pendant dix ans la directrice et l’économe vigilante. Elle mérita d’avoir sa part publique d’éloges dans un passage du Compte rendu de M. Necker au roi, en janvier 1781. Quoique la malignité mondaine ait pu trouver à redire à cette solennité d’un époux louant sa compagne, ici, je l’avoue, le sourire expire en présence de l’élévation du but et de la grandeur du bienfait[6]. »

IV


Comme épouse, le chef-d’œuvre de Mme Necker n’est pas seulement dans l’exemple de sa vie, il est encore dans cet éloquent témoignage qu’elle a voulu donner à la sainteté du mariage, dans ce plaidoyer en faveur de l’indissolubilité du lien conjugal dont l’autorité touchante s’augmente de l’émotion que provoque son caractère posthume. Il semble ainsi que la voix de Mme Necker sorte de la tombe pour protester que l’amour conjugal, tel qu’elle t’a compris et pratiqué, est plus fort que la mort. C’est ici le lieu de dire quelques mots de ce chef-d’œuvre inconnu trouvé dans les papiers de sa femme par M. Necker, et publié par lui plus encore par piété que par orgueil, pour la consolation de ses regrets plus que pour la constatation de son empire, enfin plutôt pour assurer à une chère mémoire le respect de la postérité en lui permettant de mesurer l’étendue de la perte qu’il avait faite, que pour augmenter le prestige de la sienne, en montrant de quel poids il avait pesé personnellement dans cette argumentation passionnée en faveur de la pérennité du mariage. Tout cela n’est pas inutile à constater d’abord à la décharge d’un homme honnête, consciencieux, religieux, qui, en dépit de toutes ses qualités, n’a pu se défendre entièrement du soupçon de rechercher l’occasion de se draper dans sa vertu et de trouver plaisir à poser d’avance pour sa statue. Il n’en aura sans doute point d’autre que celle d’une ressemblance, peut-être un peu flattée, mais d’un art naïf et d’un sentiment profond, que sa femme a taillée d’avance pour être placée au-dessus de la sienne sur son propre tombeau.

Les Réflexions sur le Divorce, ainsi que l’explique l’intime éditeur, ne sont pas un écrit achevé. Son auteur n’eut pas le loisir de revoir et de finir cette protestation de sa conscience et de son cœur contre la loi révolutionnaire qui portait atteinte à cette adoration, à cette religion conjugale qui fut le mobile de sa vie et l’inspiration de son talent. Car elle en a fait preuve, et au plus haut et plus noble degré, dans cet ouvrage bien plus que dans les cinq volumes de Mélanges tirés de ses papiers, qui contiennent les bonnes fortunes de l’esprit des autres plus que du sien et sont surtout remplis des moissons de ses conversations, des butins de ses lectures, des trophées de ses conquêtes.

Les Réflexions sur le Divorce appartiennent entièrement à Mme  Necker et la donnent tout entière ; elles suffisent à faire son éloge et à lui assurer dans notre littérature cette place modeste et respectée, à l’écart de la foule et du bruit, qui lui paraissait la seule digne des ambitions et convenable au rôle d’une honnête femme[7].

Après le second ministère de M. Necker et cette subite élévation au faîte de la puissance et de la popularité, bientôt suivie d’une si profonde chute dans l’ingratitude et le dénigrement, Mme  Necker se vit rendue par l’exil volontaire du héros et de la victime des vicissitudes de l’opinion aux douceurs de la vie privée et de la retraite dans le pays natal. Elle demanda, avec la joie mélancolique qui suit toutes les grandes commotions morales, au seul genre de vie pour lequel elle était faite, c’est-à-dire à la pratique de la méditation, de la bienfaisance et de la vertu, dans cet air pur et serein des montagnes qui rapproche la pensée de Dieu, sinon la guérison de ses blessures, du moins l’apaisement de leur douleur. Par un retour touchant aux souvenirs de ce passé intime et heureux qui lui montrait si digne d’être aimé celui que les Parisiens avaient cessé d’admirer, elle consola les déceptions et vengea les affronts de sa foi politique en recherchant dans son cœur les raisons de justifier la fidélité toujours ardente et passionnée de sa foi conjugale. Elle ne voulut pas permettre que la disgrâce qui avait frappé ses idées touchât à ses sentiments, et qu’on put supposer que celui qui avait cessé d’être l’idole des Français avait cessé d’être la sienne. Désabusée de ses illusions, dégoûtée de ses chimères d’autrefois, elle se rejeta avec d’autant plus d’élan sur ce qu’elle sentait en elle d’invulnérable et d’éternel : la religion du devoir et du bonheur domestique, la religion de cette passion conjugale qui avait été son unique passion et dont elle pouvait parler mieux que personne, car nulle n’avait été plus qu’elle, dans le plus beau sens du mot, la compagne de son mari. Nulle n’avait ressenti plus profondément le contre-coup des coups qu’il avait reçus durant les accès de cette fièvre nationale aux brusques revirements, aux caprices féroces, qui étouffait le lendemain ses favoris de la veille et n’avait que ses fureurs d’égales à ses engouements.

Cette influence des événements et des malheurs du temps, ces causes si diverses d’émotion et d’attendrissement, ont porté bonheur à l’écrit touchant que Mme  Necker traçait d’une main déjà défaillante et qui emprunte aux circonstances une sorte de solennité, de majesté testamentaire, car il fut écrit en 1793, et Mme  Necker mourut le 6 mai 1794, dans son habitation près de Lausanne, à l’âge de cinquante-sept ans. Son mari ne lui survécut que jusqu’au mois d’avril 1804 et alla la rejoindre au rendez-vous réparateur des séparations terrestres, après avoir consacré à honorer et à parer cette chère mémoire les dernières années de sa vie, attristée et consolée à la fois par ce culte pieux et tendre des souvenirs de l’amour et des espérances de la foi.

Nous n’analyserons pas, nous n’apprécierons pas en détail un ouvrage trop peu connu, car il n’a pas été réimprimé depuis 1802[8] et il a échappé, à notre étonnement et à notre regret, aux honneurs si mérités de la discussion à laquelle a donné lieu à la Chambre des députés une inopportune tentative de restauration du divorce[9].

Nous préférons donner quelques extraits de l’opinion d’un juge des plus compétents, des plus autorisés sur la matière, et qui, tout en contredisant Mme  Necker sur quelques points, lui a rendu un hommage sincère d’admiration. Le mot n’est pas trop fort pour traduire l’impression produite, dès floréal an viii, par ce plaidoyer d’outre-tombe en faveur de l’indissolubilité du mariage, sur les partisans et les adversaires d’une institution déjà discréditée par ses vices d’origine et les abus qu’elle favorisait, abus auxquels une main de femme portait la première un coup tout viril.

Rœderer constatait dès l’an viii qu’il se faisait, dans l’opinion et dans les mœurs, contre le divorce, une réaction qui trouva à propos ses griefs et ses objections formulés dans l’écrit de Mme  Necker ; il regrettait cette réaction, selon lui exagérée, comme toutes les réactions, et après avoir reconnu qu’elle était fondée sur des abus trop réels, il défendait pied à pied contre une argumentation qui empruntait ses ressources plus au sentiment qu’à la logique, le terrain étroit mais sûr dans lequel devait, selon lui, se cantonner la question.

« À la vérité, disait-il, le divorce a été institué sans règle et sans mesure ; il l’a été par des hommes abominables, il l’a été en même temps que mille extravagances qui blessaient toutes les lois de la morale et de la nature ; en un mot il l’a été au milieu de toutes les circonstances propres à le compromettre. Mais des esprits sages et éclairés ne résistent-ils pas également et aux erreurs favorisées par les circonstances et à l’attaque des vérités qu’elles contrarient ? Il nous paraît que le principe auquel conduisent l’intérêt de la morale et les lois de la justice se réduit à ce peu de mots : Le divorce doit être possible, mais difficile. »

Arrivant à l’appréciation de l’ouvrage de Mme  Necker dans son ensemble, avant de passer à sa critique et à sa réfutation en détail, il le caractérisait en ces termes : « Entre les écrits qui ont pu autoriser le retour des esprits vers les anciennes erreurs lorsqu’ils se sont sauvés des modernes horreurs, l’écrit de Mme  Necker sur le divorce tient la première place.

« Elle appuie tous ses raisonnements sur des principes pris dans les intérêts et les habitudes du cœur humain, et ce mérite, absolument neuf dans une question où pourtant il était nécessaire, donne d’abord un grand crédit à l’auteur. Une continuelle effusion de sentiments purs, délicats, passionnés, revêtus de vives couleurs, pressés par un mouvement rapide, a complété le charme de l’ouvrage et assuré son ascendant, malgré la fausseté continuelle des raisonnements. Jamais l’éloquence ne montra mieux qu’elle savait quelquefois se passer de la logique et même l’offenser impunément. L’écrit de Mme  Necker a poussé au fanatisme les esprits déjà excités par quelques motifs particuliers ; il a entraîné tous les esprits faibles et incertains, ébranlé un grand nombre des esprits les plus fermes, et s’il n’avait produit tous ces mauvais effets auxquels les circonstances ont contribué, les hommes les plus inflexibles dans leurs principes l’auraient eux-mêmes approuvé, non pas sans doute comme une haute leçon de législation, mais comme une puissante exhortation de morale ; non pas comme une démonstration de l’immoralité de tout divorce, mais comme une victorieuse censure des divorces immoraux. »

Et Rœderer, en sa qualité de législateur philosophe, partisan d’un usage limité, tempéré du divorce autant qu’ennemi de ses abus, tournait toutes ses ressources d’argumentation contre l’écrit de Mme  Necker, « le plus fort, disait-il, à ma connaissance, qui existe contre le divorce, » et il ne parvenait pas à ébranler les quatre considérations sur lesquelles reposait, comme sur quatre colonnes, ce monument élevé par la piété conjugale à l’indissolubilité du mariage : l’intérêt des époux pendant la jeunesse ; celui des enfants ; celui des mœurs ; celui des époux pendant le dernier âge de la vie.

Au cours de ses critiques, Roederer ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour rendre hommage à une des raisons les plus profondes et les plus touchantes alléguées par Mme  Necker en faveur de l’indissolubilité du mariage :

« C’est un admirable phénomène que cette union, ce doublement de deux consciences qui s’avertissent, se suppléent l’une l’autre dans le cœur de deux époux tendrement unis. Mme  Necker a, je pense, la gloire d’avoir été la première à l’observer ; du moins il a échappé à Smith dans sa Théorie des Sentiments moraux, ouvrage plein de vérités neuves et intéressantes, qui a porté sur les affections du cœur autant de jour que les Caractères de La Bruyère sur les habitudes de l’esprit, et dans lequel l’auteur a soumis les mouvements de l’âme à une analyse aussi exacte que celle qu’il a appliquée à la Richesse des Nations… »

Tout en réfutant sur certains points et en critiquant surtout en ce qu’il avait d’absolu le système que Mme  Necker avait trouvé dans son cœur et défendait si bien aux yeux de ceux qui pensent que le cœur a aussi sa raison, plus forte souvent que celle de l’esprit, Roederer revenait sans cesse à ce livre dont l’attrait est irrésistible pour les âmes honnêtes. Il y trouvait l’occasion d’un généreux et éloquent appel à la pacification des esprits, à la réconciliation des cœurs, précisément en prenant pour médiatrices ces femmes, ces épouses, ces mères dont Mme  Necker avait si bien peint le rôle et l’influence :

« J’avais cherché dans la lecture solitaire de quelques livres de morale soit une distraction passagère, soit de la force et du courage. Quelques pages vraiment célestes d’un écrit récent sur le Divorce m’ont ramené vers la chose publique, l’âme échauffée par des idées et des espérances de salut général que je me sens le devoir d’épancher. La vérité, la chaleur, la force avec laquelle la femme auteur de cet écrit parle de l’influence des femmes sur les mœurs et par les mœurs sur la félicité générale, la persuasion qu’elle exerce elle-même sur ses lecteurs par les paroles vertueuses et éloquentes qui roulent de sa plume, m’ont fait penser que la puissance publique ne pourrait rien faire de plus utile à la patrie, dans les conjonctures présentes, que d’emprunter le secours des femmes pour rétablir au milieu de nous l’ordre social troublé jusque dans ses sources les plus profondes. »

Un autre jour, réfutant des paradoxes spirituels mais licencieux de Vigée, attentatoires à la dignité du mariage, Roederer l’invitait, en expiation de sa faute, à relire le livre de Necker, « livre où le mariage et l’amour conjugal sont peints avec plus de vérité, d’intérêt et de grandeur que dans aucun que je connaisse. Là, Vigée pourra voir ce que c’est que l’amour conjugal, ce qu’il a d’intime, de doux et de puissant[10]. »

Nous avons vu le cas qu’un contemporain qui ne partageait pas toutes ses idées faisait des sentiments et du talent de Mme Necker. À cinquante ans de distance, nous retrouvons chez un des maîtres de la critique moderne la même impression favorable d’estime et de sympathie. Appréciant les Réflexions sur le Divorce, Sainte-Beuve, après en avoir cité quelques passages, ajoute : « Ce sont là de ravissantes pensées et rendues d’après nature. Mme Necker, tout à côté, retrouve bien quelques-uns de ses anciens défauts. Elle abuse des comparaisons mythologiques, des traits historiques, de Méléagre, d’Arria et de Pætus. Elle cite mal à propos Henri iv pour le tableau de Rubens qui représente l’accouchement de Marie de Médicis. Henri iv et Marie de Médicis sont un exemple malheureux à rappeler à propos d’amour et de fidélité conjugale. C’est toujours chez elle le même manque de tact pour l’association des idées et l’accord des nuances dans les comparaisons. Mais ces défauts se rachètent ici plus aisément qu’ailleurs ; le sujet l’inspire ; c’est élevé, c’est ingénieux, et, quand elle en vient à la considération du mariage dans la vieillesse, à ce dernier but de consolation et quelquefois encore de bonheur dans cet âge déshérité, elle a de belles et fortes paroles : « Le bonheur ou le malheur de la vieillesse n’est souvent que l’extrait de notre vie passée. »

Sainte-Beuve conclut en ces termes :

« Mme  Necker mérite d’obtenir dans notre littérature un souvenir et une place plus marqués qu’on ne les lui a généralement accordés jusqu’à cette heure. La France lui doit Mme  de Staël, et ce magnifique présent a trop fait oublier le reste. Mme  Necker, avec des défauts qui choquent à première vue, et dont il est aisé de faire sourire, a eu une inspiration à elle, un caractère. Entrée dans la société de Paris avec le ferme propos d’être femme d’esprit et en rapport avec les beaux esprits, elle a su préserver sa conscience morale, protester contre les fausses doctrines qui la débordaient de toutes parts, prêcher d’exemple, se retirer dans les devoirs au sein du grand monde, et, en compensation de quelques idées trop subtiles et de quelques locutions affectées, laisser après elle des monuments de bienfaisance, une mémoire sans tache, et même quelques pages éloquentes[11]. »

Nous n’avons rien à ajouter à ce jugement si autorisé et si honorable, sinon qu’il justifie pleinement la pensée que nous avons eue de réimprimer le chef-d’œuvre de Mme  Necker, celui qui donne le mieux l’idée de son talent littéraire, de sa valeur et de son influence morale, et qui traite avec tout le charme d’une raison éclairée par le cœur un des sujets dont se préoccupe le plus en ce moment l’opinion publique.

M. de Lescure.


AVERTISSEMENT DE M. NECKER



Madame Necker se proposoit de revoir cet estimable écrit sur le Divorce, et d’y ajouter de nouvelles idées, lorsque les progrès d’une longue maladie ont affoibli ses forces. Je ne sais si jamais elle l’eût fait paraître, tant elle avoit d’indifférence pour les applaudissemens qu’on décerne aux talens de l’esprit. Je pouvois seul l’y déterminer, et je l’aurais fait aisément, en lui représentant qu’un ouvrage rempli des plus beaux sentimens de morale et de piété seroit utile aux hommes. Je le confie donc à l’impression sans aucun scrupule. La pureté du style y rivalise, en quelque manière, avec la pureté des pensées ; et, sûrement, les amis de l’auteur, les amis d’une femme si rare et si digne de leurs regrets, conserveront avec un tendre respect ce souvenir de son passage sur la terre et la dernière empreinte d’une âme toute céleste.


RÉFLEXIONS
SUR
LE DIVORCE



ON vient donc de la publier cette loi dangereuse qui autorise et favorise le divorce ; ce n’étoit pas assez des divisions attachées à l’esprit de parti, il falloit encore disjoindre les époux, isoler les enfans, et combattre toutes les affections naturelles ; c’est cependant leur réunion qui forme la patrie et qui la protège ; ce sont les rameaux d’un arbre sacré, qu’on ne peut en séparer successivement sans laisser sa tige chauve et déshonorée.

Qu’il me soit permis de plaider la cause de l’indissolubilité du mariage. Je sais quelle défaveur est attachée à cette opinion ; je sais que le langage du sentiment s’affoiblit et plie en présence des passions ; mais malgré ces obstacles je m’abandonne à l’impulsion d’une âme tendre, inaccessible jusqu’à présent à nos secousses morales, et qui voudroit faire désirer et goûter le genre de bonheur dont elle jouit, pour en jouir davantage encore.

Toute loi nouvelle suppose quelques nouvelles observations propres à perfectionner l’ordre public ou particulier : il est donc à présumer qu’en permettant le divorce on a cru améliorer l’institution du mariage par tous les genres d’influence qu’elle peut avoir sur le bonheur des époux, pris individuellement, dans leur jeunesse et dans leur vieillesse sur celui de leurs enfans, et enfin sur le maintien des mœurs. Ces divers points de vue formeront la division naturelle des objections que j’entreprends de présenter contre le divorce ; je livre ce projet, sans rougir, à toute la dérision de nos philosophes : car l’on sait qu’ils voudroient nous faire abandonner cinq mille ans de douces habitudes, pour introduire dans l’espèce humaine, dans sa nature intime, morale et sensible, des nouveautés bizarres ou funestes ; et ils rappellent ce médecin impromptu de Molière qui disoit, en dénigrement des anatomistes : « Nous autres modernes, nous avons changé tout l’ordre du corps humain, qui n’étoit bon que pour nos ancêtres ; nous ne plaçons plus le cœur du même côté qu’eux. »


PREMIER BUT DU MARIAGE


Bonheur individuel des époux dans la jeunesse.



Dieu prépara pour l’homme, en le créant, tous les biens dont sa nature étoit susceptible ; il l’enrichit de toutes les facultés propres à l’en faire jouir ; il doubla même la félicité de cet être de choix en le douant du pouvoir d’aimer et en lui formant ainsi, dans une seule âme, plusieurs centres d’existence. Mais les sentimens qui nous transportent dans autrui, et qui varient nos jouissances par cet heureux échange, perdent une partie de leur charme, de leur énergie et de leur influence, quand on les répand au hasard sur un grand nombre d’objets : leur puissance, comme celle des rayons du soleil, ne se développe qu’en les rassemblant dans un même foyer. Le mariage réunit nos affections éparses ; il met deux âmes en communauté de vie, et la différence des sexes et des facultés empêche que ces deux âmes ne soient jamais rivales : les hommes aiment la gloire, les femmes en montrent la route et décident les succès ; ce sont les blanches colombes qui conduisirent Énée à l’arbre du rameau d’or. Cette diversité de talens et de goûts et cette ressemblance de nature et de sentiments commencent l’harmonie entre les époux, et l’habitude la perfectionne ensuite ; car le premier attrait de la jeunesse n’est qu’un premier lien qui soutient deux plantes nouvellement rapprochées, jusqu’à ce qu’ayant pris racine l’une à côté de l’autre, elles ne vivent plus que de la même substance : ainsi, et sans autre exception que celle du vice en ses honteux écarts, des époux, pris de la même classe pour que leur éducation soit pareille, trouvent dans leur nature, dans leurs penchans et dans leur réflexion, des moyens d’être ensemble plus heureux, plus vertueux et plus utiles qu’ils ne l’auroient été dans le célibat, ou par un changement de lien ; et si le Créateur, dont toutes les volontés se manifestent par des actes réels, ne nous avoit pas donné une nature flexible, qui obéit à l’habitude et à des réflexions répétées, il auroit désigné de quelque manière visible les personnes destinées irrévocablement l’une à l’autre ; c’est en se conformant à ce principe qu’il a créé les animaux, dont les espèces ne se confondent jamais. Ne leur assimilons donc point la nature humaine, puisque les oppositions de caractère ne sont pas invincibles comme les résistances de l’instinct animal. La concorde dans le mariage peut résulter, presque généralement, de l’empire des hommes sur eux-mêmes et de l’empire de l’habitude sur les hommes ; et non seulement des qualités diverses, comme nous l’avons dit, contribuent à serrer fortement les nœuds du mariage, mais les défauts mêmes, bien mis en œuvre, si l’on peut s’exprimer ainsi, servent quelquefois au bonheur des époux : l’esprit et la bêtise forment souvent le protecteur et le protégé ; et l’on peut dire dans le sens propre, tout sert en ménage ; ainsi qu’un homme d’esprit l’observoit figurativement de César, qui tira parti d’un mauvais augure pour ranimer le courage de ses soldats. Tout sert donc en ménage, même les imperfections et les défauts : les unes déterminent une inégalité nécessaire dans l’administration intérieure ; les autres prêtent à l’adresse un moyen d’insinuer, de plaire, et quelquefois de conduire : c’est l’anse qui permet de manier un vase, dont la parfaite rondeur eût échappé de nos mains.

Les liens du mariage ne sont pas les seuls qui doivent être resserrés par des soins et par l’habitude des devoirs. Que penseroit-on d’un fils qui allégueroit des répugnances, une incompatibilité de caractère, pour déserter la maison paternelle ? L’enfant feroit divorce avec la nature, comme l’époux avec ses sermens. L’homme moral a été créé perfectible pour qu’il fût généralement sociable, comme l’homme physique a été créé industrieux pour qu’il pût habiter tous les climats.

Ces observations, jetées au hasard, démontrent peut-être que la permission du divorce est au moins inutile, puisque l’habitude et la réflexion suffisent pour rapprocher des caractères opposés ; je montrerai encore que cette permission altère et fait disparoître même tous les biens qu’on attend du mariage ; mais je veux auparavant répondre à l’objection commune contre les unions inséparables, tirée de la stérilité d’un premier lien ; et je tâcherai de prouver que le but principal de la nature, dans l’institution du mariage, étant le bonheur des deux époux, la reproduction de leur être n’est qu’un but secondaire qui ne doit point influer sur la loi. Je sais que dans ce siècle matérialiste, l’on voudroit multiplier les hommes comme nous multiplions les oiseaux de nos basses-cours et peut-être aussi, afin d’en dévorer un plus grand nombre : mais Dieu créa l’homme pour le rendre heureux ; sa multiplication est dans sa félicité, tandis que celle des animaux est dans leur espèce. Un seul homme heureux est plus en harmonie avec le plan du Créateur et de l’univers, que des milliers d’hommes indifférens aux douceurs de la vie. Un seul homme heureux remplit par ses rapports un plus grand espace dans le monde et dans l’ordre des choses, que des milliers d’infortunés, qui s’y trouvent étrangers, discordans et sans place. Cette théorie du bonheur, qui établit une si grande distance entre l’être qui jouit foiblement et vaguement par les sensations, et celui qui jouit pleinement et distinctement par les sentimens, fonde en même temps tous les principes de bonté, d’humanité, en un mot, toutes les lois de la morale ; et si le premier but du mariage, ainsi que celui de la vie, est le bonheur de l’individu, non la multiplication de l’espèce, l’on ne peut plus alléguer la stérilité en faveur du divorce.

Platon, ce législateur des esprits, croyoit au mariage des âmes ; et quelle tendre épouse, prête à quitter la vie et l’objet qui la lui fait chérir, n’en est pas encore plus convaincue que ce philosophe ? Moïse, législateur d’un peuple grossier, consacra cependant l’institution du mariage par ces paroles purement spirituelles : Il n’est pas bon que l’homme vive seul ; faisons-lui une aide qui lui ressemble ; mais il dit aux animaux : Croissez et multipliez. Nos philosophes, plus métaphysiciens que Moïse, rejettent cependant cette distinction ; ces ambitieux inconséquens, illustrés par tous les titres de l’intelligence, décorés par plusieurs grandes pensées, cherchent cependant tous les moyens d’avilir notre nature dont ils font partie : Et monté sur le faîte, il aspire à descendre. Ainsi, par des efforts contraires à ceux des sages de l’antiquité, ils voudroient rabaisser l’homme au rang des animaux ; et s’ils pouvoient le faire déchoir jusqu’à celui des plantes ou des rochers, ils croiroient obtenir un triomphe de plus ; mais l’homme ne tombe ou ne s’élève que de proche en proche.

Dérobons donc le mariage à la funeste magie de cette baguette de Circé, et que, par une influence contraire, toutes les âmes tendres et pures trouvent dans une association si bien ordonnée, et même si nécessaire à notre foiblesse, des moyens de se perfectionner et de se rapprocher de la nature des anges. Il est permis de prononcer ainsi, par cette comparaison, la sainteté du mariage, puisque les Pères de l’Église n’ont pas craint de prendre cette union pour le chaste symbole des sentimens qui doivent unir les hommes à leur céleste législateur.

J’ai montré que la loi du divorce étoit étrangère à notre nature, et qu’elle ne contribuent point au bonheur du mariage ou de la société conjugale ; j’ajoute qu’elle rend ce bonheur impossible.

Le mot société, en l’appliquant au mariage, est pris dans toute la force de son étymologie ; il signifie le partage réel et continuel des biens et des maux de la vie. Tout prouve que les lois et les mœurs, qui donnent le fini aux grands traits de la loi, ont cherché jusqu’à présent dans la société conjugale des ressources efficaces contre la solitude de l’existence. Les lois ont fortifié l’institution de la nature en déclarant que les familles et les titres seroient communs entre les époux ; que les doux noms de père et de mère, de frère et de sœur seroient partagés et confondus par eux ; adoption qui semble revenir sur le passé, et former, dès les premiers jours de la vie, des nœuds et des devoirs, dont l’empire embrasse tout le temps de notre existence. C’est dans le même esprit d’identité que les lois entrent en compte avec les femmes des travaux de leurs maris, et même de leur vie. Enfin les mœurs ont fortifié, par leurs insinuations, toutes ces injonctions des lois : ainsi l’usage, qui dérive toujours des mœurs, oblige les époux d’observer l’un pour l’autre les règles de la modestie personnelle ; et bientôt toutes les nuances délicates qui caractérisent la parfaite union des âmes viennent embellir les traits essentiels d’identité, fortement prononcés par les lois. Mais ces nuances, qui sont en même temps celles du sentiment et du bonheur, s’effaceront et se perdront insensiblement sous la loi du divorce, comme le parfum des fleurs se dissipe quand elles sont prêtes à tomber de leur tige, et, pour le prouver par un exemple, arrêtons-nous un moment sur cette communauté d’amour-propre dont nous venons de parler ; sur cet amour-propre transporté hors de nous en apparence, et qui devient ainsi mille fois plus délicieux, car il s’ennoblit, il s’agrandit dans le partage, et il se purifie en changeant de sol ; mais la loi qui permet le divorce détruira absolument cet effet précieux de l’identité et de l’unité des époux. Quelle femme seroit vaine d’un nom qui bientôt ne sera plus le sien ? ou d’une gloire qui peut se réfléchir sur une autre ? Ce sentiment d’instabilité influe continuellement et imperceptiblement sur nos penchans et sur nos opinions ; c’est un grain de sable qui peut empêcher à jamais deux surfaces polies de se toucher dans tous les points.

Loin de croire que les époux se respecteroient et se ménageroient davantage sous la loi du divorce, je présume qu’ils chercheroient moins à se plaire mutuellement. L’ami de Mme  de Sévigné ne voulut jamais prendre la peine de se raser avant de savoir si sa tête étoit à lui ou à ses juges.

Pourquoi suivre dans l’institution du mariage un plan contraire à l’instinct que nous a donné la nature ? Nous voulons, dans les objets qui agissent sur nos sens, dans ceux qui frappent notre imagination, et dans toutes nos affections morales, la propriété, la durée de la propriété, l’antériorité même de la propriété. Et les hommes, ces êtres éphémères, possesseurs incertains du jour même qu’ils ont commencé, ne comptent cependant leurs courtes heures que dans le vague de l’infini ; ils ne daignent pas même décorer des possessions viagères. Cette idée accessoire d’une durée incommensurable, si essentielle en général pour soutenir notre intérêt, a bien plus d’influence encore sur les jouissances de l’âme : l’on diroit que ses plaisirs tiennent un peu de la nature divine dont ils émanent ; qu’ils rassemblent tous les temps, qu’ils s’augmentent du passé et qu’ils anticipent sur l’avenir. Et s’il n’est point de mari délicat dont la tendresse ne fût affoiblie par la certitude ou le simple soupçon que sa veuve lui donneroit un successeur, l’on doit croire que la crainte d’en être abandonné pendant sa vie altéreroit absolument son bonheur et ses affections. Ceux qui ne doivent pas donner une préférence, même en imagination, oseroient-ils s’en imposer par l’indécente menace de séparation ou d’infidélité ?

Les affections naissent et se développent par l’espérance d’un long avenir ; et ensuite elles s’augmentent, s’ennoblissent et se fortifient par leur propre durée. Quelle amitié peut être comparée à celle de deux époux que les déférences, l’estime et le bonheur de toutes leurs heures ont liés depuis longtemps, qui rappellent continuellement le prodige du tison de Méléagre ; puisque l’un des deux se consume dès que l’autre paroît languir, et qu’ils ne voient dans la mort même que le plus désiré de tous les instans, s’il les réunit, et le plus redoutable de tous, s’il les sépare ? Arrie le prévient, pour ne pas être un moment sur une terre que Pœtus auroit délaissée ; elle n’a senti aucune douleur en se perçant le sein ; toutes ses facultés de souffrir sont fixées sur la blessure de Pœtus. La douleur est passée, disoit milord Russell, prêt à monter sur l’échafaud, quand ses regards cessèrent d’apercevoir l’épouse qui l’attachoit seule à la vie. Et Charles Ier, à son dernier moment : Dites à la reine que je ne lui ai jamais été infidèle, même en pensée. Après des mots si purs et si tendres, je sens que je reviens avec répugnance à la tâche que je me suis imposée. Il me semble qu’ils ont flétri le divorce d’une nouvelle condamnation et d’une nouvelle honte.

Mais puisque le divorce a de si grands inconvéniens, le législateur doit chercher tous les moyens propres à rendre respectables et même sacrés nos premiers engagemens : il doit tout préparer d’avance, tout ménager pour attacher les époux par des liens de divers genres ; il doit écarter tout ce qui pourroit les relâcher, car les antipathies, les sympathies morales ne sont pas des attributs de notre nature ; elles se créent par une suite imperceptible de réflexions, d’observations, de situations, d’opinions et de procédés : ainsi les affections de l’âme qui paroissent les moins composées sont susceptibles d’analyse et de division, comme un rayon de soleil dont l’unité et la simplicité apparente sont cependant le résultat de sept couleurs diverses. La piété filiale, l’amitié fraternelle, etc., nous sont suggérées dès l’enfance ; l’on en pénètre nos cœurs, même dans l’absence ; ces devoirs et ces affections sont reçus comme incontestables avant d’être appuyés par les lois et par nos réflexions. Qu’il en soit ainsi de l’amour conjugal ; qu’une séparation paroisse impossible, et qu’avant l’examen les mœurs la rangent dans la classe des événemens qu’on n’a jamais vus, et qui ne se présentent point à l’esprit ; avec de tels préliminaires, les mariages, malgré quelques disconvenances, seroient toujours suffisamment unis, et cet effet de l’opinion ne seroit pas aussi difficile à obtenir que le bûcher des veuves du Malabar.

Avant de blâmer les Pères de l’Église, qui ont élevé le mariage au rang des Sacremens, il falloir connoître le principe de cette décision. Un peu de réflexion nous persuadera que rien n’étoit plus conforme à l’indication, aux lois et aux droits de la nature : car faire du mariage un contrat simplement civil, c’est prendre pour base de cette institution la circonstance la moins importante. Et en effet, la fortune, l’état, toutes les convenances du ressort civil sont de simples accessoires, dans un engagement destiné à l’association des cœurs, des sentimens, des réputations et des vies ; et puisque, toutes les grandes affections ont été constamment jointes à des idées religieuses ; puisque, dans la société, les sermens cimentent tous les engagemens que la loi ne peut surveiller, pourquoi excepter le mariage de cette règle générale, le mariage, dont la parfaite pureté ne sauroit avoir de juge et de témoin que notre propre conscience ?

Le mariage, devenu purement civil, seroit d’ailleurs une convention unique dans sa nature, et telle que les lois n’en peuvent permettre ; une convention que l’une des deux parties auroit toujours le pouvoir de rompre sans le véritable consentement de l’autre : car un consentement forcé s’obtiendroit indubitablement de la noblesse du caractère ou de la fierté blessée ; et en dernière analyse, les mauvais procédés seroient un moyen assuré de faire rompre ce contrat, moyen qui favoriseroit toujours le plus immoral des époux.

Je sais qu’il ne faut pas prendre des engagemens téméraires ; mais celui de remplir son devoir ne peut jamais l’être. Ce mépris qu’on a jeté sur les vœux tombe seulement sur des vœux formés contre la nature, ou pour des objets indifférens et même nuisibles à la société ; car les sermens sont aussi des vœux ; toutes les paroles données de bouche ou par écrit sont des vœux ; et enfin, pour toute femme honnête, le vœu de la fidélité dans le mariage étoit déjà irrévocable avant d’être prononcé : il faut même consacrer par des vœux les devoirs difficiles à remplir, comme il faut étayer de plusieurs arches les ponts qu’on jette sur des torrens. L’identité parfaite d’intérêt et de sentiment dans le mariage est peut-être aussi nécessaire aux hommes qu’aux femmes : elles ont besoin d’appui, mais ils ont besoin de consolation, et les femmes sont plus propres que les hommes à partager et à diminuer les amertumes de la vie : il faut en accepter celles que la société a détériorées, et qui ont manqué le but de leur existence en faisant un pacte avec l’amour-propre, ce démon corrupteur de notre sexe. Mais les femmes, en général, ont reçu, par la faculté de vivre dans autrui, un supplément à toutes les privations, un dédommagement de toutes les foiblesses ; et s’il est vrai que le premier des êtres dans l’ordre de la nature soit celui qui est lié aux autres êtres par un plus grand nombre de rapports, l’on ne fait pas tort aux femmes en les présentant sous ce point de vue ; elles connoissent mieux que les hommes tous les secrets du bonheur ; leur raison paroît toujours animée par leur instinct, et souvent leur instinct paroît éclairé par leur raison. Les femmes sont donc plus particulièrement destinées à n’avoir jamais une existence isolée, mais plutôt à devenir le complément de celle des autres : et en cela encore les institutions sociales ont secondé la nature, puisque les lois ne donnent aux femmes d’autre rang que celui de leurs maris, et qu’elles sont toujours obligées, pour se faire apercevoir, de se rapprocher du foyer dont elles reçoivent le reflet ; mais des rapports de ce genre ne peuvent s’établir que dans des unions longues et indissolubles.

Ainsi, et pour nous résumer, la liberté du divorce peut détruire très promptement tous les biens attachés au mariage, tout cet enchaînement de devoir, de protection, d’intérêt, d’affection, d’existence, et quelquefois même de bonheur et d’amour, que la nature, les mœurs et les institutions sociales avoient formé à l’envi. Liberté, mot dangereux pour tous les âges, pour tous les états, pour tous les sexes ; mais surtout pour le nôtre, dont les vertus sont la dépendance ; les sentimens, l’abandon de la volonté ; les goûts, le désir de plaire, et les jouissances, des rapports avec le bonheur des autres. Liberté remonte dans le Ciel, reprends ta place auprès du trône céleste ; car la perfection et la liberté doivent être aussi inséparables que l’imperfection et la dépendance.

SECOND BUT DU MARIAGE.

Inconvéniens du divorce relativement aux enfans.


Mais quel mal ne causeroit pas la loi qui favorise le divorce, si elle affoiblissoit le respect filial et refroidissoit l’amour paternel, ces premiers fondemens de l’ordre particulier et public ! Examinons cette importante question.

L’on se flatte, en se mariant, d’étendre son existence autour de soi, et de la prolonger, même dans l’avenir, en obtenant du Ciel des enfans bien nés, doux délassemens des fatigues de l’âge mûr, consolation des infirmités de la vieillesse : l’on espère qu’ils marcheront sur nos traces, qu’ils nous donneront, en quelque manière, l’honorable et flatteuse répétition de notre vie passée, et qu’ayant reçu de nous la naissance, ils nous feront renaître à leur tour ; et en effet, le mérite de nos enfans double nos jouissances, en ajoutant leurs vertus à nos vertus et leurs succès à nos succès. Tel fut cet heureux père qui mourut de joie aux jeux Olympiques dans le moment où ses trois fils, prosternés à ses genoux, lui faisoient hommage à l’envi des trois couronnes qu’ils venoient de remporter sous ses yeux. Mais ces nouvelles vies ajoutées à la nôtre, cette nouvelle espèce d’identité ne peut s’obtenir, comme nous le verrons bientôt, que par la continuité d’une union pure et indissoluble.

Les qualités, le mérite de nos enfans, ne sont pas l’unique source du bonheur qu’ils nous procurent : des époux qui s’aiment goûtent encore un plaisir délicat en voyant leurs images réunies dans leur fils ou dans leur fille, comme en un seul tableau ; ils s’y retrouvent embellis par toutes les grâces de la jeunesse, et ce spectacle réveille en eux une longue suite de sentimens agréables : quelquefois même un époux tendrement aimé se voit seul tout entier dans les traits de ses enfans. La nature, qui devient ainsi le garant et l’interprète de l’amour conjugal, se plaît à consacrer de son inimitable pinceau les chastes sentimens d’une femme fidèle ; et tous les regards que jette un père attendri sur des fils qui lui ressemblent retombent sur leur mère avec une nouvelle douceur. Il est inutile de répéter que les changemens de familles, que de nouveaux liens et de nouvelles adoptions, mettent obstacle à toute l’illusion ou à toute la réalité de ces touchantes jouissances. Le génie hardi de Rubens forma l’entreprise, à peine concevable, de rendre sur la toile les sentimens de deux époux qui reçoivent du Ciel favorable à leurs vœux le premier gage de leur mutuelle affection, la première reproduction de leur être. Regardez ce tableau dans la galerie du Luxembourg, portez toute votre attention sur cette jeune reine qui sourit, au milieu des plus grandes douleurs, dans l’espoir d’être bientôt mère et d’ajouter un lien à ceux de l’amour et du devoir. Timante voila le visage d’Agamemnon prêt à perdre sa fille sous le couteau de Calchas, car il ne put parvenir à représenter l’affliction d’un père portée à son dernier terme. La joie de Henri IV est à l’autre extrême ; l’un se voit renaître, et l’autre se voit mourir. Timante nous laissoit tout imaginer ; Rubens ne nous a pas permis de rien imaginer de plus. Approchez-vous donc, promoteurs du divorce, approchez-vous de ce lit, si bien nommé par le peuple le lit de misère, mais que l’espérance et l’amour se hâtent de couronner de fleurs ; ôtez à celle qui donne la vie avec douleur le courage, et je dirois presque le bonheur de souffrir ; prononcez les paroles funestes qui rendent le divorce possible sur la tête de cette créature innocente qui entre dans le monde : elle est foible, dénuée et gémissante ; ôtez-lui ses seuls protecteurs ; ajoutez ainsi votre malédiction à ses cris ; tarissez dans sa source, ou par l’indifférence, ou par le défaut d’espoir, l’aliment si pur qui devoit conserver les jours encore fragiles de ce malheureux enfant ; rendez odieux à sa mère les soins continuels qu’il exige ; qu’elle ne s’attende plus à la reconnoissance de son mari ; qu’elle renonce à l’espoir d’ajouter à son bonheur intérieur par de nouvelles jouissances, et d’être plus aimée en donnant de nouvelles preuves d’amour ; ôtez aux angoisses et aux fatigues du corps toutes les récompenses du sentiment et de la pensée. Ah ! qui voudroit donner la vie à ce prix ! Médée poignarda ses enfans aux yeux de Jason, qui l’abandonnoit pour Créuse ; terrible image des effets du divorce et de l’indifférence, ou de la haine même qu’il peut inspirer pour les fruits d’un amour qui n’existe plus. Époux ingrats ! vous ne donnerez que des marâtres à vos enfans vous ne laissez pas à leur mère la certitude des récompenses de l’amour et de l’estime. Et lorsque des fils demandés au Ciel, dans l’erreur de nos désirs, trompent nos plus douces attentes, c’est alors surtout qu’on voudroit porter ses plaintes devant un tribunal d’amour et d’espérance : car quel baume salutaire pourroit verser sur ce genre de blessure un époux ou une épouse étrangers à nos enfans ! Il faut que des parens malheureux se réunissent dans l’expression d’une douleur qui leur est commune ; il faut qu’ils tombent ensemble aux pieds de l’Être suprême pour lui demander avec une égale ardeur le retour de l’enfant prodigue, et pour prononcer, en présence du Ciel, l’engagement de remplir seuls la double tâche des vertus que de plus jeunes mains devoient partager avec eux[12].

On a beaucoup écrit contre les inconvéniens du divorce ; je ne relèverai donc que les moins apparens et les moins observés, et je m’adresse seulement aux âmes tendres et douces, déjà dans la dépendance de tous les devoirs, de toutes les vertus, de tous les sentimens, et dont l’existence et les jouissances sont un composé de rapports et de liens qui se fortifient mutuellement ; j’espère les convaincre que cette question du divorce est, en dernière analyse, celle du bonheur ou du malheur des êtres sensibles.

L’on se rappellera peut-être un tableau charmant des Études de la Nature, où l’auteur nous découvre dans un seul exemple la chaîne continue et indissoluble de tous les objets de la création : il choisit au hasard la simple plante du fraisier, qui parfume le printemps, qui rafraîchit le voyageur fatigué, qui présente ses dons aux abeilles, pour qu’elles nous en offrent d’autres à leur tour, etc. Enfin il nous montre évidemment qu’il seroit impossible de changer la relation la moins essentielle en apparence entre des êtres créés, sans ôter un chaînon à la grande chaîne de l’univers et sans y faire un vide funeste. Mais l’ordre physique est toujours l’emblème de l’ordre moral, dans l’ensemble comme dans les parties ; et l’institution naturelle du mariage d’un seul homme et d’une seule femme nous offre un enchaînement de devoirs, de vertus et de bonheur, qui rappelle le fraisier de M. de Saint-Pierre. Par exemple, le respect filial, la bonne éducation des enfans, la vie patriarcale, l’ordre dans la société, la responsabilité des parens, etc., etc., sont la suite non interrompue des biens qui résultent de l’indissolubilité du mariage ; mais si vous souffrez le divorce, la chaîne se désunit dès le premier pas ; et, pour fortifier cette assertion, rapprochons un moment, sans craindre de nous répéter, le divorce et le respect filial, nous verrons bientôt que l’un détruit l’autre infailliblement.

Le respect filial, ce commencement de tous les devoirs, cette vertu de sentiment qui est à l’origine, à la tige de toutes les autres ; le respect filial, la plus pure et la plus sublime de toutes les affections, après celle qui nous élève à l’Être suprême ; le respect filial, qui paroît le premier échelon de l’amour divin, si l’on peut s’exprimer ainsi, car ces deux amours sont fondés sur la reconnoissance, sur des bienfaits reçus, avant même que nous puissions en avoir la conscience ; l’enfant soumis à ses parens s’accoutume, dès les premiers momens de sa vie, à confondre ses devoirs avec ses sentimens et à n’en faire jamais l’odieuse distinction ; le respect filial semble préluder à l’hommage que notre esprit plus exercé doit rendre un jour au père de tous les hommes, à la première source de tous les biens dont nous jouissons ; la piété filiale devance dans le jeune enfant une piété plus sublime ; et c’est la route ordinaire de notre intelligence, où les sentimens précèdent les actes purs de la pensée ; gradation analogue à notre foiblesse et à notre perfectibilité ; le respect filial et l’amour divin sont deux devoirs contractés avant de les connoître, et avant de se connoître ; car l’enfance est ordinairement la seule époque de la vie où l’on reçoit sans avoir rien à rendre. Dans la première et douce relation des pères avec les enfans, tous les dons et tous les sacrifices ne viennent que d’une part ; il est donc juste que l’avenir compense le passé, et que l’amour et les soins des enfans suivent jusqu’au tombeau, et par delà le tombeau, ceux qui les ont protégés dès leur naissance et même avant leur naissance ; le respect filial rend aux vieillards toutes les espérances et presque tous les biens de la jeunesse, comme ces moissons de violettes qui croissent dans nos Alpes, à côté des montagnes de glace, et qui les parfument de leur ambroisie. Mais ces sentimens ne s’établissent jamais dans des unions passagères ; et l’on doit même attribuer au divorce, non seulement l’affoiblissement du respect filial, tel qu’il nous est ordonné par la nature, mais encore la perte de sa représentation, telle qu’on la rencontre dans un beau-fils ou dans une belle-fille : et Ruth et Noémi ne sont pas les seuls exemples de ces affections entées sur de nouvelles tiges. Dans un temps où les mœurs étoient si simples et si pures, les femmes mêmes dont les vertus avoient le plus d’éclat suivoient cependant la pente naturelle de leur siècle sans y faire époque. Mais vous[13], gloire de votre sexe ! charmante et sublime exception à tous ses désordres, à toutes ses inconséquences, à toutes ses indépendances, à toutes ses fausses exaltations pour de faux devoirs, je baise les traces de vos pas, je les couvre de fleurs jusqu’à la porte de cette prison que vos larmes vous font ouvrir chaque jour : puisse le charme de vos vertus, pareil à celui de la lyre d’Orphée, fléchir les arbitres de la mort et présenter un nouvel argument, plus touchant que tous les autres, en faveur de l’identité des époux et de l’indissolubilité du mariage !

Le respect filial ne peut s’accroître, ni même s’entretenir sous la loi du divorce. Quel père ou quelle mère oseroient parler à leurs enfans, avec estime et avec tendresse, d’un mari ou d’une femme qu’ils ont abandonné, ou qu’ils veulent abandonner ? Cependant ces insinuations mutuelles doivent fortifier chaque jour l’amour filial ; le père apprend à sa fille le respect qu’elle doit à sa mère, et la mère apprend à son fils l’amour qu’il doit à son père : elle le ramène à ses genoux, si la crainte l’avoit éloigné. Astyanax, effrayé du casque d’Hector, se rejette sur le sein d’Andromaque ; Andromaque le rapproche doucement, et le met enfin dans les bras d’Hector.

Il est certain, comme nous l’avons dit, que les enfans d’un père ou d’une mère devenus étrangers l’un à l’autre par le divorce, ne sont plus si près du cœur de leurs parens, ni si essentiels à leur bonheur. Supposons cependant qu’au milieu des transports d’une nouvelle passion, ces époux dépareillés sentent encore le besoin de voir quelquefois les orphelins à qui ils ont donné la vie, combien il leur en coûtera pour suivre un penchant destiné, sous une autre loi, à faire le charme de leur vie intérieure ; que d’efforts pour vaincre une honte secrète qu’ils n’osent même s’avouer. Ah ! si la nature l’emporte enfin, que ce soit du moins sans rouvrir les blessures de leurs innocentes victimes ; qu’ils éloignent leur nouveau choix de cette triste et douce entrevue : un seul regard de complaisance pour cette épouse préférée, un seul mot de possession couvriroient d’opprobre des fils déjà rejetés, déshonoreroient leur mère en leur présence, les rendroient presque illégitimes, ou du moins flétriroient leurs jeunes cœurs, en leur rappelant toujours qu’ils ne sont plus que des enfans collatéraux. Ah ! ce n’est pas sous de tels auspices que fut élevée cette jeune Romaine dont l’incomparable souvenir est parvenu jusqu’à nous : c’est sur le sein de sa mère qu’elle apprit à chérir son père ; c’est dans les bras de tous les deux qu’elle reçoit la plus belle, quoique la plus nouvelle des leçons. Quel tableau que celui de ce vieillard, qui se nourrit du nectar destiné pour son petit-fils ! Quel touchant et vénérable échange ! Quelle sublime erreur de la nature ! Elle étoit bonne, dans l’ordre simple et commun ; elle devient céleste quand elle s’unit à la reconnoissance. Les peintres et les poètes ont essayé en vain de représenter cette mémorable époque de la vertu et du sentiment ; mais s’ils avoient placé sur la toile, à côté du plus chéri des pères et de la plus vertueuse des filles, la plus heureuse des mères, une mère qui recevoit dans cet instant le prix inouï de toutes les affections qu’elle avoit fait naître, un seul de ses regards auroit pénétré notre âme de plus d’idées inexprimables que toutes les attitudes et les inventions des peintres. Parcourons d’autres exemples du respect filial.

Croit-on que Cornélie ou Véturie eussent formé de nouveaux engagemens, je ne dis pas durant la vie de leurs premiers maris (car cette seule supposition outrageroit leur mémoire), mais même après leur mort ? Auroient-elles éloigné de leurs pénates les ombres sublimes et chéries qu’elles donnoient sans cesse pour exemple à leurs enfans ? Coriolan auroit-il cédé aux larmes de Véturie, s’il n’eût été élevé par elle dans le sanctuaire de l’amour conjugal, en présence des mânes de son père ? Et Rome auroit-elle rempli l’univers du bruit de sa grandeur sans la puissance du respect filial ? Telles sont les hautes conséquences de la sainteté du mariage. Quelle dangereuse influence ne doit-on pas craindre pour les enfans de la division des auteurs de leurs jours ? Quel trouble destructeur les bizarres combinaisons, effets du divorce, élèveront nécessairement dans ces raisons naissantes !

Qu’on y prenne garde : ôter aux hommes l’exercice de l’obéissance et la dépendance intime du respect filial, la seule vertu qu’ils puissent connoître et pratiquer dès les premiers jours de leur vie, dans un âge où les autres rapports ne sont pas encore établis, c’est presque préparer des cœurs pour les vices, en ne se hâtant pas de prendre la place et de l’occuper entièrement par des sentimens doux et honnêtes. Le bon père d’Émile se félicitoit d’avoir rendu heureuses les premières années de la vie fragile de son enfant : Du moins, disoit-il, mon fils ne mourra point sans avoir goûté le bonheur. Ne pourroit-on pas dire aussi, en nourrissant dans ces jeunes âmes le respect filial, la seule vertu à portée de leur âge : Du moins, mon fils ne mourra point sans avoir goûté la vertu ? Une bonne éducation, déjà si difficile pour les parens les plus unis, devient impossible sous la loi du divorce. Et pour revenir au système de Rousseau, où se passeront ces jeux pleins de charmes de nos Émiles ? où goûteront-ils ces prémices d’un bonheur dont la jouissance n’est pas assurée ? Sera-ce dans les bras d’une mère distraite par des objets étrangers ? Sera-ce sur les genoux d’un père que leur mère vient d’abandonner, et qui repoussera leurs caresses comme un souvenir importun et une humiliation secrète ? Heureux encore s’il ne conçoit pas des doutes sur la légitimité de ses enfans, dont il est désormais le seul protecteur ! heureux si, tourmenté par deux sentimens contraires, il ne s’accuse pas alternativement, ou d’injustice envers des fils innocens, ou de foiblesse pour des étrangers qui usurpent son nom et sa fortune ! Il se croira peut-être, ou dupe, ou dénaturé, et il n’osera se livrer ni à l’amour ni à l’indifférence : ainsi, de quelque manière qu’on observe et qu’on analyse les suites des liaisons formées par le divorce, l’on ne voit que du malheur pour ceux qui les contractent et pour toutes leurs relations dans les degrés les plus éloignés.

Épouses innocentes, abandonnées de vos maris, et mères d’enfans que votre injure rend à jamais orphelins, renoncez donc au déshonorant bénéfice de la loi ; devenez les vestales de l’hymen, et ne vous permettez pas d’en laisser éteindre les premiers flambeaux ; ainsi vous conservez le droit de pleurer en présence du Ciel, encore serein pour vous, et de lui demander ses faveurs pour vos enfans infortunés : vous êtes seules, à genoux, dans cet acte de fervente piété ; et vos enfans, cette offrande pure et sans tache, ne sera posée sur l’autel que par vos mains isolées et tremblantes. Ah ! si leur père avoit expiré dans vos bras, vous auriez pensé qu’il se seroit joint du haut des Cieux à vos tendres invocations ; votre âme passionnée se seroit réunie à lui en imagination ; et l’excès même de votre douleur l’auroit fait revivre pour vous : mais il vous quitte, il forme de nouveaux liens, et votre viduité est éternelle ; c’est pour jamais que vous n’avez plus d’époux, c’est pour jamais que vos enfans n’ont plus de père.

Cependant votre conscience est toujours votre asile, et la terre s’honore encore de vous porter : mais il faudroit une nouvelle île de Délos, séparée de l’univers, pour accueillir les vieux ans de la femme inconsidérée, qui a rebuté son protecteur naturel, privé ses enfans des appuis destinés à leur foiblesse, et qui ne peut regarder le Ciel sans y lire un serment qu’elle a rompu, ni reporter ses jeux sur la terre sans y rencontrer les reproches de la vertu, de la nature et de l’opinion.

Chers et vénérables auteurs de mes jours ! vous dont le nom déchirant et doux retrace à mon cœur et à ma pensée toutes les vertus, tous les devoirs, tous les sentimens, toutes les affections, toutes les félicités, toutes les espérances même dont mon âme fut jamais susceptible ; ô mes anges tutélaires ! je ne finirai point cet écrit sans vous en faire hommage ; il fut dicté par la sainte et délicate pureté dont vous m’avez donné le modèle ; et si je suis parvenu à en ébaucher quelques traits, c’est en fixant ma vue sur vous et sur les principes dont vous avez environné et fortifié ma frêle existence : pénétré de reconnoissance pour cet inestimable bienfait, je me prosterne aux pieds de l’Être suprême et, dans un transport mêlé de douleur et d’amour, je lui rends grâces d’avoir reçu la vie de vous, d’avoir été élevée dans votre sein, au milieu de vos vertus et de leur céleste influence ; je lui rends grâces d’un bien qui n’est plus, hélas ! qu’un douloureux souvenir ; mais ce souvenir est une partie de mon être ; il se répand sur tous les temps, il s’associe à toutes mes pensées. O véritables sages, qui aviez atteint dans votre humble et solitaire demeure toute la grandeur morale dont la nature humaine est susceptible, vous cherchiez dans votre enfant de nouveaux motifs de vous chérir, une nouvelle expression de votre tendresse mutuelle, et surtout une nouvelle offrande que vous espériez de joindre à toutes les autres sur l’autel de la vertu ; puissé-je n’avoir pas trompé votre attente ! Père révéré ! mère adorée ! ah ! jusqu’à mon dernier soupir j’obéirai à vos volontés sacrées. Vos belles et heureuses ombres sont continuellement auprès de moi ; je les cherche, je les vois ; elles m’environnent, elles me protègent ; elles m’ont fait signe de les suivre, au milieu de ce monde séducteur et dépravé : j’ai obéi avec autant de joie et de bonheur que de soumission : elles m’ont ramenée auprès de leur tombeau dans ma terre natale, et là elles ont marqué ma place : le plus beau moment de ma vie est celui où j’ai osé penser qu’elles ne rejetteroient point mes cendres, et que je pourrois reposer à côté de l’urne que je leur ai consacrée. Ah ! si j’avois pu obtenir du Ciel la prolongation de leurs jours aux dépens des miens, j’aurois remporté et enlevé la palme du bonheur accordée depuis plusieurs siècles à un autre acte de piété filiale.

Et vous, que j’ai reçu du Ciel pour remplir le vide effrayant que la mort avoit fait autour de moi, unique possesseur de toutes les affections de mon âme, je vous demande pardon d’avoir pu prononcer seulement ce mot de divorce ; la plume devoit s’échapper de mes mains quand votre image chérie s’est offerte à ma pensée. Que mon âme soit donc à jamais unie à la tienne ; et s’il étoit un nom plus intime que celui d’époux, qui désignât mieux à chaque instant les nœuds indissolubles de deux existences amies, c’est ce nom que je choisirois, par un sentiment différent de celui d’Héloïse, mais mille fois plus tendre : oui, s’il étoit un engagement plus fort encore, si l’on pouvoit se lier d’une chaîne qui embrassât la mort et la vie, c’est elle que je préférerois et qui ajouteroit à mon bonheur. Ne crois pas même que la mort nous sépare jamais ; apprends qu’il n’est ni chimère ni illusion pour les âmes véritablement tendres et pures : toutes les existences, tous les biens se réalisent pour elles ; c’est la mort qui n’enlève que les apparences. Je veillerai donc autour de toi quand d’autres croiront que je ne suis plus ; je communiquerai librement avec ton cœur et tes pensées : tu supporteras la vie ; tu seras instruit par un instinct secret de cette mystérieuse vigilance d’un cœur toujours à toi, toujours plus à toi… Mais, où me laissé-je entraîner ? Reprenons la douce tâche que je me suis proposée, et félicitons-nous seulement de la trouver si près de tous les mouvemens de mon âme.

La loi qui infligeoit une flétrissure aux enfans illégitimes avoit prévu le défaut de moralité de ces éducations dures, négligées, interrompues ou abandonnées : dans ce cas, le divorce a tous les inconvéniens du libertinage, et sous ce régime un grand nombre d’enfans seront orphelins : car, suivant l’ordre moral de notre siècle, on pourroit, — sans s’arrêter au divorce simple, tolérer le divorce des deux parts ; peut-être même quelques femmes dépravées se permettroient de passer successivement dans les bras de deux ou trois maris. Cette supposition, qui feroit rougir les plus intrépides, n’est au fond que la répétition d’une première faute qui en rend l’effet plus sensible ; car nous avons souvent besoin d’un microscope idéal, si l’on peut s’exprimer ainsi, pour éclairer notre conscience, et nous ne jugeons bien la moralité d’une action qu’en la prononçant davantage et en l’exagérant un peu : c’est ainsi que les poètes grecs ont peint des plus vives couleurs les funestes suites des querelles domestiques ; et si le divorce n’a pas été désigné directement dans leurs fables morales, c’est sans doute parce qu’il n’étoit admis ni par les lois ni par les mœurs : car les fautes des femmes y sont punies si sévèrement, les liens du mariage y paroissent si sacrés pour elles, qu’on doit en conclure qu’ils étoient indissolubles et que ce peuple avoit décidé, comme Jésus-Christ, que le divorce et l’adultère étoient synonymes. Les Grecs avoient mis la pureté des mœurs des femmes sous la garde d’une terreur vague et indéfinissable, produite par l’affreux enchaînement de tous les crimes et de toutes les vengeances. Hélène est infidèle, et Troie est en cendres. Clytemnestre trahit son époux, et bientôt après elle l’assassine. Oreste tue sa mère pour venger la mort de son père, et il est livré à toutes les Furies. Observons ici qu’un moyen infaillible de connoître parfaitement les opinions et les mœurs d’une nation, c’est d’en juger sur l’association des idées. Les Grecs augmentent, par de sinistres rapprochemens, l’horreur qu’ils veulent inspirer pour les femmes parjures ; ils agrandissent le forfait par l’épouvante, et le remords est dans leurs tragédies l’excès de la désolation. Chez eux le crime est toujours l’épisode du vice ; les femmes, comme les vestales, ne pouvoient manquer à leur engagement sans être abandonnées du Ciel et des hommes. Phèdre, tourmentée par une passion criminelle, croit voir les juges de l’enfer reculer à son aspect, et l’urne tomber de leurs mains. Comparez cette allégorie avec celle d’un opéra de Panard, où le fossé du scrupule est sauté légèrement par une nymphe charmante : les grâces la soutiennent et l’applaudissent. Cette manière de voir paroît d’abord plus douce et plus civilisée ; cependant les conséquences sont fort différentes pour la nation où de telles libertés d’imagination sont adoptées : elles apprivoisent la pudeur, et par une association qui paroît d’abord un contraste dont l’enchaînement ne se montre qu’à des yeux exercés, les mœurs faciles amènent les mœurs féroces, et les mœurs austères sont accompagnées des plus douces vertus : car, quand les femmes renoncent à tous les genres de perfection et de délicatesse que les hommes et la nature ont donnés pour base à leur morale, l’édifice s’ébranle et croule en ruine ; pour le relever, elles adoptent des qualités viriles et qui se dénaturent par le mélange. Ainsi, le courage réuni à la foiblesse produit la férocité, et l’audace entée sur la crainte se change en impudence ; alors les femmes, descendues de leur piédestal et rentrées

dans la foule, veulent jouer un rôle sur la scène du monde ; bientôt elles imitent les hommes dans leur emportement ; bientôt elles s’enivrent des passions qu’elles auroient dû calmer ; et bientôt enfin, elles négligent les grâces de leur sexe : pareilles aux bacchantes, elles brisent la lyre d’Orphée pour faire retentir les cimbales et les clairons, et elles se montrent aux tribunes armées de piques et de thyrses ensanglantés.

TROISIÈME BUT DU MARIAGE.

Pureté des mœurs.
Ce but est manqué par le divorce.


Les mœurs ! les mœurs ! qu’on ne daigne pas même mettre aujourd’hui dans la classe des vertus, ont été destinées par la nature à conserver le dépôt sacré de notre bonheur domestique ; elles méritent mieux que les sciences et les belles-lettres l’éloge tant cité qu’en a fait Cicéron. Des mœurs, dans la jeunesse, embellissent la beauté et la font jouir avant le temps de toutes les prérogatives de l’estime ; gloire de l’âge mûr, elles honorent jusqu’aux vertus du plus grand genre, celles des hommes d’État ; elles en sont le garant ; elles ajoutent la considération à la gloire et la foi à la renommée : consolation de la vieillesse, elles rassemblent du moins autour d’elle tous les débris des affections de la jeunesse, et souvent elles entr’ouvrent les barrières qui nous séparent de l’avenir. Souvent une famille nombreuse, fruit d’une chaste et longue union, prolonge notre être dans un temps indéfini ; l’amour et l’espérance nous découvrent le sort de notre postérité, et une épouse fidèle forme le nœud qui joint notre existence à celle des siècles futurs : mais ces jouissances délicates se perdent irrévocablement par la permission du divorce ; et cette loi odieuse dérobe aux vieillards, déjà dépossédés par le Temps, quelques fleurs échappées à sa faux et qu’ils pourroient glaner encore dans le champ moissonné de la vie.

Tous les états ont des devoirs différens, quoique sous l’empire de la même morale. Le mariage, en multipliant nos rapports, nous oblige à vivre hors de nous et dans les personnes dont le sort nous est confié ; et c’est ainsi que les époux ont une double conscience, avec le droit d’en appeler de l’une à l’autre : ainsi les remords assoupis se réveillent ; ainsi les âmes timorées se rassurent et se consolent. Les gens mariés ont donc deux fois à rougir quand ils quittent la route de la vertu ; et ce genre d’identité, le plus parfait de tous, ne peut se concilier avec la possibilité d’une séparation. Le mariage est, surtout pour les femmes, une nouvelle école de bienfaisance et de pudeur ; car la confiance et le bonheur d’un mari modeste et sensible s’ébranlent comme un roseau par le plus léger coup de vent ; et la réputation de sa jeune épouse, plus délicate que la rose, ne souffriroit pas, comme elle, sans en être flétrie, les innocens larcins des abeilles, ou le voltigement des papillons. Mais si l’on laisse aux femmes mariées la liberté de faire un nouveau choix, bientôt leurs regards erreront sur tous les hommes, et bientôt le seul privilège du parjure les distinguera des actrices, qui ont aussi le droit des préférences et le goût des changemens.

Il seroit à désirer, je le sais, que des femmes véritablement malheureuses par les procédés et les vices de leur mari pussent se dérober à leur tyrannie ; mais les lois ne sont pas faites pour les exceptions ; et telle est l’imperfection de nos institutions humaines, que leurs modifications, combinées avec le plus de soins, exigent toujours des sacrifices. L’expérience, comme nous l’avons dit, adoucit un peu cette dure décision : elle nous montre les dédommagemens que donne la vertu dans les circonstances les plus difficiles ; elle nous montre que les victimes du devoir sont toujours couronnées de quelques fleurs ; mais ces victimes sont fort rares, tandis que la confédération des femmes qui sollicitent aujourd’hui le divorce est très nombreuse. Elles obéissent à l’inquiétude dévorante de leur caractère, en croyant se dérober à des nœuds mal assortis ; elles se flattent d’éviter par le changement le malheur qu’elles portent avec elles, mais il les attend encore dans leur nouvel engagement ; car un tort commun ne fut jamais un lien de plus, tandis que les vertus et les sacrifices rapprochent les caractères les plus distans et peut-être les plus opposés. Des époux peu scrupuleux espèrent en vain d’établir entre eux une sorte d’harmonie ; ils rentrent enfin dans le système invariable de l’ordre moral : leur maison, qui devoit être le paradis terrestre, devient bientôt la demeure de la déesse Até, avec tout

son cortège, l’Injure altière et les Prières boiteuses. C’est ainsi que le premier reproche fut prononcé dans le jardin même d’Éden, sous le berceau qui avoit été le témoin des transports d’Adam et d’Ève, lorsqu’ils avoient encore leur nature angélique[14].

Cet heureux temps n’est plus, disoit Héloïse à Saint-Preux, en se rappelant les beaux jours de son innocence, cet heureux temps n’est plus ! hélas ! il ne peut plus revenir ; et pour premier effet d’un changement si cruel, nos cœurs ont déjà cessé de s’entendre.

Ah ! il est trop vrai, la femme dont la pudeur est aguerrie peut quitter le mari de sa jeunesse pour passer dans les bras d’un autre ; et le mari qui rejette de son sein celle dont il avoit reçu les premiers sermens, celle dont l’innocence et la foiblesse lui avoient confié par préférence le soin intime de son bonheur ; de tels époux, dis-je, ne seront pas susceptibles de grands efforts de délicatesse pour se rendre heureux réciproquement. D’autant plus infortunés que le malheur est l’ouvrage de leur présomption, qu’ils ont résisté à tous les conseils, même à ceux de la conscience, et que, n’osant se plaindre dans la crainte de n’être plaints de personne, ils se laisseront dévorer en silence par des regrets, qu’aucun partage, aucune expression de pitié ne pourront plus adoucir.

Continuons à observer par des rapprochemens la diverse influence morale du mariage indissoluble et du mariage conditionnel.

Dès que le divorce est permis, les femmes se permettent aussi des parallèles désavantageux pour l’époux qu’elles ont juré de préférer ; bientôt elles élèvent leurs vœux, de comparaison en comparaison, jusqu’au plus aimable des hommes ; et dans cette supposition, si leurs contemporaines ont les mêmes prétentions, elles les auront toutes pour rivales. Une femme risque toujours son bonheur quand elle s’enhardit à pénétrer et à juger les défauts de son mari. Psyché voulut connoître ceux d’un époux qu’elle n’avoit jamais vu de jour et avec qui elle vivoit dans une parfaite union ; mais en approchant la lumière elle blessa l’Amour, et l’Amour s’envola pour jamais. Heureuses celles qui n’insistent dans leur pensée que sur les bonnes qualités de celui qui les accompagne et les protège dans le voyage périlleux de la vie !

Les femmes, dont toutes les vertus sont naturelles, et dont l’innocence n’a jamais été altérée ou fortifiée par la réflexion, sont certainement les plus aimables aux yeux de leurs maris ; elles ne les jugent ni ne les comparent jamais : il n’existe qu’un seul homme pour elles, c’est celui qui a reçu leurs sermens ; et si quelque circonstance leur révèle ses défauts, elles disent avec une dame romaine : « Je croyois que tous les hommes étoient de même. » Souvent aussi les femmes qui n’ont vécu que pour une seule affection légitime, s’accoutument insensiblement aux imperfections de leurs maris, et finissent enfin par les méconnoître ; et ce n’est pas les femmes seules qui sont susceptibles de ces douces illusions de la propriété.

Un homme bien connu dans le monde disoit : Je n’aurois pas épousé une femme bossue pour l’empire de l’univers. On sourit : sa femme, qui l’aimoit tendrement, étoit entièrement contrefaite. Ce mot peut s’appliquer aux défauts de l’esprit comme à ceux du corps.

On voudroit à présent flétrir de vétusté plusieurs maximes sur les mœurs, qui ont été pendant longtemps la source de la félicité domestique ; elles ne peuvent s’allier aux principes du jour, à ces principes de rénovation qui exigeront bientôt le sacrifice entier des opinions les plus révérées.

Les anciens croyoient que la chasteté étoit la première vertu des femmes, et la pudeur leur premier charme ; et même la pudeur a été plus souvent célébrée par les peintres et par les poètes ; car c’est le cachet de la nature, et sans ce caractère la chasteté pourroit être l’effet de l’éducation, de la crainte ou de l’indifférence. La chasteté est une loi, la pudeur un instinct ; cette observation est dans tous les esprits sans avoir été développée. Polyxène, qui arrange ses vêtemens avant de recevoir le coup mortel, nous paroît plus intéressante encore que Lucrèce victime de ses devoirs. Les usages même les plus bizarres témoignent hautement dans tous les pays, dans toutes les religions et dans tous les siècles, les hommages qu’on rendoit à la pudeur ; et les vestales gardiennes du feu sacré, et les vierges consacrées aux autels, et les fleurs qu’on répand sur la tombe des jeunes filles et qui honorent leur innocence jusque dans l’empire de la mort, et les bûchers des Brachmanes, et la peine de mort infligée aux femmes infidèles, et, sous des lois moins sévères, la grâce accordée aux époux qui ont vengé leur injure, et enfin les amères plaisanteries mêmes dont on déshonore les maris trompés, tous ces usages, toutes ces lois, sont l’expression, douce ou barbare, du vœu général des hommes, des sociétés et des nations, pour la pureté et même pour l’austérité des mœurs des femmes. Les hommes même les plus corrompus choisissent la pudeur pour image ou pour accessoire à ce qu’ils estiment, à ce qui flatte leur goût, à ce qui enchante leurs sens et leur pensée : la beauté dans la première jeunesse, le parfum des fleurs aux premiers rayons du jour, les duvets délicats qui couvrent les fruits, les jeux, la couleur et le roucoulement des colombes, la pureté d’un beau Ciel, enfin toute la nature apporte une offrande au peintre de la pudeur, et il n’est pas encore satisfait de son ouvrage. Le tableau du paradis dans la fraîcheur du premier printemps de la nature n’est pas aussi ravissant que celui d’Ève, s’éloignant pour ne pas entendre, de la bouche même d’un ange, les sublimes instructions qu’elle ne veut et n’ose devoir qu’à son époux.

Ainsi la pudeur est une assurance de cette fidélité de désir, de volonté, de pensée, qui est la dernière et la plus délicate nuance de la pureté et de la fidélité du mariage ; et rien n’est plus fondé en raison que les hommages rendus de tout temps à la chasteté et à la pudeur. Sur ces deux vertus reposent à jamais toute la sécurité des familles, toute cette longue suite de certitude qui enchaîne les êtres l’un à l’autre.

Quand on veut parler des femmes, disoit Diderot, il faut tremper sa plume dans les couleurs de l’arc-en-ciel, et jeter sur ses lignes la poussière des ailes de papillon. Ces images un peu recherchées laissent cependant une idée vague de cette élégance morale, de cette pudeur timide qui doit caractériser les femmes ; le plus léger souffle flétrit et dissipe l’estime qu’on a pour elles, c’est le duvet du papillon ; car celui d’une fleur n’est pas encore assez délié pour exprimer cette mobilité aérienne ; et c’est dans le Ciel qu’il faut prendre des couleurs propres à peindre une vertu si délicate et qui paroît en descendre.

La permission du divorce est contraire aux nobles et pures institutions de la nature, des sociétés et d’un goût moral exquis, supérieur à toutes les subtilités du raisonnement. Qu’il soit donc permis à la pudeur de soulever en tremblant le voile dont elle se couvre, et de révéler ses secrets. Lorsque les femmes ont toutes les qualités de leur sexe et que leur pureté naturelle n’a point été altérée, les relations du mariage sont une alliance intime de l’âme, un lien moral et sensible que rien ne peut rompre ; attachées pour jamais par leurs sacrifices, l’époux qu’elles ont accepté a reçu le talisman qui enchaîne le cœur et l’imagination de leur femme. Un changement, quelque avantageux qu’il puisse paroître d’ailleurs, est toujours, pour une femme pudique, l’abandon de toutes les véritables délicatesses. Mais a-t-elle de la pudeur, celle qui, se prévalant de la loi du divorce, peut fixer d’un œil hardi l’époux qu’elle a quitté et celui qu’elle aime encore ? A-t-elle de la pudeur, celle qui met en opposition ses penchans avec ses devoirs ; qui allègue le dérèglement de ses pensées en excuse du dérèglement de sa conduite, et qui subit ainsi volontairement la honte d’une double corruption ? A-t-elle de la pudeur, celle qui dédaigne et abandonne l’époux qu’elle a reçu dans ses bras, et dont elle a fait une partie d’elle-même ? Ce sont ses faveurs qu’elle avilit ; elle leur ôte tout leur prix en dégradant celui qui en fut l’objet. A-t-elle de la pudeur, celle qui devient parjure en présence du Ciel même qu’elle avoit pris à témoin de sa fidélité ? A-t-elle de la pudeur, celle qui déshonore les autorités en les faisant servir à ses passions et en n’implorant leur appui qu’au moment précis où la loi intimidée remet ses pouvoirs à la conscience ? « C’est à cause de la dureté de votre cœur, disoit Jésus-Christ aux Israélites, que le divorce vous a été permis. » C’est aux hommes seuls qu’il s’adressoit, qu’auroit-il dit aux femmes ?

Si les femmes de notre siècle s’étoient accoutumées, selon le but de leur existence, à ne connoître d’autre bonheur que celui qu’elles donnent, à mettre de la suite et de l’ensemble dans leur vie, à respecter le passé et à le considérer comme un des élémens de leur malheur ou de leur félicité, elles n’auroient jamais pu supporter l’idée du divorce ; mais leur nouvelle morale leur apprend à réunir toutes leurs pensées sur le présent ; elles les séparent du passé et de l’avenir, afin de les affranchir de la reconnoissance, de les dispenser des sacrifices et de les délivrer à la fois des avis de l’expérience et des leçons de la sagesse : ainsi elles réduisent l’éternité à un jour, et ce jour à un instant. Ève ne fut pas plus fatale au genre humain en le privant de l’immortalité ; mais, du moins, Ève se cachoit dans les bois à la vue des anges, tandis que, dans nos mœurs, les femmes sont toujours prêtes à se montrer et à soutenir des paradoxes contre l’honneur et les bienséances ; foibles et méprisables composés de tous les défauts de la force, elles n’appartiennent plus à la nature, elles sont le travail de nos raisonneurs, à qui je prédis un sort contraire à celui de Pygmalion : le ciseau tombera de leurs mains, et ils auront peur de leur ouvrage. Ajoutons à ces traits caractéristiques des femmes de nos jours, qu’elles n’abandonnent pas aux hommes seuls le soin de détruire les mœurs par le ridicule, elles se plaisent aussi à exercer cette police de la licence ; elles s’efforcent de donner une empreinte de leur façon aux vertus comme aux vices, et elles se flattent d’arrêter le cours des anciennes vertus en rejetant avec dérision tous les mots qui les expriment. Mais l’on a vu qu’il étoit difficile de mettre l’or au rebut pour faire adopter les assignats, et cette opération, en morale comme en finance, prouve la pauvreté de ceux qui l’entreprennent. J’ai entendu, par exemple, donner à la pureté et à la régularité des mœurs les épithètes dénigrantes de solennelles et de solennité, afin de mettre l’ordre et les bienséances dans la classe des étiquettes ennuyeuses et assujettissantes, et de reléguer dans les vieilles archives la raison et la pudeur ; mais ce rapprochement ridicule que l’exagération prête si facilement aux idées sérieuses ne peut jamais faire une longue illusion ; l’âge avertit de toutes les vérités, et cet âge instructif commence pour les femmes avec le déclin de leur beauté. Jeunesse imprudente, vous la connoîtrez un jour cette solennité dont vous parlez si légèrement ; je la vois, elle s’avance lentement jusqu’à vous ; mais elle vous atteint enfin ; c’est la vieillesse, c’est le souvenir de vos erreurs, c’est l’ennui du présent et le remords du passé, c’est tout le cortège imposant et terrible de la dégradation, du mépris et de la mort.

Peut-on attendre des femmes à qui le divorce est permis ce goût de retraite si nécessaire à l’exercice de leurs devoirs de mères et d’épouses ? Dès que leur sort ne sera pas déterminé, elles paroîtront dans la société des espèces d’amphibies, ni filles, ni mères, ni épouses, elles seront partout et n’existeront nulle part ; leur imagination toujours en mouvement, leur amour-propre toujours sous les armes, les tiendront continuellement hors d’elles-mêmes, sans qu’elles cessent néanmoins d’être leur unique centre : ainsi le but de leur création sera manqué ; elles quitteront leur place dans la chaîne des êtres, et elles interrompront l’ordre de la nature, qu’elles n’auront pas voulu suivre. Telles sont, dans Milton, les plaintes de notre premier père contre sa téméraire et vaine compagne. « Créateur de l’Univers, tu n’as pas introduit dans le Ciel cette nouveauté funeste. » Et il parloit de cette Ève qui, pendant les jours de son innocence, avoit embelli le Paradis même, ou le lui avoit fait oublier.

En France, dit-on, la loi défendit le divorce, et les mœurs étoient cependant très corrompues ; cette expérience ne prouve pas que la loi fût mauvaise, car les nations, ainsi que les hommes, résistent suivant leur caractère aux influences d’une excellente éducation. D’ailleurs, les lois qui règlent les mœurs sont soumises à deux empires distincts : la force publique et la force de l’opinion, et toutes les deux n’ont jamais réprimé en France l’anarchie des mauvaises mœurs ; l’opinion même l’a favorisée, et les mots de foiblesse, de conquête, de victoire et de bonne fortune, montrent continuellement, par l’indulgence de la langue, celle des hommes qui la parlent ; les mœurs françoises ont été souvent en contradiction avec leurs lois ; nos lois défendoient le meurtre, nos mœurs honoroient les duels ; nos lois condamnoient le vol, nos mœurs autorisoient les dettes ; nos lois interdisoient le divorce, et nos mœurs pardonnoient l’infidélité, etc. Car l’esprit d’une nation a toujours la puissance d’expliquer, de changer et même d’intervertir l’esprit de la loi ; et les bonnes lois ne sont observées que dans les pays où la vertu est la seule mesure de l’estime.

Une grande partie des biens attachés à l’indissolubilité du mariage sont perdus pour une nation vaine, où l’on vit toujours dans les autres et pour les autres, et jamais dans un autre et pour un autre ; où l’on travaille son existence morale, comme l’once d’or que les orfèvres étendent en feuilles sur le plus grand espace possible, sans craindre de la rendre trop légère. Tous les usages favorisoient la galanterie en France, et cependant, au milieu de ces obstacles, la loi qui interdisoit le divorce a été extrêmement utile, elle a empêché la dissolution entière des sociétés et des relations domestiques ; les enfans sont restés dans leurs pénates ; et les femmes, ne pouvant se séparer de la considération, des intérêts et de l’état de leur mari, ont toujours été leurs meilleures amies. Si donc la loi qui défend le divorce maintient encore à quelques égards l’union conjugale et préserve une partie des biens qui en dérivent, dans les pays même les plus corrompus, quel mal n’y produiroit point la liberté du divorce ? Certainement elle seroit moins nuisible dans un pays de bonnes mœurs, où l’opinion défendroit ce que la loi permettroit ; aussi c’est en vain qu’on voudroit faire valoir en faveur du divorce la bonne intelligence des époux dans les pays protestans et la pureté des mœurs domestiques dans les premiers siècles de Rome. Cet argument me paroît nul ; car il prouve seulement que la permission du divorce n’a aucune influence dangereuse dans les lieux où l’on n’en profite jamais. Le divorce n’est donc pas toujours autorisé lorsque la loi n’y met aucun obstacle : car partout où les mœurs contredisent les lois, les lois sont un acte de confiance dont on ne peut user, ou plutôt abuser, sans se couvrir de honte. Alors le divorce n’est pas, comme on le dit, le gardien des mœurs, mais leur pierre de touche ; et le premier qu’on s’est permis dans notre heureuse patrie fut sans doute effacé sur le livre de nos destinées par une larme de notre ange tutélaire, comme la première faute du bon Tobie[15].

Ces observations sur les pays protestans pourroient convenir également aux différentes époques de la République romaine ; cependant il est inutile d’en faire l’application : car ce n’est pas le divorce qui étoit permis à Rome, mais seulement la répudiation. Dans ces siècles voisins de l’état de nature, les sexes n’étoient point égaux en droit ; la force avoit l’empire, et le divorce réciproque eût été regardé comme une loi de démence.

Dans tous les temps et dans tous les pays, les femmes ont été préposées à la garde des mœurs ; mais plus l’on croit le dépôt sacré, plus l’on surveille et l’on asservit le dépositaire. Le divorce chez les Romains étoit donc un châtiment, et non une convention ; ils se vengeoient de leurs femmes coupables de deux manières également redoutées : par la mort réelle, ou par la répudiation, espèce de mort civile et d’opinion. Ainsi les femmes étoient soumises en même temps, et à la peine de mort qui les déclarait esclaves, et à la peine de blâme ou plutôt de l’opprobre qui ne peut convenir qu’à des personnes, et cette combinaison est peut-être unique dans l’ordre social.

Les dames romaines, soumises à des lois si sévères, donnèrent peu de sujets de plaintes à leurs maris ; et il ne faut pas être surpris que cent ans se soient écoulés sans offrir un exemple de répudiation. Mais quel rapport pourroit-on trouver entre le divorce reçu chez les Romains et celui qu’on vient d’adopter ? L’un étoit à la fois une loi d’esclavage et de modestie, l’autre une loi de liberté et d’audace. À Rome, le divorce étoit le gardien de la pudeur ; en France, il en sera le corrupteur. Et, si l’on eût admis parmi nous la répudiation telle qu’elle fut autorisée chez les Romains, les femmes en auroient été toujours les victimes ; l’on n’eût aimé en elles que des charmes passagers, et, dans la dépravation de nos mœurs, la première trace du temps auroit donné le signal d’une séparation ; les mariages n’auroient eu que la durée d’un printemps, et la rose décolorée eût été cruellement séparée de sa tige et livrée sans appui à tous les orages de la vie.

Cependant, et malgré la partialité d’une loi qui ne laisseroit qu’aux hommes la liberté du divorce, cette forme blesseroit moins les bonnes mœurs, qui, d’accord avec la nature, donnent toujours aux femmes le privilège d’une vertu de plus.

Si le divorce étoit permis, l’opinion sur les devoirs des femmes changeroit peut-être, et, le mariage ayant presque les apparences d’une simple galanterie, la douceur, l’indulgence, la soumission même, et toutes les qualités de sacrifice qui entretiennent la paix intérieure, seroient moins estimées ; la fierté reprendroit tous ses droits : car, s’il est beau de s’humilier sans cesse devant ses sermens et ses devoirs, il est vil de fléchir continuellement devant de simples convenances d’état ou de fortune.

Tant qu’ils ne sont qu’amans nous sommes souveraines,
Et jusqu’à la conquête ils nous traitent en reines ;
Mais après l’hyménée ils sont rois à leur tour.

Si Pauline avoit voulu faire divorce avec Polyeucte pour épouser Sévère, Corneille ne lui auroit jamais prêté ce langage, dont tout le charme dépend de la vérité des sentimens et des situations, du doux souvenir d’un empire qui n’est plus, et du vertueux abandon de ses propres volontés.

Je sais qu’une infidélité rompt tous les sermens, et que le divorce est prononcé par le crime ; mais, dans ce cas, le divorce est une flétrissure pour le coupable et un malheur pour l’offensé ; et il ne peut pas être plus permis au parjure de former de nouveaux liens qu’à un homme mis hors la loi de rentrer dans le pays où il a été condamné ; et, quant à l’épouse ou à l’époux outragés, le sort est tombé sur eux, ainsi que nous l’avons déjà dit, pour donner un grand exemple de délicatesse ; ils pleureront dans le désert comme la fille de Jephté, mais ils vivront solitaires comme elle, par respect pour des vœux prononcés en présence du Ciel ; beaucoup de gens se sont destinés au célibat, qui n’ont pas eu des motifs si purs et si respectables.

Je crois avoir prouvé que la loi du divorce est contraire au bonheur des époux, à celui de leurs enfans, à la pureté des mœurs domestiques, et cependant je n’ai encore considéré les gens mariés que dans les plus beaux jours de leur vie. La marche rapide du temps semble s’être exprimée par celle de mes réflexions ; et nous sommes arrivés au terme vers lequel tous les hommes cherchent à rassembler le petit nombre des biens qui sont à leur portée pour balancer le grand nombre des maux que la vieillesse nous y prépare, et pour apaiser la vie, lorsqu’il n’est plus temps d’en jouir.

QUATRIÈME BUT DU MARIAGE

Manqué par le divorce. Consolation, secours,
et quelquefois bonheur de la vieillesse.


La solitude est sans doute un des plus grands malheurs de l’âge avancé : être deux est déjà un moyen de se rassurer dans les ténèbres qui environnent le tombeau ; mais il faut une grande réunion de circonstances, de bienfaits et d’estime, pour que des vieillards, s’aidant mutuellement à supporter le poids des années, parviennent à se le rendre agréable ; cependant l’on a vu des exemples de ce bonheur octogénaire : c’est un lot qu’on gagne rarement, et, pour être en droit de le tirer dans l’urne de la destinée, il faut plus que l’innocente pureté de l’enfance, il faut celle de la vieillesse ; il faut que de longs jours représentent une longue suite de sentimens délicats et d’actions nobles et excellentes ; il faut que le son d’une voix chérie, un reste de feu dans les regards, des paroles sensibles et toujours amies, soient, pour les époux, comme ces airs connus qui rappellent, à une grande distance, les plaisirs de la jeunesse et les douceurs de la patrie, et qui nous y ramènent et nous y retiennent pour vivre et mourir dans son sein. Les femmes surtout ne sauroient trop accumuler des trésors de reconnoissance, de considération et de respect, pour se faire pardonner, dans le soir de leur vie, la perte des charmes qu’elles avoient à son aurore. Le temps, ce terrible égaliseur, peint bientôt des mêmes couleurs les teints de Géorgie et d’Afrique ; et, pour se soustraire à son dévorant empire, il faut se réfugier à l’ombre des vertus cultivées dans notre jeunesse et arrosées des larmes que nos sacrifices nous faisoient répandre. Proserpine, dit la Fable, seroit remontée au ciel si elle n’avoit mis sur ses lèvres un grain des fruits qui croissent aux enfers. C’est une belle image de l’influence de nos premières années sur celles qui les suivent ; le bonheur ou le malheur de la vieillesse n’est souvent que l’extrait de notre vie passée ; et les affections qui nous restent sont aussi la suite inséparable de la durée de nos attachemens ; mais, pour produire dans la vieillesse ces phénomènes d’amour ou d’amitié, il ne faut pas avoir confié deux fois son existence. Ah ! si de jeunes époux n’ont pu trouver dans le devoir, dans l’opinion, dans l’espérance de l’avenir, dans les charmes de leur âge et de leur naissante famille, des moyens de se supporter et de respecter leurs sermens, auront-ils de l’indulgence pour l’objet de leur nouveau choix lorsqu’il ne se ressemblera plus, lorsqu’il n’aura plus que des dégoûts et des infirmités à leur offrir ? Mais je m’arrête : il est temps de mettre fin à tous ces argumens contre le divorce ; il ne faut pas, disoit une femme d’esprit, avoir trop raison ; c’est-à-dire que les paroles, comme le mariage, comme toutes les institutions sociales, doivent achever par le sentiment ce que la raison a commencé : la raison, pareille à la lumière de Descartes, est répandue sur la terre ; mais l’une et l’autre ne suffiraient pas pour l’éclairer si une force active ne les mettoit en mouvement.

Laissons donc, à présent, ma plume errer sans guide au gré des mouvemens de mon âme ; mes dernières pensées vont appartenir à la douce mélancolie ; elle peut seule expliquer ce crépuscule de la vie, ces teintes foibles et vacillantes que les derniers rayons d’un beau jour répandent sur la nature déjà voilée. Je voudrais persuader aux jeunes gens que la vieillesse est aussi une saison, et que les époux doivent s’occuper dans leur printemps à conserver quelques fleurs pour en couronner leurs cheveux blancs.

Deux vies qui ont toujours fait partie l’une de l’autre deviennent encore plus inséparables après une longue et paisible union. Lorsque tout nous abandonne, un seul ami, une seule amie, nous restent ; notre existence est suspendue au souffle dont ils sont animés ; la terre, dévastée par le temps de tout ce qui l’embellissoit autrefois, n’est peuplée pour nous que par un seul être qui nous ressemble ; tous les autres nous sont étrangers : partout l’indifférence nous effraye ; cette solitude, ce silence moral, sont plus imposans et plus terribles que les déserts et les forêts, car la nature s’y fait entendre encore quelquefois.

Deux époux attachés l’un à l’autre marquent les époques de leur longue vie par des gages de vertus et d’affections mutuelles ; ils se fortifient du temps passé, et s’en font un rempart contre les attaques du temps présent. Ah ! qui pourroit supporter d’être jeté seul dans cette plage inconnue de la vieillesse ? Nos goûts sont changés, nos pensées sont affoiblies, le témoignage et l’affection d’un autre sont les seules preuves de la continuité de notre existence ; le sentiment seul nous apprend à nous reconnoître ; il commande au temps d’alléger un moment son empire. Ainsi, loin de regretter le monde qui nous fuit, nous le fuyons à notre tour ; nous échappons à des intérêts qui ne nous atteignent déjà plus ; nos pensées s’agrandissent comme les ombres à l’approche de la nuit, et un dernier rayon d’amour, qui n’est plus qu’un rayon divin, semble former la nuance et le passage des plus purs sentimens que nous puissions éprouver sur la terre à ceux, qui nous pénétreront dans le ciel. Veille, grand Dieu, sur l’ami, sur l’unique ami qui recevra nos derniers soupirs, qui fermera nos yeux et ne craindra pas de donner un baiser d’adieu sur des lèvres flétries par la mort.

Elle est belle, cette allégorie de Philémon et de Baucis, qui place un temple et un autel dans l’asile de leurs chastes et antiques amours ! Quels cœurs en effet peuvent être plus disposés à rendre un pur hommage à l’Être suprême que ceux qui vivent dans un autre plus que dans eux-mêmes ! Qui peut avoir plus besoin qu’eux de cette présence, de cette protection du Ciel, pour les rassurer contre la voix terrible du temps ! Le son de chaque heure écoulée dans les douceurs de l’amitié semble répéter à ces âmes sensibles : « Souviens-toi qu’il est mortel ! souviens-toi qu’elle est mortelle ! » Et jamais l’avertissement de l’esclave ne fit autant tressaillir le triomphateur sur son char de victoire.

Telle fut aussi la première pensée de Philémon quand ses hôtes divins lui promirent d’accomplir ses vœux : Qu’un même instant, dit-il, unisse et termine nos destinées ; que le jour, qui nous fut si doux quand nous le partagions ensemble, ne vienne jamais éclairer la solitude et l’abandon de l’un des deux par une lumière plus effrayante que les ténèbres. Eux seuls, hélas ! furent sûrs d’être exaucés ; eux seuls purent jouir sans terreur des momens qui leur restoient encore ; eux seuls purent résigner sans regret l’inquiète et flatteuse existence. Leur dernier souffle se confondit, leurs derniers regards se rencontrèrent ; ils ne se quittèrent point, et ils ne crurent pas quitter la vie. Où sont-ils, ces deux arbres qui les recouvrirent de leur vivante écorce : je veux m’asseoir sous leur ombre ; je veux me pénétrer avec eux de la rosée du Ciel, et me couronner de ces feuillages dont l’éternelle fraîcheur, pareille aux amours de Philémon, brave encore la rigueur des hivers.

C’est ainsi que les anciens, plus délicats que nous, ont choisi l’âge avancé, la pauvreté et la privation d’enfans, pour peindre le bonheur d’une union sans tache et sans intervalle. Ils semblent nous dire : « Dépouillez l’homme de tous ces avantages, ôtez-lui les objets de son ambition, courbez-le sous la faux du temps ; si vous lui laissez un cœur qui l’aime, l’univers lui appartient encore, et le vice sera contraint d’envier jusqu’aux malheurs de la vertu. »

Mais où placerez-vous le divorce dans cette allégorie incomparable ? Sera-ce dans le temple ou dans la cabane ? à côté des dieux qui punissent le parjure, ou près de ceux qui n’ont jamais cessé de leur obéir et de les adorer ?

Pauvre nature humaine ! chancelante par le poids des ans, une main tremblante pourroit encore se joindre à ta main tremblante, le divorce vient te ravir cette dernière consolation. Faudra-t-il que la tombe se referme sur des cœurs sensibles sans qu’elle soit arrosée de quelques larmes ? Jeunes gens sans prévoyance, tout vous paroît infini sur la terre ; vous puisez le temps sans mesure, et bientôt il n’existera plus pour vous ; ou, si quelque secrète inquiétude vous avertit enfin de la brièveté de la vie, vous cherchez à vous déguiser cette pensée, et vous demandez au monde et à ses distractions un abri contre vos alarmes. Mais ne vaudroit-il pas mieux préparer à l’avance votre asile dans une âme tendre et vertueuse, dans un cœur véritablement à vous ; et n’est-il pas raisonnable de sacrifier à ce dessein quelques volontés capricieuses, quelques rapports passagers de figure, d’esprit ou d’opinion ? Ah ! si nous pouvions lire dans l’avenir, nous nous féliciterions d’être appelés par les circonstances à soumettre nos goûts et à exercer notre indulgence. Bientôt le temps nous laissera au milieu de nos anciennes relations, pauvres de nos jouissances passées et riches seulement de nos sacrifices ; bientôt nous arriverons sur les confins de la vie, où nous sommes jetés, en mourant comme en naissant, dans un monde absolument inconnu. Alors, rebutés de toutes les parties du théâtre, nous trouverons encore, dans l’indulgence et les douceurs de l’amitié conjugale, l’image et la réalité du banc hospitalier des Lacédémoniens.



Imp. Jouaust.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Page
I 
 1
II 
 5
III 
 14
IV 
 23



  1. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. iv, p. 240, 241
  2. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. viii, p. 354 et 355.
  3. A. Sayous, le Dix-huitième siècle à l’étranger, etc., Paris, Amyot, 1861, t. ii, p. 36.
  4. Sayous, t. ii, p. 82. — Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, iv, p. 244-245.
  5. Revue des Deux-Mondes du 1er janvier 1880 au 15 février 1881.
  6. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. iv, p. 256.
  7. C’est Mme  Necker qui a dit de l’utilité et de la sagesse de ce rôle modeste des femmes dans la société :
    « Les femmes tiennent dans la conversation la place de ces légers duvets qu’on introduit dans les caisses de porcelaines ; on n’y fait point attention, mais si on les retire, tout se brise.
    « Les vers luisants sont l’image des femmes : tant qu’elles restent dans l’obscurité, on est frappé de leur éclat ; dès qu’elles veulent paraître au grand jour, on les méprise, et on ne voit que leurs défauts. »
  8. Réflexions sur le Divorce, par Mme  Necker. À Lausanne, et se trouve à Paris, chez Aubin et Desenne, in-8o de 96 pages imprimé à Paris par J. M. Chevet. — Le même, nouvelle édition. Paris, Ch. Pougens, an X-1802, in-8o de 104 p.
  9. Le rapport sur la proposition de M. Naquet par M. Léon Renault a été déposé le 15 janvier 1880. La discussion a eu lieu le 8 février 1881. La majorité qui a repoussé l’adoption a été assez faible. La question a cessé d’être à l’ordre du jour de la Chambre, mais non à l’ordre du jour de l’opinion, et tout porte à croire qu’elle sera de nouveau posée à la prochaine législature.
  10. Les jugements que nous avons cités de Rœderer sont extraits du Journal d’Économie politique, t. Ier, 20 et 30 fructidor an iv et 10 vendémiaire an v (6 et 16 septembre et 1er octobre 1796) ; du Journal de Paris du 23 vendémiaire an iv (14 novembre 1795, de ses Opuscules, t. 1er , p. 377, an viii). Voir le Recueil de ses Œuvres publiées par son fils. Didot, 1857, t. v, p. 129 à 151.
  11. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. iv, p. 259-261.
  12. Till younger hands ere long assist us.
    (Milt., Paradise lost, B. IX.)
  13. Madame de Custine.
  14. Thus they in mutual accusation spent
    The fruitless hours.

    (Milton, Paradise lost.)
  15. Sterne, dans Tristram Shandy.