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Raison et sensibilité/XLVI

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 60-107).

CHAPITRE XLVI.


Elinor recula avec un sentiment d’horreur à cette vue, et son premier mouvement fut de quitter à l’instant le salon. Sa main était déjà sur le pêne, quand Willoughby s’avança vivement et la retint, en disant d’un ton plus décidé que suppliant : Mademoiselle Dashwood, une demi-heure seulement, un quart d’heure, dix minutes ; je vous conjure de rester. – Non, monsieur, lui répliqua-t-elle avec fermeté, je ne resterai pas une minute ; vous ne pouvez avoir aucune affaire avec moi. Les gens ont, je suppose, oublié de vous dire que M. Palmer n’est pas chez lui.

— Quand ils m’auraient dit, reprit-il avec véhémence, que tous les Palmer étaient au diable, je serais entré également ; c’est à vous et à vous seule que j’ai à parler.

— À moi ! monsieur ; vous me surprenez beaucoup, en vérité. Parlez donc, mais soyez bref, et si vous le pouvez, moins violent.

— Asseyez-vous, et je vous promets tous les deux.

Elle hésita, et ne savait ce qu’elle devait faire. La possibilité de l’arrivée du colonel Brandon qui trouverait là M. Willoughby, et sûrement avec beaucoup de peine, traversa sa pensée ; mais elle avait consenti à l’entendre, et sa curiosité était excitée. Après un moment de réflexion, elle conclut qu’il valait mieux céder et lui accorder un moment, que de prolonger le temps par des refus et des prières. Elle revint donc en silence au bout de la table, et s’assit. Il prit une chaise vis-à-vis d’elle ; et pendant une demi-minute, il n’y eut pas un mot de prononcé de part ni d’autre.

— Je vous en prie encore, monsieur, soyez très-bref ; je n’ai pas de temps à perdre, dit enfin Elinor ; parlez, ou je sors à l’instant.

Il était dans une attitude de profonde méditation, appuyé de côté sur le dossier de sa chaise, et ne paraissait pas l’entendre. Elinor se leva ; ce mouvement parut le réveiller. – Votre sœur, dit-il vivement, est hors de danger ; le domestique qui m’a introduit me l’a dit. Que le ciel en soit béni ! Mais est-ce vrai, bien réellement vrai ? que je l’entende de votre bouche.

Elinor le regardait avec étonnement ; elle croyait voir et entendre le Willoughby de Barton-Park, et ne savait si elle ne faisait pas un rêve. Il répéta sa question avec un mouvement très-vif d’impatience. Pour l’amour de Dieu, dites-moi si elle est hors de danger ou si elle ne l’est pas ?

— J’espère qu’elle l’est.

Il se leva et se promena vivement. Elinor voulut encore le quitter ; mais l’intérêt qu’il venait de montrer pour Maria l’avait déjà un peu adoucie ; elle céda à un geste suppliant et resta. Il revint à son siége, s’approcha un peu plus près d’elle, en disant avec une vivacité un peu forcée : Si j’avais été sûr, parfaitement sûr qu’elle était hors de danger, peut-être ne serai-je pas entré, mais puisque je suis ici, puisque j’ai le bonheur de vous revoir, oh ! bonne Elinor, vous qui m’aimiez autrefois comme un frère, parlez-moi encore avec amitié ; peut-être sera-ce la dernière fois. Parlez-moi franchement, amicalement ; me croyez-vous un scélérat ? Et la rougeur la plus vive couvrit son visage.

Elinor était toujours plus surprise ; elle commença vraiment à croire qu’il était hors de sens et dans l’ivresse. La singularité de cette visite, à une heure aussi tardive, et toute sa manière ne pouvait guère s’expliquer autrement. Dès que cette idée eut frappé son esprit, elle se leva et lui dit froidement : M. Willoughby, je vous conseille de retourner à Haute-Combe, que vous habitez sans doute ; je suis garde-malade, et je ne puis rester avec vous plus longtemps, quelque affaire que vous puissiez avoir à me communiquer ; vous vous la rappellerez sûrement mieux demain.

— Je vous entends, dit-il avec un sourire expressif et une voix parfaitement calme : peut-être ai-je en effet perdu la raison, mais non pas comme vous le pensez. Depuis ce matin à huit heures que j’ai quitté Londres, je ne me suis arrêté que dix minutes au plus à Maulboroug pour faire manger mes chevaux qui n’en pouvaient plus ; j’ai pris moi-même un verre de porter et un morceau de bœuf froid : voilà tout ce que j’ai pris dans la journée. Et son regard et le son de sa voix convainquirent Elinor que, si quelque impardonnable folie l’avaient amené à Cleveland, ce n’était pas du moins celle de l’ivresse. Sûre alors qu’il pourrait l’entendre, elle lui dit avec dignité : Excusez-moi, M. Willoughby, cette fois-ci je vous ai fait tort ; je ne sais pas cependant si, après tout ce qui s’est passé, vous ne seriez pas plus excusable en attribuant votre arrivée ici à une cause étrangère, qu’à votre propre volonté. Certainement si vous aviez l’ombre de délicatesse, vous auriez senti ce que votre seule présence me fait souffrir, et dans quel moment ! Il m’est impossible de comprendre le but de cette visite. Que prétendez vous ? que demandez-vous ?

— Je prétends, dit-il avec un sérieux énergique, me faire haïr de vous de quelques degrés de moins que vous ne me haïssez sûrement ; je demande qu’il me soit permis d’alléguer quelque espèce d’excuse pour le passé, de vous ouvrir entièrement mon cœur, de vous prouver que si j’ai la tête mauvaise, ce cœur mérite quelque indulgence, d’obtenir enfin quelque chose qui ressemble à un pardon, de Mar…, de votre sœur.

— Est-ce là, monsieur, la vraie raison de cette visite ?

— Sur mon âme ! dit-il en posant la main sur la poitrine, avec ce geste noble, cette physionomie franche, ouverte, ce regard animé et sensible, qui lui avaient gagné le cœur de toute la famille de la chaumière, et qui, en dépit d’elle-même, gagnèrent encore la confiance d’Elinor.

— Si, c’est là tout, monsieur, lui dit-elle, vous pouvez être satisfait, car Maria vous a pardonné depuis long-temps.

— Elle m’a pardonné ! s’écria-t-il avec une extrême vivacité ; elle ne devait pas me pardonner, non jamais, avant de savoir ce qui peut-être est une excuse. Mais actuellement je demande d’elle et de vous un pardon mieux motivé. À présent voulez-vous m’entendre ?

Elinor fit sonner sa montre ; il n’était que huit heures et un quart ; il était impossible que sa mère et le colonel fussent là avant dix heures. Elle dit à Willoughby qu’elle les attendait ; qu’avant tout elle voulait aller revoir sa sœur, et que si elle la trouvait tranquille elle reviendrait au salon pour un quart d’heure.

— Vous reviendrez, mademoiselle Dashwood, s’écria-t-il avec impétuosité, vous reviendrez ; ou, j’en fais le serment, j’irai vous chercher auprès du lit de Maria, et c’est à elle que je demanderai de m’entendre.

— M. Willoughby ! dit Elinor d’un ton qui le fit rentrer en lui-même.

— Pardon, dit-il en baissant les yeux, ne sais-je pas que mademoiselle Dashwood est incapable de tromper ? Je vous attendrai ici, je vous le promets ; mais aussi je n’en sortirai pas que je ne vous aie revue. Si vous ne revenez pas, j’attendrai votre mère, et c’est à elle que j’ouvrirai mon cœur ; elle m’écoutera, je le sais. Excellente femme ! combien elle m’aimait ! Des larmes remplirent ses yeux ; elles achevèrent de subjuguer Elinor. Je reviendrai bientôt, lui dit-elle en sortant.

Elle courut auprès de sa sœur ; elle dormait tranquillement. Betty était assise à côté d’elle, et lui promit de la demander à l’instant où la malade se réveillerait. En repos alors sur elle, elle se pressa de rejoindre Willoughby pour hâter le moment de son départ. Il se promenait vivement et les bras croisés quand elle rentra. Comment est-elle ? dit-il à demi-voix.

— Elle repose, et me voici prête à vous entendre ; mais d’un instant à l’autre je puis être appelée auprès d’elle, ou ma mère peut arriver ; je vous conjure encore d’être bref.

— Bref ! et j’ai tant de choses à dire… Il s’arrêta.

— Eh bien, commencez donc, dit Elinor impatientée.

— Je ne sais, dit-il, quelle a été complètement votre opinion sur ma conduite avec votre sœur, et quel diabolique motif vous avez pu me supposer. Peut-être allez-vous me juger plus mal encore ; mais enfin vous devez tout entendre, et je veux être vrai. Quand je m’introduisis chez vous, et j’en cherchais l’occasion qui se présenta d’elle-même, je n’avais d’autre vue et d’autre intention que de passer mon temps en Devonshire d’une manière plus agréable que dans mes précédentes visites à ma vieille tante. L’aimable extérieur de votre sœur, la séduction de son esprit, ses talens enchanteurs attirèrent sans doute mon admiration particulière ; et dès les premiers jours sa conduite avec moi, si tendre, si confiante… Non, je ne conçois pas à présent comment mon cœur y fut insensible ; mais il faut que je le confesse, ma vanité seule était flattée d’une conquête si brillante, si fort au-dessus, à tous égards, de celles dont je m’étais occupé jusqu’alors. Ne songeant point à son bonheur, ne pensant qu’à mon triomphe et à mes plaisirs du moment, animé par son entretien plein de feu, je lui parlai le langage dont j’avais l’habitude avec les femmes ; je témoignai des sentimens que je n’éprouvai pas ; je tâchai par tous les moyens possibles de me faire aimer sans avoir le dessein de lui rendre son affection.

Elinor, indignée, lui jeta un regard plein de mépris, et l’interrompit en lui disant : Il est inutile, M. Willoughby, que vous parliez plus long-temps et que je vous écoute. Un tel commencement dit tout ; il ne peut être suivi de rien que je veuille entendre ; je vous prie de me dispenser d’un plus long entretien.

— J’insiste sur ce que vous entendiez tout, répliqua-t-il ; vous savez mon tort, écoutez ma punition. Ma fortune était réduite à moins que rien ; elle n’avait jamais été considérable. J’ai toujours été très-dépensier, et j’étais lié avec des gens riches que je voulais égaler. Chaque année avait ajouté à mes dettes, et je n’avais d’autre espoir de m’acquitter, que la mort de ma vieille cousine, dont le moment était très-incertain, ou bien un mariage avec une femme riche. Dans cette intention, et poussé par les conseils de quelques amis, j’avais déjà fait ma cour dans ce but, l’hiver précédent, à Mlle Grey, qui devait posséder 50 000 livres sterling le jour de ses noces, et m’avait assez bien reçu pour me laisser croire que je pouvais me présenter avec succès. Je ne pouvais donc dans de telles circonstances penser à associer à mon sort une jeune personne sans fortune ; mais avec un égoïsme, une cruauté, qui ne peut jamais m’être trop reprochée, je me conduisais de manière à engager ses affections, sans avoir seulement la pensée de pouvoir jamais l’épouser. Oui, mademoiselle, oui, je mérite ce regard indigné ; je mériterais tout au monde, si je n’avais pas deux choses à dire en ma faveur, qui peuvent un peu, sinon excuser, mais pallier au moins cette indigne conduite. L’une est que je ne savais pas encore ce que c’était que l’amour ; des galanteries banales, des conquêtes faciles et bientôt oubliées avaient jusqu’alors rempli ma vie. L’autre est le serment que je puis vous faire, et dont Maria peut vous confirmer la vérité, est de n’avoir pas eu un instant la coupable pensée de profiter de son attachement, de son inexpérience, de sa jeunesse pour la séduire. Quand elle aurait été entourée d’anges, elle n’aurait pas été plus en sûreté. Son extrême sensibilité, sa franchise sans bornes l’entraînaient quelquefois à des imprudences ; mais son sentiment était en même temps si pur ; elle avait sur la vertu des idées si exaltées, tant de vraie dignité, tant de réelle innocence, qu’il aurait fallu être un monstre pour ne pas la respecter. Ah ! c’était l’être assez que de sacrifier à la vanité, à l’avarice, le bonheur d’une créature si parfaite ! Mais ce n’est pas elle seule que j’ai sacrifiée, pour éviter une situation bornée qui me semblait être la pauvreté, et qui, avec elle, aurait été le bonheur parfait. J’ai trouvé avec la richesse tous les malheurs que j’ai mérités sans doute, mais qui n’en sont pas moins cruels, et j’ai perdu, perdu pour jamais, tout espoir d’être heureux avec la seule femme que j’aie aimée.

— Vous l’avez donc aimée ? dit Elinor un peu radoucie ; il y a donc eu un temps où vous lui avez été attaché ? Vous voulez m’ouvrir votre cœur, dites-vous ; parlez donc : avez-vous aimé Maria ?

— Si je l’ai aimée ? ah, dieu ! Résister à tant d’attraits, repousser une telle tendresse ! existe-t-il un homme au monde à qui cela fût possible ? Oui, par degrés insensibles, je me trouvai passionné d’elle, et décidé alors à renoncer à tout pour elle, à lui offrir mon cœur et ma main. Je la connaissais trop bien pour craindre que la médiocrité de ma fortune fût un motif de refus, même pour madame Dashwood, qui ne voyait que par les yeux de Maria, et qui me témoignait une amitié de mère. Résolu de changer de vie, de trouver le bonheur dans l’amour et la simplicité, je voulais lui proposer de nous garder auprès d’elle à la chaumière, jusqu’à ce que la mort et l’héritage de madame Smith me missent à même de conduire ma compagne à Altenham, dont Maria aimait la situation, et qui la laissait dans le voisinage de sa famille. Oh ! combien j’étais heureux en formant ce plan, en pensant que mon existence entière serait ce qu’elle était depuis deux mois, un enchantement continuel au milieu des quatre femmes les plus aimables en différens genres que j’eusse rencontrées dans cette délicieuse habitation ! Vous rappelez-vous, miss Dashwood, la dernière soirée que j’ai passée à la chaumière, quand je conjurai votre mère, que je regardais déjà comme la mienne, de n’y rien changer ? Ah ! le souvenir de cette seule journée suffirait pour empoisonner le reste de ma vie… Et je croyais alors que toutes mes journées seraient semblables à celle-là ! Madame Dashwood m’invita à dîner pour le lendemain, et je me décidai à lui ouvrir entièrement mon cœur, à ne parler de rien à Maria ; j’étais si sûr de son affection ! c’est devant elle que je voulais dire à sa mère : Unissez vos enfans. Je vous quittai plein de cette ravissante idée ; je voulais en parler le soir même à madame Smith, et lui demander son aveu, que j’étais sûr d’obtenir. Cette digne femme vous estimait sans vous connaître, et attachait bien plus de prix aux mœurs, à une bonne éducation, qu’à une brillante fortune. Souvent, lorsque je lui parlais de votre famille, son regard attendri m’avait dit : Voilà où vous devriez prendre une femme. Je rentrai donc chez elle résolu à lui en parler le soir même. Ah, bon dieu ! quel entretien différent eus-je avec elle ! Elle avait reçu des lettres sans doute de quelque parent éloigné qui voulait me priver de sa faveur et des preuves qu’elle m’en destinait. On lui apprenait… une affaire…, une liaison… que j’avais presque oubliée moi-même. Mais qu’est-il besoin de m’expliquer davantage ? dit-il en s’interrompant et rougissant beaucoup ; votre intime ami vous a sans doute depuis long-temps raconté cette histoire ?

Elinor rougit aussi et endurcit de nouveau son cœur contre le séducteur de la pauvre Caroline. Oui, monsieur, lui dit-elle avec fermeté, je sais tout. Mais comment pourrez-vous vous justifier dans une telle circonstance ? Cela me paraît impossible.

— Me justifier ! s’écria-t-il vivement, je n’y songe pas même. Je vous ai dit quels avaient été mes principes, mes habitudes, mes liaisons avant que j’eusse rencontré votre sœur, et cela dit tout ; j’ajouterai seulement que celui de qui vous tenez cette histoire, ne pouvait être impartial. J’ai sans doute eu beaucoup de torts avec Caroline ; mais il n’est pas dit cependant que parce qu’elle a été offensée elle soit irréprochable, et que parce que j’étais un libertin elle soit une sainte. La violence de ses passions et la faiblesse de son jugement seraient peut-être une excuse… Mais, non, non, je n’en ai point que je puisse alléguer ; son amour pour moi méritait un meilleur traitement. Je me suis bien souvent reproché de lui avoir témoigné celui que je n’ai jamais senti, ou du moins si peu de temps, que je ne puis appeler cela de l’amour, surtout après l’avoir éprouvé dans toute sa force pour une femme qui lui est, à tout égard, si supérieure.

— Votre indifférence pour cette fille infortunée, quelque étrange qu’elle me paraisse, est un tort involontaire, reprit Elinor ; mais votre négligence est bien plus impardonnable. Quoiqu’il me soit désagréable d’entrer dans une discussion sur cet objet, permettez-moi de vous dire que si je vois de la faiblesse et de la crédulité de son côté, je vois du vôtre une cruauté, une inhumanité bien moins excusables. Pendant que vous étiez en Devonshire, poursuivant de nouveaux plans, de nouvelles amours, toujours gai, toujours heureux, votre victime était réduite à la plus extrême indigence, à la honte, au désespoir, à l’abandon.

— Sur mon ame ! je l’ignorais. J’avais pourvu à tout en la quittant ; je ne lui avais point caché que je ne comptais pas la rejoindre ; je lui avais conseillé de recourir au pardon de son protecteur. Tout pouvait être caché ou réparé, si elle avait suivi mes avis. Je croyais qu’elle était rentrée dans sa pension ou dans une autre, et je ne songeais plus à elle, quand elle fut tout à coup rappelée à mon souvenir d’une manière aussi terrible ! Je trouvai madame Smith au comble de l’indignation, et ma confusion fut extrême. La pureté de sa vie, son ignorance complète du monde, ses idées religieuses et morales très-exaltées, tout fut contre moi. Elle m’accabla du poids de sa colère, mais cependant m’offrit son pardon, si je voulais épouser Caroline. Cela ne se pouvait ; je ne le voulus pas, et je fus formellement rejeté de toute prétention sur l’amitié et la fortune de ma parente, et banni de sa maison que je devais quitter le lendemain. Je rentrai dans ma chambre pour faire mon paquet, et je trouvai sur ma table une lettre du colonel Brandon qui me reprochait le déshonneur de sa pupille, et me donnait rendez-vous à Londres, pour lui rendre raison de ma conduite. Étais-je assez puni de ce que les jeunes gens appelent un passe-temps, une légèreté ? la perte de ma fortune et de toutes mes espérances de bonheur, et peut-être celle de ma vie ! Quelle nuit je passai !… Mais à quoi servaient les combats, les réflexions ? tout était fini pour moi. Je ne pouvais plus offrir à madame Dashwood un fils, et à Maria un époux ; je n’avais plus de ressources ni pour le présent, ni pour l’avenir, et j’étais rejeté pour un genre de tort qui ne pouvait que les blesser vivement et me faire repousser aussi d’elles. Ah ! combien je désirais alors que la vengeance du colonel fût complète ! avec quel plaisir, quel empressement j’allai au-devant de la mort, que j’espérais recevoir de sa main ! Je craignais bien davantage la scène qui m’attendait encore avant de quitter pour jamais le Devonshire en prenant congé de Maria. J’étais engagé à dîner chez vous ; il fallait aller m’excuser ; il fallait revoir celle que j’allais quitter pour toujours et laisser si malheureuse !

— Pourquoi la voir, M. Willoughby ? Pourquoi ne pas écrire un mot d’excuse ? Qu’était-il nécessaire de venir vous-même ? s’écria Elinor.

— C’était nécessaire à mon orgueil et à mon amour. Je ne voulais pas laisser soupçonner à personne ce qui s’était passé entre madame Smith et moi, et je voulais voir encore une fois, avant de mourir, celle que j’idolâtrais de toute la force de mon ame ; je ne croyais pas d’ailleurs la trouver seule. Je voulais encore une fois être au milieu de cette famille que la veille encore je regardais déjà comme la mienne. Oh ! quand je me rappelais avec quelles délices j’étais revenu de la chaumière à Altenham, satisfait de moi-même, content de tout le monde, enchanté de Maria, ne songeant pas plus au passé que si jamais il n’eût existé, ne vivant que dans l’avenir, me disant : Quelques heures encore, et je vais être engagé pour la vie avec celle que j’aime si ardemment !…… Ces heures étaient écoulées, et il fallait au contraire nous séparer pour jamais ! Je rassemblai toute ma fermeté pour le cacher ; mais quand je la trouvai seule, quand je vis son profond chagrin pour ce qu’elle croyait une courte absence, et ce chagrin uni à tant de confiance en moi, ah ! dieu ! dieu ! puis-je jamais l’oublier ?

— Lui promîtes-vous de revenir bientôt ?

— Je ne sais ce que je lui dis, je ne puis m’en rappeler un seul mot. Votre mère vint aussi ajouter à mon supplice par son amitié. Ah ! combien j’étais malheureux ! et j’en remerciais le ciel. Ma seule consolation était ma propre misère ; mais celle de Maria, elle m’était insupportable ! Je m’en arrachai, je partis, et… Il s’arrêta.

— Est-ce tout, monsieur ? dit Elinor qui, tout en le plaignant, s’impatientait de ce qu’il ne partît pas.

— Oui, tout, si vous voulez. Mais ne désirez-vous pas savoir comment j’ai pu devenir plus coupable et plus malheureux encore ? En peu de mots : je rencontrai le colonel ; je fus blessé, mais non pas mortellement. Pendant que j’étais dans ma chambre, livré à mes tristes réflexions, ne voyant devant moi que l’indigence la plus entière, un de mes amis me parla des bonnes dispositions de miss Sophie Grey pour moi ; il m’assura que sa belle fortune de 50 000 liv. sterling serait à moi dès que je voudrais dire un mot. Ma blessure m’avait un peu calmé. J’avais réfléchi sur ma situation ; je ne pouvais la faire partager à Maria ; je ne l’aurais pas même voulu, non plus que sa famille. Il fallait donc tâcher de l’oublier, et de m’en faire oublier. J’allais jusqu’à trouver de la générosité dans tout ce que je faisais pour y parvenir. Je laissai faire mon ami. Dès que je fus rétabli, il me mena chez miss Sophie Grey. Elle voulait se marier, et avec un homme à la mode, avec un élégant ; c’était tout ce qu’elle demandait. Moi, je ne voulais que son argent ; et nous fûmes bientôt d’accord. Maria, pensais-je, n’entendra plus parler de moi que pour apprendre que je suis marié ; sa fierté s’indignera, elle me détestera, puis elle m’oubliera, et je serai seul malheureux ; mais au moins j’aurai les distractions et les jouissances de la fortune… ; lorsqu’une lettre de Maria, datée de Londres, m’apprend qu’elle y est, qu’elle m’aime encore avec la même tendresse, et n’a pas même l’ombre d’un doute. Non, tout ce que j’éprouvai ne peut être exprimé ! Sans aucune métaphore, chaque ligne, chaque mot de ce billet fut pour moi un coup de poignard. Savoir Maria si près de moi ; être sûr que j’en étais aimé ! ah ! je n’avais pas non plus l’ombre d’un doute. Son cœur, ses opinions, son ame m’étaient trop bien connus et m’étaient encore trop chers. Mon amour, qui était à peine assoupi, se ranima avec plus de force : et j’étais engagé avec une autre ! et quelle autre, bon dieu ! D’un côté, frivolité, insensibilité, coquetterie, jalousie ; de l’autre, grandeur d’ame, tendresse inépuisable, sensibilité profonde, confiance illimitée, esprit supérieur. Dieu ! qu’ai-je laissé échapper, et qu’ai-je trouvé en échange ! Mais Maria méritait mieux qu’un dissipateur, qu’un libertin. Elle m’aurait corrigé de tout ; je serais devenu digne d’elle. À présent, quel encouragement, quel exemple ai-je pour devenir vertueux ? Ô rage ! ô désespoir ! Il se leva et se promena violemment le poing serré sur son front.

Le cœur d’Elinor avait éprouvé plusieurs fluctuations pendant cet extraordinaire entretien. Elle était actuellement touchée, attendrie sur le sort de cet homme, que la nature avait créé pour le bonheur et qui l’avait rejeté loin de lui. Mais elle crut qu’elle devait lui cacher sa compassion. — Tout ce que vous venez de dire là est de trop, M. Willoughby ; je n’ai pas de temps à perdre, vous le savez, lui dit-elle. Je vous prie donc de résumer ce que vous sentez en votre conscience, qu’il est nécessaire que j’apprenne, et rien de plus. (Il se rassit.)

— J’ai fini dans deux minutes, reprit-il. Le billet de Maria me rendit donc le plus infortuné des hommes, en me prouvant son amour et en réveillant tout le mien. Je m’étais persuadé qu’elle m’avait oublié ; j’espérais même apprendre bientôt qu’elle était bien mariée. Je ne voyais plus devant elle et moi que malheur et désespoir. Mais que pouvais-je faire ? Tout était arrangé pour mon mariage ; le contrat passé, les dispenses obtenues, le jour fixé. La retraite était impossible. Tout ce qui me restait à faire était de vous éviter toutes deux ; d’essayer de réparer un peu mes torts en les augmentant, et de prendre plus de peine pour me faire haïr que je n’en avais pris pour me faire aimer. Je ne répondis point au billet de Maria ; je ne parus point chez elle. Cependant un jour où je vous avais vues sortir toutes les trois de la maison, je me décidai d’y porter ma carte pour agir plus naturellement.

— Vous nous aviez vues ! où ? comment ?

— Tous les jours, et, souvent plus d’une fois par jour, je voyais au moins l’une de vous. Vous seriez surprise si je vous disais tous les moyens que j’employais pour cela, et combien de fois j’ai failli être découvert par les beaux yeux de Maria, qui me cherchaient sans cesse : mon refuge était une boutique, une allée ; mais me passer de voir Maria, non, c’était impossible ! Et cependant j’aurais fui au bout du monde pour qu’elle ne me vît pas ; il ne fallait pas moins que mon étude continuelle pour l’empêcher. Je n’eus garde de me trouver au bal de sir Georges, et le matin suivant je reçus un second billet de Maria. Non, vous ne pouvez vous faire une idée de sa bonté, de sa tendresse ! si affectionnée, si franche, si confiante ! Ah ! comme je me détestais moi-même, comme vous me détesteriez plus encore si vous l’aviez lu !

— Je l’ai lu, monsieur ; Maria ne m’a rien caché.

— Vous avez donc vu aussi cette infâme, cette détestable lettre qu’elle ne doit jamais me pardonner, non jamais jusqu’à ce qu’elle sache… J’en reviens à la sienne ; j’essayais d’y répondre, je ne le pus, mon courage m’abandonna. Mademoiselle Dashwood, ne me refusez pas votre pitié ; avec la tête et le cœur pleins de votre sœur, à qui je pensais sans cesse, je devais faire ma cour à une autre femme, paraître empressé, paraître heureux ! Ce ne fut pas tout encore. Vous vous rappelez cette maudite assemblée où nous nous rencontrâmes ? non, l’agonie n’est rien auprès de ce que je souffrais. D’un côté, Maria, belle comme tous les anges, appelant son Willoughby, me tendant la main, me demandant une explication avec son regard enchanteur attaché sur moi ; de l’autre côté, Sophie jalouse comme le diable, regardant tout avec une audacieuse curiosité, m’appelant d’un ton impératif. J’étais en enfer, et je m’échappai aussitôt qu’il me fût possible, mais non pas sans avoir vu la pâleur de la mort sur le visage céleste de Maria. Ce fut le dernier regard que je jetai sur elle ; je ne l’ai plus revue que dans ma pensée, où toujours elle se présente ainsi. Non, Elinor, quand vous l’avez vue mourante, elle n’a pu vous faire plus d’impression ; mais vous me jurez qu’elle est mieux, qu’elle est hors de danger.

— Je l’espère.

— Et votre pauvre mère qui l’idolâtre, elle ne lui aurait pas survécu non plus. Adieu, je pars : dites-moi seulement que je vous suis moins odieux, que vous le direz à Maria.

— Et cette lettre, monsieur, qui faillit aussi lui ôter la vie, cette lettre que vous eûtes la barbarie de lui envoyer en réponse à sa dernière, comment pouvez-vous la justifier ?

— Par un seul mot que je répugnais à dire… Elle n’est pas de moi. Qu’est-ce que vous pensez du style de ma femme ? n’est-il pas délicat, tendre ? n’est-il pas… ?

— De votre femme ! C’était votre écriture.

— Oui, j’eus l’indigne faiblesse de la copier. Il faut en finir, me dit-elle, avec Maria ou avec moi : choisissez. Le choix ne m’était plus permis ; sa fortune était nécessaire à mon honneur, à mes engagemens : et voilà où une indigne prodigalité m’avait conduit ! Pour éviter une rupture il fallut en passer par où elle voulait ; copier sous ses yeux cette lettre où je rougissais de mettre mon nom ; me séparer des billets, de la boucle de cheveux de Maria. Le porte-feuille qui les renfermait dut être livré à Sophie, et mes trésors renvoyés comme vous l’avez vu, sans pouvoir seulement les couvrir de mes baisers et de mes larmes. Malheureusement la dernière lettre de Maria me fut remise chez miss Grey, pendant que je déjeunais avec elle ; la forme, l’élégance du papier, l’écriture réveillèrent ses soupçons déjà excités par la scène de l’assemblée. C’est de votre beauté campagnarde, me dit-elle ; voyons son style. Elle l’ouvrit, la lut, fit la réponse, m’obligea de la copier, de lui livrer ce que j’avais de Maria ; et j’obéis dans une espèce de désespoir qui me faisait trouver une sorte de plaisir à me ruiner tout-à-fait dans l’opinion de cet ange, que rien n’avait pu détacher de moi, et qui allait enfin me repousser entièrement de son cœur et de sa pensée. Mon sort était décidé ; tout le reste me parut indifférent. Je fus bien aise qu’on m’eût dicté ce que je n’aurais jamais pu dire de moi-même, et d’avoir une raison de plus de mépriser, de haïr celle…

— Arrêtez, M. Willoughby, dit Elinor, c’en est assez ; je n’entendrai pas un mot de plus contre une femme qui est la vôtre, que vous avez choisie volontairement, à qui vous devez votre bien-être, votre fortune, et qui au moins a droit, en échange ; à vos égards, à votre respect. Sans doute elle vous est attachée, puisqu’elle vous a épousé ; parler d’elle avec cette légèreté, vous rend très-blâmable et ne vous justifie de rien avec Maria.

— Ne me parlez pas de madame Willoughby, reprit-il avec un profond soupir ; elle ne mérite pas votre compassion. Elle savait fort bien que je ne l’aimais pas ; si elle a voulu m’épouser, c’est qu’elle savait aussi que mes folies de jeunesse m’avaient mis dans l’affreuse dépendance de mes créanciers, et qu’elle voulait un mari qui fût dans la sienne, et qui cependant, à quelques égards, pût flatter sa vanité : elle a cru trouver cela réuni chez moi, et me fait payer bien cher son maudit argent. À présent, me plaignez-vous, mademoiselle Dashwood ? Suis-je d’un degré moins coupable à vos yeux que je ne l’étais avant cette explication ? Voilà ce que je vous conjure de me dire. — Oui, monsieur, je l’avoue ; vous avez certainement un peu changé mon opinion sur vous, et je vous trouve moins coupable que je ne le croyais, quoique vous le soyez beaucoup encore, mais plus par la tête que par le cœur ; le vôtre n’est pas méchant, et vous vous êtes rendu trop malheureux vous-même pour qu’on puisse vous haïr.

— Voulez-vous donc me promettre de répéter ce que vous venez de me dire à votre sœur, quand elle pourra vous entendre ? Rétablissez-moi dans son opinion comme je le suis dans la vôtre. Vous dites qu’elle m’a déjà pardonné ; laissez-moi me flatter qu’une meilleure connaissance de mon cœur, de mes sentimens actuels, me vaudra de sa part un pardon plus entier et mieux mérité. Dites-lui ma misère et ma pénitence ; dites-lui que jamais je n’ai été inconstant pour elle ; et si vous le voulez, dites-lui que, dans ce moment même, elle m’est plus chère que jamais.

— Je lui dirai, monsieur, tout ce qui sera nécessaire pour calmer son cœur et vous justifier sur quelques points. Puisse cette assurance adoucir vos peines ! D’ailleurs je crois que cela dépend aussi de vous. Adieu, monsieur, la soirée s’avance, et cet entretien s’est trop prolongé. Un mot encore cependant avant de nous séparer : comment avez-vous appris la maladie de ma sœur ?

— De sir Georges Middleton, que je rencontrai par hasard hier au soir dans le passage de Drury-lane. C’est la première fois que je le voyais depuis deux mois ; je mettais du soin à éviter tout ce qui pouvait me rappeler le nom de Dashwood ; et lui, plein de ressentiment contre moi depuis mon mariage, ne me cherchait pas non plus. Cette fois il ne put résister à la tentation de m’aborder, pour me dire ce qu’il croyait devoir me faire beaucoup de peine. Sa première parole fut de m’apprendre brusquement que Maria Dashwood était mourante à Cleveland, d’une fièvre nerveuse et putride ; qu’une lettre de madame Jennings, reçue ce même matin, disait le danger imminent ; que les Palmer avaient fui la contagion. Grand Dieu ! quelle accablante nouvelle ! J’ignorais même votre séjour à Cleveland, et je vous croyais à la Chaumière auprès de votre mère. Madame Willoughby eut le caprice, il y a dix jours, je crois, d’aller à Haute-Combe voir le printemps et les arbres en fleurs ; il fallut l’emmener à l’instant. À peine y fut elle, que sans regarder une feuille elle se rappela que le lendemain était le jour d’assemblée de lady Sauderson ; et vite il fallut retourner à Londres. Qui m’aurait dit, grand Dieu ! que je passais si près de Maria ; de celle dont j’étais tellement occupé que mon imagination croyait la voir partout ? En passant dans le chemin sous le temple, je crus voir de loin sa grâcieuse figure appuyée contre une des colonnes ; mais cette illusion s’évanouit bientôt, elle disparut comme l’éclair ; et ce n’était pas elle, puisque déjà elle était bien malade. Elinor, très-étonnée, se fit dire le jour, l’heure, et tout fut expliqué, et l’évanouissement trop réel de Maria, et ses larmes, et ses propos incohérens ; mais elle se garda bien de donner à Willoughby cette preuve de plus de la faiblesse de sa sœur.

— Ce que je ressentis ne peut s’exprimer, continua-t-il avec feu. Maria mourante, et peut-être des peines déchirantes que je lui avais causées, me haïssant, me méprisant dans ses derniers momens ; maudit par sa mère, par ses sœurs : ah ! ma situation était horrible ! Je ne pus la supporter ; je me décidai à partir, et à cinq heures du matin, j’étais dans mon carrosse. À présent vous savez tout. Il prit son chapeau, et s’approchant d’elle : Ne voulez-vous pas, dit-il, me donner votre main, mademoiselle Dashwood, en signe de paix et de non malveillance ? Elle ne put y résister, et posa sa main sur la sienne ; il la pressa avec affection. – Allez-vous à Londres ? lui dit-elle. – Non, répondit-il, à Haute-Combe pour quelques jours, et il retomba dans une sombre rêverie, et s’appuya contre la cheminée, semblant oublier qu’il devait partir. – Vous ne me haïssez plus, n’est-ce pas ? dit-il enfin ; vous ne me méprisez plus ?… – Je vous plains du fond de mon cœur, M. Willoughby, et je vous pardonne ; je m’intéresse à votre bonheur, et je voudrais apprendre que…

— Mon bonheur ! interrompit-il, il ne peut plus y en avoir pour moi dans ce monde ! Je traînerai ma vie comme je le pourrai ; la paix domestique est impossible avec ma femme. Si cependant je puis espérer que vous et les vôtres prendrez quelque intérêt à mes actions, ce sera du moins un motif d’être sur mes gardes…… Maria est à jamais perdue pour moi, n’est-ce pas ? même quand quelques heureuses chances de liberté……

Elinor lui lança un regard plein de reproches. – Je me tais, dit-il, et je pars moins malheureux que lorsque je suis arrivé ; elle vivra du moins ! Mais un affreux événement m’attend encore.

— Quel événement ? que voulez-vous dire ?

— Le mariage de votre sœur.

— Vous êtes dans l’erreur ; elle ne peut pas être plus perdue pour vous qu’elle ne l’est actuellement.

— Mais un autre la possédera, et je ne puis supporter cette pensée. Adieu, adieu, je ne veux pas vous arrêter plus long-temps, et diminuer peut-être l’intérêt que j’ai réveillé. Au nom du ciel ! conservez-le moi ! Adieu, adieu, puissiez-vous être heureuses !… Il quitta rapidement la chambre, et l’instant d’après Elinor entendit le roulement de son carrosse.