Raison et sensibilité/XLV

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 41-59).

CHAPITRE XLV.


Cette nuit fut également douloureuse pour les deux sœurs. Les heures s’écoulèrent les unes après les autres sans apporter de changement ; Maria dans un délire toujours croissant, et Elinor dans la plus cruelle anxiété, attendant le médecin avec impatience, et redoutant d’entendre ce qu’il allait prononcer. Une fois que ses craintes furent éveillées, elle paya bien cher sa première sécurité, et Betty, qui veillait avec elle, la torturait encore en lui parlant des tristes pressentimens de sa maîtresse. Elinor n’était pas du tout superstitieuse ; mais, qui n’a pas éprouvé qu’on le devient dans un grand danger ? Elle écoutait tout, croyait tout, s’affligeait de tout, et n’avait presque plus conservé d’espérance. Les idées de Maria étaient encore fixées par intervalles sur sa mère, et lorsqu’elle prononçait son nom en l’appelant avec vivacité, c’était un nouveau coup de poignard pour Elinor, qui se reprochait amèrement d’avoir laissé passer plusieurs jours sans la faire venir. Peut-être madame Dashwood, éclairée par sa tendresse maternelle, aurait imaginé quelque remède salutaire, qui serait à présent inutile ou trop tardif. Elle se représentait sans cesse cette tendre mère arrivant et ne retrouvant plus son enfant chéri, ou la retrouvant en délire, et n’en étant pas même reconnue.

Elle était sur le point d’envoyer encore chez M. Harris quand il arriva environ sur les cinq heures ; son opinion fut cependant moins alarmante que son délai : tout en avouant qu’il trouvait un grand changement dans l’état de sa malade, il ne la crut pas dans un danger pressant, et donna l’espoir qu’un nouveau traitement aurait plus de succès ; il en parla avec une telle confiance qu’il la communiqua à Elinor. Il partit en promettant de revenir dans trois ou quatre heures, et la laissa un peu plus calme qu’au moment de son arrivée.

Madame Jennings apprit en se levant, avec un grand chagrin, ce qui s’était passé pendant la nuit ; elle entra grondant Betty et presque Elinor de ne l’avoir pas demandée ; s’attendrissant sur le départ du colonel, sur l’émotion de madame Dashwood, sur les tourmens d’Elinor, sur les souffrances de Maria ; disant qu’il ne fallait pas désespérer, mais que pour elle, elle avait toujours prévu que cela finirait mal. Son bon cœur était réellement très-affligé. Avoir vu se flétrir par degrés cette belle fleur sous le poids meurtrier du chagrin ; la voir expirer si jeune, si aimable, si pleine de vie jusqu’au moment fatal qui brisa son cœur, c’était assez pour frapper et toucher même une personne moins intéressée dans cet événement. Maria avait plus de droits encore à la compassion de madame Jennings ; elle avait été pendant trois mois sa compagne, elle était encore sous ses soins, et c’est pendant qu’elle y était qu’on l’avait si cruellement blessée, injuriée, rendue si malheureuse. Le malheur d’Elinor aussi, qui était sa favorite, lui faisait une peine cruelle ; et quand elle se représentait celle de leur mère, qui aimait Maria, comme elle-même aimait Charlotte, la part qu’elle prenait au triste événement qui se préparait, et dont elle ne doutait pas, était aussi vive que sincère.

M. Harris fut exact à sa seconde visite ; mais il fut entièrement trompé dans son espoir sur ses derniers remèdes. Ils avaient tous manqué leur effet ; la fièvre n’était point abattue, la poitrine point dégagée ; la malade était peut être plus tranquille, mais cette tranquillité même, qui n’était qu’une pesante stupeur, augmentait ses alarmes. Elinor qui cherchait à lire dans son âme, s’en aperçut bientôt, et parut désirer d’autres avis ; mais M. Harris jugea que ce serait inutile, et ne ferait que retarder le traitement qui pouvait encore la sauver : il le proposa. Elinor accepta tout, demanda à Dieu instamment dans le fond de son cœur de bénir ces nouveaux remèdes, et conjura M. Harris de ne rien épargner. Il fit tout ce qu’il jugea nécessaire, et ressortit avec des promesses qui, cette fois, ne calmèrent pas le triste cœur d’Elinor. À force de douleur elle était calme en apparence, mais n’avait presque plus d’espoir ; et quand elle pensait à sa mère, à sa pauvre malheureuse mère, ses forces étaient près de l’abandonner. Elle resta ainsi jusqu’à midi, sans s’éloigner un instant du chevet de sa sœur, ses pensées errant tristement d’un sujet de douleur à un autre, écoutant vaguement madame Jennings, qui lui rappelait, heure par heure, tout ce que Maria avait souffert à Londres, et s’étonnait qu’elle n’y eût pas succombé. Ici, du moins, disait-elle, elle a été assez tranquille ; elle a fait ce qu’elle a voulu ; nous ne l’avons point contrariée ; elle s’est promenée seule, et n’a sûrement rien vu qui pût avoir renouvelé son chagrin. Willoughby est paisiblement à Londres avec sa femme, et ne songe pas plus à elle que si elle n’était pas au monde. Hélas ! peut-être n’y sera-t-elle bientôt plus ! Ah ! mon dieu ! quelle pitié de voir mourir cela à cet âge, et de chagrin d’amour encore, quand elle en devrait vivre. Si du moins c’était moi, etc. etc. etc. etc.

Après midi, cependant, Elinor commença à se flatter qu’elle était mieux. À peine osait-elle se l’avouer à elle-même, de crainte de se livrer encore à de fausses espérances, mais il lui parut qu’il y avait quelque léger changement dans l’état de sa sœur. Penchée sur son lit, elle l’examinait sans cesse, elle écoutait chacune de ses respirations, lui tâtait à chaque instant le pouls. Il lui parut moins intermittent ; son haleine semblait être un peu plus libre ; enfin, avec une agitation de bonheur plus difficile à cacher sous un extérieur calme que son angoisse précédente, elle se hasarda de dire à son amie qu’elle ne pouvait s’empêcher de reprendre un peu d’espoir. Madame Jennings, avec l’air du doute, alla examiner à son tour ; et quoique forcée de convenir qu’il y avait quelques légers changemens en bien, elle essaya d’empêcher Elinor de se livrer à une espérance qu’elle n’avait pas elle-même, et qui rendrait encore le coup plus affreux ; mais ce fut en vain : Elinor ne voulait plus rien entendre que la certitude de conserver sa Maria.

Une demi-heure s’écoula, et les symptômes favorables continuèrent ; d’autres même s’y joignirent et les confirmèrent. Voyez, voyez, chère amie, disait-elle à madame Jennings, sa peau est moins sèche, sa respiration moins gênée, ses lèvres moins serrées ; oh, Maria ! ma sœur, mon amie, tu nous seras rendue ! maman ne sera pas plongée dans le désespoir. Ô mon Dieu ! confirmez cette lueur d’espérance, recevez mes actions de grâces. Elle était à genoux à côté du lit ; sa bouche posa sur la main de Maria ; elle crut sentir qu’une légère pression de cette main contre ses lèvres répondait à son baiser. Oh, mon Dieu ! dit-elle à demi-voix, elle m’entend, elle me reconnaît ! Au moment même, le regard de Maria, languissant, mais plein de tendresse et sans la moindre expression d’égarement, s’attache sur elle ; elle l’entendit même prononcer faiblement : Chère Élinor ! Alors elle eut peine à contenir sa joie ; et quand M. Harris arriva, elle courut au-devant de lui, et le prenant par la main : Venez, monsieur, lui dit-elle, regardez ma sœur ; je ne me trompe point, n’est-ce pas, elle est un peu mieux ? et elle attendait en tremblant ce qu’il allait dire.

Non seulement elle est mieux, dit-il avec assurance, mais si la nuit est telle que je l’ose espérer, je réponds de sa vie. Oh, mon Dieu ! dit Élinor en joignant les mains et fondant en larmes, tandis que pendant les heures de tourmens qu’elle venait de passer, elle n’en avait pas versé une seule. Son cœur alors était serré trop douloureusement pour qu’elle pût pleurer ; à présent elles coulent sans effort et lui font du bien. Maria rendue à la vie, à la santé, à ses amis, à sa tendre mère, était une idée si douce, si consolante, qu’il lui semblait que jamais encore elle n’avait été si heureuse. Mais son bonheur n’était pas encore de la joie ; c’était une reconnaissance profonde envers l’Être suprême, trop forte pour l’exprimer par des paroles ; elle en avait aussi pour M. Harris, qui, sans être un médecin fameux, n’ayant pas même le bonnet de docteur en titre, avait déployé, dans cette occasion, un zèle et une habileté qui lui faisaient honneur. Il avait une fille de cinq à six ans qu’il aimait beaucoup et dont il parlait souvent. Elinor détacha une chaîne d’or de plusieurs tours, qui suspendait à son cou une très jolie petite montre entourée de brillans, qui était son bijou favori, et dit : M. Harris, j’ai encore une grâce à vous demander. Je crois à l’efficacité des vœux de l’innocence ; dites à votre petite Jenny de prier pour le rétablissement de ma sœur à la même heure où vous m’avez dit qu’elle était hors de danger ; et pour qu’elle ne l’oublie pas, je la prie de porter cette petite montre en souvenir de ce moment. M. Harris fut très-content de ce joli présent, et du plaisir qu’il ferait à son enfant ; il recommanda ce qu’il y avait à faire, et c’était peu de chose, mais surtout d’éviter ce qui pourrait le moins du monde agiter péniblement la malade. J’attends ma mère cette nuit, dit Elinor, pensez-vous que l’émotion de la voir puisse lui être nuisible ? – Au contraire, mademoiselle, elle en était sans cesse occupée dans ses rêveries, et en la préparant à voir madame Dashwood, elle n’en éprouvera qu’un bon effet. Mais ce sont les émotions bruyantes ou pénibles qu’il faut éviter avec soin. Cela n’était pas difficile dans une maison où il n’y avait qu’elles et leur bonne mad. Jennings : celle-ci était aussi fort contente de penser que Maria se rétablirait ; et il est juste de lui en savoir un peu gré, car elle tenait aussi beaucoup à ses pressentimens et à ses prédictions, et il fallait les abandonner ! Elle le fit sans peine, montra une véritable joie, et se promit de faire aussi un présent à ce bon M. Harris, qu’elle appela plusieurs fois : mon cher docteur, ce qui était le plus grand plaisir qu’on pût lui faire.

Elinor passa l’après midi entière à côté du lit de sa sœur, lui parlant fort peu, mais de ce qui pouvait lui faire plaisir, veillant à ce qu’elle fût bien couchée, écoutant chaque respiration. La possibilité du retour de la fièvre dans la soirée l’alarmait encore ; mais elle ne revint pas, tous les bons symptômes continuèrent. À six heures du soir elle s’endormit du sommeil le plus doux et le plus tranquille. L’heureuse Elinor n’eut plus de doute qu’elle ne fût hors de danger ; et l’arrivée de sa mère et du colonel, qu’elle avait si fort redoutée, ne fut pour elle qu’un nouveau bonheur. Elle comptait les heures et les minutes jusqu’au moment où elle pourrait leur dire : Elle nous est rendue ! et les tirer de l’horrible incertitude avec laquelle ils voyageaient. Elle plaignait le colonel peut-être plus que sa mère, qu’il avait sûrement bien ménagée, tandis que lui savait tout. Sûre qu’il aurait mis toute la diligence possible, elle les attendait au plus tard à dix heures.

À sept, laissant Maria doucement endormie, elle joignit madame Jennings dans le salon pour prendre le thé avec elle ; ses craintes l’avaient empêchée de déjeuner, et sa joie, de dîner. Elle avait donc grand besoin de prendre quelque rafraichîssement, et ce petit repas lui fut très-nécessaire. Comme elle ne s’était point couchée les deux dernières nuits, madame Jennings voulut lui persuader d’aller prendre un peu de repos en attendant l’arrivée de sa mère, lui promettant de la remplacer auprès de Maria ; mais Elinor n’avait aucun sentiment de fatigue, ni de possibilité de dormir, et ne pouvait être tranquille qu’auprès de sa sœur ; elle y remonta donc immédiatement après le thé. Madame Jennings la suivit pour s’assurer encore que le mieux se soutenait, puis elle les laissa pour aller l’écrire à ses filles et se coucher de bonne heure.

La nuit était froide et orageuse ; le vent se faisait entendre dans les corridors ; la pluie battait contre les fenêtres. Elinor pensait à ses chers voyageurs, et les plaignait d’être en chemin par ce mauvais temps ; mais cela n’empêchait pas Maria de dormir paisiblement, et elle avait de quoi faire oublier à sa mère tous les petits inconvéniens du voyage.

L’horloge sonna huit heures ; si c’en eût été dix, Elinor aurait été bien heureuse, car en même temps il lui semblait entendre le roulement d’un carrosse devant la maison. Mais sûrement c’était une erreur ; il était presque impossible qu’ils fussent déjà là. Cependant elle était si sûre d’avoir entendu quelque chose, que, malgré la difficulté qu’elle avait à le croire, elle ne put s’empêcher de passer dans un cabinet à côté, et d’ouvrir la fenêtre pour s’en assurer. Elle vit au même instant que ses oreilles ne l’avaient pas trompée. Les deux lanternes d’un coupé l’éclairèrent suffisamment pour voir qu’il était attelé de quatre chevaux, ce qui lui prouva l’excès des alarmes de sa mère, et lui expliqua la rapidité du voyage.

Jamais encore Elinor, si accoutumée à se commander à elle-même, n’en avait été moins capable qu’à ce moment. L’idée de revoir sa mère, celle de ses doutes, de ses craintes, peut-être de son désespoir ; tout la bouleversait. Et comment lui dire… La joie de savoir son enfant chéri hors de danger, lui serait peut-être aussi fatale ; elle la connaissait si vive, si sensible et si nerveuse. Mais il n’y avait pas de temps à perdre en réflexions, et disant à Betty de ne pas quitter sa sœur ; elle descendit promptement. Elle entendait aller et venir dans le vestibule, on ouvrait les portes ; elle en conclut qu’ils étaient déjà entrés dans la maison. Aussi émue qu’on peut l’être quand on va revoir une mère chérie, après une longue absence, et dans une telle circonstance, elle entre au salon pour se jeter dans ses bras, et se trouve… en présence de Willoughby.