Raison et sensibilité/XXXIII
CHAPITRE XXXIII.
Elinor trouva bientôt l’occasion de répéter cette conversation à sa sœur ; mais l’effet fut très-différent de ce qu’elle avait imaginé. Maria n’eut pas l’air d’avoir un seul doute ; elle écouta le récit avec la plus ferme et la plus soumise attention, sans faire aucune remarque, aucune objection, sans interrompre cette narration par la moindre exclamation douloureuse. Elle n’essaya point de justifier Willoughby ; elle versait des larmes, et semblait convenir par son silence qu’elle sentait que c’était impossible. Toute sa conduite prouva à Elinor que la conviction de cette perfidie avait frappé son esprit, mais sans guérir son cœur. Elle vit aussi avec satisfaction, mais avec une grande surprise, qu’elle ne cherchait plus à éviter le colonel Brandon. Quand il entrait dans le salon elle ne sortait plus ; elle ne lui parlait pas la première, mais elle lui répondait avec beaucoup de politesse et même avec une sorte de respect, et ne se permettait plus un seul mot contre lui. Ce pauvre colonel, disait-elle à Elinor, comme je l’ai mal jugé ! Il a aimé passionnément, et il a été trahi ; ah ! combien je le plains. En tout elle était plus calme, plus résignée en apparence ; mais elle n’en paraissait pas moins malheureuse. Son esprit avait pris une assiette plus tranquille, mais aussi plus mélancolique ; et toujours elle était plongée dans un profond abattement. Elle sentit plus pesamment la perte des vertus et du caractère qu’elle avait supposés à Willoughby, qu’elle n’avait senti celle de son cœur. La séduction de mademoiselle Williams ; l’abandon qui en avait été la suite ; la misère de cette pauvre jeune fille, qui contrastait si fort avec la gaîté brillante de son séducteur ; un doute sur les desseins qu’il pouvait avoir eus sur elle-même, lorsqu’il feignait si bien un amour qu’il n’avait peut-être pas : tout cela réuni l’oppressait au point de ne pouvoir plus même en parler avec Elinor ; et nourrissant en silence le chagrin qui la dévorait, elle causait plus de peine à sa sœur que si elle le lui avait confié du matin au soir.
Elles recevaient de leur mère de fréquentes lettres qui n’étaient qu’une répétition de tout ce que Maria avait dit et senti. Sa douleur égalait presque celle de cette dernière, et son indignation surpassait celle d’Elinor. Des pages entières arrivaient tous les jours, pour dire et redire toutes ses pensées, tous ses sentimens, pour exprimer sa sollicitude sur sa chère Maria, pour la supplier d’avoir un courage dont elle ne lui donnait pas l’exemple, et pour la recommander à Elinor. Malgré son désir de les revoir toutes les deux, elle insistait positivement pour qu’elles ne revinssent pas encore à Barton ; ce lieu plus que tout autre retracerait à sa pauvre Maria son bonheur passé, et nourrirait son amour et son affliction : à chaque place, disait-elle, elle verrait en imagination Willoughby comme elle l’avait vu, tendre, empressé, uniquement occupé d’elle et des moyens de lui plaire… et l’imprudente mère ne songeait pas qu’en présentant elle-même ce tableau à Maria, elle lui faisait tout le mal qu’elle voulait éviter. Elinor vit avec chagrin que chaque lettre de la Chaumière redoublait la tristesse de sa sœur ; elle en vint à croire qu’en effet madame Dashwood faisait mieux de ne pas la rappeler auprès d’elle, et qu’elles ne feraient que s’exciter ensemble aux regrets et à la douleur. Madame Dashwood les engageait à profiter de l’invitation et de la générosité de madame Jennings, et à rester au moins pendant les six semaines qu’elle avait fixées pour leur séjour à Londres : une variété d’objets, d’occupations, de société, pourraient peut-être, disait-elle, distraire sa chère Maria de ses tristes pensées et lui procurer quelqu’autre objet d’intérêt. La rencontre fortuite de Willoughby ne l’inquiétait point ; elle n’était pas à craindre ; tous leurs amis, toutes leurs connaissances partageaient sans doute son indignation et n’auraient garde de l’inviter. Maria avait même moins de chance de le rencontrer qu’à Barton ; il pouvait être obligé d’un jour à l’autre de faire une visite à madame Smith à Altenham, à l’occasion de son mariage, et même d’y amener sa femme, ce qui serait absolument insupportable, et ne manquerait pas d’arriver. Un autre motif se joignait encore à ceux-là pour engager ses filles à rester à Londres. Une lettre de M. John Dashwood lui avait annoncé que dans le milieu de février ils y seraient établis en famille. Elle désirait beaucoup que ses filles fussent à même de voir leur frère ; sans le dire elle pensait aussi que son Elinor gagnerait sûrement le cœur de madame Ferrars, et qu’elle verrait au moins une de ses filles heureuse et bien établie. Maria avait promis de se laisser guider par l’opinion de sa mère ; elle s’y soumit donc sans opposition, quoique la sienne fût absolument contraire. Maman se trompe sur tous les points, pensait-elle ; en me faisant rester à Londres, elle me prive des consolations que je trouverais dans sa tendre sympathie pour l’excès de mon malheur, et je ne serais pas forcée de voir une société dont le manque total de goût et de sentimens me repousse et me blesse, et avec laquelle je ne puis espérer un seul instant de repos. La seule chose qui lui fît prendre son parti sur cette décision, fut l’avantage d’Elinor, qui pourrait voir Edward journellement chez sa sœur. Elinor de son côté, pensant qu’avec des relations de famille aussi intimes, elle ne pourrait pas toujours éviter Edward, fortifiait son âme pour s’accoutumer à le voir, non plus comme son futur époux, mais comme celui de Lucy Stéeles, et croyait ainsi que sa mère, que dans les dispositions mélancoliques de Maria, un peu des distractions de la ville lui valait mieux qu’une solitude, remplie de si dangereux souvenirs.
Ses soins pour que sa sœur n’entendît jamais le nom de Willoughby prononcé devant elle, ne furent pas sans succès. Ni madame Jennings, ni aucun de ses enfans, sans en excepter la babillarde petite dame Palmer, ne parlaient jamais de lui devant elle ; mais ils s’en dédommageaient amplement lorsqu’elle n’était pas avec eux, ce qui arrivait souvent ; et la pauvre Elinor était obligée de supporter seule leur curiosité, leur indignation, et, ce qui était pire encore, leur pitié pour sa sœur. Sir Georges pouvait à peine croire que cela fût possible ; un homme dont il avait toujours eu bonne opinion, un si bon garçon, le meilleur écuyer et le plus habile chasseur de l’Angleterre ! et quel danseur infatigable ! c’était une chose incroyable ; il le donnait à tous les diables du plus profond de son cœur ; il ne lui dirait plus une seule parole pour tous les biens du monde, à ce scélérat, à ce trompeur ! pas même, disait-il, s’il m’offrait une de ses charmantes petites chiennes ; non, non, tout est fini avec lui.
Madame Palmer exprimait aussi sa colère à sa manière, sans savoir ce qu’elle disait ; elle était décidée aussi à rompre avec lui, et remerciait le ciel de ne pas le connaître. Elle le haïssait au point de ne pouvoir parler de lui, et contait à tout le monde ce qu’elle en savait : ce fut par elle qu’Elinor apprit toutes les particularités du mariage, chez quel sellier les voitures se faisaient, et quel peintre peignait les miniatures de l’époux et de l’épouse, et dans quel magasin on pouvait voir les parures étalées, etc. etc. Lady Middleton dit le premier jour : en vérité un homme de la bonne société ne devait pas se conduire ainsi. N’avoir pas l’air de connaître une personne chez qui il a été reçu si poliment, une parente de sir Georges, c’est très-mal. Ensuite elle n’en parla plus du tout ; mais ayant appris que madame Willoughby était une élégante qui donnait le ton et se mettait à merveille, elle pensa qu’elle embellirait ses assemblées, et se promit de lui envoyer des cartes de visites et de l’inviter au premier rout qu’elle donnerait. En attendant sa polie indifférence plaisait mieux à Elinor que le bruyant et humiliant intérêt des autres personnes de leur société, que celui même de madame Jennings, qui disait à tout le monde, comme cette pauvre Maria était malade de chagrin ; comme c’était une pitié de la voir à table sans manger, quoiqu’elle lui donnât les meilleures choses du monde. Mais qu’y faire ? tout cela n’est pas le traître Willoughby ; c’est lui qu’elle voudrait, et je ne puis pas le lui rendre, etc. etc. M. Palmer qui n’avait pas l’air de se douter qu’il y eût au monde une Maria Dashwood et un James Willoughby, était dans ce moment celui de leur société qui convenait le mieux à Elinor, excepté cependant le bon colonel qui ne parlait de Maria que sur le ton de la plus extrême délicatesse, et avec qui Elinor pouvait causer avec une confiance entière. Il trouvait dans l’amitié que cette aimable fille lui témoignait et dans la manière beaucoup plus affable de Maria, la récompense du zèle amical qu’il avait montré, en découvrant et ses chagrins et ses humiliations. Depuis qu’elle savait qu’il était très-sensible, et qu’il avait été malheureux en amour, elle le voyait sous un tout autre point de vue : il l’intéressait, et Elinor se flattait que cet intérêt s’augmenterait peu-à-peu. Mais madame Jennings qui avait mis dans sa tête que ce mariage se ferait au milieu de l’été, trouvait que les choses ne s’avançaient point assez. Le colonel lui paraissait tout aussi grave et silencieux qu’à l’ordinaire, malgré les petits encouragemens qu’elle lui donnait en lui disant tous les soirs : Colonel, vous reviendrez demain, n’est-ce pas ? et en jetant un coup-d’œil fin sur la pensive Maria. Malgré tout cela, il ne s’était pas encore adressé à elle pour parler en sa faveur, et n’osa pas s’offrir lui-même. Au bout de quelques jours elle commença à penser que ce mariage n’aurait lieu qu’en automne, et à la fin de la semaine elle décida qu’il ne se ferait jamais. La bonne intelligence qui régnait entre Elinor et le colonel, et leurs apartés, lui persuadèrent qu’il s’était tourné du côté de l’aînée, et que la belle terre de Delafort, le canal, les bosquets et le maître seraient bientôt en sa possession. Edward Ferrars ne paraissait point ; Elinor n’en parlait jamais, et madame Jennings l’oublia complètement.
Au commencement de février, quinze jours après la réception de la lettre de Willoughby, Elinor eut la pénible tâche d’apprendre à sa sœur qu’il était marié. Elle avait prié madame Jennings, qui savait tout par madame Palmer, de l’informer dès que la cérémonie aurait eu lieu, pour que Maria ne l’apprît pas par les papiers qu’elle lisait tous les matins avec empressement.
Elle reçut cette nouvelle avec un calme affecté, auquel on voyait qu’elle s’était préparée. Elle ne fit nulle observation, elle ne versa point de larmes ; mais elle s’enferma dans sa chambre toute la matinée, et quand elle en sortit, elle était presque dans le même état que le jour qu’elle reçut la fatale nouvelle.
Les nouveaux époux quittèrent la ville dès qu’ils furent mariés. Elinor fut soulagée de sentir qu’il n’y avait plus de danger de les rencontrer, et que sa sœur, qui n’était pas sortie une seule fois de la maison depuis son chagrin, pourrait au moins prendre l’air, se promener, et reprendre par degrés sa vie accoutumée.
Peu de jours après, les deux demoiselles Stéeles arrivèrent chez un de leurs modestes parens à Holborn ; mais elles n’eurent rien de plus pressé que de se présenter chez leurs connaissances du bon ton, chez leur cousine milady Middleton, et à Berkeley-Street chez leur tante madame Jennings. Elles y furent reçues avec cordialité, quoique la politesse de lady Middleton eût une nuance de protection de plus qu’elle n’avait à Barton. Elinor fut la seule qui dans le fond de son cœur fût fâchée de les voir ; la présence de Lucy lui faisait éprouver une véritable peine ; elle ne savait comment répondre à ses exagérations de fausse amitié qui la rendaient toujours plus méprisable — J’aurais été désespérée, ma chère miss Dashwood, de ne pas vous trouver encore ici, lui disait-elle, en pesant sur ce mot avec emphase ; mais j’avais toujours espéré que vous y seriez. J’étais sûre que vous resteriez à Londres, au moins tout le mois de février, quoique vous m’eussiez dit et assuré à Barton que vous repartiriez avant ; mais déjà alors j’étais convaincue que vous changeriez d’idée. Il aurait été cruel, il est vrai, de partir avant l’arrivée de votre frère, de votre belle-sœur… et de la famille. Actuellement je suis sûre que vous n’êtes pas du tout pressée de vous en aller. Je suis au comble de la joie que vous n’ayez pas tenu votre parole.
Elinor la comprit parfaitement, et mit en usage toute la force de son esprit pour qu’elle ne s’en aperçût pas. — Je suppose que vous irez demeurer avec monsieur et madame John Dashwood dès qu’ils seront à la ville, reprit Lucy avec affectation.
— Non, je ne le crois pas, répondit Elinor.
— Oh ! oui, oui, j’en suis sûre, il en sera tout de même que de votre retour à la Chaumière au bout d’un mois. Elinor lui laissa croire ce qu’elle voulait et ne répondit rien.
— Comme c’est délicieux pour vous, chère Elinor, que votre maman vous permette une si longue absence et puisse se passer de vous aussi long-temps.
— Aussi long-temps ! s’écria madame Jennings ; ne dites donc pas cela, Lucy ; leur visite ne fait que de commencer.
Lucy se tut avec l’air mécontent.
— Je suis fâchée que nous ne puissions pas voir votre sœur, dit mademoiselle Anna, est-ce qu’elle est malade ? On prétend qu’elle a ses raisons, et je les comprends bien. On ne trouve pas facilement un homme tel que M. Willoughby, et c’est vraiment une grande perte. Elle est donc bien désolée, la pauvre Maria ?
— Elle le sera certainement, mesdames, de n’avoir pas le plaisir de vous voir, dit Elinor avec une noble simplicité ; elle a aujourd’hui un très-grand mal de tête qui la force à garder sa chambre.
— Un mal de tête ! quel malheur ! je la plains beaucoup je vous assure ; mais ne pourrait-elle pas également voir d’anciennes amies de campagne comme nous, avec qui elle peut ouvrir son cœur en entier ? Rien ne soulage mieux : nous allons monter chez elle.
— Je crois, dit Elinor un peu sèchement, que pour la migraine le silence et le repos valent mieux. Elle commençait à les trouver impertinentes au point qu’elle ne pouvait presque plus se modérer. Lucy lui épargna la peine d’une réprimande ; elle en fit une très-sèche à sa sœur ainée sur son manque d’usage et de politesse. Elinor trouva que celle qui grondait aurait mieux encore mérité la gronderie, et la vit partir avec plaisir.