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Raoul de Cambrai/Texte entier

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TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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 384
SOCIÉTÉ


DES


ANCIENS TEXTES FRANÇAIS



RAOUL DE CAMBRAI














_______

Le Puy, imprimerie de Marchessou fils, boulevard Saint-Laurent, 23.
RAOUL


DE CAMBRAI

CHANSON DE GESTE

PUBLIÉE PAR


MM. P. MEYER & A. LONGNON



PARIS

LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT ET Cie,

56, Rue Jacob, 56

M DCCC LXXXII

Publication proposée à la Société le 13 juillet 1876.

Approuvée par le Conseil le 9 mai 1877, sur le rapport d’une commission composée de MM. Baudry, Michelant et G. Paris.


Commissaire responsable :
M. G. Paris.
INTRODUCTION.

La première édition de la chanson de Raoul de Cambrai a été publiée en 1840[1] dans cette collection des Romans des douze pairs qui commença, il y a un demi-siècle, l’œuvre, souvent interrompue et souvent reprise, de la publication de notre vieille littérature épique. Si nous avons cru pouvoir proposer à la Société des Anciens Textes français une nouvelle édition de Raoul de Cambrai, alors que tant d’autres de nos anciens poèmes sont encore inédits, c’est qu’il nous a paru que l’importance véritablement exceptionnelle de l’ouvrage justifiait notre entreprise ; c’est aussi parce que nous nous sommes crus en mesure d’apporter au travail du premier éditeur des améliorations considérables. Nous avons pu, en effet, par une collation attentive de l’unique manuscrit qu’on possède de Raoul de Cambrai, rectifier un grand nombre de fausses lectures qui souvent rendent inintelligible le texte de la première édition[2]. Nous avons même rétabli quelques vers omis par notre devancier[3]. De plus, si nous n’avons pas réussi à découvrir un second manuscrit de ce poème si intéressant, mais parfois si corrompu par la négligence des copistes, il nous a du moins été loisible de faire usage de notes du président Fauchet, parmi lesquelles se trouve la copie, faite d’après un ms. perdu, d’environ 250 vers de notre poème. On verra plus loin que de ces extraits peuvent se déduire d’utiles notions sur la composition de la chanson ; bornons-nous à dire pour le moment que nous y avons recueilli, outre d’importantes variantes, plusieurs vers qui manquent dans le manuscrit unique du poème, où malheureusement plusieurs feuillets ont été enlevés. Enfin nous croyons avoir recueilli sur les personnages mis en scène, sur la formation du poème, sur son histoire pendant le moyen âge, un certain nombre de témoignages qui, jusqu’à ce jour, n’avaient point été utilisés.


I. - ANALYSE DU POÈME


La chanson de Raoul de Cambrai se divise, à première vue, en deux parties très distinctes par le fond et par la forme. Jusqu’à la tirade CCXLIX inclusivement le poème est rimé, à partir de la tirade CCL il est en assonances. Contrairement à l’opinion qui, de prime abord, semblerait la plus probable, c’est la partie rimée qui est la plus ancienne. Le reste est une continuation sensiblement plus récente. Nous verrons plus loin que le manuscrit utilisé par Fauchet ne contenait que la partie en rimes. Mais nous croyons que les deux cent quarante-neuf premières tirades du poème ont été originairement composées en assonances. Les hémistiches de pur remplissage, les innombrables chevilles dont abonde cette partie de la chanson décèlent la main d’un réviseur assez malhabile qui aura cru apporter au vieux poème un sensible perfectionnement en substituant des rimes aux assonances un peu rudes dont s’était contenté l’auteur primitif. Ce travail de révision, auquel bien peu de nos anciennes chansons de geste ont échappé, a dû être opéré vers la fin du xiie siècle, et c’est peu après qu’un auteur inconnu s’est avisé de souder à l’ancien poème mis en rimes une continuation qui n’a plus rien du caractère en même temps historique qu’héroïque de l’œuvre primitive. Au temps où la rime tendait à se substituer à l’assonance, certains romanciers restaient fidèles à l’ancienne mode. Nous possédons des poèmes, Huon de Bordeaux, par exemple, qu’on ne saurait faire remonter plus haut que la seconde moitié du xiie siècle, dans lesquels règne encore l’assonance. Nous ne devons donc pas être surpris qu’il se soit trouvé un versificateur de la vieille école pour continuer en assonances le poème qui venait d’être mis en rimes.

L’analyse qui suit fera ressortir la différence de conception et de ton qui sépare les deux œuvres mises bout à bout.

Le comte Raoul Taillefer, à qui l’empereur de France avait, en récompense de ses services, concédé le fief de Cambrai et donné sa sœur en mariage, est mort, laissant sa femme, la belle Aalais, grosse d’un fils. Ce fils, c’est Raoul de Cambrai, le héros du poème. Il était encore petit enfant lorsque l’empereur voulut, sur l’avis de ses barons, donner le fief de Cambrai et la veuve de Raoul Taillefer au manceau Gibouin, l’un de ses fidèles. Aalais repoussa avec indignation cette proposition, mais, si elle réussit à garder son veuvage, elle ne put empêcher le roi de donner au manceau le Cambrésis[4].

Cependant le jeune Raoul grandissait. Lorsqu’il eut atteint l’âge de quinze ans, il prit pour écuyer un jeune homme de son âge, Bernier, fils bâtard d’Ybert de Ribemont. Bientôt le jeune Raoul, accompagné d’une suite nombreuse, se présente à la cour du roi qui le fait chevalier et ne tarde pas à le nommer son sénéchal.

Après quelques années, Raoul, excité par son oncle Guerri d’Arras, réclame hautement sa terre au roi. Celui-ci répond qu’il ne peut en dépouiller le manceau Gibouin qu’il en a investi. « Empereur, » dit alors Raoul, « la terre du père doit par droit revenir au fils. Je serais blâmé de tous si je subissais plus longtemps la honte de voir ma terre occupée par un autre. » Et il termine par des menaces de mort à l’adresse du manceau (tirade xxxiv). Le roi promet alors à Raoul de lui accorder la première terre qui deviendra vacante. Quarante otages garantissent cette promesse.

Un an après, le comte Herbert de Vermandois vient à mourir. Raoul met aussitôt le roi en demeure d’accomplir sa promesse. Celui-ci refuse d’abord : le comte Herbert a laissé quatre fils, vaillants chevaliers, et il serait injuste de déshériter quatre personnes pour l’avantage d’une seule. Raoul, irrité, ordonne aux chevaliers qui lui ont été assignés comme otages de se rendre dans sa prison (tir. xli). Ceux-ci vont trouver le roi qui se résigne alors à concéder à Raoul la terre de Vermandois, mais sans lui en garantir aucunement la possession. Douleur de Bernier, qui, appartenant par son père, au lignage de Herbert, cherche vainement à détourner Raoul de son entreprise (tir. xlvi).

Malgré les prières de Bernier, malgré les sages avertissements de sa mère, Raoul s’obstine à envahir la terre des fils Herbert. Au cours de la guerre, le moutier d’Origny est incendié, les religieuses qui l’habitaient périssent dans l’incendie, et parmi elles Marsens, la mère de Bernier, sans que son fils puisse lui porter secours. Par suite, une querelle surgit entre Bernier et Raoul. Celui-ci, emporté par la colère, injurie gravement son compagnon et finit par le frapper d’un tronçon de lance. Bientôt revenu de son emportement, il offre à Bernier une éclatante réparation, mais celui-ci refuse avec hauteur et se réfugie auprès de son père, Ybert de Ribemont (tir. lxxxviii).

Dès lors commence la guerre entre les quatre fils de Herbert de Vermandois[5] et Raoul de Cambrai. Les quatre frères rassemblent leurs hommes sous Saint-Quentin. Avant de se mettre en marche vers Origny, ils envoient porter à Raoul des propositions de paix qui ne sont pas acceptées. Un second messager, qui n’est autre que Bernier, vient présenter de nouveau les mêmes propositions. Raoul eût été disposé à les accueillir, mais son oncle, Guerri d’Arras, l’en détourne. Bernier défie alors son ancien seigneur : il veut le frapper, et se retire poursuivi par Raoul et les siens. Bientôt le combat s’engage. Dans la mêlée, Bernier rencontre son seigneur et de nouveau il lui offre la paix. Raoul lui répond par des paroles insultantes. Les deux chevaliers se précipitent l’un sur l’autre et Raoul est tué (tir. cliv).

Guerri demande une trêve jusqu’à ce que les morts soient enterrés. Elle lui est accordée, mais, à la vue de son neveu mort, sa colère se réveille et il recommence la lutte. Il est battu et s’enfuit avec les débris de sa troupe (tir. clxxii).

On rapporte à Cambrai le corps de Raoul. Lamentations d’Aalais. Sa douleur redouble quand elle apprend que son fils a été tué par le bâtard Bernier. Son petit-fils Gautier vient auprès d’elle : c’est lui qui héritera du Cambrésis. Il jure de venger son oncle. Heluis de Ponthieu, l’amie de Raoul, vient à son tour pleurer sur le corps de celui qu’elle devait épouser. On enterre Raoul (tir. clxxxii).

Plusieurs années s’écoulent[6]. Gautier est devenu un jeune homme, il pense à venger son oncle. Guerri l’arme chevalier, et la guerre recommence. Un premier engagement a lieu sous Saint-Quentin. Gautier se mesure par deux fois avec Bernier et à chaque fois le désarçonne. À son tour, Bernier, qui a vainement offert un accord à son ennemi, vient assaillir Cambrai. Gautier lui propose de vider leur querelle par un combat singulier. Au jour fixé, les deux barons se rencontrent, chacun ayant avec soi un seul compagnon : Aliaume de Namur est celui de Bernier, et Gautier est accompagné de son grand-oncle Guerri. Le duel se prolonge jusqu’au moment où les deux combattants, couverts de blessures, sont hors d’état de tenir leurs armes. Mais un nouveau duel a lieu aussitôt entre Guerri et Aliaume. Ce dernier est blessé mortellement ; Gautier, un peu moins grièvement blessé que Bernier, l’assiste à ses derniers moments. Bernier, qui est cause de ce malheur, car c’est lui qui a excité Aliaume à se battre, accuse Guerri d’avoir frappé son adversaire en trahison. Fureur de Guerri qui se précipite sur Bernier et l’aurait tué si Gautier ne l’avait protégé. Bernier et Gautier retournent l’un à Saint-Quentin, l’autre à Cambrai (tir. ccxix).

Peu après, à la Pentecôte, l’empereur mande ses barons à sa cour, Guerri et Gautier, Bernier et son père Ybert de Ribemont se trouvent réunis à la table du roi. Guerri frappe Bernier sans provocation. Aussitôt une mêlée générale s’engage, et c’est à grand’peine qu’on sépare les barons. Il est convenu que Gautier et Bernier se battront de nouveau. Ils se font de nombreuses blessures. Enfin, par ordre du roi, on les sépare, quand tous deux sont hors d’état de combattre. Le roi les fait soigner dans son palais, mais il a le tort de les mettre trop près l’un de l’autre, dans la même salle, où ils continuent à s’invectiver (tir. ccxxxvi).

Cependant dame Aalais arrive aussi à la cour du roi son frère. Apercevant Bernier, elle entre en fureur, et, saisissant un levier, elle l’eût assommé, si on ne l’en avait empêchée. Bernier sort du lit, se jette à ses pieds. Lui, ses oncles et ses parents implorent la merci de Gautier et d’Aalais qui finissent par se laisser toucher. La paix est rétablie au grand désappointement du roi contre qui Guerri se répand en plaintes amères, l’accusant d’avoir été la cause première de la guerre[7]. Le roi choisit ce moment pour dire à Ybert de Ribemont que, lui mort, il disposera de la terre de Vermandois. « Mais, » répond Ybert, « je l’ai donnée l’autre jour à Bernier. — Comment, diable ! » répond le roi, « est-ce qu’un bâtard doit tenir terre ? » La querelle s’envenime, les barons se jettent sur le roi qui est blessé dans la lutte. Ils se retirent en mettant le feu à la cité de Paris, et chacun retourne en son pays, tandis que le roi mande ses hommes pour tirer vengeance des barons qui l’ont insulté (tir. ccxlix).

C’est ici que s’arrête la partie rimée du poème. Ce qui suit a le caractère d’un roman d’aventures.

Gautier est revenu à Cambrai, Guerri est à Arras avec Bernier, devenu son ami.

L’accord a été fait, au sujet de la mort de Raoul, grâce à l’entremise d’un saint abbé. Or, Guerri avait une fille nommée Béatrix, qui devient amoureuse de Bernier et ne tarde pas à lui avouer son amour dans les termes les moins équivoques. Bernier, mu par un sentiment de délicatesse, hésite d’abord : il ne peut, lui bâtard, prétendre à la main d’une fille qui a pour père un aussi haut baron que Guerri d’Arras. Aussi ne la demandera-t-il pas. Mais, si on la lui offre, il ne refusera pas. Guerri, pressé par sa fille, intervient, et les deux jeunes gens se fiancent (tir. cclvi).

Bernier se rend à Saint-Quentin auprès de son père, qui apprend avec joie le bonheur qui vient d’écheoir à son fils. Il s’engage à donner Ribemont en douaire à la jeune fille. Sur ces entrefaites, on apporte la nouvelle que le roi de France est à Soissons et se prépare à envahir la terre d’Ybert de Ribemont. Celui-ci se hâte de rassembler ses hommes et marche sur Soissons. Dans le combat qui s’engage avec les troupes royales, le manceau Gibouin, cause première de la guerre où périt Raoul, est tué par Bernier et le roi est abattu de son cheval par Ybert. Les deux barons ne veulent pas pousser à bout leur succès ; ils se souviennent que c’est contre le roi leur seigneur qu’ils combattent, et se retirent sans être poursuivis, emmenant leurs prisonniers et leur butin (tir. cclxiv).

Gautier ne tarde pas à se rendre à Arras pour épouser sa fiancée. Le mariage célébré, il se met en route, accompagné de son père, de Gautier et d’une suite nombreuse, pour Saint-Quentin. Mais le roi les a fait épier. Ils tombent dans une embuscade ; Ybert, Gautier et Béatrix sont pris et emmenés à Paris. Bernier échappe à grand’peine et vient se réfugier à Arras auprès de Guerri (tir. cclxvi).

Le roi, de retour à Paris, veut donner en mariage Béatrix à l’un de ses fidèles, Herchambaut de Ponthieu, seigneur d’Abbeville. Celle-ci refuse et se répand en lamentations. Le roi, hors de lui, veut la livrer à ses écuyers. Mais la reine la protège et la prend sous sa garde. Entre temps, Bernier apprend par un espion qui a pu pénétrer jusqu’auprès de la jeune fille, que dans peu de jours le roi se propose de la donner à Herchambaut. Un parlement sera tenu à cet effet hors Paris, à Saint-Cloud. Bernier et Guerri viennent s’embusquer avec trois mille chevaliers dans la forêt de Rouvroi[8]. Ils reprennent de vive force la jeune fille et font un grand nombre de prisonniers, entre lesquels la reine et son fils, le petit Lohier. Le roi échappe à grand’peine par la Seine, en bateau. Peu après, la paix est faite, à condition que les prisonniers seront rendus de part et d’autre (tir. cclxxxi).

Bernier vivait paisiblement depuis plus de deux ans lorsque l’idée lui vint de se rendre en pèlerinage à Saint-Gilles. Il avait, en sa vie, tué bien des hommes, entre lesquels son seigneur Raoul, et il voulait, par l’entremise du saint, faire sa paix avec Dieu. Il se mit donc en route pour Saint-Gilles, accompagné de sa femme et de son neveu Savari. À peine y était-il arrivé que sa femme accoucha d’un fils, qui reçut le nom de Julien de Saint-Gilles.

Sur ces entrefaites, le roi Corsuble et l’émir de Cordoue envahirent le pays et vinrent assiéger Saint-Gilles. Bernier monte aussitôt à cheval et, à la tête d’une poignée d’hommes, il se porte au-devant des Sarrasins. Malgré sa valeur, il est fait prisonnier, et les Sarrasins l’emmènent avec eux en Espagne, emportant son fils nouveau-né dont il se trouve séparé. Sa femme est ramenée à Ribemont par Savari (tir. cclxxxiv).

La nouvelle du malheur de Bernier ne tarde pas à parvenir jusqu’au roi ; le messager qui la lui apporte, enchérissant sur ce qu’il avait entendu dire, annonce que Bernier a péri dans le combat. Sur ce, Herchambaut de Ponthieu demande au roi de lui donner Béatrix, qui, déjà une première fois, lui a été enlevée par Bernier. Il promet au roi de riches présents et obtient son consentement. Le roi, en effet, décide Guerri à lui livrer sa fille qui est aussitôt, malgré sa résistance, mariée à Herchambaut. Celui-ci l’emmène à Abbeville où il célèbre ses noces. Mais voilà qu’arrive un médecin ambulant qui offre des remèdes merveilleux, entre lesquels une herbe qui a la propriété de mettre la dame qui la porterait sur elle à l’abri de toutes les tentatives qu’on pourrait faire contre sa vertu. Béatrix s’empresse d’en acheter, et l’expérience lui prouve que le médecin ne l’a pas trompée (tir. ccxci).

Cependant Bernier était toujours dans la prison du roi Corsuble. Un événement imprévu l’en fit sortir. Un roi sarrasin nommé Aucibier vint assiéger la cité de Corsuble. Doué d’une force extraordinaire, en même temps qu’animé de sentiments chevaleresques, il défie en combat singulier les hommes de Corsuble. Trois d’entre eux sont successivement vaincus et tués par lui. Corsuble ne savait plus qui envoyer contre lui lorsque le gardien de sa prison lui donna le conseil d’appeler à son aide Bernier, en lui promettant la liberté. On fait sortir Bernier de prison, on le fait manger, on l’arme et on l’envoie jouter contre Aucibier. Bernier réussit, non sans peine, à battre son redoutable adversaire, dont il rapporte la tête à Corsuble. Joie de celui-ci qui fait à Bernier les offres les plus magnifiques pour le retenir auprès de lui, mais qui consent toutefois à le laisser partir après l’avoir comblé de présents[9] (tir. ccxcvii).

Mais Bernier n’était pas au bout de ses peines. Il se rend d’abord à Saint-Gilles, et là on lui apprend que sa femme est retournée à Ribemont, tandis que son fils Julien a été emmené par les Sarrasins. Il se remet en route, arrive à Ribemont, où Savari lui conte comment Béatrix a été livrée à Herchambaut par le roi, avec la connivence de Guerri. Bernier se dispose aussitôt à reconquérir sa femme, mais d’abord il veut savoir quels sont ses sentiments à son égard. Il se déguise en marchand de remèdes et se rend à Abbeville. Là, il rencontre Béatrix, apprend de sa bouche qu’elle n’a pas cessé d’aimer son premier époux, et qu’elle a réussi jusqu’ici à se préserver des atteintes du second. Herchambaut lui-même fait bon accueil au prétendu médecin et lui demande une recette qui lui rende le libre exercice de ses facultés. Le faux médecin lui assure qu’il n’y a qu’à se baigner avec sa femme dans une source voisine. Béatrix, qui n’a pas reconnu son époux, se montre d’abord très peu disposée à se prêter à cette expérience ; elle s’enfuit dans une abbaye voisine, mais, enfin, on réussit à lui faire savoir qu’il s’agit d’une ruse combinée par Bernier pour la délivrer, et, dès lors, elle manifeste un empressement qui contraste singulièrement avec la répugnance qu’elle avait manifestée tout d’abord. On se rend à la source, et, tandis qu’Herchambaut y fait ses ablutions, attendant que sa femme vienne l’y rejoindre, celle-ci s’enfuit à cheval avec Bernier (tir. cccxvii).

Bernier eut de sa femme un second fils qui fut nommé Henri ; Mais il n’oubliait pas Julien, et, au bout de quelques années, il partit pour l’Espagne dans l’espoir d’obtenir de ses nouvelles. Il se rendit d’abord auprès du roi Corsuble qu’il trouva en guerre avec l’émir de Cordes. Il lui offrit naturellement ses services qui furent acceptés de grand cœur. L’émir de Cordes avait confié son oriflamme à un jeune chevalier nommé Corsabré qui s’était acquis un grand renom de vaillance, et qui n’était point autre que Julien, le fils de Bernier. Le père et le fils se rencontrent dans la mêlée, et c’est le fils qui a le dessous[10]. Le voyant prisonnier, les hommes qu’il était chargé de conduire prennent la fuite, et Corsuble se trouve pour la seconde fois délivré de ses ennemis grâce à la vaillance de Bernier. Aussi, ne mettant point de bornes à sa gratitude, cherchera-t-il à retenir auprès de lui son sauveur, en lui offrant la moitié de son royaume. « Je suis venu pour autre chose », répond Bernier. Et il lui demande des nouvelles de Julien. Corsuble ne peut lui en donner. Mais il y avait là, parmi les prisonniers, un vieillard qui jadis avait recueilli à Saint-Gilles Julien nouveau-né, qui l’avait élevé, et maintenant se lamentait en pensant que son fils adoptif allait être mis à mort. Le voyant pleurer, Bernier l’interroge et reconnaît, d’après ses réponses, que Corsabré, celui qu’il a vaincu et fait prisonnier, n’est autre que son fils Julien. Il obtient de Corsuble que le jeune homme lui soit rendu, et retourne en France comblé de présents. Chemin faisant, il s’arrête à Saint-Gilles. Le seigneur du lieu, qui avait autrefois tenu l’enfant Julien sur les fonts baptismaux, s’engage à laisser après lui sa terre à son filleul. Bernier et Julien arrivent à Saint-Quentin où ils sont accueillis avec joie par Béatrix et le jeune Henri. Le vieux Guerri d’Arras lui-même, qui s’était tenu à l’écart depuis le moment où Bernier avait repris sa femme à Herchambaut, se rend auprès de son gendre qui consent à lui pardonner sa conduite déloyale d’autrefois. Cependant Béatrix n’est pas sans défiance à l’égard de son père. Au bout de quelques jours, Bernier et Guerri ont l’idée de se rendre tous deux en pèlerinage à Saint-Jacques. Béatrix les voit partir ensemble avec inquiétude. Elle engage vivement son époux à se tenir sur ses gardes. Les deux barons accomplissent leur pèlerinage. Au retour, comme ils passaient près d’Origny, Bernier poussa un soupir. Guerri lui en demande la raison. Bernier hésite à répondre ; poussé par Guerri, il lui dit : « Il me souvient de Raoul le marquis. Voici le lieu où je l’ai tué. » Guerri fut saisi d’un profond ressentiment qu’il dissimula d’abord. Mais le soir, comme ils s’étaient arrêtés pour faire boire leurs chevaux, il décrocha sans bruit l’un de ses étriers, et, frappant Bernier, lui fendit le crâne. Puis il s’enfuit au galop. On relève Bernier, qui meurt après avoir pardonné à Guerri et confessé ses péchés à Savari. Puis on ramène le corps à Ancre où se trouvait Béatrix (tir. cccxxxviii).

Douleur de Béatrix. Funérailles de Bernier. Ses fils mandent leurs hommes et se dirigent vers Arras. Leur mère les supplie d’épargner la vie de leur grand-père, et de se contenter de l’emprisonner pour le restant de ses jours, s’ils peuvent le prendre. Guerri se prépare à la défense et appelle à son secours Gautier. Le combat s’engage devant Arras. Savari est tué par Gautier. Ce dernier à son tour périt de la main de Julien. Le vieux Guerri rentre dans Arras, et du haut des créneaux, implore la merci de Julien. Celui-ci repousse sa prière et ordonne l’assaut. Mais Guerri se défend avec énergie et les assaillants sont repoussés. La nuit venue, le vieillard monta à cheval et sortit de la cité pour aller en exil. On ne sait ce qu’il devint ; on dit qu’il se fit ermite. Henri eut la cité d’Arras et devint seigneur d’Artois ; Julien revint à Saint-Quentin et fut, par la suite, comte de Saint-Gilles.


II. — L’ÉLÉMENT HISTORIQUE DANS RAOUL DE CAMBRAI


Cherchons maintenant dans l’histoire quels événements ont pu être le point de départ de cette longue suite de récits.

Le héros de notre poème a cela de commun avec Roland, que sa mort est racontée brièvement par un annaliste contemporain, mais en des termes suffisamment précis pour qu’il ne soit pas possible de révoquer en doute le caractère historique d’une portion importante de la première partie de Raoul de Cambrai

« En l’année 943, écrit Flodoard, mourut le comte Herbert. Ses fils l’ensevelirent à Saint-Quentin, et, apprenant que Raoul, fils de Raoul de Gouy, venait pour envahir les domaines de leur père, ils l’attaquèrent et le mirent à mort. Cette nouvelle affligea fort le roi Louis[11]. »

La seule chose qui, dans les paroles du chanoine de Reims, ne concorde qu’imparfaitement avec le poème, c’est le nom du père de Raoul. Mais cette différence est certainement plus apparente que réelle, car, si Flodoard le nomme Raoul de Gouy et non Raoul de Cambrésis, nous savons d’ailleurs que ce Raoul, mort dix-sept ans auparavant, avait été « comte », et, selon toute vraisemblance, comte en Cambrésis, puisque Gouy était situé dans le pagus ou comitatus Cameracensis[12], au milieu d’une région forestière, l’Arrouaise, dont les habitants sont présentés par le poète comme les vassaux du jeune Raoul de Cambrai[13] .

Raoul de Gouy ne doit pas être distingué de ce « comte Raoul » qui, en 921, semble agir en qualité de comte du Cambrésis, lorsqu’avec l’appui de Haguenon, le favori de Charles le Simple, il obtient de ce prince que l’abbaye de Maroilles soit donnée à l’évêque de Cambrai[14] . Quoi qu’il en soit, Raoul de Gouy prit une part active aux événements qui suivirent la déchéance de Charles le Simple : ainsi, il accompagnait, en 923, les vassaux de Herbert de Vermandois et le comte Engobrand dans une heureuse attaque du camp des Normands qui, sous le commandement de Rögnvald, roi des Normands des bouches de la Loire, étaient venus, à l’appel de Charles ravager la portion occidentale du Vermandois[15]. Ses terres, on ne sait pourquoi, furent exceptées deux ans après (925), ainsi que le comté de Ponthieu et le marquisat de Flandre, de l’armistice que le duc de France, Hugues le Grand, conclut alors avec les Normands[16]. Raoul de Gouy terminait, vers la fin de l’année 926[17], une carrière qui, malgré sa brièveté, paraît avoir été celle d’un homme fameux en son temps.

La chronique de Flodoard, d’où nous tirons le peu qu’on sait de Raoul de Gouy, offre aussi quelques renseignements sur sa parenté. Raoul avait probablement perdu son père dès son enfance, car l’annaliste rémois en l’appelant « fils de Heluis[18]», nous fait seulement connaître le nom de sa mère : celle-ci, remariée à Roger, comte de Laon, qui lui donna plusieurs fils, devint veuve pour la seconde fois, peu de temps après la mort de Raoul de Gouy[19].

Le premier éditeur de Raoul de Cambrai s’est donc, on le voit, complètement trompé en considérant le héros de son poème comme le fils d’un comte Raoul qui fut tué, en 896, par Herbert Ier, comte de Vermandois[20], et dont il fait un comte de Cambrai sur la foi de Jean d’Ypres, chroniqueur du xive siècle[21]. Mais, outre qu’il n’est point assuré que ce Raoul, frère cadet de Baudouin II, comte de Flandre, ait été comte de Cambrai[22], il ne semble avoir laissé qu’un fils du nom de Baudouin, communément nommé Bauces (Balzo), lequel mourut en 973 dans un âge fort avancé, après avoir gouverné la Flandre comme tuteur du jeune comte Arnoul II, son parent[23]. C’est encore à tort, on le voit, que M. Edward Le Glay présente ce Bauces comme le petit-fils du comte Raoul, mort en 896, et qu’il lui donne pour père le Raoul tué en 943 en combattant les fils Herbert, c’est-à-dire le héros de notre poème[24].

Dans le peu que nous savons du comte Raoul de Gouy, le prototype du Raoul Taillefer de la chanson de geste, il est possible de voir une confirmation des vers 992-993, où Aalais rappelle au jeune Raoul que son père fut toujours l’ami du comte Herbert, aux enfants duquel il veut disputer le fief de Vermandois[25]: on se souvient, en effet, que Raoul de Gouy combattait les Normands en 923, à la tête ou aux côtés des vassaux d’Herbert. Quant au surplus des renseignements que le poème donne sur Raoul, il n’est point possible d’établir leur véracité, mais on peut montrer qu’ils n’ont rien de contraire à la vraisemblance.

Selon le poème, Raoul Taillefer aurait épousé Aalais, sœur du roi Louis[26], qu’il aurait laissée, en mourant, grosse de Raoul, le futur adversaire des fils Herbert. Ces circonstances sont loin d’être invraisemblables. Aalais est, en effet, le nom d’une des nombreuses sœurs du roi Louis d’Outremer, issues du mariage de Charles le Simple avec la reine Fréderune[27], et il n’est pas impossible qu’en 926, date de la mort de Raoul de Gouy, elle fût mariée à l’un des comtes qui avaient été les sujets de son père[28] ; d’autre part, en supposant que Raoul de Gouy, mort prématurément en 926, ait laissé sa femme enceinte d’un fils, ce fils posthume, lors de la mort de Herbert de Vermandois, en 943, aurait eu dix-sept ans environ, âge qui n’est en désaccord ni avec le texte de Raoul de Cambrai[29], ni avec ce que nous savons de l’époque carolingienne, car en ce temps on entrait fort jeune dans la vie active et surtout dans la vie militaire ; ainsi, pour n’en citer qu’un exemple entre tant d’autres, un roi carolingien, Louis III, celui-là même dont un poème en langage francique et la chanson de Gormond célébrent la lutte contre les Normands, Louis III mourut âgé au plus de dix-neuf ans, un an après avoir battu les pirates du Nord, deux ans après qu’il eût conduit une expédition en Bourgogne contre le roi Boson.

Quoi qu’il en soit de l’origine de la comtesse Aalais, femme de Raoul de Gouy, son souvenir se conserva durant plusieurs siècles dans l’église cathédrale de Cambrai et dans l’abbaye de Saint-Géry de la même ville, à raison de legs qu’elle leur avait faits pour le repos de l’âme de son malheureux fils ; c’est du moins ce qu’attestent une charte de Liebert, évêque de Cambrai, rédigée vers 1050[30], et la chronique rimée vers le milieu du xiiie siècle par Philippe Mousket[31].

Le caractère historique de la première partie de Raoul étant établi, il n’y a point lieu de s’étonner que les principaux personnages de la chanson de geste, tels, par exemple, que Guerri le Sor et Ybert de Ribemont ne soient pas plus que Raoul de Cambrai des personnages imaginaires ; mais le trouvère, auquel nous devons la seule version parvenue jusqu’à nous, a sans doute, ici encore, élevé quelque peu la situation sociale de ces barons, et, suivant en cela la tendance bien connue de l’école épique d’alors, il leur a supposé des liens de parenté fort étroits avec des barons dont ils n’étaient tout d’abord que les alliés[32].

Guerri le Sor, dont le poète du xiie siècle fait un oncle paternel de Raoul de Cambrai, semble tout d’abord un personnage fabuleux, car il nous est présenté comme comte d’Arras. Or, pendant le second quart du xe siècle, le comté d’Arras fut successivement possédé par le comte Aleaume et Arnoul de Flandre[33]. Le nom de Guerri le Sor, qui paraît n’avoir aucun lien avec l’histoire réelle d’Arras, se retrouve cependant sous la plume de plusieurs chroniqueurs wallons, mais il désigne alors un chevalier hennuyer qui fut la tige de l’illustre maison d’Avesnes, et qu’une tradition de famille, entièrement indépendante, selon toute apparence, du poème de Raoul, permet de croire le contemporain de Louis d’Outre-Mer [34]. Guerri le Sor, seigneur de Leuze, auquel le comte de Hainaut inféoda le territoire situé entre les deux Helpes, était-il originairement le même personnage que son homonyme du Raoul ? C’est presque certain, car le trouvère du xiie siècle, en désignant une fois par hasard Guerri d’Arras sous le nom de « Guerri de Cimai[35]», qui convient parfaitement au seigneur du pays d’entre les deux Helpes[36], a vraisemblablement laissé subsister par mégarde un surnom féodal qu’il a, partout ailleurs, remplacé par celui d’Arras. Ainsi, le jeune Raoul et Guerri le Sor appartenaient tous deux par leurs fiefs à la même circonscription ecclésiastique, c’est-à-dire au diocèse de Cambrai.

Le personnage d’Ybert de Ribemont a été un peu moins altéré que celui de Guerri. Ybert n’était pas, à vrai dire, l’un des fils du comte Herbert de Vermandois, au sang duquel le rattachait déjà la version du Raoul qui avait cours à la fin du xie siècle[37], mais il était assurément l’un des plus riches vassaux de ce puissant baron. La forme latine de son nom était Eilbertus ou Egilbertus, et rien n’empêche de croire que le château de Ribemont, situé sur la rive gauche de l’Oise, à une lieue et demie de l’abbaye d’Origny, incendiée par Raoul de Cambrai, ne fût réellement le chef-lieu de son fief. Toujours est-il qu’en 948, c’est-à-dire cinq ans seulement après les événements retracés dans le Raoul, Ybert fonda, de concert avec Hersent, sa femme, et le comte Albert Ier de Vermandois, son suzerain, l’abbaye d’Homblières, dans un lieu qu’une distance de neuf kilomètres seulement sépare de Ribemont[38]. Il donnait, en 960, à cette abbaye d’Homblières quelque bien sis dans un village du Laonnois, Puisieux[39], à quatre lieues nord-est de Ribemont, et la charte rédigée à cette occasion nous fait connaître l’existence de son fils Lambert[40], issu sans doute du mariage avec Hersent. Enfin, il atteignit un âge très avancé, s’il est vrai qu’il faille le reconnaître dans cet Ybert, également époux de Hersent, sur l’avis duquel un vassal nommé d’Harri donna, en 988, à la même abbaye, l’alleu de Vinay, situé dans l’Omois, près d’Epernay[41].

Quoiqu’il en soit de cette dernière question, il est certain qu’Ybert fut, de son temps, un baron renommé pour sa piété, car, à côté de la tradition épique qui lui faisait jouer un rôle dans le Raoul, il se forma sur son compte une véritable légende que nous appellerions volontiers monastique, et qui le présente à la postérité comme un grand bâtisseur d’églises. Cette légende monastique, consignée à la fin du xie siècle dans le Chronicon Valciodorense[42], où les traditions épiques relatives à Raoul de Cambrai ont été également utilisées, cette légende fait d’Ybert de Ribemont le fils et le principal héritier d’un comte Ebroin[43], auquel sa femme Berte, fille du comte Guerri, avait apporté en dot la seigneurie de Florennes[44] au comté de Lomme, et qui tenait, en outre, de la munificence de Louis l’Enfant, le dernier roi carolingien d’Allemagne, les domaines d’Anthisne, en Condroz, et de Heidré, en Famine[45]. Après une vie agitée, marquée par des événements, tels qu’un siège (fabuleux) de la ville de Reims entrepris pour la vengeance d’une injure particulière et la guerre contre Raoul de Cambrai, le comte Ybert, sous l’impulsion de sa compagne Hersent, femme d’une piété éprouvée, aurait fondé six monastères : les abbayes de Waulsort et de Florennes, au diocèse de Liège et au comté de Lomme, les abbayes de Saint-Michel en Thiérache et de Bucilly dans la portion du diocèse de Laon qui avoisinait celui de Cambrai, et, enfin, les abbayes d’Homblières et du Mont Saint-Quentin de Péronne, au diocèse de Noyon[46]. La chronique de Waulsort lui attribue, en outre, la reconstruction de l’église métropolitaine de Reims[47], précédemment incendiée par lui après la prise de la ville. La légende monastique que nous analysons ne lui connaît point d’autre enfant que le bâtard Bernier, mort prématurément peu après la conclusion de la paix avec Gautier de Cambrai[48] : aussi rapporte-t-elle qu’après la mort de la comtesse Hersent, Ybert se remaria avec la veuve du seigneur de Rumigny en Thiérache, laquelle, de son premier mariage, avait eu deux fils, Godefroi et Arnoul, auxquels il laissa la seigneurie de Florennes[49], du consentement de son suzerain le « roi » ou plutôt l’empereur d’Allemagne. Enfin, il reçut, toujours suivant cette même source, la sépulture dans l’abbaye de Waulsort, où Bernier et plusieurs autres membres de sa famille avaient déjà été ensevelis[50]. Sa mort était, semble-t-il, marquée au 28 mars dans l’obituaire de quelqu’un des monastères dont on lui attribuait la fondation[51].

Quant au fils naturel d’Ybert de Ribemont, c’est-à-dire à Bernier, le meurtrier de Raoul de Cambrai, les deux seules sources qui le mentionnent appartiennent à la tradition épique : l’une est le poème même que nous publions, l’autre est la chronique de Waulsort qui mentionne Bernier dans le résumé qu’elle renferme de la version du Raoul ayant cours à la fin du xie siècle. Ces circonstances n’impliquent point cependant que Bernier soit un personnage fabuleux. En rapportant que Bernier mourut peu après l’accord intervenu entre les siens et Gautier de Cambrai[52], et qu’il reçut la sépulture à Waulsort[53], la chronique de ce monastère prouve surabondamment qu’à la fin du xie siècle un romancier n’avait point encore songé à donner une suite au poème primitif sur Raoul de Cambrai, en faisant épouser à Bernier la fille de Guerri le Sor. De plus, elle nous met en garde contre une opinion de Colliette, l’historien du Vermandois[54], opinion adoptée par plusieurs érudits, notamment par le premier éditeur de Raoul de Cambrai[55], et suivant laquelle Bernier aurait embrassé la vie monastique et ne serait autre que Bernier, premier abbé d’Homblières, mentionné, au reste, par plusieurs chartes du cartulaire de cette abbaye : il n’y a certainement entre les deux personnages qu’une simple coïncidence de noms.

L’intrusion d’Ybert de Ribemont dans la famille comtale de Vermandois ne paraît point le fait du dernier poète qui remania le poème de Raoul : on peut induire de la chronique de Waulsort qu’elle remonte au xie siècle[56]. Une circonstance historique assez importante subsiste, malgré tout, dans la chanson de geste : c’est le nombre des fils Herbert qui défendent l’héritage paternel contre les tentatives de Raoul. Herbert II laissa, à la vérité, cinq fils et non pas quatre, mais le troisième d’entre eux, Hugues, ne dut point prendre part à la lutte, car il occupait le siège archiépiscopal de Reims. Les quatre autres fils de Herbert II se nommaient Eudes, Albert, Robert et Herbert[57] : le poème qui nous est parvenu n’a conservé intacts que les noms du premier et du dernier, encore a-t-il eu le tort de faire périr de la main de Guerri le Sor[58], dans la guerre de 943, Herbert, qu’il nomme Herbert d’Hirson, cet Herbert, devenu comte de Troyes et de Meaux en 968, étant mort seulement en 993. Quant à Albert, – Aubert en langue vulgaire du xiie siècle, — qui fut de 943 à 988 comte de Vermandois ou de Saint-Quentin, c’est celui dont Ybert, en raison peut-être d’une certaine analogie de nom, occupe la place : la substitution du nom d’Ybert à celui d’Albert est le seul titre que le père de Bernier ait jamais eu à la possession de Saint-Quentin, dont le poème le fait comte. Enfin Robert, comte de Troyes et de Meaux de 943 à 968, a été remplacé par un prétendu filleul du roi Louis, qui porte le même nom que son royal parrain[59].

Nous avons successivement passé en revue les personnages du Raoul que l’on appellerait en style de palais « les parties », et l’on a vu qu’ils sont empruntés presque sans exception à l’histoire réelle. Il est évident que, parmi les personnages secondaires, voire même parmi les comparses, plus d’un nom appartient à des contemporains véritables de Louis d’Outremer, mais la preuve en est difficile à faire en raison de l’extrême pénurie de documents historiques du xe siècle, relatifs à la France septentrionale, et nous nous bornerons à indiquer, par l’exemple de deux guerriers, alliés des fils Herbert dans la lutte contre Raoul de Cambrai, quelle proportion de vérité historique peut encore recéler le second plan du poème. Ernaut de Douai, qui a la main droite coupée par Raoul, est nommé à plusieurs reprises par Flodoard : vassal de Herbert II dès 930, il perdit, l’année suivante, la ville de Douai que le roi Louis IV lui fit restituer en 941[60]. De même, le comte Bernard de Rethel est mentionné par Flodoard, qui le désigne plus exactement comme comte de Porcien[61], pays dont Rethel fut démembré au xe siècle.

Les mœurs féodales dans la première partie du Raoul portent aussi en plus d’une strophe les marques d’une certaine antiquité ; il serait plus difficile toutefois de faire ici le départ de ce qui appartient véritablement au xesiècle. L’hérédité des fiefs n’y est point encore complètement établie[62], mais il faut reconnaître que les remanieurs ne pouvaient guère, sans nuire à l’économie du poème, introduire sur ce point les coutumes de leur temps. La réparation, à la fois éclatante et bizarre, que Raoul offre à Bernier après l’incendie d’Origny[63], et qui est l’une des formes de l’harmiscara des textes carolingiens[64], semble encore un trait conservé de la chanson primitive sur la mort de Raoul, mais on sait combien il est difficile de renfermer dans des limites chronologiques la plupart des usages du moyen âge : telle coutume oubliée presque totalement en France a pu se perpétuer dans le coin d’une province[65] ; elle a pu disparaître complètement de notre pays et se conserver plusieurs siècles encore à l’étranger. C’est pourquoi nous croyons sage de nous abstenir de plus amples considérations.


III. — LES DIVERS ÉTATS DU POÈME. — TÉMOIGNAGES.


Le lecteur a déjà remarqué qu’entre toutes les notions historiques qui ont été réunies dans le précédent chapitre en vue d’éclairer les origines de la légende de Raoul de Cambrai, aucune ne peut être mise en rapport avec les événements racontés dans la seconde partie du poème, celle qui commence à la tirade CCL. D’ailleurs le caractère purement romanesque de cette seconde partie forme un contraste frappant avec le ton véritablement épique des récits qui composent la partie ancienne du poème. Le procédé grâce auquel Béatrix, enlevée à son époux, réussit à lui garder sa foi, l’artifice que celui-ci emploie pour la reprendre, les fortunes diverses de Bernier chez les Sarrazins, sa rencontre avec son fils sur le champ de bataille, la reconnaissance du père et du fils, sont autant d’événements où se reconnaît l’influence des romans d’aventure[66]. Nous pouvons donc, à nous en tenir aux seules données du poème, affirmer en toute sécurité que la première partie est, dans sa composition originale, sinon dans sa forme actuelle, d’une époque beaucoup plus ancienne que la seconde. La même conclusion ressortira avec évidence de l’ensemble des recherches qu’il nous reste à présenter sur la formation et la transmission de notre chanson de geste.

Au cours du récit de la guerre de Raoul contre les fils Herbert de Vermandois, se lisent ces vers :

Bertolais dist que chançon en fera,
Jamais jougleres tele ne chantera.

Mout par fu preus et saiges Bertolais,
2445Et de Loon fu il nez et estrais,
Et de paraige, del miex et del belais.
De la bataille vi tot le gregnor fais ;
Chanson en fist, n’orreis milor jamais,
Puis a esté oïe en maint palais,
2450Del sor Gueri et de dame Aalais…


Bertolais, qui nous est d’ailleurs totalement inconnu, est présenté ici comme un témoin oculaire de la guerre contée, et comme un homme du temps passé. Cela résulte du vers (2449) où il est dit que la chanson composée par lui fut depuis écoutée en maint palais. Il faut donc croire que Bertolais avait mis son nom à son œuvre, en témoignant qu’il avait assisté aux événements racontés, à peu près comme fit plus tard Guillaume de Tudèle, l’auteur de la première partie du poème de la croisade albigeoise. On ne voit pas, en dehors de cette hypothèse, comment les notions contenues dans les vers cités auraient pu se conserver. Si Bertolais a assisté à la lutte de Raoul et des fils Herbert, il faut qu’il ait vécu vers le milieu du xe siècle. L’existence de chansons de geste à cette époque n’est nullement contestable, bien qu’il ne nous en soit parvenu aucune que l’on puisse faire remonter aussi haut. Nous pouvons donc admettre que notre poème de Raoul de Cambrai a été, en sa forme première, l’un de nos plus anciens poèmes épiques. Mais la chanson composée par Bertolais a sans doute subi plus d’un remaniement, avant de recevoir la forme sous laquelle nous la possédons. Cherchons à déterminer, dans la mesure du possible, l’étendue et le caractère de ces remaniements. Nous avons, pour nous aider dans cette recherche, un certain nombre de témoignages qui nous permettent de constater l’état du poème dès une époque antérieure à la rédaction qui nous est parvenue. Entre ces témoignages, le plus complet et le plus ancien est celui qui nous est fourni par la chronique de Waulsort (Chronicon Valciodorense), déjà citée ci-dessus, en sa partie primitive qui fut rédigée vers la fin du xie siècle[67].

Voici l’analyse du passage qui nous intéresse dans cette chronique. On en trouvera le texte à l’appendice :

(1) Herbert, comte de Saint-Quentin, meurt laissant quatre fils qu’il a placés, avant de mourir, sous la garde de son frère Eilbert. Comme on procédait aux funérailles, le comte de Cambrai Raoul envahit la terre des fils du défunt que le roi, son oncle, avait eu la faiblesse de lui concéder.

(2) Tout au début, Raoul attaque la ville de Saint-Quentin et l’incendie. Puis il met le feu à un couvent de religieuses, récemment fondé par les fils Herbert, pour une dame de noble origine, qui, après avoir été séduite et puis abandonnée par le comte Eilbert, avait pris le parti de renoncer au monde.

(3) Cette dame avait eu du comte Eilbert un fils que Raoul avait recueilli et dont il avait fait son écuyer. Ce jeune homme, voyant que sa mère avait péri dans l’incendie du monastère, se répandit en plaintes qui excitèrent la colère de Raoul. Celui-ci s’emporta jusqu’à chasser son écuyer, après l’avoir blessé à la tête. Bernier se réfugia auprès de son père, Eilbert, qui l’arma chevalier, et bientôt la guerre commença.

(4) Un jour ayant été fixé pour la bataille[68], Bernier alla trouver son seigneur pour lui proposer un accord au sujet de la mort de sa mère. Accueilli par des injures, il se considéra comme délié de son serment de fidélité envers Raoul. Le combat s’engage ; Raoul périt de la main de son ancien écuyer. Les terres enlevées aux hoirs de Herbert leur furent rendues.

(5) Après un certain laps de temps, un neveu de Raoul, nommé Gautier, vient demander à Bernier raison de la mort de son oncle. Bernier se défend en rappelant la blessure qu’il a reçue de Raoul, et les dommages que les siens ont éprouvés par le fait de ce dernier.

(6) Les deux adversaires se rendent auprès du roi, et, ayant donné leurs ôtages, conviennent de vider leur querelle par le duel. Le combat dure trois jours sans résultat. Au bout de ce temps, le roi intervient, et, sur son ordre, les combattants remettent leurs armes à leurs ôtages. Bientôt le jugement des hauts hommes du palais met fin à la querelle, et la paix est rétablie. Mais toutefois, la rancune de ces luttes passées dure encore maintenant dans le cœur des hommes du Vermandois et du Cambrésis[69].

(7) Après cela, la volonté divine enleva de ce monde le jeune Bernier. Son père en éprouva une vive douleur. Il résolut de racheter les fautes de sa vie passée et fonda, de concert avec son épouse Hersent, l’abbaye de Saint-Michel en Thiérache.

Ces récits ont sans doute été pris par l’auteur de la chronique de Waulsort pour de l’histoire authentique, et nous partagerions probablement la même illusion, si la comparaison avec notre Raoul de Cambrai ne nous avertissait que le chroniqueur a simplement analysé une chanson de geste en vogue de son temps. Cette chanson de geste était-elle exactement celle que Bertolais composa peu après les événements, c’est-à-dire vers le commencement du xe siècle au plus tard ? Nous n’oserions l’affirmer. Entre l’époque où composait Bertolais et la date de la partie ancienne du Chronicon Valciodorense, il y a plus d’un siècle, temps pendant lequel la chanson primitive a pu et dû éprouver bien des altérations. Mais il n’y a place ici que pour des conjectures, puisque l’état premier du poème nous est absolument inconnu. Nous sommes sur un terrain plus solide, lorsque nous comparons le récit de la chronique avec le poème que nous éditons. Nous pouvons constater de l’un à l’autre certaines différences qui suffisent à constituer deux états différents de l’œuvre. Indiquons-les rapidement.

Dans la chronique Eilbert est le frère du comte Herbert de Vermandois et a, en cette qualité, la garde des enfants de ce dernier, tandis que dans notre poème Ybert de Ribemont est l’aîné des quatre fils de Herbert[70].

Dans la chronique la lutte entre Raoul et les hoirs de Vermandois commence assez naturellement par l’attaque de Saint-Quentin, épisode qui ne se retrouve plus dans notre poème.

D’après la chronique Bernier n’est pas encore armé chevalier lorsqu’il se sépare de Raoul. Dans le poème c’est Raoul lui-même qui adoube son écuyer[71].

Dans la chronique la mort de Raoul semble mettre fin à la guerre, puisque les hoirs de Herbert sont réintégrés, par le jugement d’amis, dans les possessions dont Raoul les avait dépouillés. Le poème, au contraire, nous montre la lutte se poursuivant après la mort de Raoul, sans autre interruption qu’une trêve de quelques heures (tir. clx), et ne cessant que par la lassitude et la défaite des partisans de Raoul, sans qu’en réalité aucune convention mette fin à la guerre. Les choses étant ainsi, Gautier peut légitimement, sans défi préalable, envahir, au bout de quelques années, la terre des hoirs de Herbert (tir. clxxxv et suiv.), au lieu que dans la chronique (§§ 5 et 6), il y a défi et duel en présence du roi. À la vérité, il y a bien aussi dans le poème un combat singulier : il y en a même deux[72] ; mais le premier a lieu à la suite de conventions particulières où le roi n’a pas à intervenir, et le second est le résultat d’une rencontre fortuite. De plus — et nous touchons ici à une différence capitale entre les deux formes du récit, — selon la chronique, le combat que se livrent, trois jours durant, Bernier et Gautier est suivi d’une paix définitive, tandis que dans le poème ce duel est suivi, à peu de jours d’intervalle, d’une mêlée confuse dont le palais même du roi est le théâtre, et à la suite de laquelle Gautier et Guerri, d’une part, Bernier et les fils Herbert, d’autre part, c’est-à-dire les ennemis irréconciliables de tout à l’heure, s’unissent pour faire la guerre au roi. Cette scène, en elle-même assez peu acceptable, et d’ailleurs médiocrement amenée, termine la première partie (partie rimée) de notre poème. Il est certain qu’elle n’était pas connue du chroniqueur de Waulsort, qui conclut son récit d’une façon beaucoup plus naturelle.

Il se peut que telle ou telle des différences que nous venons de constater soit plus apparente que réelle. Il n’est pas impossible que le chroniqueur monastique ait modifié, çà et là, plus ou moins intentionnellement, les récits de la chanson de geste. Ainsi ce qu’il dit, en terminant, de la fondation par Eilbert de Saint-Michel en Thiérache ne vient peut-être pas du poème ; mais, tout en faisant la part de ce qui peut raisonnablement être attribué à l’intervention personnelle du chroniqueur, on ne peut nier que la chanson que l’on connaissait à Waulsort à la fin du xie siècle et celle que nous publions représentent deux états sensiblement différents du même poème. Nous pouvons donc, dès maintenant, établir que notre chanson a passé par trois états à tout le moins :

1o Le poème primitif de Bertolais ;

2o Le poème connu par le chroniqueur de Waulsort ;

3o Le poème qui nous est parvenu.

Le grand intérêt du morceau de la chronique de Waulsort que nous venons d’étudier consiste dans les notions qu’il nous fournit sur l’état de notre poème à une époque relativement rapprochée de sa composition primitive. Il offre un autre genre d’intérêt en ce qu’il nous montre avec quelle facilité les chroniqueurs acceptaient comme histoire réelle des compositions où la fiction avait une très grande part. Ce n’était donc pas seulement aux yeux des illettrés que les chansons de geste passaient pour de l’histoire.

D’autres témoignages montrent que pendant longtemps les historiens ont cru aux récits fabuleux que les jongleurs récitaient sur Raoul de Cambrai.

Du Chesne a publié dans le t. II de ses Historiæ Francorum scriptores, pp. 588-9, un morceau qu’il a intitulé Fragmentum historicum de destructionibus ecclesiœ Corbeiensis, où sont énumérées quatre destructions successives du monastère de Corbie. Ce court récit n’est point daté, mais, à en juger par la forme vulgaire de quelques noms qu’il renferme et la forme latine de certains autres, il ne saurait être antérieur au xie siècle, ni postérieur à la première moitié du xiiie. On y lit :

Tertia destructio. Anno Domini d cccc xxxviii, remeavit regnum ad Ludovicum filium Caroli Pii, in cujus tempore destructa fuit iterum ecclesia nostra de guerra Radulfi Cameracensis, qui fuit nepos memorati Ludovici regis, et etiam tota terra ista.

Ni le chroniqueur de Waulsort ni le poème tel qu’il nous est parvenu, ne font mention de la destruction de l’abbaye de Corbie. Il est probable que nous avons ici affaire à une tradition monastique sans grande valeur.

Gui de Bazoches (fin du xiie siècle). La chronique de Gui de Bazoches, récemment retrouvée, a passé presque entière dans la compilation d’Aubri de Trois-Fontaines. Voici ce qu’on lit dans l’œuvre de ce dernier :

943. In occisione Radulfi Cameracensis multe strages et occisiones facte sunt. Unde Guido : Inter Radulfum Cameracensem comitem, qui Vermandensem invaserat comitatum et comitis Heriberti jam defuncti filios, armorum Francie tota fere mutuo sibi concurrente superbia, non debiliter sed flebiliter decertatur. In quo certamine, grandi tam peditum strage quam equitum gravi facta cede, nobilium militie fulmen, hostium terror, cecidit idem comes Radulfus cum multo partis utriusque dolore, regis precipue Ludovici cujus nepos fuerat ex sorore[73].

(Pertz, Monumenta, XXIII, 763.)

Nous n’avons pas les moyens de déterminer si Gui de Bazoches s’est inspiré directement de la chanson ou s’il a suivi quelque chronique antérieure : ce qui est sûr, c’est que son récit dérive, soit immédiatement, soit indirectement, d’un état de notre poème où la lutte dans laquelle Raoul trouva la mort avait une importance plus grande que dans la rédaction que nous publions. La même conclusion s’applique plus clairement encore aux deux témoignages qui suivent.

Gautier Map, De nugis curialium, V, v (fin du xiie siècle). L’archidiacre d’Oxford, Gautier Map, était un homme fort supérieur à la moyenne des écrivains de son temps. Il n’en est que plus intéressant de constater que lui aussi a cru aux récits poétiques sur Raoul. Selon lui, ce héros épique aurait vécu sous Louis le Pieux, et avec lui aurait péri la presque totalité de la chevalerie française :

Ludovicus filius Caroli magni jacturam omnium optimatum Franciæ fere totiusque militie Francorum apud Evore[74] per stultam superbiam Radulfi Cambrensis, nepotis sui, pertulit. Satis ægre rexit ab illa die regnum Francorum ad adventum usque Gurmundi cum Ysembardo, contra quos, cum residuis Francorum, bellum in Pontivo commisit…

(Ed. Wright, p. 211, Camden Society, 1850.)

Giraut de Barri, De instructione principum, III, 12 (commencement du xiiiesiècle). L’idée que la fleur de la chevalerie française avait péri à la bataille d’Origni, et que ce désastre avait été pour la royauté française la cause d’un long affaiblissement, est exprimée avec beaucoup de force dans le passage suivant, où on remarquera que la guerre de Raoul de Cambrai est, comme dans le texte de Gautier Map, associée à celle que soutint le roi Louis[75] contre Gormond, bien que dans un ordre chronologique inverse. Il est bien possible que Giraut de Barri ait connu le traité De nugis curialium.

Circa hæc eadem fere tempora, cum de variis inter reges conflictibus et infestationibus crebris, sermone conserto, mentio forte facta fuisset, ille qui scripsit hæc quesivit a Rannulfo de Glanvillis, qui seneschallus et justiciarius Angliæ tunc fuerat, quo casu quove infortunio id acciderit quod, cum duces Normannie, ducatu primum contra Francorum reges viribus et armis conquisito, terram eandem contra singulos reges, sicut historie declarant, tam egregie defenderint, quod nonnullos eorum etiam turpiter confectos terga dare, solamque fuge presidio salutem querere compulerint : nunc una cum Anglorum regno terrisque transmarinis tot et tantis sue ditioni adjectis, minus potenter et insufficienter se defendere jam videantur. At ille, sapiens ut erat simul et eloquens, solita gravitate eloquentiam ornante, sub quadam morositate attentionem comparante, respondit : « Duobus parum ante adventum Normannorum bellis, primo Pontiacensi, inter Lodovicum regem, Karoli magni filium, et Gurmundum, secundo vero longe post Kameracensi, Radulphi scilicet Kameracensis levitate pariter et animositate, adeo totam fere Francie juventutem extinctam fuisse funditus et exinanitam, ut ante hec tempora nostra numerositate minime fuisset restaurata. »

(Bouquet, XVIII, 150.)

Philippe Mousket (entre 1220 environ et 1243). Ce rimeur tournaisien ne pouvait manquer de faire figurer Raoul de Cambrai dans la chronique où il a analysé un si grand nombre de chansons de geste. Après avoir parlé du couronnement de Louis d’Outremer, Mousket dit que ce roi avait trois sœurs : l’une, Gillain, qui épousa Rollon, les deux autres, Herluis et Aelais, dont la première fut mariée au duc Garin et la seconde à Taillefer de Cambresis, le père de notre héros :

Aelais, l’autre, fu dounée
A Taillefier del Kanbresis,
14060 Qui mout fu vallans et gentis.
Si en ot Raoul le cuviert
Ki gueroia les fius Herbiert
De Saint Quentin, et Bierneçon
Feri el cief par contençon ;
Si arst les nonnains d’Origni.
Mais puis l’en awint il ensi :
S’en fu ocis et depeciés
Quar il ot fait maus et peciés.

Baudouin d’Avesnes (fin du xiiie siècle). — La chronique compilée sous la direction de ce personnage reproduit ici, en l’abrégeant, le récit de Mousket, à moins qu’elle l’ait puisé à une source commune qui resterait à déterminer. De même que le rimeur tournaisien, c’est à propos des sœurs de Louis d’Outremer que la chronique de Baudouin parle de Raoul de Cambrai :

Quand il (Louis d’Outremer) fut venus en Franche, il fu courounés a Loon. Il avoit .ij. serours que ses peres avoit mariées a son vivant. Li aisnée avoit non Heluis, cele ot espousée li dus Garins qui tenoit Pontiu et Vimeu et les alues Saint Waleri. Elle fu mere Yzembart qui amena le roi Gormont de cha le mer pour Franche guerroiier. L’autre suer ot non Aelays ; si fu dounée a Taillefer de Chambresis qui ot de li Raoul, ki puis ot grant guerre contre Bernenchon de Saint Quentin. Cil rois Loeys prist a feme Gerberge…

(Bibl. nat. fr. 17264, fol. lviij b ; cf. fr. 13460, f. 85 a[76].)

Les témoignages qu’il nous reste à citer sont empruntés à des poésies tant françaises que provençales. Ils se rapportent tous au second ou même au troisième état de notre chanson. Aucun ne fait la moindre allusion aux aventures de Bernier et de son fils Julien, que raconte la seconde partie du poème.

Garin le Lorrain (comm. du XIIe siècle). — Dans ce poème, il est conté que Garin donna en mariage à Milon de Lavardin, seigneur par moitié du Vexin, la fille de Huon de Cambrai. Puis le narrateur ajoute :

De cest lignaje, seignor, que je vos di
3695 Li cuens Raous de Cambrai en issi
Qui guerroia les quatre Herbert fils,
Cil que Berniers ocist et l’enor prist.
Icis Raous, seignor, que je vos di
De la seror fu le roi Loeïz.

(Mort de Garin, éd. Du Méril, p. 172.)

Il ne serait pas aisé d’établir, en combinant ce témoignage avec les données de notre poème, l’arbre généalogique de Raoul de Cambrai[77] ; toutefois, la parenté qui unissait Aalais, mère de Raoul, à la famille de Lavardin, est constatée en deux endroits, au début du poème (voir ci-après vv. 55-60 et 108).

Aubri le Bourguignon (fin du xiie siècle). — L’auteur de ce poème, ou du moins de la rédaction qui nous en est parvenue, contant l’incendie de l’abbaye d’Orchimont, près de Mézières[78], prend comme terme de comparaison l’incendie d’Origny, substituant, toutefois, par une confusion de souvenirs, Saint-Geri à Origni :

Plus ot doulor en cel petit monstier
Que il n’ot mie a S. Geri monstier
Ou mist le feu Raouls li losengiers[79].

(Bibl. nat. fr. 860, fol. 230 c.)

Jean Bodel, Chanson des Saxons. — L’auteur énumère ainsi quelques-unes des batailles les plus importantes entre celles dont, au moyen âge, on croyait se souvenir :

Voirs est que molt morut de gent en Roncevax,
Et anz ou Val Beton, ou fu Karles Martiax[80],
A Cambraisis, quant fu ocis Raous li max...

(Ed. Fr. Michel, II, 75.)

Nous allons maintenant rapporter une série de témoignages d’où il résulte que Raoul de Cambrai n’a guère été moins répandu au midi de la France qu’au nord.

Bertran de Born, Pois als baros (1187). — Cette pièce est dirigée contre la trêve conclue à Châteauroux, le 23 juin 1187, entre Henri II et Philippe-Auguste[81]. On y lit (éd. Stimming, p. 187) :

Lo sors Guérics[82] dis paraula cortesa
Quan son nebot vic tornat en esfrei :
Que desarmatz volgra’n fos la fins presa,
Quan fo armatz no volc penre plaidei.

« Le sor Guerri dit une parole courtoise, lorsqu’il vit son neveu ému : désarmé, il eût voulu que la trêve fût conclue, mais, une fois revêtu de ses armes, il repoussa l’accord. »

L’épithète sors, conservée sous sa forme française (la forme méridionale eût été saurs), indique, à n’en pas douter, que le troubadour a bien eu en vue le « sor Guerri », l’oncle batailleur et violent de Raoul de Cambrai. L’auteur inconnu qui nous a laissé les razos, c’est-à-dire l’explication ou le commentaire des sirventés de Bertran de Born ne s’y est pas trompé, quoiqu’il ait adopté la mauvaise leçon Henrics au lieu de Guerrics[83]; il a justement supposé que l’allusion portait sur l’accord proposé à Raoul de Cambrai à propos de sa guerre contre les quatre fils de Herbert de Vermandois, mais il faut croire que la rédaction connue de Bertran de Born était quelque peu différente de la nôtre. Nous voyons en effet, aux tirades cvii et cviii, que le sor Guerri conseille d’abord à son neveu d’accepter les offres pacifiques présentées par un messager au nom des fils Herbert, mais, traité de couard (v. 2182) par Raoul, il se sent piqué au vif, et repousse le messager par des paroles de défi. Plus loin, tirade cxiii, lorsque Bernier vient apporter à Raoul de nouvelles propositions, c’est Raoul qui se montre disposé à les agréer, lorsque Guerri, dont le ressentiment n’est pas calmé, s’irrite de nouveau et repousse avec colère toute idée de paix. On ne voit pas paraître dans ce récit l’opposition marquée par les vers de Bertran de Born entre les sentiments exprimés d’abord par le guerrier lorsqu’il est désarmé, et ceux qu’il exprime ensuite lorsqu’il est revêtu de ses armes. Il faut supposer que cette opposition a disparu de la rédaction qui nous est parvenue. Et cependant il semble qu’il en reste quelque chose dans ces vers prononcés par Guerri :

Vos me clamastes coart et resorti ;
2300 La cele est mise sor Fauvel l’arabi :
N’i monteriés por l’onnor de Ponti,
Por q’alissiés en estor esbaudi.

Guillaume de Tudèle (entre 1210 et 1213) compare l’incendie de Béziers par les croisés, en 1209, à un incendie évidemment fameux qui aurait eu pour auteur Raoul de Cambrai :

Aisi ars e ruinet Raols cel de Cambrais
515 Una rica ciutat que es pres de Doais.
Poichas l’en blasmet fort sa maire n’Alazais ;
Pero el lan cujet ferir sus en son cais.

Littéralement il faudrait traduire : « Ainsi Raoul, celui de Cambrai, brûla et ruina une riche cité qui est près de Douai. Puis l’en blâma fort sa mère, dame Aalais, et pour cela il la pensa frapper au visage. » S’agit-il de l’incendie d’Origni ? Mais il est peu probable que l’auteur ait commis la faute de désigner une abbaye par les mots « une riche cité ». On peut hésiter entre deux hypothèses. La première consiste à supposer une lacune d’un vers après le second des vers cités, en traduisant : « Ainsi Raoul, celui de Cambrai, une riche cité qui est près de Douai, brûla et ruina [le moutier d’Origni]. Puis… » La seconde hypothèse est que Guillaume de Tudèle aurait connu l’ancienne rédaction selon laquelle Raoul incendiait Saint-Quentin (voy. p. xxxviij) qui serait alors la « rica ciutat » des vers cités. En tout cas il y a ici un trait que n’offre pas le poème en l’état où nous le connaissons : c’est que Raoul aurait été blâmé pour cet excès par sa mère, et se serait laissé aller à un mouvement de colère.

Folquet de Romans, Ma bella domna, (commencement du xiiie siècle) :

Ma bella dompna, per vos dei esser gais,
C’al departir me donetz un dolz bais
Tan dolzamen lo cor del cors me trais.
Lo cor avetz, dompna, q’eu lo vos lais
Per tel coven q’eu nol voill cobrar mais ;
Qe meill non pres a Raol de Cambrais
Ne a Flori can poget el palais,
Com fetz a mi, car soi fin et verais,
Ma bella dompna.

(Archiv f. d. Studium d. neueren Sprachen, XXXIII, 309.)

« Ma belle dame, pour vous je dois me montrer plein de joie, car, lorsque nous nous séparâmes, vous me donnâtes un doux baiser, un baiser si doux qu’il m’a enlevé le cœur du corps. Vous avez mon cœur, dame, et je vous le laisse, à condition de ne jamais le reprendre. Meilleure n’a été la fortune de Raoul de Cambrai, ni celle de Floris, quand il monta au palais, que n’a été la mienne, à moi qui suis fidèle et sincère. »

Floris n’est autre que le Floire de Floire et Blancheflor, mais nous ne voyons pas ce qui, dans notre poème, a pu motiver l’allusion à Raoul de Cambrai. Sans doute Raoul avait une amie, Heluis de Ponthieu ; mais, au moins dans la rédaction que nous possédons, cette amie ne paraît qu’après la mort de son fiancé (tirades clxxx-clxxxii).

Guiraut de Cabrera, Cabra juglar (commencement du xiiie siècle[84]). — Guiraut reproche en ces termes à son jongleur Cabra d’ignorer la chanson de Raoul de Cambrai et de Bernier :

De l’orgoillos
No sabes vos
De Cambrais ni de Bernison.

(Bartsch, Denkmœler, p. 91.)

Isnart d’Entrevennes, Del sonet (antérieur à la mort de Blacatz, 1237) :

Ni Tiflas de Roai,
Ni Raols de Cambrai
No i foron, nil deman
De Perceval l’enfan.

(Raynouard, Choix de poésies des troubadours, II, 297[85].)

Raimon Vidal de Besaudun, Razos de trobar (milieu du xiiie siècle). — Nous terminerons la série des témoignages provençaux par la mention d’un passage des Razos de trobar d’où semble résulter, sans que le fait soit absolument certain, que l’auteur de cet aimable petit traité avait quelque connaissance de notre chanson de geste. Dans la liste des substantifs masculins de la déclinaison imparisyllabique, il cite Bernier, au cas régime Bernison (Ed. Stengel, p. 79, lignes 34 et 41). Ce sont bien les deux formes sous lesquelles se présente le nom de l’écuyer de Raoul, et ce qui donne à croire que Raimon Vidal a réellement eu ce personnage en vue, c’est qu’en fait, Bernison ou, selon notre poème, Berneçon, n’est guère une forme régulière de régime : c’est plutôt un diminutif ; de sorte que l’idée de présenter deux formes Bernier et Bernison comme étant, l’une le cas direct, l’autre le cas oblique du même nom, ne serait probablement pas venue à l’auteur des Razos, s’il ne les avait vues employées dans ces deux fonctions par notre poème.


Enfin, à tous ces témoignages il en faut ajouter un qui peut être rangé au nombre des plus importants : l’épisode tiré de Girbert de Metz que nous avons publié à la suite de Raoul de Cambrai et qui n’est autre chose qu’une sorte de contrefaçon ou d’adaptation de notre poème.

Cet épisode, qui comprend près de 800 vers, fait partie d’une continuation de Girbert qui figure seulement, à notre connaissance, dans le manuscrit des Loherains conservé à la Bibliothèque nationale, sous le no 1622 du fonds français. On y présente Raoul de Cambrai comme un membre du lignage des Lorrains. Ici, nulle mention de Raoul Taillefer ni d’Aalais, auxquels une tradition constante donnait Raoul pour fils ; nulle mention non plus du manceau Gibouin ni de Guerri le Sor. Le père de Raoul est nommé Renier : c’est l’héritier de Huon de Cambrai, l’un des nombreux neveux maternels du duc Garin de Metz. Dix-sept ans et plus se sont écoulés depuis qu’une guerre terrible entre le lignage des Lorrains et celui des Bordelais a de nouveau désolé la France, lorsque Renier meurt, laissant le fief de Cambrai à Raoul auquel Ymbert de Roie[86] a confié l’éducation militaire de Bernier, son fils naturel. Peu après cet événement, le comte Eudon de Flandre tressaille au souvenir d’un soufflet que lui avait jadis donné Mauvoisin à la cour du roi. Il lui faut venger cet affront sur le lignage des Lorrains auquel appartient Mauvoisin. Il fait appel à ses amis ; ceux-ci y répondent, et bientôt Cambrai est investi. Mais, avant l’arrivée du lignage de Fromont, Raoul, averti par un « valleton », a pu faire appel au roi qui, aidé de Girbert et du lignage des Lorrains, fait lever le siège de Cambrai. Le Vermandois est ensuite envahi par Raoul à qui le roi a donné Péronne, Roye, Nesle et Ham : l’abbaye d’Origni est incendiée malgré les supplications de Bernier dont la mère vivait retirée dans ce monastère, de Bernier qui, jusqu’ici, a combattu auprès de Raoul, alors que son père figure dans les rangs de l’armée ennemie et qu’il vient d’être dépouillé de son fief au profit du comte de Cambrai. Le récit de la dispute entre Bernier et Raoul, qui suit l’incendie d’Origni[87], est assez visiblement inspiré de la chanson que nous publions.

Bernier, après avoir tué un homme de Raoul, se réfugie à Lens auprès des siens, et Raoul rentre à Cambrai où il retrouve le roi et les Lorrains : il leur raconte le départ de Bernier. Raoul et ses alliés se dirigent alors sur Lens. Devant cette ville une grande bataille a lieu, bataille dans laquelle l’avantage reste aux Lorrains, mais qui coûte la vie à Raoul tué de la main de Bernier. Quant à ce dernier, il est fait prisonnier avec Ymbert, son père, et le comte Doon de Boulogne. Cependant, le lendemain même de la bataille, la paix étant faite entre les deux lignages ennemis, Bernier, Ymbert et Doon partaient pour la Gascogne, accompagnant le roi Girbert, et, quelques jours plus tard, ils étaient reçus à Gironville par leur parente Ludie, femme de Hernaut le Poitevin.

On conviendra que le rimeur du xiiie siècle, auquel est dû ce récit, a tiré un assez triste parti de l’histoire de Raoul en prétendant l’enchâsser dans la geste des Lorrains où d’autres jongleurs introduisirent pareillement des débris d’un certain nombre de légendes épiques aujourd’hui perdues. Cependant son œuvre est intéressante en ce qu’elle montre le sans-gêne véritable avec lequel certains trouvères traitaient les vieilles chansons, ne conservant guère de celles-ci que le fond de l’épisode principal et transportant leurs héros dans une époque et dans un milieu tout à fait différents de ceux où ils avaient vécu. Ainsi le continuateur de Girbert de Metz, faisant entrer Raoul de Cambrai dans le lignage des Lorrains, le transformait en contemporain du roi Pépin, fils de Charles Martel, alors qu’une tradition constante le disait neveu d’un roi Louis.

Mais tout n’est pas fini : le rimeur, après avoir conduit Ymbert et Bernier à Gironville, raconte immédiatement, dans les 300 derniers vers de son œuvre, la mort du roi Girbert, tué d’un coup d’échiquier par ses neveux, les fils d’Hernaut et de Ludie, ainsi que les obsèques de ce prince, et, dans cette partie de son œuvre, il montre Bernier tout disposé à prendre fait et cause pour les jeunes meurtriers sur lesquels leurs cousins se préparent à venger la mort de Girbert. C’était là sans doute l’amorce d’une nouvelle suite du poème des Loherains, dans laquelle Bernier devait jouer un rôle important, mais qui ne nous est pas parvenue.


Ces divers témoignages, dont le nombre pourrait sans doute être augmenté par de nouvelles recherches, ne sont pas tous indépendants les uns des autres. Nous avons vu que ceux de Philippe Mousket et de la chronique dite de Baudouin d’Avesnes se réduisent, en dernière analyse, à un seul. Il se peut qu’il en soit de même des deux textes empruntés à Gautier Map et à Giraut le Cambrien. Toutefois il résulte de l’ensemble des faits groupés dans les pages précédentes, que le poème de Raoul a joui au moyen âge d’une véritable popularité, qui, à la vérité, ne semble pas dépasser le xiiie siècle, car on cessa bientôt de le copier, et il ne paraît pas qu’il en ait jamais été fait de rédaction en prose, ni qu’aucune littérature étrangère l’ait adopté. Tel devait être le sort d’un poème qui n’avait pour se protéger contre l’oubli que son propre mérite, qui d’ailleurs était comme isolé, puisqu’il ne se rattachait à aucune des branches de la littérature héroïque du temps, et ne se recommandait pas par la célébrité des personnages mis en scène.


IV. — STYLE, VERSIFICATION ET LANGUE


i. — Première partie du poème.


Si nous possédions Raoul de Cambrai dans sa rédaction originale, celle de Bertolais, ou même sous la forme probablement un peu altérée que connaissait l’auteur de la chronique de Waulsort, aucune chanson de geste n’offrirait une matière aussi riche aux recherches sur la formation de notre ancienne épopée. Nous y verrions comment un jongleur s’y prenait pour traiter un épisode d’histoire contemporaine, dans quelle mesure les faits se transformaient sous sa plume, ou plutôt sur ses lèvres ; nous démêlerions probablement le motif plus ou moins intéressé qui avait guidé son choix, nous réussirions peut-être à découvrir le seigneur ou la famille qui, ayant été mêlé aux événements racontés, a encouragé l’auteur, ou même lui a fourni quelques-uns des éléments de son récit. Peu de chansons de geste, en effet, ont une base historique aussi certaine. Le Roi Gormond seul, peut-être, dont nous n’avons par malheur qu’un fragment, mérite d’être mis, à cet égard, sur la même ligne que Raoul de Cambrai. Au contraire, les poèmes dont l’action se place sous Charlemagne ou sous Louis le Pieux offrent une idée si confuse de l’époque à laquelle ils se réfèrent, la transformation des faits y est si profonde, qu’il semble, même en faisant aussi large que possible la part des remaniements successifs, que les événements historiques en aient été le prétexte bien plutôt que la matière. L’auteur de Rolant, l’auteur des anciens poèmes sur Guillaume au court nez, l’auteur même de Girart de Roussillon opéraient sur des traditions presque éteintes : Bertolais, chantant la lutte de Raoul de Cambrai et de Bernier, a mis en œuvre une tradition vivante.

Malheureusement, ce n’est pas l’œuvre de Bertolais qui nous est parvenue, c’est un dernier remaniement qu’il paraît impossible de faire remonter plus haut que la fin du xiie siècle, où la versification a subi une modification systématique et radicale, où le style et la langue ne peuvent manquer d’avoir été affectés dans une mesure correspondante, où le fond du récit, enfin, n’a pu échapper à des altérations plus ou moins profondes.

Il existe des poèmes remaniés qui conservent sous leur forme rajeunie un assez grand air. Il peut arriver, en effet, que le remanieur soit homme de talent. Telle n’a pas été la fortune de Raoul de Cambrai. Nous ne pouvons nous faire une idée bien nette de ce qu’était l’œuvre primitive, mais il n’est pas douteux qu’elle a beaucoup perdu par l’effet de ses remaniements successifs, et principalement lors de son passage à la forme rimée. Le renouveleur qui l’a mise dans l’état où elle nous est parvenue était un pauvre versificateur, qui maniait médiocrement la langue poétique et n’arrivait à rimer qu’à force de locutions banales répétées à satiété, d’épithètes ou d’appositions employées sans propriété, en un mot, de chevilles.

L’emploi de ces chevilles constitue une sorte de procédé qu’il n’est pas sans intérêt d’étudier. C’est comme une marque de fabrique que l’on retrouvera peut-être en quelque autre poème. Il y en a pour toutes les circonstances et pour toutes les rimes. En voici un relevé sommaire classé par matières, et disposé dans chaque matière selon les rimes.

Si l’auteur veut insister sur la pensée qu’il exprime, il n’est point de phrases et il est peu de tirades dans lesquelles ne puisse prendre place quelque-une des expressions suivantes :

Ja nel vos celerai 934.
Par le mien esciant 39, 344.
Dont je vous di avant 38.
Ce saichiés par verté 389.
Ne le vos qier celer 301, 837.
Si con dire m’orrez 599
Ja mar le mescrerez 595.
Si con j’oï noncier 2099.
A celer nel vous quier 1347, 1644, 1669.
Ce ne puis je noier 1640, 1857, 1861.
Par verté le vous (ou te) di 35, 663.
Ice saichiés de fi 983, 1620.
Si com avez oï 524.
Ne vous en iert menti 642, 1155.
Com poés (ou Com ja porez) oïr 26, 404.
Ja ne t’en qier mentir 2255.
Si con je ai apris 823, 1685.
Si com il m’est avis 563.
Trés bien le vos disons 781.

Les formules de serments sont aussi une grande ressource ; il y a des saints pour chaque rime : saint Amaut, saint Lienart, saint Thomas, saint Richier, saint Geri, saint Fremin, saint Denis, saint Simon, saint Ylaire, les saints de Ponti (Ponthieu), de Pavie[88], etc.

Dieu lui-même est invoqué à tout propos et le plus souvent hors de propos, à cause des facilités que ses divers attributs offrent à un rimeur embarrassé. Nous avons, toujours selon l’ordre des rimes :

Dieu le raemant 339, 1266, 2483.
Dieu et la soie pitié 1464.
Dieu qui tot a a jugier 1740.
Dieu le droiturier 1075, 1304, 1744, 1829.
Dieu qui ne menti 981, 1610, 1983.
Dieu qui fist les loïs 731, 2150.
Dieu qui souffri passion 2093.
Dieu le fil Marie 1884.

Pour renforcer les propositions conditionnelles négatives, on a le choix entre maintes formules : on ne ferait point telle chose

Por l’or d’une cité 1563, 2009.
Por l’or de Monpeslier 1099, 1755.
Por tout l’or de Paris 2646.
Por tout l’or de Senlis 5529.
Por tot l’or d’Avalon 1061.
Por tot l’or d’Aquilance 1784, 4152.
Por tout l’or de Tudele 1014.
Por Rains l’arceveschié 1465, 1711.
Por la cit d’Avalon 3966.
Por l’onnor de Baudas 1380.
Por l’onnor de Ponti 2301, 3525.
Por l’onnor de Melant 688.
Por l’onnor de Tudele 3497, 3687.

Il n’est point de personnage, homme ou femme, à qui ne puissent s’appliquer indifféremment des qualifications telles que celle-ci :

Au cors vaillant 45.
Au gent cors honnoré 374.
Au vis cler 115.
O le viaire cler 133.

Au vis fier 67, 1030, 1365.
Au coraige hardi 521, 2179.
Au gent cors signori 964.
Au (ou o le) cler vis 364, 831, 1217.
Au fier vis 2534.
A la clere façon 392-9, 962,1654.
A la fiere vertu 1965.
O le simple viaire 1017.
Qi tant (ou molt) fist a loer 544, 550, 577, 2059.
De franc lin 54, 103.
N’ot pas le cuer frarin 52, 96, 759.

Toutes ces formules, et tant d’autres que nous pourrions citer, sont d’usage courant dans notre ancienne poésie épique ; le renouveleur de Raoul de Cambrai ne peut prétendre à aucune originalité, même dans le choix de ses chevilles : ce qui le distingue dans une certaine mesure, c’est seulement l’abus qu’il fait de ces locutions de pur remplissage. Toutefois, voici, dans le même ordre d’idées une particularité plus caractéristique. Ce ne sont pas seulement certaines qualifications qui sont répétées à satiété : des vers entiers, souvent même des phrases composées de plusieurs vers reparaissent à diverses reprises, amenés par la similitude des situations. Beaucoup de ces répétitions ont été signalées dans les notes[89] ; on en pourrait citer d’autres encore que nous avons négligé de relever[90]. La répétition ne porte pas toujours sur des phrases en quelque sorte banales : les vers reproduits, le plus souvent littéralement, parfois avec des modifications sans importance, sont fréquemment en rapport avec le contexte, et utiles au développement du récit, mais le renouveleur était paresseux ou peu habile à varier l’expression de sa pensée. Telle est du moins l’explication que nous croyons pouvoir donner d’une particularité qui, à notre connaissance, ne se rencontre au même degré dans aucun de nos anciens poèmes[91].

Un écrivain qui faisait un usage aussi excessif des lieux-communs du style épique devait avoir une grande connaissance des chansons de geste. On doit trouver, dans ses vers, de nombreuses réminiscences. Et c’est, en effet, ce que nous pouvons constater dès maintenant et ce qui pourra être constaté d’une façon plus complète à mesure que nous aurons de nos anciens poèmes des éditions pourvues d’index et de tables des rimes, c’est-à-dire de tous les secours nécessaires pour faciliter les vérifications et les rapprochements. Voici quelques passages où l’on ne peut méconnaître des emprunts plus ou moins conscients à la littérature épique du xiie siècle[92]:

482 Ne lor faut guere au soir ne au matin.

De même dans Garin :

Ne lor faut guere en trestot mon aé.
(Mort de Garin, éd. Du Méril, p. 71.)


Dans le récit de l’incendie d’Origni se trouve ce vers où nous avons proposé de corriger effant en nonains, parce que la présence d’enfants dans un monastère de femmes nous paraissait peu justifiée :

1470 Li effant ardent a duel et a pechié.

Mais le même trait se retrouve dans Garin accompagné d’une explication parfaitement naturelle :

Li enfant ardent, qu’an nes en puet torner
De ces mostiers ou l’an les fist porter.

(Mort de Garin, p. 169).

2535 Desous la boucle li a frait et malmis.

Ce vers semble stéréotypé :

Desous la boucle li a fret et maumis.

(Mort de Garin, pp. 232, 233, 238; cf. le fragm. de Girbert p. p. Bonnardot, Arch. des Missions, 3, I, 287, v. 28. Floovant, p. 54).

2859 E fiert E. parmi son elme agu
Qe flors et pieres en a jus abatu.

De même :

Grans cols li donet permey le hiaume agu,
Pieres et flors an ait jus abatu.

(Girbert, dans Arch. des Miss., l. l., v. 60).


2980 Tant’ hanste fraindre, tante targe troée.

De même :

Tante lance i ot fraite, tante targe troée.

(Ren. de Montauban, éd. Michelant, 102, 35).

3471 Dont veïssiés fier estor esbaudir,
Tante anste fraindre et tant escu croissir,
Tant bon hauberc desrompre et dessartir.

Les mêmes vers se rencontrent, avec de faibles variantes, bien des fois dans les Lorrains :

La veïssiés grant estor esbaudir,
Tant hanste fraindre et tant escu croissir,
Tant blanc halberc derompre et desartir.

(Mort de Garin, pp. 186, 217, 237 ; Girbert, dans Roman. Stud., I, 377).

On remarquera que plusieurs de ces rapprochements semblent indiquer une connaissance particulière de la geste des Lorrains. C’est ici le cas de rappeler qu’à la p. 78 nous avons déjà signalé un emprunt évident à Garin[93].

L’étude de l’ancien français n’est pas encore assez avancée pour qu’on puisse, en général, affirmer que telle expression est incorrecte ou que l’emploi d’un mot en un sens déterminé est forcé. Pourtant il y eut au moyen âge, comme en tous temps et en toutes langues, de bons écrivains et de mauvais, et nous commençons à distinguer assez bien les uns des autres. Le renouveleur de Raoul de Cambrai ne saurait être rangé parmi les premiers. La rédaction du vocabulaire nous a fourni mainte occasion de constater qu’il ne se recommandait ni par la correction ni par la propriété du style. Cependant il faut lui reconnaître une qualité : il s’abstient de ces interminables développements auxquels se complaisent, surtout depuis le xiiie siècle les auteurs et les renouveleurs de chansons de geste. Il a dû respecter en général la concision de son original, et là où nous nous trouvons en présence d’une scène ou d’un tableau tracés avec énergie, il nous est permis de croire que nous avons sous les yeux l’ancien poème même, sauf les modifications causées par l’introduction de la rime. Le récit de l’attaque et l’incendie d’Origni (tirades lxviii et suiv.) est, malgré quelques faiblesses de style, un des beaux morceaux de notre vieille poésie épique ; on peut citer encore les brèves tirades dans lesquelles le bâtard Bernier raconte comment sa mère Marsent fut enlevée par Ybert de Ribemont, qui ne daigna pas l’épouser « et, quand il voulut, reprit une autre femme » (v. 1692) ; comment, refusant alors l’époux que lui offrait son ravisseur, elle prit le meilleur parti et se fit nonne. Il y a, dans ces quelques vers, un sentiment de mélancolie exprimé avec une touchante simplicité. Çà et là, sur le fond un peu terne de la narration, se détachent des traits singulièrement expressifs, comme en cet endroit où le poète, décrivant une nombreuse troupe de cavalerie en marche, nous dit que les barons chevauchaient si serrés qu’un gant jeté sur les heaumes ne serait pas tombé à terre d’une grande lieue, les chevaux se suivant la tête de l’un posée sur la croupe de l’autre[94]. Toute la poésie de la vieille chanson n’a pas été éteinte par les remaniements successifs qu’elle a subis.

Examinons maintenant la versification, ou plutôt un des éléments de la versification, la rime, les autres éléments n’offrant ici rien de particulièrement notable. Le poème est fait sur trente-deux rimes masculines et treize féminines. On en trouvera l’indication détaillée dans une table spéciale à la fin du volume. Ces rimes ne sont pas absolument pures. Comme en maint autre poème, quelques assonances se montrent çà et là.

Rime a. Régulièrement cette rime, qui est multipliée à l’excès dans les poèmes monorimes d’une époque tardive, ne devrait contenir que les prétérits, 3e personne du singulier de la première conjugaison, a du verbe avoir et, par suite, les futurs à la troisième personne du singulier, enfin quelques mots tels que va (d’aller), ça, la, ja. Mais, à ces rimes, notre poème joint cheval 2419, Hainau 2883.

Rime ai. Point d’assonnances, sinon peut-être ja 5035, mais on peut croire que le remanieur a voulu mettre jai. Cette forme n’était guère de son dialecte, mais nous verrons que cette considération le gênait peu.

Rimes ais et ait. Rien à remarquer.

Rime ans. Deux sortes d’irrégularités : 1o admission d’un mot en en, à savoir gent 3913 ; 2o admission de mots qui, grammaticalement, ne devraient pas se terminer par s. Ainsi, aux vers 2323-4, connoissans et nuissans, suj. plur., devraient être écrits connoissant, nuissant[95]. Ce genre d’irrégularité se montre, plus ou moins, dans toutes les rimes en s, et il est assez malaisé de savoir si le renouveleur a sacrifié la grammaire à la rime ou la rime à la grammaire. Il y a des cas qui ne prêtent pas au doute : il est bien certain, par exemple, qu’au v. 3931 la leçon du ms. a trestout no vivant est à conserver, bien qu’elle n’offre pas une rime excellente ; vivans serait une faute trop grosse pour qu’on puisse légitimement en gratifier le renouveleur. Mais lorsqu’il s’agit simplement de la substitution de la forme du régime à la forme du sujet, il est permis de croire que le renouveleur ne se faisait pas faute de rimer au détriment de la correction grammaticale.

Rime ant. Quelques exemples des deux irrégularités signalées au paragraphe précédent : d’une part, quelques mots en ent se sont glissés parmi les rimes en ant (vv. 47, 706, 1258, 2407, 3718, 4557, 4560) ; d’autre part, un assez bon nombre de finales devraient être terminées et parfois sont réellement terminées (vv. 920, 2740, etc.) dans le ms. en ans. — Ham, 2737, branc 2409, 2741, etc., sanc 4907, champ 4913, peuvent, à la rigueur, passer pour des assonances. Ce sont au moins des rimes imparfaites.

Rimes art, as, aut. Rien à remarquer.

Rime é. Deux sortes d’irrégularités. D’abord, cà et là, quelques mots en er (vv. 1570, 4072), puis des finales qui sont dans le ms. (vv. 1560, 5320) ou qui, du moins, devraient être en ez ou és.

Rime el. Rien à remarquer.

Rime ent. Quelques finales en ant, vv. 4281, 4282[96], 4285[97] ».

Rime er. Quelques rares finales en ez, és : 302 (voir la note), 581.

Rime ez, és. Quelques finales en er (vv. 2002, 5440), é, 2009[98], 4317, 4937, 4981.

Rime i. Rares finales en ir (vv. 26, 4593) ; une en if (v. 2241) ; nombreuses finales en is (vv. 27[99], 30, 31, 651, 752, 880, 888, 971) et in (vv. 527, 536, 755-65[100], 995).

Rime . Quelques finales en ier (vv. 1468, 1705, 2388, 2390) et iez, iés (vv. 1474, 1697).

Rime ier. Quelques finales en (vv. 1119, 1729[101], 2823), iel (vv. 1826, 3131, 4772, 5241), iés (v. 2932). On peut ajouter aussi certains noms au suj. sing. ou au vocatif qui, selon la grammaire, devraient se terminer plutôt en iers qu’en ier.

Rime iez ou iés. Quelques finales en iers (vv. 2214, 4010, 4207).

Rime en in. Rien à remarquer.

Rime en ir. Rien à remarquer.

Rime en is, iz. Tout est correct, sauf peut-être ensi au v. 805[102].

Rime en ist et en oir. Rien à remarquer.

Rime en ois. Deux finales en oi (vv. 729[103], 5555).

Rime en on. Une finale en ont : Ribemont (vv. 394, 1657, 1971, 3334), quelques finales en ons (vv. 774, 2891, 3332).

Rime en ons. Une finale en on (v. 632)[104].

Rime en or. Rien à remarquer.

Rime en ors (son ouvert). Quatre finales en os sur dix vers (vv. 2339, 3343-4-5).

Rime en ort. Rien à remarquer.

Rime en os (ouvert). Deux finales en ors sur neuf vers (vv. 2380-1).

Rime en u. Les seules irrégularités, en petit nombre, sont causées par des mots au cas sujet qui, par conséquent, devraient prendre l’s finale (vv. 2865, 2869).

Rime en us. Rien à remarquer.

Rimes en aige, aille. Rien à remarquer.

Rime en aire. Une finale en aise : Arouaise, v. 1021.

Rime en ance. Une finale en ence : sapience, v. 4145.

Rime en ée. Rien à remarquer.

Rime en èle. Des six tirades qui ont cette rime, une seule (lxxxvi) admet des assonances : guere, 1761, estre 1762, 1779.

Rime en ére. Rien à remarquer.

Rime en ie. Une finale en ines (matines, v. 4293), par cela même douteuse[105]. La proportion des finales en iée d’origine est extrêmement faible : commencie 1898, percie 1901.

Rime en iere, oie. Rien à remarquer.

Rime en one. Deux rimes imparfaites sur onze vers : essoine, v. 791, poume, v. 793.

Rime en ue, ure. Rien à remarquer.

En résumé, les seules irrégularités constatées appartiennent, dans la série masculine, aux rimes ans, ant, ent ; — é, er, ez ; — ié, ier, iez ; — ois, on, os,— us ; dans la série féminine aux rimes aire, ance, ele, one, et encore en est-il, parmi ces irrégularités, qui sont à retrancher, si on admet que le renouveleur n’hésitait pas, en certains cas, à violenter la grammaire pour faire sa rime. Lorsqu’on aura fait sur toutes les chansons de geste rimées le travail que nous venons de faire sur Raoul de Cambrai, on reconnaîtra probablement que la proportion d’assonances que nous offre ce dernier poème n’a rien d’exceptionnel. Nous croyons qu’on s’aventurerait beaucoup si on voyait dans ces irrégularités des restes de la forme primitive du poème. Nous aimons mieux y voir de simples négligences.

Passons maintenant à l’étude de la langue. Le but à atteindre consiste à déterminer la patrie du renouveleur. Mais le manque de soin que nous avons constaté dans le style et dans la versification se retrouve au même degré dans l’emploi des formes du langage, et par suite nous ne pouvons compter sur des résultats bien précis. Le renouveleur, en effet, ne fait pas difficulté de donner à un même mot des formes différentes, selon les besoins de la rime. Ainsi il emploie ja dans une tirade en a vv. 169, 2420 et jai dans une tirade en ai, v. 5035 ; de même va, v. 157 et vait, v. 950. Il fait entrer les premières personnes du pluriel dans les tirades en on (vv. 777, 781, 3949, 3950) et dans les tirades en ons (tir. xcvii et cxcvi). Pour les secondes personnes du pluriel des futurs, il se montre non moins éclectique, faisant usage, selon la rime, de la forme étymologique ois (orrois, v. 733, porrois, v. 5513), et de la forme analogique ez (orrez, vv. 590, 4926, ferrez, v. 601, verrez, v. 615. Il dit indifféremment avrai, avra, etc., ou averai, avera[106], etc.). Parfois même il ne recule pas devant un véritable barbarisme; ainsi mesfai, v. 939, au lieu de mesfaces. Ces faits n’ont rien d’exceptionnel. On les constaterait dans mainte autre chanson de geste. Il n’en est pas moins vrai qu’il est malaisé de déterminer les caractères d’une langue aussi flottante.

Les finales an et en forment en principe des rimes distinctes. Pourtant il faut bien que la différence de son ait été faible, car assez souvent, comme on l’a vu plus haut, ent fait irruption dans des tirades en ant, et réciproquement. Cette circonstance paraît exclure la Picardie et l’Artois, où on a fait beaucoup de chansons de geste, aussi bien que la Normandie, où on en a fait très peu.

Il y a quelques premières personnes du pluriel en omes qui, pour n’être pas à la rime, n’en paraissent pas moins très sûres (vv. 1268, 1291, 2649, etc.). Ces formes, qu’on a crues longtemps picardes[107], paraissent étrangères à la Picardie et à l’Artois[108] ; mais on les rencontre un peu plus à l’est, à partir de Tournai environ[109], toujours dans la région du Nord. À ces deux faits, on en peut ajouter un troisième qui conduit à la même conclusion : l’emploi de la forme veïr (videre), vv. 406, 2258, 4563, qui semble plus usuelle dans le nord de la France qu’ailleurs. Tout cela semble indiquer que le renouveleur appartenait à la région du nord-est. Nous ne saurions préciser davantage.

Nous avons indiqué la fin du xiie siècle comme l’époque probable de ce dernier remaniement de Raoul. Nous ne saurions apporter à l’appui de cette opinion aucune preuve décisive : il doit nous suffire qu’elle soit en elle-même vraisemblable et qu’elle ne soulève aucune objection. Il ne paraît pas admissible, dans l’état actuel de nos connaissances, qu’une chanson de geste rimée soit antérieure au troisième tiers du xiie siècle. Et, d’autre part, si le poème n’offre aucun caractère de grande ancienneté, on n’y trouve non plus aucune forme de langage qui trahisse une époque plus récente que la fin du xiie siècle ou le commencement du xiiie.


2. — Seconde partie du poème.


La seconde partie (tirades ccl à cccxliv) nous occupera moins longtemps que la première. Nous la possédons telle qu’elle est sortie des mains de l’auteur[110] ; entre celui-ci et nous, aucun réviseur ni renouveleur n’est venu s’interposer. L’étude de cette continuation médiocrement heureuse de l’ancien Raoul est donc assez simple. Sans offrir rien de particulièrement remarquable, le style de ce nouveau poème n’est réellement pas mauvais. Sans doute les locutions banales, les chevilles destinées à compléter le vers ne sont pas rares dans les cent quarante-cinq dernières tirades, mais elles sont incomparablement moins fréquentes que dans les deux cent quarante-neuf premières. C’est que l’assonance, tout en donnant à l’oreille une satisfaction suffisante, est bien loin d’apporter à l’expression les mêmes obstacles que la rime. Aussi, quand l’auteur de la seconde partie tient une idée poétique, réussit-il assez ordinairement à la présenter sous une forme convenable. Nous citerons comme un agréable morceau de poésie descriptive la tirade où le poète nous montre la fiancée de Bernier tenue en captivité par le roi de France, se mettant un matin à la fenêtre et contemplant dans la campagne des scènes qui excitent en elle, par contraste, de tristes pensées. Elle voit les oiseaux qui chantent, les poissons qui nagent dans la Seine, les fleurs qui s’épanouissent par les prés, les pâtres qui jouent de leurs flageolets. Il lui semble que partout elle entend parler d’amour. Alors, faisant un retour sur elle-même, elle est saisie de douleur. Elle déchire son vêtement : « Fourrures de martre, » s’écrie-t-elle, « je ne veux plus vous porter, quand j’ai perdu le meilleur bachelier qu’on pût trouver en ce monde ! » (Tirade cclxxii.)

Passons à la versification. Les 3,170 vers de la seconde partie[111] sont répartis entre 145 tirades dont la longueur est très variable. La tirade cclxxix n’a que sept vers ; la tirade cccii n’en a que six. Et, d’autre part, la tirade cclxxxi en a cent cinquante-quatre. Il semble bien improbable qu’une chanson de geste dont les tirades étaient aussi inégales ait pu être chantée. On lisait, ou, si l’on veut, on récitait déjà les poèmes en tirades monorimes au temps où Raoul fut continué. Les vers sont assez bien faits. Les assonances employées sont au nombre de dix-huit en tout, dont dix masculines. Dans la plupart des poèmes anciens, la variété est plus grande ; on observe aussi que la proportion des assonances féminines est plus forte. Ainsi la Chanson de Rolant (texte d’Oxford) pour 4002 vers, a 293 tirades[112] réparties entre vingt-deux assonances, dont onze masculines[113]. Mais, à une date plus récente, Elie de Saint- Gille nous offre, pour 68 tirades, douze assonances seulement, dont neuf masculines[114] ; Huon de Bordeaux, pour 87 tirades, n’a également que douze assonances, dont neuf masculines. Dans Raoul, les assonances qui reviennent le plus souvent sont celle en i (21 fois) et celle en (17 fois). La prédominance des tirades en i n’est pas un fait général. Elle n’est constante que dans les chansons de la geste des Lorrains, où elle est encore plus marquée que dans Raoul.

Lorsqu’on aura étudié, classé et comparé toutes les assonances qu’offre notre ancienne poésie, on constatera que, dans certains poèmes assonants, il y a une tendance plus ou moins marquée vers la rime. Cette tendance existe dans la seconde partie de Raoul. Deux tirades en ie (CCLXVIII et CCCXL) sont très exactement rimées et se distinguent nettement des tirades en i-e où, à côté des finales en ie, on en trouve qui sont en iche, ise, ille, ine, ire, etc.[115]». Dans Aiol aussi, il y a une tirade (la septième) purement en ie, parmi beaucoup d’autres où la même finale se trouve mêlée à d’autres où l’i et l’e sont séparés par une consonne quelconque. La seconde partie de Raoul est au nombre des poèmes qui font d’o nasalisé (om, on, ons, ont) une assonance à part. Le même fait s’observe dans Aie d’Avignon, Jourdain de Blaie, Huon de Bordeaux[116], Floovant[117]. Il se manifeste à l’état de tendance très prononcée dans Amis et Amile[118], Gui de Bourgogne[119], Aiol[120], et même dans Rolant.

Nous pensons que l’auteur ne se faisait point une règle d’élider la finale féminine suivie d’un mot commençant par une voyelle. Nous nous fondons sur des vers tels que ceux-ci, dans lesquels il nous paraît bien difficile d’introduire une correction vraisemblable :

6564Le roi trouverent et morne et pencif.
6839Quant or fu dite, si s’entorne atant.
7302N’i avra mal dont le puisse aidier.
7394N’i avrés mal dont vous puisse aidier.
7303La jantil dame fu dolente et mate.
7515Bien sai sans vous n’an venisse avant.

La langue de la deuxième partie de Raoul de Cambrai n’offre aucun fait bien caractéristique ; an et en sont absolument confondus. Ces deux voyelles nasalisées, étymologiquement distinctes et qui, dans le nord et l’ouest de la France, ont été si longtemps distinguées par la prononciation, ont ici le même son. Dans toutes les tirades, masculines ou féminines, où l’assonance est formée par an ou en, c’est naturellement le premier de ces deux groupes qui domine, parce que les finales en an sont, en fait, plus nombreuses que celles en en. — Il n’y a pas de tirade en iée. On peut croire que, dans la langue de l’auteur, iée était devenu ie, puisque nous trouvons, dans des tirades en ie, ire, ine, etc., trecie 5570, rengie 6150, baisie 6875, 8195, joinchie 8185, percie 8634 qui, plus anciennement, eussent été écrites et prononcées treciée, rengiée, baisiée, etc. Toutefois sept cas, en dix tirades, constituent une proportion assez faible. La part des mêmes finales est notablement plus forte dans certains poèmes, dans Aliscans, par exemple, ou dans la chanson des Saxons de Jean Bodel. Il serait donc possible que notre auteur, sans s’interdire absolument le mélange des finales iée et ie, l’eût évité dans une certaine mesure. On sait que l’assimilation d’iée à ie s’est produite d’abord dans la France septentrionale. ― Il y a quelques premières personnes du pluriel en omes parmi les assonances de la tirade CCLIX et quelques autres, çà et là, dans le corps des vers[121]. Cela ne suffit pas à prouver que l’auteur soit du nord-est de la France, où ces formes sont plus fréquentes qu’ailleurs[122] ; c’est toutefois une présomption. — Dans cette partie du poème, comme dans l’autre, la seconde personne du pluriel du futur et de certains subjonctifs présents est en ois (vv. 5940, 5951, 6809, 6815, 6821) ou en és (vv. 5823, 7230, 7232, 7236, 8050), selon l’assonance. — Il n’y a, dans ces quelques faits, rien d’assez local pour qu’il nous soit permis de circonscrire en d’étroites limites la région d’où l’auteur était originaire. Il n’est, du reste, pas encore arrivé qu’on ait pu fixer avec quelque exactitude, par des procédés philologiques, la patrie d’une chanson de geste. Mais nous pouvons du moins considérer comme très probable que la seconde partie de Raoul appartient à la région qui avoisine l’Ile-de-France en tirant vers le nord-est. La confusion d’an et d’en exclut le nord et l’ouest de la France, les formes en omes ne permettent pas de s’avancer trop à l’est ni de descendre trop au-sud.


V. — MANUSCRITS.


I. — Le manuscrit de Paris. État matériel ; langue.


On ne connaît actuellement qu’un seul manuscrit de Raoul de Cambrai, celui qui a servi à la présente édition comme à la précédente. Il appartient, d’ancienne date, à la Bibliothèque nationale où il porte le no 2493 du fonds français (no 8201 de l’ancien fonds)[123]. C’est un petit volume en parchemin, mesurant 14 centimètres et demi de hauteur sur 10 de largeur, ayant les dimensions et toute l’apparence extérieure de ces exemplaires qu’on appelle ordinairement, à tort ou à raison, manuscrits de jongleurs. Il se compose de 150 feuillets de parchemin où l’on reconnaît, à première vue, deux écritures. L’une, fine et régulière, est du milieu ou du troisième quart du xiiie siècle ; l’autre, plus grossière et moins soignée, est visiblement postérieure, bien qu’on puisse encore l’attribuer au xiiie siècle. Le lecteur en jugera par le fac-similé joint à la présente publication, dans lequel on voit les deux écritures se succéder l’une à l’autre. La première main a écrit les ff. 2 à 102 vo, la seconde reprend au fol. 102 vo (v. 6250) et poursuit jusqu’au fol. 150 et dernier. De plus, cette même main a écrit le premier feuillet. Il est tout naturel qu’un copiste continue l’œuvre commencée par un autre, mais il l’est beaucoup moins que ce même copiste écrive à la fois le premier feuillet et la fin d’un manuscrit. Voici comment peut s’expliquer cette circonstance assez insolite. Il faut dire tout d’abord que les feuillets 2 à 5 sont lamentablement mutilés. Ils ont été fortement écornés par un rat qui en a mangé les deux coins du côté de la tranche, celui du haut et celui du bas, de sorte que ces infortunés feuillets ont perdu leur forme rectangulaire pour prendre celle d’un triangle dont la base est formée par le fond des cahiers. On verra (pp. 3 et suiv. de la présente édition) que nous avons dû restituer, le plus souvent par conjecture, parfois à l’aide d’un manuscrit auxiliaire dont il sera question tout à l’heure, des portions de vers souvent considérables, dans le haut comme dans le bas de chacun des feuillets ainsi rongés. De plus, il y a, dans cette même partie du ms., des lacunes causées par la perte de feuillets entiers. Il manque deux feuillets entre les ff. 3 et 4 et un entre les ff. 5 et 6[124]. C’est, sans doute, pour réparer ces dommages, auxquels il faut probablement ajouter la perte de quelques feuillets à la fin du volume, que notre ms. a dû être livré au deuxième copiste, celui qui a écrit le premier feuillet et les quarante-huit derniers. Il faut donc admettre que c’est à une époque ancienne, dès la fin du xiiie siècle, puisque le second copiste semble être de cette époque, que le ms. a éprouvé les dommages dont il porte encore la trace. Il est impossible, en effet, que le ms. ait été mutilé comme il l’est depuis que le premier feuillet a été refait. Assurément les feuillets manquants peuvent avoir disparu depuis cette époque, mais la mutilation des feuillets 2 à 5 est antérieure. On ne s’imagine pas que le rat auteur de ce méfait ait négligé de propos délibéré le fol. 1 pour s’attaquer aux ff. 2 et suivants. Nous supposons, au contraire, que le premier cahier tout entier a subi les atteintes du rongeur. Des feuillets constituant ce cahier, quelques-uns, ceux qui manquent actuellement, ont disparu ou ont été enlevés sans être remplacés ; le premier seul a été refait. Le second copiste était visiblement un homme négligent, — son écriture le prouve assez ; — il aura accompli sa tâche de la façon la plus sommaire, insouciant du dommage irréparable que sa paresse infligeait au poème. L’intervention du second copiste, au commencement comme à la fin du ms., aurait donc été motivée par une cause unique : le besoin de compléter un livre fortement endommagé. On pourrait objecter que le second écrivain reprend la copie, non pas à partir du haut d’un feuillet, mais au milieu d’une page, ce qui semble, à première vue, indiquer la continuation pure et simple d’une copie laissée interrompue. Mais nous ferons observer que les premières lignes où se reconnaît la main du second copiste, celles qui occupent le bas du fol. 102 vo, sont écrites sur grattage. Le cahier même qui se termine avec le feuillet 102 est très incomplet ; il ne comprend que trois feuillets (100, 101 et 102) au lieu de huit. Pour une raison ou pour une autre, le second copiste, voulant reprendre la copie à partir d’un point déterminé, a gratté la première écriture qui s’étendait jusqu’au bas du feuillet et, selon toute apparence, supprimé les feuillets qui terminaient le cahier.

Le feuillet de garde, placé au commencement du manuscrit, est formé d’un fragment de minute d’un acte désignant nominativement un grand nombre de bourgeois de Reims[125] et dont l’écriture semble appartenir à la seconde moitié du xiiie siècle. Cette particularité indique, selon toute apparence, que le manuscrit de Raoul était vers cette époque dans les mains d’un habitant de cette ville.

Nous avons maintenant à étudier les particularités de langue et de graphie qui distinguent chacune des deux parties du manuscrit.

Entre les faits que nous allons relever dans la façon d’écrire propre à chacun de nos deux copistes, les uns réfléchissent la prononciation, tandis que les autres ne peuvent être considérés que comme des particularités graphiques sans grande importance. Commençons par les premiers. Le premier copiste emploie accidentellement eiz pour ez. Ainsi, aseiz 2143, desarmeiz 2337, fauseiz 617, pevreis 1560, preiz 606, et dans les secondes personnes pluriel de l’ind. prés. ou du futur, aveiz 524, 2310, preneis 2213, reteneis 1885, torneiz 2319. On sait que cette notation, qui répond certainement à une prononciation particulière de l’é fermé, est fréquente dans l’est de la France[126].

Le g initial suivi d’a, en latin, se conserve dans gavelos, goïr, goie (voir le vocab.), mais il y a probablement là un emploi abusif du g pour j, bien plutôt qu’un fait de prononciation. En effet, on trouve aussi gogleour 4144, pour jogleour, et goue (jocat) 1585, pour joue.

Le t disparait souvent à la fin des mots, après r ou s : fier 2822, 3104, hauber 2728, 3706, Herber 3337, mor 2468, 3255, pour fiert, haubert, Herbert, mort ; ces 4656, tos 2130, 2158, 2191, pour cest, tost. Cette notation est loin d’être constante, Nous l’avons laissée subsister dans les mots où elle apparaît avec le plus de fréquence, dans tos et hauber ; dans les autres, nous avons cru devoir rétablir le t final entre crochets. — Le t final disparaît encore, mais plus rarement, après n : don 3216, ſon 2615, tressuan 2602 ; ce sont des cas tellement isolés qu’il nous a paru nécessaire de rétablir le t entre crochets. Nous n’avons pas fait cette correction dans tan 2090, 2551 ; il nous a paru que ce petit mot ne faisait, pour ainsi dire, qu’un dans la prononciation avec le mot suivant. Nous trouvons même tam 4042, le mot suivant commençant par un p. Le t final tombe encore parfois après une voyelle : tou 1256, voi 1171, où nous écrivons tou[t], voi[t]. Il semble résulter de ces faits que, dans la langue de notre copiste, le t final ne se prononçait pas beaucoup plus qu’aujourd’hui. Et toutefois il y a lieu de faire la part de la négligence, car, au v. 1256, tou est suivi d’un mot commençant par une voyelle, et il est bien difficile de supposer qu’en ce cas le t ne se fît pas entendre.

L’s finale est également sujette à tomber après une consonne ; ver, enver 1502, 2316, 2717, 2749, 3837, flor (au plur. rég.) 2696.

Un trait assez notable de la graphie et probablement aussi de la prononciation du premier copiste, est que l’n de la troisième personne du pluriel est souvent omise[127] : donnet 644, qieret 693, fineret 819, vinret 826, descendet 827, perdet 900, descendet 955, pour donnent, quierent, etc. Ces six exemples sont les seuls que nous aient fournis les vers 644 à 955. Le même morceau ne fournit pas moins de vingt exemples, si nous avons bien compté, ou l’n est conservée. La proportion est donc largement en faveur de la forme la plus habituelle dans nos anciens textes[128]. Nous avons donc cru pouvoir restituer entre crochets l’n où elle manque. Cette omission de l’n s’observe accidentellement en Champagne[129].

Certains futurs ont, en raison de leur formation, une double r, ainsi garra pour garira dont l’i est tombé. Notre copiste réduit bien souvent ces deux r à une seule. Nous avons écrit char[r]a 2388, gar[r]a 2773, gar[r]ont 2734, or[r]eis 2448, plour[r]ont 2404, mais il eût peut-être mieux valu laisser subsister une notation dont on a d’autres exemples. Cette réduction des deux r à une seule a été observée dans les chartes de Tournai[130]. — Le cas est différent pour guerre, terre, où déjà, dans le type originel, les deux r sont consécutives. Le premier copiste, peu conséquent avec lui-même, traite ces deux mots de façon différentes : il écrit à peu près constamment guere, avec une r, 919, 1031, 1037, 1093, 1162, 1761. Nous n’avons rencontré guerre qu’une seule fois, v. 4286. Au contraire, on trouve presque toujours terre, 936, 1129, 1680, 3206, une fois tere au v. 1094.

Les documents de l’ancien français montrent beaucoup d’hésitations quant à l’emploi de l’s caractéristique du sujet dans les mots où le nominatif singulier latin n’est pas terminé par s. Cette hésitation se manifeste dans la partie du poème transcrite par le premier copiste : sire 5305, mais empereres 893, 2107, freres 60, lechieres 4904, peres 5014, mieudres 496. La tendance est donc en faveur de l’s. Nous avons dû nous conformer à l’usage le plus général lorsque nous avons eu à compléter des mots de cette catégorie dont la fin était abrégée.

Il ne nous reste plus à examiner que quelques particularités dont l’importance, au point de vue de la langue, est minime, mais que nous avons dû toutefois étudier, afin de résoudre certaines abréviations d’une façon conforme aux usages du copiste. La plus intéressante de ces particularités concerne l’emploi de l’u après q. Le copiste est ici assez conséquent. Il écrit toujours qe[131] 131, 297, 316, 370, 542, 554, 555, 564, 571, 576 ; qu’en 2181, est un cas tout à fait isolé. De même qi[132] 155, 779, 782, 840, qex 765, qeus (qualis) 4263, qel 4331, quant 946, 1102, qier 837, 1347. 4770, qiert 1192, reqierent 4492, qite 2524, qeurent (currunt) 1404, 1722. Cette graphie est loin d’être sans exemple. Elle est commune dans les textes écrits en Angleterre et en Italie, et s’observe, bien que rarement, en France[133]. D’autre part, notrecopiste écrit non moins constamment avec u : quarante 783, quartier 4993, quatre 1232, 3543, Quentin 813, 875, 1598, 3907, 4129, quis 3209, aquis 2852, requis 2649, 3874, tous mots où le son de l’u, s’il existait encore au xiie siècle, ce qui semble douteux, est maintenant perdu. À plus forte raison, l’u est il conservé dans des mots où actuellement encore il se fait entendre, tels que requellis 5200, esquier 1724, quide 2706, quida 1652, etc. Nous avons, par analogie aux exemples précédents, écrit quaresme 1582, quart 1919, qui sont abrégés dans le ms. De même pour ataquons 2328, quoi, evesque, onques, reliques. Nous devons convenir toutefois que pour ces mots les exemples rapportés plus haut ne fournissent pas une règle sûre.

L’ancien français, a en général, conservé l’usage latin, qui s’est transmis jusqu’à nous, de figurer par m la nasale suivie d’une labiale. Mais déjà au moyen âge on trouve bien souvent l’n employée dans ce cas. À cet égard, notre copiste est d’une irrégularité désespérante. Il n’y a vraiment pas de raison pour traduire le titulus plutôt par m que par n. Voici en colonnes parallèles, deux séries d’exemples fournis par des mots écrits sans abréviation dans le manuscrit :

Par m : Par n :

ambedui, ambes.ij. 2478, 2659, 4481, 4483, 5132.
ambleüre 5491.
Cambrai 2757, 2771, 2784, 3159, 3773, 3885, 4186, 4277.
Cambrisis 302, 2796, 2808.
chambres 5612.
champ 2748, 3994.
champenois 2459.
combatant 4910.
embracier, embracié 4988, 5084.
embrasez 2015.
embuschiés 4387.
emperere 301, 713, 794, 837, 878, 893.
empirier 1253, 1396, 1496, 3022, 3150.
emploier 3118.
emporte 2364, 5012.
essamplaire 2636.
gambes 4673.
membres 1943.
rompi 2768, rompu 4425, 4433, 4995, rompue 3284, desrompi 4650.
samble 3957, sambla 4652, semblant 3242, semblance 796, asambler 1166, asamblée 2970, 4184, résamble 4107, resamblées 3671.

anbe.ij. 3953.
Canbrai 2733, 4102.
Canbrisis 3606.
cenbel 2773, cenbiaus 3880.
chanberiere 1329.
enbarer 4494.
enbracier 1498, 5349, enbrace 2584, 2601, enbracié 1720.
enbronchier 4842, enbronchié 1698, 4999, enbroncha 174, enbronchant 709.
enbuschiés 4037.
enpainst 4065, 4243.
enpereres 2107.
enpirier 3362, enpirant 2677, enpira 4064.
enpoignie 3643.
enprisonné 4071, 4113.
menbrée 1799, 3281, 3647, menbra 2202, menbrast 2709, remenbre 2745, 4143.
menbres 194, 1164, 2110, 2264, 3585, 4751, 5252, 5415.
nonbre 3953.
ranprosner 3571.
ronpu 4076.

La conjonction com est le plus souvent écrite en abrégé : 9 ou , il y a aussi au v. 3596. Nous avons cependant trouve com devant une voyelle, 4138, et con devant une consonne, 599, 823, 3290, 4593. Nous avons transcrit les abréviations conformément à ces exemples, sans nous dissimuler que si le copiste avait constamment écrit ce mot en toutes lettres, il n’eût probablement pas toujours tenu compte de cette distinction. Voici, en effet, ce que nous constatons pour des cas analogues. Hom se trouve ainsi écrit aux vers 904, 1869, devant une voyelle, aux vers 629, 825, 934, 1501, 1841, 1904, devant une consonne ; hon 1502, 2012, devant une voyelle ; on et om se trouvent dans le même vers, 3109, et chaque fois devant une consonne. Il est permis de conclure de ces faits que le son propre de la consonne était absorbé dans la nasalisation.

Le premier copiste écrit indifféremment molt 368, 1591, 1638, 3048, 4135, 4210, et mout 1510, 1919, 2968, 3821, 3970, 3995. Dans les cas d’abréviation, nous avons écrit molt.


Passons maintenant au second copiste[134] dont la graphie offre beaucoup de traits notables, entre lesquels il en est qui sont les indices d’une prononciation particulière. An et en sont réduits à un même son et employés indifféremment : an, lat. in ou inde, est fréquent, 23, 6338, 6378, 6456, 6500, 6522, 6657, 6668, anfes 6611, anfant 39. Réciproquement, comment 6336, 6832, mentel 6258, pour commant, mantel. — ain se substitue à an ou en, principalement avant ch et g spirant, à la tonique comme avant : chaingiés 7725, frainche 6871, 6890, losainges 7133, losaingier 6261, 7092, maingier 6332, 7099, plainchier 6254, raingier 7743, trainche 7796, 7852, trainchier 7205, vaingier 6265 ; aussi, sainglant 6257. — L’e bref latin suivi d’n mouillée, au lieu de produire ien, devient ain, dans tains (teneo) 7226, vains (venio) 6964, 7323, vaigne (veniat) 7587. — au se substitue à ou dans saudoier 6435, 7685. — Un e s’introduit après u dans huerta 6251 ; serait-ce une façon de marquer l’allongement de la voyelle ? Un fait analogue s’observe dans certains mss. exécutés en Flandre, mais ici il est tout à fait exceptionnel.

Notre son ou est rendu indifféremment par ou dans vous 6308, 6534, 6964, 7944, et par o dans vos 6922, 7201, 7323, 7390, 7940, 7946. Par contre, le copiste écrit toujours molt en toutes lettres, jamais mout. — Au v. 7331, le ms. porte gsin qu’on ne peut guère transcrire que par cousin. Il est par suite possible que gvine, gvenir doive se lire couvine, couvenir et non convine, etc.[135].

l finale se redouble fréquemment lorsque le mot suivant commence par une voyelle : cillautre 4, quillot 28, llest 6351, illen 6364; de même l initiale lorsque le mot précédent finit par une voyelle : vertelle 35, 6331; pour cil autre, qu’il ot, il est, il en, verté le, formes que nous avons introduites dans notre texte au lieu de celles du ms. Pour conserver ce redoublement de l’l, il eût fallu, conformément au ms., réunir les deux mots en un seul, ce qui eût nui à la clarté et d’ailleurs n’eût pas été conforme aux règles générales que nous suivons pour la division des mots. Imprimer cill autre, qu’ill ot, verté lle, eût été aller directement à l’encontre du but de ce redoublement. — L’n est redoublée de la même façon dans ennont 6678, que nous avons aussi réduit à en ont. — n s’intercale avant gn dans singnor, singnori, 6446, 6566. — gn se produit à la place d’n dans figna 6340, 6543. — n se maintient devant les labiales : anbedex 8071, enbarrès 7019, enprist 7210, Herchanbaut 6324.

Ce qu’il y a de plus particulier dans la graphie du second copiste, c’est l’usage d’écrire des consonnes qui certainement ne se prononçaient pas, ou qui servaient tout au plus, en certains cas, à marquer un certain allongement dans le son de la voyelle précédente. L’r et l’s s’introduisent entre une voyelle et une consonne, ainsi : iers 6858, 6916-7, 6962-3, sierge 6443, niers 6724, 7125, pour iès (ind. pr. deuxième p. sing, d’estre), siége, niés (nepos) ; de même pour s : chasploier 6973, 7023, 7779, eschaspés 7506, esvesque 16, 56, 6838, mescredi 6325, 6352, mestrai 7275, envoslespe 46, ostri, ostrois, ostrierent 25, 6463, 6557, 6700, 6814, prospice 6389, sosmiers 6926. Cette introduction intempestive d’une s est parfois fort gênante. Ainsi dist, 7529 7556, peut être aussi bien au présent (dit) qu’au prétérit[136] ; fust, 6650, a l’apparence d’un imparfait du subjonctif quand c’est un prétérit. Par contre, l’s véritablement étymologique est omise dans pait 6665, beloi 6819, blemis 7020, et 6960, foret 6468, fit 6511, 6689, fesit 6862, deffendit 6528, pour paist, besloi, blesmis, est, forest, deffendist, fist, fesist. Évidemment le copiste ne prononçait plus cette s et, sachant vaguement qu’elle prenait place traditionnellement en certains mots, il la mettait un peu au hasard[137]. — À la fin des mots, on observe un phénomène analogue. Le copiste, entraîné par de fausses analogies, met une s ou un t là où il n’en faut pas : dis (dico), 19, 37, 6451, dis (dic) 6314, dois (debeo) 6807, ostrois 6700, 6814, fuis 7061, pors (porto) 6860, vis (vidi) 24, 6695, vis (vivo) 6360, ainsis 6585, 6608, ausis 6884, Orignis (cas rég.) 7006. Pour le t final, il y a lieu de distinguer deux cas. Il apparaît en des mots qui n’y ont étymologiquement aucun droit : foit (fidem) 6377, 6455, 6549, 6806 mercit 6310, 6664, Savarit (Savaricum) 6707, comme en d’autres où le type étymologique présente en effet un t : tels sont les participes baillit 6447, cevelit 32, choisit 6279, jehit 6334, mentit 6314, merit 22, oit 2, 6381, 6408, plevit 6322, tenut 6295, detenut 6427, les substantifs erit 6467, escut 6419, 6421. Toutefois, bien que le t soit ici étymologique, on ne saurait affirmer, en présence des exemples cités en premier lieu, qu’il ait été réellement prononcé. La graphie de notre copiste est trop hésitante pour qu’on puisse lui attribuer une grande valeur. Nous remarquerons encore que beaucoup de participes passés de la première conjugaison, et, en général, les mots en -atum, sont terminés au cas régime par t : contet 34, delgiet 6257, entaillet 6258, enterret 36, exploitiet 6345, juret 6322, malgret 6323, mandet 6368, pret 6326. On sait que dans les mots de cette catégorie la conservation du t étymologique s’est perpétuée au Nord de la France jusqu’au xve siècle. Mais nous nous garderons bien de conclure de cette circonstance que le copiste ait été originaire de la France septentrionale : plusieurs caractères importants du roman de la Picardie, du Ponthieu, du Vermandois et de la Flandre faisant ici défaut. D’ailleurs, le même fait s’observe, avec une fréquence variable, dans le nord de la Champagne[138] et en Lorraine.

c (avec le son de ç) et s sont parfois employés contrairement à l’étymologie dans certains mots. Voici des exemples de c pour s : arces 7713, ce, pronom neutre, 6297, 6299, 6355, 6412 ; ce, adverbe, lat. sic, 6302, ce, conjonction, 6286, 6315, 6489, ces, pronom sing. suj. ou rég. pluriel, 16, 6266, 6294, 6376, cevelit 32, ciecle 29. Réciproquement, s pour c : se, pronom neutre, 6319, ensainte 35, 39.

Nous avons vu (p. lxxv) que l’auteur de la seconde partie admettait indifféremment à la rime les finales en ois et celles en és pour les secondes personnes du pluriel des futurs : nous ne nous étonnerons pas de trouver le même mélange de formes dans le corps des vers, soit qu’il y ait lieu de l’attribuer à l’auteur, soit que le copiste seul en soit responsable : avrois 6360, comparrois 7381, dirois 6321, irois 6320, orrois 18, porrois 7126, serois 6535, avrés 6628, 7394, irés 6598, porrés 6497, 7068. Il y a peut-être lieu de considérer comme plus particulier au copiste l’emploi de la finale ens pour le latin -amus lorsqu’un i précède : aideriens 7679, estïens 6386, 6390, puissiens 7456-7, peüssiens 7678, seriens 6391. C’est la dérivation proprement étymologique dont l’existence est bien constatée en Champagne[139].

Les différences que nous avons signalées entre nos deux copistes se rapportent plutôt, en somme, à la graphie qu’à la langue. La moyenne des caractères linguistiques semble indiquer, pour l’un et pour l’autre, le nord de la Champagne comme lieu d’origine. Nous avons noté plus haut, p. lxxix, une circonstance toute matérielle, l’emploi comme feuillet de garde d’un fragment de charte écrit à Reims, qui favorise cette conclusion.

Si les deux copies qui forment le ms. de Raoul de Cambrai diffèrent considérablement quant à la graphie, elles se ressemblent du moins en un point qui n’est pas à leur avantage : c’est qu’elles sont l’une et l’autre très fautives, la première surtout. Nous avons fait ou proposé de nombreuses corrections : nous croyons qu’il en reste encore beaucoup à faire.


2. — Manuscrits perdus. — Extraits de Fauchet.


Les inventaires des librairies du moyen âge ne mentionnent, à notre connaissance, que trois mss. de Raoul de Cambrai. Dans l’inventaire rédigé après le décès de Jean de Saffres, doyen du chapitre de Langres, mort en 1365, on lit un article ainsi conçu : Item, romancium Radulphi de Cameraco, taxatum precio octo grossorum[140].

Charles V possédait deux manuscrits de Raoul. En voici la description tirée de l’inventaire de sa librairie du Louvre :

Bueve d’Esgremont ; la vie saint Charlemainne, les Quatre fils Aimon, dame Aïe d’Avignon, les croniques de Jerusalem, Doon de Nantueil, Maugis le larron, Vivien et Raoul de Cambrai, rimé. L’emperieres de France[141].

Taillefer dit Raoul de Cambresis, rimé, très vieil et bien petit, de lettre bastarde. Dame Aalez[142].

Ces deux mss. sont perdus. La description du second pourrait assez bien s’appliquer au seul ms. actuellement connu de Raoul, n’était la mention des premiers mots du second feuillet qui exclut l’identification. Dame Aalez paraît être le commencement du v. 52 : Dame A, n’ot pas le cuer frarin ; le second feuillet de notre ms. commence au v. 58 : Desq’a Biavais ne prisent onques fin.

Dans la seconde moitié du xvie siècle, il existait un ms. de Raoul de Cambrai, duquel le président Fauchet a cité une vingtaine de vers dans les chapitres x et xi de ses Origines des dignitez et magistrats de France[143]. Ces quelques citations suffisent à prouver que le ms. dont s’est servi Fauchet était différent du nôtre : car, sans parler de variantes assez nombreuses, il contenait un vers qui manque au ms. de la Bibliothèque nationale[144].

Mais nous avons mieux que les citations imprimées de Fauchet. La Bibliothèque nationale possède un petit volume in-4o composé de dissertations, de notes historiques et d’extraits de lectures, le tout écrit à diverses époques par Fauchet lui-même[145]. On y trouve, du fol. 66 au fol. 72, des extraits de Renaut de Montauban, de Doon de Nanteuil[146], d’Aie d’Avignon, de Gui de Nanteuil, enfin (fol. 71) de Raoul de Cambrai. Fauchet ne nous dit pas que ces cinq poèmes se soient trouvés unis dans le même manuscrit. Si on était sûr qu’ils aient été joints, on pourrait se hasarder à identifier le ms. de Fauchet avec le ms. perdu de Charles V qui, selon l’ancien inventaire du Louvre, renfermait également, avec d’autres poèmes encore, Doon de Nanteuil, Aie d’Avignon, Gui de Nanteuil et Raoul de Cambrai. Mais cette identification ne va pas sans quelques difficultés. D’abord rien ne prouve que le Raoul de Cambrai utilisé par Fauchet se soit trouvé dans le même ms. que Doon de Nanteuil, Aie d’Avignon et Gui de Nanteuil. Fauchet dit quelque part[147] qu’il a vu un manuscrit où Renaut de Montauban, Doon de Nanteuil, Aie d’Avignon et Gui de Nanteuil étaient « cousus l’un après l’autre ». C’est indubitablement de ce ms. qu’il a tiré ses citations de ces divers poèmes ; mais, à cet endroit, il ne parle pas de Raoul. Ce n’est pas une preuve que ce poème ne fût pas dans le ms., mais c’est encore moins une preuve qu’il y fût. En outre, le ms. du Louvre renfermait la chanson de Maugis et celle de Vivien[148]. Or, il ne paraît pas que Fauchet ait connu ces deux poèmes. Du moins ne les cite-t-il nulle part, que nous sachions.

Quoi qu’il en soit, les extraits que Fauchet nous a conservés d’un ms. perdu de Raoul sont d’un grand prix. Ils se composent, comme nous l’avons dit au commencement de cette introduction, d’environ 250 vers, proportion assez faible pour un poème de plus de 8,000 vers, mais, outre que nous y avons puisé d’excellentes variantes, notamment celle des vers 5484-6, il se trouve que quelques-uns des vers transcrits par Fauchet correspondent aux lacunes qui déparent l’unique manuscrit du poème. Enfin, ces mêmes extraits fournissent un argument de plus en faveur de l’opinion émise plus haut[149], selon laquelle la continuation en assonances aurait été ajoutée à la partie ancienne, alors que celle-ci était déjà mise en rimes. En effet, la rédaction que Fauchet a eue sous les yeux était celle même qui nous est parvenue, mais elle ne contenait pas la suite en tirades assonantes. La dernière citation de Fauchet correspond à notre vers 5542, et c’est au v. 5555 que s’arrête la partie rimée.

Quelques mots, pour terminer, sur la façon dont nous avons compris notre tâche. Nous n’avons pas cru devoir réformer la langue du poème conformément à un type idéal. Dans l’espèce, les éléments nécessaires pour déterminer ce type font défaut. Il faut ajouter qu’il y aurait eu probablement deux types légèrement différents à fixer, puisque rien ne prouve que les deux parties du poème aient été composées dans le même pays. Nous avons tenu d’autant plus à conserver la graphie propre à chacun des deux copistes, que cette graphie offre, on l’a vu plus haut, des particularités intéressantes. Nous nous sommes bornés aux corrections exigées par la mesure ou par le sens. Entre ces corrections, celles-là seulement ont été introduites dans le texte que nous regardons comme certaines ; celles qui ne nous ont paru que probables ont été proposées en note. Le glossaire et la table des noms sont très détaillés et fourniront, sous une forme condensée, beaucoup de notions qui n’ont pu trouver place dans cette introduction déjà bien longue. Les éditeurs de Raoul de Cambrai ne se dissimulent pas toutefois qu’il reste encore à faire pour résoudre toutes les difficultés que présente ce poème si important et cependant à peu près négligé, jusqu’à ce jour, par la critique. Ils espèrent du moins que leur travail pourra fournir une base solide aux recherches de ceux qui viendront après eux.


Septembre 1883.







APPENDICE






APPENDICE

L’HISTOIRE DE RAOUL DE CAMBRAI ET DE BERNIER


d’après la chronique de Waulsort[150]


D’Achery, Spicilegium, t. VII (p.518-524), de l’édition in-4o, t. II (p. 710-712), de l’édition in-folio.)

(1) Processu tamen volvente, haud multo post, ultima labentis ætatis clauditur dies Heriberti, comitis de Sancto Quintino[151], qui viam universæ carnis ingressus superstites post se quatuor filios reliquit ; quibus, ut regimine fratris sui comitis Eilberti[152] nutrirentur, et hereditate eorum terræque ejus industria auxilioque tuerentur, obedire præceptis præcepit. Cum vero istius angoris mæstitudine premeretur, et ab amicis et fratribus funeris exsequiæ præpararentur, quidam Cameracensis comes Rodulfus nomine, qui dignitate regalis consanguinitatis gloriabatur, adversus quatuor Heriberti filios, confidens in robore fortitudinis suæ, insurrexit, et annuente rege Francorum, videlicet avunculo suo, terras eorum invasit, sicque evaginata iniquitate quam consideraverat[153], adversæ partis cuneus ab eodem præparatur, et atrocis crudelitatis dolus, qui clausus latuerat, evidentibus indiciis in propatulo manifestatur. Reciproca namque crudelitate a genitore puerorum et patruis se vinculatum reminiscens, præfatus rex jus abnegans, injuste possessiones, terras, hereditatesque corum supradicto Rodulfo concessit ; sicque ab hoc norma justitiæ confusa est, et gravis periculi commotio ab utraque parte machinatur[154].

(2) In exordio suæ congressionis, Rodulfus oppidum Sancti Quintini obsidendo aggressus est expugnare ; quod cum ab eodem minime caperetur, impetum vimque resistentium ferre non valens, ignibus deliberabat aduri[155]. Cumque certatim istius iniquitatis ruina machinaretur, concursu hostium nobilium virorum nobile oppidum repente crematur, et villa mobilibus et diversis repleta commentibus, diversorumque agminum stipata plebe depopulatur, et cum ea templi ædificia uruntur, et ad nihilum rediguntur. Inter hæc templum virginum monialium[156] a fratribus haud multo post constructum, et magnis prædiorum honoribus ditatum, propter cujusdam nobilissimæ mulieris conversionem, quæ se sacri veli consecratione, relicto sæculari habitu munierat, aduritur, et cum eo hæc nobilis mulier et virginum chorus. Mulier autem hæc, cum magnis orta foret natalibus, seducta fuisse dignoscitur a comite Eilberto quasi sub quadam conjugii confœderatione ; quæ cum eo permansit, quousque alterius nobilissimæ prosapiæ mulieris, legalis decreti cæremonia, conjugii dans consensum, necteretur contubernio ; quæ cum spernendo se cerneret postponi, ordine supradicto curam sæcularis negotii postposuit[157].

(3) Hæc itaque ex supradicto comite filium enixa est, cui in spiritali regeneratione et nominis acquisitione Bernerus nomen impositum est. Hic avulsus a lacte, atque dempto ubere ablactatus, supradicto Rodulfo urbanitatis gratia traditus est nutriendus, qui cum aliis juvenibus nobilibus vernaculis serviebat ex armorium apparatu. Ut vero matris adustionem, patris, patrui ac filiorum ejus agnovit detrimentum, et honoris diminutionem, imbecillitatis suæ condoluit importunitatem, eumque tædere cœpit cum proximorum infortunio mors suæ unicæ genitricis, et repentini casus cœpit conqueri austeritatis improbitatem. Cumque crebro in hoc conquereretur infortunio, lacrymabilique ejulatu gravis finis interitum memoratæ genitricis lugeret, luctus ejus ad domini sui aures pervenit. Unde conversus in iram, post jurgiorum proverbia, occiput sui capitis vulneravit nimia fervens insania; sicque bonæ indolis adolescentulum removit a contubernio suorum familiarium. Talis siquidem gravedinis et molestiarum acerbitas cum a filio patri nuntiaretur, reciprocatus dolor graviter renovatur, quo exasperati cordis meditatione, confluentia diversarum gentium multiplici numerositate conglobata, catervæ multiplices disponuntur, et machinamento prudentium congressiones Rodulfo præparantur. Præfatus siquidem Bernerus, infra quanquam pueriles annos positus, eventum rei graviter accepit, et actionem præteritam non pueriliter investigans, rogavit patrem militiæ sibi non negare armaturam. Tandem ipse quod concupierat voto adeptus militiam honestis moribus adornavit. Cum vero ab utrisque partibus graviter fortiterque præliaretur, et invicem adversarum partium cadavera mucrone sæviente passim sternerentur, cum capite primæ cohortis Bernerus voluit apparere, quo strenuitatem suæ actionis evidentius voluit ostendere.

(4) Igitur in tempore definitæ congressionis antequam, pariter convenirent, de morte matris Rodulfum sicut suum dominum convenit, a quo inconvenienter improperia sustinendo repulsus ; dominum suum postposuit, et sibi fidem post hæc servare denegavit. Ordine siquidem certaminis composito, obvius affuit in concertatione Bernerus Rodulfo, cui mortem matris requirens anteposuit, et ab eodem sibi hanc injusto judicio sublatam nuntiavit, Hic autem verba illius ignaviæ æquiparans, insultationis verba illi respondendo reddidit, corpusque illius ab eo simili sorte fieri pronunciavit. Ut autem istius commotionis verba a Rodulfo accepit Bernerus, in indignationem conversus et iram, spiculo et ense contumacem militem aggressus est, et in impetu sui spiritus ab ejus corpore animam viriliter non timuit abstrahere. Sedata itaque seditione istius malæ contritionis et doloris, gemitus suæ partis factus est Rodulfus, et ulto sanguine, qui ab eo effusus fuerat innoxius, hereditates et terræ, quæ per violentiam ab eo fuerant usurpando invasæ, Heriberti heredibus restituuntur juste, judicio, probitate, industria, fortitudine familiarium amicorum[158].

(5) Hujus rei gratia, et prosperorum actuum prudenti progressu omnimoda urbanitate compositus, a suo genitore et familiaribus iste egregius adolescens complectebatur tenere, in quibus successor paternæ hereditatis credebatur fore, quia ex sponsalis confœderationis connexione patri heres negatus cælica voluntate, quo nomen ejus dilataretur posteritatis successione. Surrexit interea ex Rodulfi radice, gravis infestationis et totius iniquitatis dolo[159] repletus quidam surculus, nomine Walterus, qui ejusdem pompaticæ regalis consanguinitatis tumendo gloriabatur propinquitate, veluti sororis Rodulfi filius. Hic autem adversus Eilberti filium, Bernerum scilicet, inter innumeras adversæ partis catervas, cohortium princeps primus effectus surrexit, et ab hoc sui avunculi mortem requisivit. Illum autem sibi injusto judicio ab eo præeunte mortem demptum pronuntiavit, et ab eodem manu propria contra jus fasque illum exstinctum dicens, mœroris affectum per cordis contriti verba evidentibus indiciis indicavit. Tumultus autem venturæ congressionis, et tempestuosus ardor gravis angoris utraque parte machinatus, propositione verborum horum quadam ex parte conquierunt. Contra hæc mortem matris, fracturam capitis, vel detrimentum genitoris et patruorum desolationem illi respondendo Bernerus opposuit ; et hæc omnia injusto judicio sustinuisse ab eodem replicavit[160].

(6) Animati igitur diræ congressionis et adversæ machinationis mutua confabulatione, uno conspirationis consensu adversum se invicem exaggerantes malum, regis præsentiam adiere, et ibi, ex utraque parte datis obsidibus, condixerunt sub regalis juris observatione et suæ litis agone, suæ propositionis verba confirmare. Statuto siquidem certi temporis die una pariter convenere, atque ipsis acriter modo irremediabili invicem propugnantibus, triduano litigio sese ceciderunt ; pro quibus regiæ magnificentiæ auctoritatem, cernentes constantiam et fortitudinem juvenum mutuae partis exercitus, interpellavit. Regalis itaque auctoritatis ut pervenit ad eos sententia, armaturam suam obsidibus suis tradiderunt. Palatinorum autem procerum judicio abjudicatum litigium, et moderatione inlustrium[161] virorum pacata sunt jurgia tumultuantium puerorum, eorumque conflictus pacem dedit mutuæ partis principibus : sed virus præteritæ commotionis in Viromannorum et Cameracensium serpit visceribus usque in præsens tempus[162].

(7) Dei post hæc judicium, ejusque ordinatio qui quos creat et sui signaculi virtute conservat, regit, suaque gubernatione in prosperis adversitatibusque provehit, istum adolescentem Bernerum videlicet vocavit, vocandoque sui spiraminis commissum suscepit[163] ; atque sic ejusdem assumptionis vocatio patri facta est diutinæ desolationis et lacrymabilis rememorationis sæva destitutio, orbatioque irrecuperabilis. Pulsatus igitur tantis talibusque eventibus, infortunium diversorum casuum corporis et animæ timere cœpit venerandus comes, priscæ reminiscens conversationis enormitatem, et antiquorum contagiorum præteritam actionem, quid egerit diuturna meditatione cœpit meditari, et se reum voce lacrymabili ex transactis facinoribus confiteri. Cumque jugi mœroris anxietate filii defleret destitutionem, suæ intentionis actionem suppliciter ad Deum convertit, et in studio istius bonæ voluntatis ex sui juris proprietario, una cum sua clarissima conjuge Heresinde, archangeli Michaelis ob honorem in Tirasce basilicam condidit, eoque in loco sub tramite beati Benedicti Deo militantibus coadunatis fratribus, ipsis abbatem præficiens, ad usus quotidiani victus stipendia constituit non modica, locumque illum sub ditione et ordinatione Laudunensis ecclesiæ antistitis constituit.



RAOUL DE CAMBRAI [164]

I

ƒ. 1
Oiez chançon de joie et de baudor ! [165]
Oït avés auquant et li plusor
Del grant barnaige qui tant ot de valor ;
Chantet vous ont cil autre jogleor [166]
5Chançon novelle : mais il laissent la flor. [167]
C’est de Raoul ; de Canbrai tint l’onour.
Taillefer fu clamés par sa fierour
Cis ot .j. fil qui fu bon poingneor,
Raoul ot nom, molt par avoit vigor.
10As fils Herbert fist maint pesant estor ;
Mais Berneçons l’ocit puis a dolor.

II

Ceste chançon n’est pas drois que vous lais.
Oiez chançon, et si nous faites pais,
Del sor Gr. et de dame Aalais, [168]
15Et de Raoul cui fu lige Canbrai.
Ces pairins fu l’esvesque de Biauvais.
As fils Herbert enprist R. tel plait,
Con vos orrois en la chançon huimais.

III

Icis Raoul Taillefer dont je dis
20Fu molt preudons, si ot le cuer hardi.
L’enpereor de France tant servi,
Que l’empereres li a del tot merit.
De Canbrisin an droit fié le vesti,
Et mollier belle, ains plus belle ne vis. [169]
25Tuit l’ostrierent et parent et ami.
Noces en firent tex con poés oïr [170]
Dedens la cort au fort roi Loeys.
Puis vesqui tant qu’il ot le poil flori, [171]
Et quant Dieu plot del ciecle departi.
30La jantil dame Aalais au cler vis
Tel duel en fait si grans ne fu oïs.
Et li baron l’avoient cevelit :
Si l’enter[e]rent au mostier saint Geri.
De cel baron dont vous ai contet ci
35Estoit ensainte, par vertet le vous di. [172]

IV

Enterret ont le chevallier vaillant :
C’est Taillefer dont je vous dis avant.
La gentil dame au gent cor avenant
De lui remest ensainte d’un anfant.
40Tant le porta con Dieu vint a talent.
Quant il fu nez, joie en firent molt grant
Cil de la terre, chevalliers et serjant. [173]
Tex en ot joie, par le mien esciant,
Qui puis en ot le cuer triste et dolent.
45L’anfant a pris la dame au cors vaillant :
Si l’envoslespe an .j. chier boquerant ; [174]
Dex frans baron[s] apella erranment :
Thiebaut [apellent] le premier li auquant,
L’autre Acelin, par le mien esciant :
50« Baron, » dist elle, « por Dieu, venés avant ;
« Droit a Biavais m’alés esperonnant. »

V

Dame A[a]lais n’ot pas le cuer frarin :
Son fil coucha an .j. chier drap porprin ;
Puis en apelle .ij. baron[s] de franc lin :
55« Droit a Bianvais m’en irois le matin,
« A dant Guion l’esvesque mon cousin. » [175]
Et cil s’en tornent, n’i fisent lonc traïn.
ƒ. 2Desq’a Biavais ne prisent onques fin :
L’evesque troevent sus el palais marbrin.
60Icil fu freres Joifroi de Lavardin.

VI

El palais monte[n]t andui li chevalier ;
L’enfant aportent qe mervelles ont chier ;
L’evesque trueve[n]t qi molt fait a proisier :
Bien le saluent, en ex. n’ot q’ensaignier :
65« Cil Damedieus qi tout a a jugier,
« Il saut et gart l’evesque droiturier
« De part no dame A. au vis fier,
« Feme R. Taillefer le guerrier.
« Mors est li quens : n’i a nul recovrier ;
70« Mais de lui a la dame .j. iretier ;
« Ci le vos fait par chierté envoier,
« Qe del lignaje ne le vieut eslongier. »
L’evesque l’ot ; si se prist a saignier.
Dieu en mercie qi tout a a baillier :
75« Franche contese, Diex te puist consellier !
« Iceste chose ne vuel plus respitier. »
Il fait les fons aprester au mostier,
Et oile et cresme por l’enfant presaignier,
Si se revest por faire le mestier.

VII

80El moustier vint li evesques gentis,
L’enfant baptise qi molt est eschevis.
Tout por son pere Taillefer le marchis.
Mist non l’enfant R. de Cambresis.
Li gentix vesques n’i a nul respit mis ;
85Bien l’aparelle comme frans et eslis.
Et la norrice qi molt ot cler le vis
Fu revestue et de vair et de gris.
Tuit cil i vindrent por cui orent tremis.
A l’endemain qant il ont congié pris.

90Tuit s’en tornerent ; s’i ert li sors G.
Al baptisier nen ot ne giu ne ris.
Li enfes fu et amez et goïs,
De sa norrice molt gentilment norris.
Passa des ans et des mois et des dis, [176]
95Plus de .iij. ans, ce conte li escris. [177]

VIII

Dame A. n’ot pas le cuer frarin.
Huimais orrez la paine et le hustin
De la grant guere qi onques ne prist fin.
Au roi de France avoit .j. franc meschin :
100Francois l’apelent le mancel Gibouin.
Le roi servi au bon branc acerin ;
De pluisors gueres li fist maint orfenin ;
Molt servi bien nostre roi de franc lin
Et richement, a loi de palazin.
105De son service vieut le don enterin.
Cil li loerent d’outre l’aigue del Rin
Que li donnast l’onnor de Cambrezin.
Del parenté Joiffroi de Lavardin
L’ot A. qi maint home a enclin ;
110Se Dex n’en pense qi de l’aigue fist vin,
Tex ennor est donnez et traiz a fin
Dont mains frans hom en giront mort souvin.

IX

[* Nostre emperere] oit les barons parler,
[* Les gentis hom]es toz ensamble loer,
115[* Que il li doint Aalais au] vis cler, [178]
[* Car li Manseaus l’a servi] comme ber.

[* Li rois les croit, si en fist] a blasmer.
ʄ. 3Le gant l’en do[ne, cil l’en vet mercier *], [179]
De ci au pié li baisa [le soler *]. [180]
120Et dist li rois qi France a a garder :
« Gibouin, frere, bien me dois mercier ;
« Je te fas ci molt grant honnor doner.
« Par tel convent-la te vuel je livrer,
« L’enfant R. n’en vuel deseriter.
125« L’enfes est jovenes ; pense del bien garder
« Tant qe il puist ces garnemens porter.
« Cambrai tenra ; nul ne l’en puet veer,
« Mais l’antre terre te ferai delivrer. »
Dist Giboïn : « Je nel doi refuser,
130« Mais qe la dame me faites espouser. »
Qe fox fist cil qant il l’osa penser,
Car maint franc home en covint puis verser.
La gentix dame o le viaire cler
Ne le prendroit por les menbres colper.

X

135Rois Loeys fist le jor grant folaige
Qi son neveu toli son eritaige ;
Et Giboïn refist molt grant outraige [181]
Qant autrui terre vost avoir par barnaige ;
Puis en fu mors a duel et a hontaige.
140Nostre empereres a parlé au mesaige :
« Va, met la cele el destrier de Cartaige. [182]
« Di ma seror o le simple vi[s]aige,
« Droit a Cambrai le sien riche eritaige,
« Le Mancel pregne a l’aduré coraige,
145« C’est Giboïn qi tant a vasselaige :
« Tel chivalier n’a de ci en Cartaige ; [183]

« Toute la terre li doin en mariaige.
« Vaigne a ma court sans nesun arestaige
« Et si ameint o soi tot son barnaige,
150« S’i manderai le plus de mon lignaige ;
« Et s’ele i faut, trestot par son outraige,
« [* S’irai saisir la terre et l’eritaige ;] [184]
« [* De son doaire porra] faire mesnaige, [185]
« [* Que ja en l’autre] ne prendra plait ne gaige. » [186]

XI

155Li mès s’en vait qi congié demanda ;
Dessus la cele sor son destrier monta,
De Paris ist, droit a Cambrai s’en va ;
Par la grant porte en la cité entra.
Au grant mostier de saint Geri torna ;
160La gentil dame en la place trova ;
Maint chevalier en sa compaignie a.
Li mès descent, son cheval aresna ;
De par le roi la dame salua :
« Cil Damerdiex qi le mont estora
165« Et ciel et terre et trestout commanda
« Saut la contesce et ciax que amés a
« De part le roi qi a garder nos a !
Diex gart toi, frere, qui le mont estora !
« Di, qe me mande li rois ? nel celer ja.
170En non Dieu, dame, mes cors le vos dira :
« Li rois vos mande, qi grant poesté a,
« Qe a baron Giboin vos donra ;
« Saichiez de fi, li rois le commanda. »

Dame A. vers terre s’enbroncha :
175Plore des iex, .j. grant soupir jeta ;
Ses conseillers a itant demanda :
« Hé Diex ! » dist ele, « mal mandemant ci a ! » [187]

(Manquent, dans A, deux feuillets)

[« * Fous fu li rois qui le gant li donna !]

Elle dit encore :

« * Rois Loeïs a mon fil le rendra
180« * A icel jor que chevaliers sera
« * Et droit en cort de jugement avra. »

XII

* Nostre emperere esploita malement,
* De Cambresis saisi le tenement
184* Et au Mansel en fist saisissement.

XIII

Quand le roi a dit à Guerri qu’il a donné Cambrai au Mansel, Guerri respond :

290« * Je le chalenge, » dit Guerris li senez ;
« * Combatrai m’en a l’espée del lez. »

Le roi dit :

« * Quant vos ainsi sor moi le fait tornez
« * Vostre neveu a ma cort amenez,]
ʄ. 4« Qu’il n’a encor ne m[ès trois ans passez *.] » [188]

XIV

295« Drois empereres, » ce dist G. li ber,
« Volez le vos por ce desireter
« Qe il ne puet chevalchier ne errer ?
« Par cele foi qe je doi vos porter,
« Ains en verrés .m. chevaliers verser,
300« Qe li Manciaus s’en puist a cort vanter,
« Drois empereres, ne le vos qier celer,
« S’en Cambrisis puet mais estre trover, [189]
« Seürs puet estre de la teste colper.
« Et vos, fox rois, on vos en doit blasmer :
305« Vos niés est l’enfes, nel deüssiés penser,
« Ne sa grant terre vers autrui delivrer. »
Et dist li rois : « Tot ce laisiés ester ;
« Li dons est faiz : ne m’en puis desparler. »
G. s’en torne, n’i vost plus demorer ;
310Mal del congié qe il volsist rover !
Au perron fisent les bons destriers garder,
Et li baron penserent de monter.
A haute voiz commença a crier :
« Or s’aparellent li legier baicheler,
315« Cil qi volront les paines endurer !
« Qe, par celui qui se laissa pener,
« Ains me lairoie toz les membres colper
« Mon neveu faille tant com puisse durer. »

XV

Li sors G. fu molt de grant aïr. [190]
320Desq’a Cambrai pensa de revertir,
Enmi la place descendi par aïr ; [191]

Dame A. vit le vasal venir,
Si l’apela com ja porrés oïr :
« Sire Gueris, ne me devez faillir,
325 « La verité me savez vos gehir ?
Dame, » dist il, « ne vos en qier mentir :
« Vostre eritaige vos fait li rois tolir
« Por Giboïn, Diex le puist maleïr !
« Pren l’a mari, por tant porras garir
330« Vers Loeys qi France a a baillir.
Diex ! » dist la dame, « com puis de duel morir !
« [* Ains me] lairoie ens en .j. feu bruïr[192]
[* Que il] a viautre face gaingnon gesir !
« Diex me donra de mon effant norrir
335 « Tant qe il puist ces garnemens tenir. »
Dist G. : « Dame, buer l’osastes gehir :
« Al grant besoign ne puis de vos partir. »

XVI

Gueris parole au coraige vaillant :
« A. dame, par Dieu le raemant,
340 « Ne vos faurai tant com soie vivant.
« U est mes niés ? car l’amenez avant. »
.II. damoisel se lievent en estant,
L’ enfant amaine[n]t en la place devant.
Il ot .iij. ans, par le mien esciant :
345 S’ert acesmez d’un paile escarimant,
Et ot bliaut d’un vermel bougerant ;
En tot le mont n’avoit plus bel enfant.
G. le prent en ses bras maintenant,
Parfondement del cuer va soupirant.
350 « Enfes, » dist il, « ne vos voi gaires grant,[193]
« Et li Manciaus a vers vos mautalant

ʄ. 5« Qi de vo terre vos va deseritant.
— Oncles, » dist l’enfes, « or le laissiez atant :
« Je la ravrai, se je pais vivre tant
355 « Qe je port armes desor mon auferant.
— Voir, » dist G., » ja n’en perdrés plain gant :
« Ainz en morront .xx. m. combatant. »
L’aigue demande[n]t li chevalier vaillant,
Et par les tables s’asient maintenant.

XVII

360Dame A. et li vasax G.
Et li baron sont as tables asis.[194]
Li seneschax s’en sont bien entremis :
De bien servir fu chascuns bien apris.
Apres mengier la dame o le cler vis
365A plenté done as barons vair et gris,
Congié demande li riches sors Gueris :
La dame baise, puis a le congié pris ;
A Aras vait, tot droit, molt aatis.
Puis passa molt et des ans et des dis,
370 Qe il n’ot noise ne plait en cel païs.
Quant .xv. ans ot R. de Cambrizis,
A grant mervelle fu cortois et gentis ;
Forment l’amerent si home et si marchis.

XVIII

Dame A. au gent cors honnoré
375Son effant voit grant et gros et formé.
Li .xv. an furent acompli et passé.
.I. gentix hom estoit en cel regné ;
Non ot Ybert ; si fu de grant fierté.
Cil ot .j. filg : Bernier l’ont apelé

380Em petitece, qant l’ont en fons levé.
Molt crut li enfes, si fu de grant bonté,
Grans fu et fors qant ot .xv. ans passé ;
Li cuens R. le tint en grant chierté
Dame A., par debonaireté
385Avoit l’enfant nourri de jone aé.
Il l’en mena a Paris la cité,
Et si l’acointe del plus riche barné ;
R. servi del vin et del claré.
Miex li venist, ce saichiés par verté,
390Qu’il li eüst le chief del bu sevré,
Car puis l’ocist a duel et a vilté.

XIX

Li quens R. a la clere façon
A grant mervelle avoit chier Berneçon,
Cil estoit fix Y. de Ribemont.
395En nule terre n’avoit plus bel garçon,
[* Ne p]lus seüst d’escu ne de baston,[195]
[* En] cort a roi de sens ne de raison,[196]
[* Et n]eqedent bastard l’apeloit on.
R. l’ama a la clere façon ;
400Son escuier en a fait a bandon,
Mais en lui ot estrange compaignon.

XX

[* Dame] A. voit son fil enbarnir,[197]
[* Bien v]oit qu’il puet ses garnemens soufrir.[198]
Si l’aresone com ja porez oïr :
405« Faites vo gent et semonre et banir
« Si qu’a Cambrai les peüssiés veïr.

« Bien verra on qui se feint de servir. »
Raous les mande, si lor dist son plaisir :
409« A mon besoign ne me devez faillir. »

(Manque un feuillet, probablement 58 vers ; pour le sens cf. les vers 1109 et suiv.)
XXI

[Il (Raoul) vient demander au roi chevalerie.

440* Dont s’escrierent Normant et Herupois :

. . . . . . . . . . . . . . .

XXII

460* Nostre emperere a adobé l’enfant ;
* Il en apele ses seneschaus avant :
462* « Aportez armes, car ge le vos comant. »]

. . . . . . . . . . . . . . .

ʄ. 6Dist l’empereres au coraige vaillant :

« Biaus niés R., je vos voi fort et grant,[199]
470« La merci Dieu, le pere omnipotent. »

XXIII

Nostre empereres ama molt le meschin :
L’erme li donne qi fu au Sarrazin
Q’ocist Rolans desor l’aigue del Rin.
Desor la coife de l’auberc doublentin
475Li a assis, puis li a dit : « Cousin,
« Icis ver hiaumes fu a .j. Sarrazin ;
« Il ne doute arme vaillant .j. angevin.
« Cil te doint foi qi de l’aigue fist vin,
« Et sist as noces del saint Arcedeclin. »
480Et dist R. « Gel praing par tel destin :[200]

« Vostre anemi i aront mal voisin :
« Ne lor faut guere au soir ne au matin. »
En icel elme ot .j. nazel d’or fin ;
.I. escarboucle i ot mis enterin,
485 Par nuit oscure en voit on le chemin.

XXIV

Li rois li çainst l’espée fort et dure.
D’or fu li pons et toute la heudure,
Et fu forgie en une combe oscure.
Galans la fist qi toute i mist sa cure.
490 Fors Durendal qi fu li esliture,
De toutes autres fu eslite la pure :
Arme en cest mont contre li rien ne dure ;
Iteles armes font bien a sa mesure.
Biax fu R. et de gente faiture ;
495 S’en lui n’eüst .j. poi de desmesure,[201]
Mieudres vasals ne tint onques droiture.
Mais de ce fu molt pesans l’aventure ;
Hom desreez a molt grant painne dure.
[202]

XXV

Li rois li donne son bon destrier corant ;
500 La cele est d’or et derriere et devant,
Oevres i ot de molt divers samblant,
Taillie a bestes de riches contenant.
Bien fu couvers d’un riche bouquerant
Et la sorcele d’un riche escarimant,
505 De ci a terre geronnée pendant.
R. i saut par si fier contenant,
Puis a saisi l’escu a or luisant.
A bendes d’or fu la boucle seant,

Mais ne crient arme ne fort espieu tranchant.
510Et prent l’espieu a or resplendissant,
A .v. clox d’or l’ensaigne bauliant.
Fait .j. eslais a loi d’ome saichant :[203]
Au reteoir le va si destraignant,[204]
C’onques de terre le sorportast plain gant.[205]
515Dient Francois : « Ci a molt bel enfant ! »
« L’onnor son pere ira bien chalengant. »
Tex en fist goie qi puis en fu dolant,[206]
Com vos orrez, ce longuement vos chant.

XXVI

Adoubés fu R. de Cambrezis.
520Une grant piesce remeist la chose ensi.
Nostre empereres au coraige hardi
Le retint bien comme son bon ami,
Et seneschal, ce savons nos de fi,
En fist en France, si com aveiz oï.
525Or n’a baron de ci qe en Ponti
Ne li envoit son fil ou son nourri,
Ou son neveu ou son germain cousin.
Il fu preudon : ces ama et goï,
ʄ. 7Bien les retint et bien les revesti ;
530Si lor donna maint destrier arabi.
Dolant en furent trestuit si anemi,
Et li Manciax qi le don recuelli
De Cambrizis, qi a mal reverti.
R. fu preus, de son quer le haï :
535Par le concel au riche sor G.
Commença puis tel noise et tel hustin
Dont maint baron furent mort et traï.

XXVII

Une grant piece estut puis demorer
Desc’a cele eure qe vos m’orrez conter,
540Le jor de Pasques qe on doit celebrer,
Et l’andemain doit on joie mener,
Qe R. ist fors del mostier li ber
De saint Denis, ou il ala ourer ;[207]
Emmi la place qi tant fist a loer,
545Cil chevalier commencent a jouer
A l’escremie, por lor cors deporter.
Tant i joerent a mal l’estut torner.
Après lor giu lor covint a irer ;
Les fix Ernaut i covint morz jeter,[208][209]
550Cel de Doai qi tant fist a loer.

XXVIII

Qant li effant furent andui ocis,
Li fil Ernaut de Doai li marchis,
Desor R. en ont le blasme mis,
Qe trestuit dient li baron del païs
555Qe par R. furent andui ocis.
Li quens Er. n’iert ja mais ces amis
Desq’a cele eure q’en iert vengemens pris.
Molt trespassa et des ans et des dis,
Ne sai combien ne je ne l’ai apris.
560Se Dex n’em pense qi en la crois fu mis,
Mar le pensa R. de Cambrezis.
Forment en fu dolans li sors G. :
Il ot bon droit, si com il m’est avis,
Qe molt grant paine en ot puis li floris,
565Et por ces .ij. ot il molt d’anemis.

XXIX

Grans fu li diex as effans enterrer.
A Pentecoste qe on doit celebrer
Tint Loeys sa grant cort comme ber.[210]
R. apele qe il pot molt amer :[211]
570« Biax niés, » dist il, « je vos vuel commander[212]
« Qe del piument me servez au disner.[213]
— Sire, » dist il, « je nel vos doi veer ;
« Je sui vostre hon, je nei puis refuser. »
A B. font le piument livrer ;[214]
575As gentix homes en fisent tant donner,
Qe par droiture nes en doit on blasmer.
Li quens R., qi molt fist a loer,
A l’endemain fist B. adouber
Des millors armes qe il pot recouvrer.
580El dos li vest l’auberc tenant et cler,
Et lace l’elme qi fu a or parer,
Et çainst l’épée c’on li fist presenter ;
Son bon destrier B. i va monter.

XXX

Dès que B. fu el destrier montez,
585A grant mervelle par fu biax adoubez.
L’escu saisi qi fu a or bendez,
ʄ. 8Et prent l’espieu qi bien fu acerez,
Le confanon a .v. clox d’or fermez ;
Fait .j. eslais, si s’en est retornez.
590Emmi la place fu molt grans li barnez ;

Dist l’uns a l’autre : « Cis est molt bel armez ;
« Encor ne soit de mollier espousez,
« C’est grans et riches ses noble parentez. »
Et dist R. : « Diex en soit aourez !
595« Or ne plain pas, ja mar le mescre[r]ez,
« Les garnemens qe je li ai donez :
« Por ces amis doit il estre honorez. »
Mais puis en fu R. grains et irez
Si faitement con vos dire m’orrez.
600« Sire B. » dist R. li senez,
« En la quintaine por moi[e] amor ferrez,
« Si qe le voie Loeys l’adurez. »
Et dist B. : « Si con vos commandez.
« Premiere chose que requise m’avez,
605« Si m’aït Diex, escondiz n’en sereiz. »
Une quintaine drecent la fors es preiz.[215]
De .ij. escus, de .ij. haubers safrez.[216]
L’enfes B. c’est en haut escriez :
« Sire Beraut, envers moi entendez ! »
610(Gentix hom fu, si tint grans eritez.)
« En la quintaine, c’il vos plaist, me guiez. »
Et cil respont : « Volentiers et de grez. »
Beraus le guie, B. fu desreez :
En la quintaine fu si grans cox donez,[217]
615Ja par bastart mais si grant ne verrez,
Qe les escuz a ambedeus trouez,[218]
Et les haubers desmailliés et fauseiz.[219]
Li uns des pex est fendus et troez,[220]
Qe trés parmi est li espiex passez.[221]
620Il fait son tor, si s’en est retornez.
D’ambes .ij. pars est mervelles loez,
De maintes dames veüs et esgardez.

XXXI

En la quintaine ot feru B.
Il s’en repaire par devant les barons :
625Bians fu et gens et escheviz et lons ;
Descent a pié chauciés les esperons :
Devant Raoul s’asiet a genoillons.[222]
« Sire, » dist il, « biax est li gueredons ;
« Vostre hom sui liges, si m’aït s. Symon.
630 « Ja a mes oirs n’en iert retracion,
« Qe par moi soit menée traïson ;
« Mais je vos proi, por Dieu et por son non,
« Q’as fix Herbert ne soit ja vos tençons. »
R. l’oï, mornes fu et enbruns.
635 A l’ostel va, o lui maint compaingnon.[223]
Tant i ot princes, n’en sai dire les nons.
El palais montent o ermins peliçons.
G. parole o les floris grenons.
Del grant service iert ja requis li dons,[224]
640 Dont maint frans hom vuidera les arçons.

XXXII

Guerri parole o le grenon flori :
« Par ma foi, sire, ne vos en iert menti,
« Molt longuement vos a mes niés servi ;
« Rien ne li donne[n]t, se saichiés, si ami,
645 « Quant son service ne li avez meri.
« Rendez li viax l’onnor de Cambrizi,
« Toute la terre Taillefer le hardi.
ʄ. 9— Je nel puis faire, » li rois li respondi ;
« Li Manciax l’a, qe del gant le saisi,[225]

650« Par tel covent le quer en ai mari.
« Par maintes fois m’en sui puis repentis,
« Mais li baron le loerent ensi. »
Et dist li sors : « Mal en sommes bailli.
« Ce chaleng je, par le cors s. Geri ! »
655Isnelement fors de la chambre issi,
Par maltalant vint el palais anti.
As eschés joue R. de Cambrizis
Si com li hom qi mal n’i entendi .
G. le voit, par le bras le saisi ;
660Son peliçon li desrout et parti :
— « Fil a putain ! » le clama, si menti,
« Malvais lechieres ! por quoi joes tu ci ?
« N’as tant de terre, par verté le te di,
« Ou tu peüses conreer .j. ronci. »
665R. l’oï, desor ces piés sailli ;
Si haut parole qe li palais fremi,
Qe par la sale l’a mains frans hon oï :
« Qi la me tout ? trop le taing a hardi ! »
G. respont : « Ja te sera gehi :
670« Li rois meïsmes, bien te tient a honni,
« Dont devons estre tensé et garanti »
R. l’oï ; toz li sans li fremi.
Dui chevalier que ces peres norri
En entendirent et la noise et le cri ;
675De lui aidier furent amanevi,
Et B. sert qui le henap tendi.
Devant le roi vienent cil aati ;
Cele parole pas a pié ne chaï.
R. parole, dejoste lui G.

XXXIII

680Raous parole qi ot grant maltalant :
« Drois empereres, par le cors s. Amant,
« Servi vos ai par mes armes portant :

« Ne m’en donnastes le montant d’un bezant :
« Viax de ma terre car me rendez le gant,[226]
685« Si com la tint mes pere au cors vaillant ![227]
— Je nel puis faire, » li rois respont atant :
Je l’ai donnée au Mancel combatant ;
« Ne li tolroie por l’onnor de Melant. »
G. l’oï, si se va escriant :
690« Ainz combatroie armez sor l’auferrant
« Vers Giboïn, le Mancel souduiant. »
R. clama malvais et recreant :
« Par cel apostre qe qiere[n]t penaant,
« S’or ne saisis ta terre maintenant,
695« Hui ou demain, ains le soleil couchant,
« Je ne mi home ne t’ierent mais aidant ! »
C’est la parole ou R. ce tint tant,
Dont maint baron furent puis mort sanglant :
« Drois emperere, ge vos di tot avant :[228]
700« L’onnor del pere, ce sevent li auquant,[229]
« Doit tot par droit revenir a l’effant.[230]
« Dès iceste eure, par le cors s. Amant,
« Me blasmeroient li petit et li grant,
« Se je plus vois ma honte conquerant,
705« Qe de ma terre voie autre home tenant.
« Mais, par celui qui fist le firmamant,
« Se mais i truis le Mancel souduiant,
ʄ. 10« De mort novele l’aseür a mon brant ! »
Oit le li rois, si se va enbronchant.

XXXIV

710Li Manciax fu el palais a .j. dois.
Manecier s’oit, si en fu en esfrois ;
Au roi en vint, vestus d’un ermin frois :
« Drois emperere, or me va molt sordois.

« Vos me donastes Cambrizis lés Artois ;
715« Ne la poés garantir demanois.
« Vés ci .j. conte qi est de grant boufois :
« R. a non ; molt a riche harnois :
« Vostre niés est, ce sevent li François ;
« Li sors G. est ces amis molt prois.
720En cest païs n’ai ami si cortois
« Qe vers ces .ij. me valsist .j. balois.
« Je t’ai servi a mon branc vienois,
« N’i ai conquis vaillant .j. estampois.[231]
« Or m’en irai sor mon destrier norois
725« Asez plus povres qe je n’i vig ançois.
« S’en parleront Alemant et Tiois,
« Et Borguignon et Normant et François ;
« De mon service n’ai qi vaile .j. tornois. »
Pitié en prist Loeys nostre roi.
730R. apele de son gant a orfrois :
« Biaus niés, » dist il, « por Dieu qui fist les lois,
« Lai li encor tenir .ij. ans ou trois
« Par tel couvent con ja dire m’orrois :
« Qe, c’il muert conte de ci qu’en Vermendois,
735« D’Aiz la Chapele de ci en Cellentois,[232]
« De Monloon de ci en Ollenois,
« Qe les honnors et la terre tenrois ;
« Ja n’i perdrois le montant d’u[n] balois. »
R. l’oï, ne fu pas en souspois.
740Par le concelg G. qui tint Artois
En prist le gant ; puis en fu mors toz frois.

XXXV

Li quens R. en apela Gueri :

« Oncles, » dist il, « je vos taing a ami.
« Cest don prendrai, ne nos en iert failli. »[233]
745Del fié son pere grant chalenge saisi[234]
Dont maint baron furent mort et honni.
Ostaige qierent au fort roi Loeys,
Et il leur done, malvais concel creï,
Des plus haus hom[es] que R. i choisi ;
750Mais puis en furent coreços et mari.
Quarante ostaige l’ont juré et plevi.
Li roi lor donne Lohier et Anceïs ;
S’i fu Gociaumes et Gerars et Gerins,
Herbers del Maine et Joifrois l’Angevins,
755Henris de Troies et Gerars li meschins ;
Senlis tenoit devers le Biauvoisin.
Ensamble donne Galeran et Gaudin,
Et puis Berart qui tenoit Caorsin.
Li quens R. n’ot pas le quer frarin :
760Les sains aporte el palais marberin,
Chieres reliques i ot de s. Fremin,
Et de s. Pierre et de s. Augustin.
Li rois li jure, n’i qist autre devin,
Qe les honors li donra il en fin,
765Qex quens qe muire entre Loire et le Rin.

XXXVI

Li rois li done Olivier et Ponçon,[235]
Se li livra et Gautier et Ponçon
ʄ. 11Et puis li donne Amauri et Droon,
Richier le viel et l’amorois Foucon,
770Et Berengier et son oncle Sanson ;
Cil sont ostaige qe il donne au baron.

Devant le roi jurerent el donjon
Qe des ostaiges seront bon compaignon ;
Qe, se quens muert d’Orliens desq’a Soisons,
775De Monloon dusq’a Ais au perron,
Qe la conté li donra a bandon.
R. ot droit, trés bien le vos dison :
Mais l’emperere ot trop le quer felon
Qi de tel terre fist a son neveu don
780Dont maint baron widierent puis arçon.
R. fu saiges, trés bien le vos disons,
Qi des ostaiges demanda a fuison.

XXXVII

Quarante ostaiges l’emperere li done.
Li sors G. les prent et araisone :
785Gerin d’Auçois et Huon de Hantonne,[236]
Richart de Rainz et Simon de Perone,
Droon de Miax, Savari de Verone,
Estout de Lengres et Wedon de Borbone :
Toute Borgoigne tenoit en sa persone ;
790Tel chevalier n’ot jusqu’a Barselone.
Sor s. jurerent q’il n’i qerront essoine.
Li rois meïsmes jura par sa couronne,
Qe ja par home n’i perdra une poume.[237]

XXXVIII

Li emperere a la fiere puissance
795.xl. ostaiges li livra en oiance,
Par tel couve[n]t com dirai la samblance,
Qe, ce quens muert en Vermendois n’en France,
Qe de la terre, qui q’il tourt a pesance,[238]
Li fera il el païs delivrance :[239]

800Ja n’en perdra nés le fer d’une lance.
Puis l’en failli par sa desmesurance ;
Maint gentil homme torna puis a pesance,
Tuit li ostaige en furent en balance.

XXXIX

Ostaiges ot trestoz a son devis.
805Une grant piece demora puis ensi,
Mien esciant .j. an et .xv. diz.
R. s’en va ariere en Cambrizi ;
Et par dedens le terme que vos dis,
Fu mors Herbers, .j. quens poesteïs :[240]
810Preus fu et saiges et ot molt bons amis ;
Vermendois tint et trestout le païs,[241]
Roie fu soie, Perone et Orignis,
Et Ribemons, S. Quentins et Claris.
Tant buer fu nez qi a plenté d’amis !
815R. le sout qi molt en fu hatis.
Molt tost monta sor .j. destrier de pris ;
Siax a mandez qi s’en sont entremis ;
S’i fu ces oncles d’Aras li sors G.
Ainc ne finere[n]t, si vinrent el païs.
820.VII. .xx. amaine et a vair et a gris ;
Le don vont qere au fort roi Loeys
Dont mains frans hom fu puis mors et ocis.
R. ot droit, si con je ai apris ;
Le tort en ot li rois de S. Denis ;
825Par malvais roi est mains frans hom honnis.[242]
Li baron vinre[n]t a la cort a Paris,
A pié descende[n]t par desoz les olis ;
ʄ.12El palais montent, ja iert li rois requis.
Loeys truevent el faudestuef asis.
830Li rois regarde, vit venir les marchis ;

Devant venoit R. o le cler vis :
« Cil Diex, » dist il, « qi en la crois fu mis
« Il saut et gart le fort roi Loeis ! »
Li emperere ne fu pas trop hatis :
835« Dex gart roi, niés, cil qi fist paradis ! »

XL

Raous parole li gentix et li ber :
« Drois emperere, ne le vos qier celer,
« Vostre niés sui, ne me doi meserrer.
« Mors est Herbers, si com j’oï conter,
840« Qi Vermendois sieut tenir et garder :
« Faites m’en tost les honors delivrer :
« Je le vos vi et plevir et jurer,
« Et les ostaiges m’en feïstes livrer.
— Non ferai, frere, » dist Loeys li ber :
845« Del gentil conte dont je t’oi ci parler,[243]
« Sont .iiij. fill qi molt font a loer ;[244]
« Tex chevaliers ne porroit nus trover.[245]
« S’or vos aloie lor terre abandonner,[246]
« Tuit gentill home m’en devroient blasmer ;[247]
850« Mais a ma cort nes poroie mander,
« Ne me volroient servir ne honnorer.
« Et neporcant, bien le te vuel monstrer,
« N’ai nul talent de ciax deseriter :
« Por .j. seul home n’en vuel .iiij. grever. »
855R. l’entent, le cens quide derver :[248]
Escharnis est, ne seit mais qe penser.
Par mal talent s’en commence a torner ;
Desq’a[l] palais ne se vost arester,
De ces ostaiges i vit assez ester.
860Par sairement les prist a apeler.

XLI

Li quens R. ot molt le cuer mari ;
Droon apele et Joifroi le hardi,
Celui d’Angou qi molt s’en esperdi,
Herbert del Maine et Gerart et Henri,[249]
865Sanson de Troies et Bernart le flori :
« Venez avant, baron, je vos en pri,
« Si con l’avez et juré et plevi.
« Demain au jor, sor vos fois vos envi,
« Dedens ma tor, par le cors s. Geri !
870« De grant dolor i serez raempli. »
Joifrois l’oï, toz li cors li fremi :
« Amis, » dist il, « por quoi m’esmaies ci ?
— Jel vos dirai, » R. li respondi :
« Mors est Herbers, cil qui tint Origni,
875« Et S. Quentin et Perone et Clari,
« Et Ham et Roie, Neele et Falevi.
« Penseiz qe j’aie le riche fié saisi ?
« Li emperere m’en a del tout failli. »
Et li baron chascuns li respondi :[250]
880« Donnés nos trives, s’irons a Loeys ;
« A sa parole averons tost oï
« Con faitement en serons garanti. »[251]
Et dist R. : « Par ma foi, je l’otri. »[252]
B. s’en vait el palais signori ;[253]
885Devant le roi s’en vont tot aati.
Joifroi[s] parole, au roi proie merci :
« Drois emperere, malement sons bailli ;

ʄ. 13« Por q’a ostaiges cest malfé nos rendis,[254]
« Au plus felon qi ait hauberc vesti ?
890« Mors est Herbers, aiuc tel baron ne vi,
« De tout son fié vieut estre ravesti. »

XLII

Joifrois parole a l’aduré coraige :[255]
« Drois empereres, trop feïs grant folaige[256]
« Qant ton neveu donnas tel eritaige,[257]
895« Et d’autrui terre l’onnor et le fieaige.[258]
« Mors est Herbers qi menoit grant barnaige.
« R. a droit, vos en aveiz l’outraige ;
« Delivreis li, nos en somes ostaige.
— Diex ! » dist li rois, « por .j. poi je n’enraige,
900« Qant por .j. homme perde[n]t .iiij. l’oumaje ![259]
« Mais, par celui qui fist parler l’imaige,
« Je quit si[s] dons li vendra a outraige :
« Se ne remaint par plait de mariaige,
« Mains gentix hom i recevront damaige. »

XLIII

905Li rois parole qi le cuer ot dolant.
« Biax niés R., » dist il, « venés avant.
« Par tel covent vos en doing ci le gant,[260]
« Je ne mi home ne te seront garant. »
Et dist R. : « Et je miex ne demant. »
910B. l’oï, si se drece en estant ;
Ja parlera hautement en oiant :
« Li fil H. sont chevalier vaillant,

« Riches d’avoir, et des amis ont tant
« Qe ja par vos n’en perdront .j. besant. »
915Francois parolent el palais li auquant ;
Dist l’uns a l’autre, li petit et li grant :
« L’enfes R. n’a mie sens d’effant ;
« L’onnor son pere va molt bien chalengant.
« Si muet li rois une guere si grant
920« Dont mainte dame avront les cuers dolans. »[261]

XLIV

B. parole qi cuer a de baron
Si hautement qe bien l’entendi on :
« Drois emperere, par le cors s. Simon,
« Esgardez ore se ci a desraison :
925« Li fil Herbert n’ont pas fait qe felon,
« N’en vostre cort forgugier nes doit on.
« Por quoi donnez lor terres a bandon ?
« Ja Damerdiex ne lor face pardon
« C’il nel desfendent vers R. le baron ! »
930— Et je l’otroi, » dist li rois, « a bandon :
« Qant sor mon pois en a reciut le don,
« Ja n’en avrai fermé mon confanon. »

XLV

Berniers parole a R. de Cambrai :
— « Je sui vostre hom, ja nel vos celerai,
935« Mais endroit moi ja ce ne loerai[262].
« Qe vos lors terres prenés, car trés bien sai,
« Il sont .I. a Ernaut de Doai :
« En nule terre tex barons n’esgardai ;
« Prenez en droit ainz qe riens lor mesfai.

940 « C’il t’ont mesfait, por oux l’amenderai,
« Por toie amor si les aconduirai.
— Voir, » dist R., « ja ne le penserai :
« Li dons m’est fais, por rien nel gue[r]pirai. »[263]
Et dist B. : « Sire, a tant m’en tairai
945 Tant qe lor force au desfendre verrai. »

XLVI

Qant voit R. que si bien li estait,
Q’en la grant cort li a on le don fait,
ʄ. 14Ne Loeys desdire ne s’en lait,
Por poi B. ces chevos n’en detrait.
950 Li quens R. a son ostel s’en vait.
El destrier monte, fait sonner son retrait,
De Paris ist, n’i ot ne cri ne brait.

XLVII

Vait s’en R. poingnant a esperon ;
Desc’a Cambrai est venus a bandon ;
955 A lor ostex descende[n]t li baron.
L’enfes B. tenoit le chief enbrun :
A R. ot tencié par mesproison.
Ains dormira qu’il boive de puison,
Ne qe il voist n’en palais n’en donjon,
960 Qe vers sa dame ne vieut movoir tençon
Li quens R. descendi au perron.
Dame A., a la clere façon,
Son filg baisa la bouche et le menton.

XLVIII

Dame A. au gent cors signori
965Son fil R. baisa et conjoï,
Et li frans hom par la main la saisi ;
Andui monterent el grant palais anti.
Ele l’apele, maint baron l’ont oï :
« Biax fix, » dist ele, « grant vos voi et forni ;
970« Seneschax estes de France, Dieu merci.[264]
« Molt m’esmervel del fort roi Loeys ;
« Molt longuement l’avez ore servi,
« Ne ton service ne t’a de rien meri.
« Toute la terre Taillefer le hardi,
975« Le tien chier pere qe je pris a mari,
« Te rendist ore, par la soie merci,
« Car trop en a Mancel esté servi.
« Je me mervelg qe tant l’as consenti,
« Qe grant piece a ne l’as mort ou honni. »
980R. l’entent, le cuer en ot mari :
« Merci, ma dame, por Dieu qui ne menti !
« Tout mon service m’a Loeys meri :
« Mors est H., ice saichiés de fi,
« De sa grant terre ai le don recoilli. »
985Oit le la dame, souspirant respondi :
« Biax fix, » dit ele, « longement t’ai norri ;
« Qi te donna Peronne et Origni,
« Et S. Quentin, Neele et Falevi,
« [Et] Ham et Roie et la tor de Clari,[265]
990« De mort novele, biax fix, te ravesti.
« Laisse lor terre, por amor Dieu t’en pri.
« R. tes peres, cil qui t’engenuï,
« Et quens H. furent tos jors ami :

« Maint grant estor ont ensamble forni ;
995« Ainc n’ot entr’ax ne noise ne hustin.
« Se tu m’en croiz, par les s. de Ponti,[266]
« Non aront ja li effant envers ti. »
Et dist R. : « Nel lairai pas ensi,
« Qe toz li mons m’en tenroit a failli,
1000« Et li mien oir en seroient honni.

XLIX

— Bias fix R., » dist A. la bele,
« Je te norri del lait de ma mamele ;
« Por quoi me fais dolor soz ma forcele ?
« Qi te dona Perone et Peronele,
1005« Et Ham et Roie et le borc de Neele,
« Ravesti toi, biaux fix, de mort novele.
ʄ. 15« Molt doit avoir riche lorain et cele,
« Et bon barnaige qi vers tel gent revele.
« De moi le sai, miex vosisse estre ancele,[267]
1010« Nonne velée dedens une chapele.
« Toute ma terre iert mise en estencele. »
R. tenoit sa main a sa maissele,
Et jure Dieu qi fu nez de pucele,
Q’il nel lairoit por tout l’or de Tudele,
1015Ains qu’il le lait en iert traite boele[268]
Et de maint chief espandue cervele.

L

Dame A. o le simple viaire
Avoit vestu une pelice vaire.
Son fil apele, ce li dist par contraire :
1020« Biax fix R., qant ce deviés faire,[269]

« Car mandissiés les barons d’Arouaise.
— Volentiers, dame, mais ce nes en puis traire,
« Par cele foi que je doi s. Ylaire,
« Se Dex se done qe je vis en repaire,
1025« Tant en ferai essorber et desfaire,[270]
« Et pendre en hant as forches comme laire,
« Qe tuit li vif aront assez que braire.
— Diex ! » dist la dame, « li cuers point ne m’esclaire :
« Li sors G. en iert prevos et maire.[271]

LI

1030« Biax fix R., » dist la dame au vis fier,
« A si grant tort guere ne commencier.
« Li fil H. sont molt bon chevalier ;
« Riche d’avoir, si ont maint ami chier.
« Fix, ne destruire chapele ne mostier ;
1035« La povre gent, por Dieu, ne essillier.
« Biax fix R., por Dieu nel me noier,
« Combien as gent por guere commencier ?
— En non Dieu, dame, bien seront .x. millier ;
« Del sor G. ferai confanonnier ;
1040Cil d’Aroaise ne l’oseront laisier
« Qe il n’i vaigne[nt], cui q’il doie anuier.
— Dex ! » dist la dame, « c’est mal acommencier.

LII

« Dex ! » dist la dame, « par ton saintisme non,
« Je ne di pas G. ne soit preudon
1045« Et preus et saiges : si a cuer de baron ;

« Si portera molt bien ton confanon
« Et conquerra le païs a bandon.
« Cil d’Arouaise sont malvais et felon :[272]
« Se tu fais proie de buef ou de mouton,
1050« La seront il si fier comme lion ;
« Se fais bataille, maint plait en orra on,[273]
« Car au ferir s’en fuiront li glouton :
« En la bataille seras a grant friçon.
« Li filg Herbert ne sont mie garçon ;
1055« Qant te verront si seul sans compaingnon,[274]
« Trencheront toi le chief soz le menton.[275]
« Et je, biax fix, foi que doi s. Simon,
« Morrai de duel, n’en avrai garison. »
Et dist R. : « Vos parlez en pardon,
1060« Qe, par celui qi vint a paission,
« Je nel laroie por tot l’or d’Avalon,
« Qe je n’i voise, qant g’en ai pri le don.

LIII

— Biax fix R., je te di bien sans faille,[276]
« Q’en Aroaise a malvaise fraipaille.
1065ʄ. 16« Se tu fais proie de chose qi riens vaille,[277]
« Tuit te sivront et sergant et pietaille ;
« Mais n’en fai nul armer contre bataille,
« Car n’i valroient vaillant une maaille,
« Ainz s’en fuiront, sor cui qe la perte aille.[278]
1070« N’avras de gent valissant une paille.
« Li gent H. ne sont mie frapaille :
« Ils t’ociront, c’en est la devinaille,
« Et si te di, le cuer soz la coraille[279]
« Te trairont il a lor branc qi bien taille.

LIV

1075« Biax fix R. por Dieu le droiturier,
« A si grant tort guere ne commencier.
« Car me di ore q’escera de Bernier ?
« Tant l’as norri qe l’as fait chevalier.
— En non Dieu, dame, felon le vi et fier :
1080« Devant le roi le me vint chalengier,[280]
« Qant g’en jurai le cors de s. Richier
« Mar l’en orroie parole sorhauchier ;[281]
« Et il me dist bien le devoit laissier[282]
« Tant qe venroit desq’as lances brisier,
1085« Mais au besoing vieut ces oncles aidier. »
Oit le la dame, quide vive esraigier ;
A haute vois commença a huchier :
« Bien le savoie, a celer nel vos qier,
« Ce est li hom dont avras destorbier,
1090« C’il en a aise, de la teste trenchier.
« Biax fix R., .j. consel vos reqier :
« Q’as fix Herbert vos faites apaisier
« Et de la guere acorder et paier.
« Laisse lor tere, il t’en aront plus chier,[283]
1095« Si t’aideront t’autre gu[e]re a baillier,
« Et le Mancel del pais a chacier. »
R. l’oï, le sens quida changier,
Et jure Dieu qi tot a a jugier,
Q’il nel feroit por l’or de Monpeslier.
1100« Maldehait ait, je le taing por lanier,
« Le gentil homme, qant il doit tornoier,
« A gentil dame qant se va consellier !
« Dedens vos chambres vos alez aasier :
« Beveiz puison por vo pance encraissier,

1105« Et si pensez de boivre et de mengier ;[284]
« Car d’autre chose ne devez mais plaidier. »
Oit le la dame, si prist a larmoier :
« Biax fils, » dist ele, « ci a grant destorbier.
« Ja vi tel jor qe je t’oi grant mestier,
1110« Qant li François te vosent forjugier :
« Donner me vosent le felon pautounier,
« Celui del Maine, le felon soldoier :
« Je nel vos prendre ne avec moi colchier,
« Ainz te norri, qe molt t’avoie chier,
1115« Tant qe poïs monter sor ton destrier,
« Porter tes armes et ton droit desraisnier ;
« Puis t’envoiai a Paris cortoier
« A .iiij c., sans point de mençoingier,[285]
« De gentils homes, chascuns ot le cuer lié,
1120« N’i ot celui n’eüst hauberc doublier.
« Li emperere te retint volentiers ;
« Il est mes freres, ne te vost abaissier,[286]
« Ains t’adouba et te fist chevalier,
« * [De tote France te fist confanonier]
ʄ. 171125« Et seneschal, por t’onnor essauscier.[287]
« Tes anemis en vi molt embronchier,
« Et tes amis lor goie sorhaucier,
« Car au besoing s’en quidoient aidier.
« Or viex aler tel terre chalengier
1130« Ou tes ancestres ne prist ainz .j. denier ;
« Et qant por moi ne le viex or laisier,
« Cil Damerdiex qi tout a a jugier,
« Ne t’en ramaint sain ne sauf ne entier ! »
Par cel maldit ot il tel destorbier,
1135Com vos orez, de la teste trenchier.

LV

Dame A. ot molt le cuer mari.
Son filg maldist, fors del palais issi ;
Entrée en est el mostier S. Geri.
En crois se met devant le crucefi,
1140Dieu reclama qi onques ne menti :
« Glorieus Diex qi en crois fustes mis,
« Si com c’est voirs q’al jor del venredi
« Fustes penez qant Longis vos feri,
« Por pecheors vostre sanc espandi,
1145« Ren moi mon filg sain et sauf et gari.[288]
« Lasse dolante ! a grant tort l’ai maldi.
« Ja l’ai je, lase ! si doucement norri ;
« Se il i muer[t], bien doit estre gehi,
« Ce iert mervelle s’a coutel ne m’oci. »[289]
1150A ces paroles del mostier departi ;
Devant li garde, si vit le sor. G.,
Passa avant, par le frainc l’a saisi :
« Sire vasals qi chevalchiés ici,[290]
« Ou avez vos tel concell acolli ?
1155— Dame, » dist il, « ne vos en iert menti,
« Ce fait l’orgiex vostre fil qe voi ci ;
« Sous ciel n’a home si preu ne si hardi,
« C’il li blasmoit, ja mais fusent ami. »

LVI

Li sors G. nel vost aseürer.
1160Ou voit R., cel prent a apeler :
« Biax niés, » dist il, « comment volrez errer ?
« Iceste guere lairés la vos ester ? »

Et dist R. : « De folie oi parler :
« Miex me lairoie toz les menbres colper ! »
1165Par tout Artois fait les barons mander,
Et d’Arouaise les grans gens asambler ;
Et cil i vinrent qi ne l’osent veer.
Desq’a .x. .m. les peüssiez esmer.
Par mi les portes les veïssiés entrer,
1170L’or et l’argent luire et estenceler.
Voi[t] le la dame, le sens quide derver ;
« Lase ! » dist ele, « ne sai mais qe penser.
« Li fil Herbert referont asambler
« Lor ost plaigniere ; se se vient au joster
1175« Ja sans grant perte ne porront retorner. »

LVII

Droit a Cambrai fu A. la bele.
Par mi la porte Galerans de Tudele.[291]
La voit venir tant destrier de Castele,
Tant bon vasal et tante bele cele.
1180La dame estoit dedens une chapele ;
A l’issir fors son fil R. apele :
« Biax fix, » dist ele, « por la virgene pucele,
« Qe quidiés faire de tel gent garconnele ?
« Hom d’Aroaise ne vaut une cinele[292]
ʄ. 181185« Trop par sont bon por vuidier escuele,[293]
« Mais au combatre, tex eu est la novele,[294]
« Ne valent mie .j. froumaje en fissele. »[295]
R. l’oï : li cuers soz la mamele
Li fremist toz et saut jusq’a l’aissele ;
1190Par irour tint sa main a sa maissele :
« Dame, » dist il, « ci a longe favele,

« Qe, par la dame que l’on qiert a Nivele ;
« Miex volroie estre toz jors cers d’une ancele,
« Qe ne conquiere Perone et Peronnele,
1195« Et Ham et Roie et le borc de Neele.
« Rois Loeys qui les François chaele
« M’en fist le don en sa sale nouvele.
« Ançois en iert froide mainte cervele,[296]
« Et traïnans en iert mainte bonele,
1200« Qe je lor lais vaillant une prunele.
— Dex ! » dist la dame, « con cuisant estencele !
« Tu em morras, car tes cuers trop revele. »

LVIII

« Biaus fix R., se g’en fuse creüe,
« Por ce ce sui toute vielle et chenue[297]
1205« Ne sui je pas de mon cens esperdue,
« Iceste guerre ne fust awan meüe ! »[298]
R. l’oï, toz li cors li tressue ;
G. apele a la fiere veüe :
« Gardez tos[t] soit nostre gens esmeüe.
1210« Sor Vermendois soit telx guere creüe
« Dont mainte eglise soit arse et confondue !
« Laissiés ma dame : vielle est et remasne.
« La gens me blasme qi est a moi venue ;
« En maint estor a esté combatue,
1215« Ainc ne pot estre en bataile vainchue. »

LIX

Congié demande R. de Cambresis ;
Part de sa mere A. au cler vis,

Passe Aroaise, ce est li siens païs,
Ensamble o lui s’en va li sors G. :
1220Bien sont armé sor les chevals de pris.
En Vermendois d’autre part ce sont mis :
Prennent les proies ; mains hom en fu chatis ;
Ardent la terre, li maisnil sont espris.
Et B. fu mornes et pensis ;
1225Qant vit la terre son pere et ces amis
Ensi ardoir, por poi n’enraige vis.
Ou que cil voisent, B. remeist toz dis ;
De lui armer ne fu mie hastiz.

LX

Li quens R, apela Manecier,
1230Droon le conte et son frere Gautier :
« Prenés vos armes vistement, sans targier ;
« Quatre .c. soient, chascuns sor bon destrier ;[299]
« A Origni soiés ains l’anuitier :
« Mon tré tendez em mi liu del mostier,
1235« Et en ces porches esseront mi sonmier ;
« Dedens les creutes conreés mon mangier ;
« Sor les crois d’or seront mi esprevier.
« Devant l’autel faites aparillier
« .I. riche lit ou me volrai couchier.
1240« Au crucefis me volrai apuier,
« Et les nonnains prendront mi esquier.
« Je vuel le liu destruire et essillier ;
« Por ce le fas li fil H. l’ont chier. »
Et cil responden[n]t : « Nos nel poons laissier. »
1245ʄ. 19Isnelement se vont aparillier.
Es chevals montent li nobile guerier :
N’i a celui n’ait espée d’acier,
Escu et lance et bon hauberc doblier.

Vers Origni prene[n]t a aproichier.
1250Li sain sonnerent sus el maistre mostier :[300]
De Dieu lor menbre le pere droiturier ;
Tos les plus fox convint a souploier ;
Ne vossent pas le corsaint empirier.
La fors es prez fisent lor tré drecier :
1255La nuit i giurent de ci a l’esclairier.
Tou[t] ausi bien se vont aparillier,
Com c’il deüse[n]t estre .j. an tout entier.[301]

LXI

Sous Origni ot .j. bruel bel et gent.
La se logierent li chevalier vaillant
1260Dès q’al demain a l’aube aparissant.
R. i vint endroit prime sonnant ;
A sa maisnie tença par maltalant :
« Fil a putain, fel glouton souduiant,
« Molt estes ore cuvert et mal pensant[302]
1265« Qi trespassez onques le mien commant !
— Merci, biau sire, por Dieu le raemant !
« Ne sommes mie ne Giué ne tirant,
« Qi les corsains alomes destruiant. »

LXII

Li quens R. fu molt desmesurez :
1270« Fil a putain, » ce dist li desreez,
« Je commandai el mostier fust mes trez
« Tendus laiens et li pommiaus dorez,
« Par quel concel en est il destornez ?[303]
— Voir, dist G., trop les desmesurez ;
1275« Encor n’a gaires que tu fus adoubés,

« Se Diex te heit, tu seras tost finez.
« Par les frans homes est cis lius honnorez ;
« Ne doit pas estre li corsains vergondez ;[304]
« Car bele est l’erbe et fresche par les prez,
1280« Et si est clere la riviere dalez
« Ou vos angardes et vos homes metez,
« Qe ne soiés soupris ne encombrez. »
Et dist R, : « Si con vos commandez ;
« A tant le lais, puis qe vos le volez. »
1285Sor l’erbe vert ont les tapis getez,[305]
[* Et coutes peintes et pailes bien ovrez.][306]
R. s’i est couchiés et acoutez.[307]
.X. chevalier[s] a avuec lui menez,
Concel i prisent qi a mal est tornez.[308]

LXIII

1290Raous escrie : « As a[r]mes ! chevalier ;
« Alomes tost Origni pesoier !
« Qi remanra, jamais ne l’arai chier. »
Li baron montent, qe ne l’osent laissier.
Ensamble furent plus de .iiij. millier.
1295Vers Origni prenent a avancier ;
Le borc asaillent, si prene[n]t a lancier.
Cil se desfende[n]t qi en ont grant mestier.
La gent R. prene[n]t a aproichier,
Devant la vile vont les aubres trenchier.
1300Et les nonnains issent fors del mostier,
Les gentix dame[s], chascune ot son sautier,
Et si faisoient le Damerdieu mestier.
Marcens i fu qi fu mere Bernier :
« Merci, R., por Dieu le droiturier !

1305« Grans pechiés faiz se nos lais essilier ;
ʄ. 20« Legierement nos puet on essillier. »[309]

LXIV

Marcens ot non la mere Berneçon,
Et tint .j. livre dès le tans Salemon ;[310]
De Damerdieu disoit une orison.
1310R. saisi par l’auberc fermillon :
« Sire, » dist ele, « por Dieu et por son non,
« Ou est B., gentix fix a baron ?
« Je ne le vi dès qel norri garçon.
— En non Dieu, dame, au maistre pavillon,
1315« Ou il se joe a maint bon compaignon ;
« Tel chevalier n’a ju[s]q’al pré Noiron.
« As fix H. m’a fait movoir tençon,
« Et ci dist bien ja ne chaut esperon,
« Se je lor lais le montant d’un bouton.
1320— Diex ! » dist la dame, « com a cuer de felon !
« Il sont si oncle, si qe bien le seit on ;
« Se le lor perdent, mar les i verra on !

LXV

« Sire R., valroit i rien proiere[311]
« Qe .j. petit vos traisisiés ariere ?
1325Nos somes nonnes, par les s. de Baviere ;
« Ja ne tenrons ne lance, ne baniere,
« Ne ja par vos n’en iert .j. mis en biere.
— Voir ! dist R. vos estes losengiere.[312]
« Je ne sai rien de putain chanberiere[313]
1330« Qi ait esté corsaus ne maaillere, [314]

« A toute gent communax garsoniere.[315]
« Au conte Y. vos vi je soldoiere,[316]
« La vostre chars ne fu onques trop chiere ;
« Se nus en vost, par le baron s. Piere ![317]
1335« Por poi d’avoir en fustes traite ariere.[318]
— Diex ! » dist la dame, « or oi parole fiere,
« Laidengier m’oi par estrainge maniere.
« Je ne fu onques corsaus ne maailliere :[319]
« S’uns gentils hom fist de moi sa maistriere,[320]
1340« .I. fil en oi, dont encor sui plus fiere.[321]
« La merci Dieu, ne m’ent met pas ariere.[322]
« Qi bien sert Dieu, il li mostre sa chiere.[323]

LXVI

« Sire R., » dist la mere Bernier,
« Nos ne savons nule arme manoier ;
1345« Bien nos poez destruire et essilier :
« Escu ne lance ne nos verez baillier
« Por nos desfendre, a celer nel vos qier.
« Tot nostre vivre et tot nostre mengier
« De cel autel le couvient repairier,
1350« Et en cel borc prenons nostre mengier.
« Li gentil homme ont ce liu forment chier,
« Q’il nos envoie[nt] et l’argent et l’or mier.
« Donés nos trives de l’aitre et del mostier,
« Et en nos prez vos alez aasier.
1355« Del nostre, sire, se le volez baillier,
« Conreerons vos et vos chevalier[s] ;

« La livroison aront li escuier,
« Fuere et avainne et plenté a mengier. »[324]
Et dist R. : « Par le cors s. Richier,
1360« Por vostre amor, qe m’en volez proier,
« Arez la trive, qui q’il doie anuier. »[325]
Et dist la dame : « Ce fait a mercier. »
Vait s’en R. sor sen cheval corcier.
B. i vint qi molt fist a proisier,
1365ʄ. 21Veïr sa mere Marsent o le vis fier :
D’a li parler avoit molt grant mestier.

LXVII

Vait s’en R., si est issus del pas.
B. i vint vestus d’un[s] riches dras,
Veïr sa mere, si descendi en bas.
1370Ele le baise et prent entre ces bras,[326]
Trois foiz l’acole, ne ce fist mie mas.[327]
« Biax fix, » dist ele, « tes armes prises as ;
« Bien soit del conte par cui si tos[t] les as,
« Et de toi miex qant tu deservi l’as !
1375« Mais une chose nel me celer tu pas :
« L’onnor ton pere, por quoi gueroieras ?
« N’i a plus d’oirs, ja ne le perderas ;
« Par ta proesce et par ton cens l’aras. »
Et dist B. : « Par le cors s. Toumas[328]
1380« Je nel feroie por l’onnor de Baudas.
« R. mesires est plus fel que Judas :
« Il est mesires ; chevals me done et dras,
« Et garnemens et pailes de Baudas :
« Ne li fauroie por l’onnor de Damas,
1385« Tant que tuit dient : « B., droit en as.[329]

— Fix, » dist la mere, « par ma foi, droit en as.
« Ser ton signor, Dieu en gaaingneras. »[330]

LXVIII

En Origni, le bor[c] grant et plaingnier,[331]
Li fil H. orent le liu molt chier,
1390Clos a palis qu’entor fisent fichier ;
Mais por desfendre ne valoit .j. denier.
.I. pré avoit mervillous et plagnier
Soz Origni, la on sieut tornoier.
Li gués estoit as nonnains del mostier ;
1395Lor buef i paissent dont doivent gaaingnier ;[332]
Sous ciel n’a home qui l’osast empirier.
Li quens R. i fait son tré drecier ;
Tuit li paisson sont d’argent et d’or mier ;
Quatre .c. homes s’i pueent herbergier.
1400De l’ost se partent .iij. glouton pautonnier ;
De ci al borc ne finent de broichier,
L’avoir i prisent, ne i’i vosent laissier.
Sous en pesa qu[i] il devoit aidier.
.X. en i qeurent, chascuns porte .j. levier ;
1405Les .ij. ont mors par leur grant encombrier,
Li tiers s’en vait fuiant sor son dest[r]ier ;
De ci as trez ne se vost atargier ;
A pié descent desor le sablonier,
Son droit signor va le souler baisier,
1410Tout en plorant merci prist a crier,
A haute voiz commença a huchier :
« Ja Damerdieu ne puist ton cors aidier
« Se ne te vas de ces borgois vengier

« Qi tant sont riche et orguillos et fier
1415« Toi ne autrui ne prisent .j. d.,
« Ainz te manasce[n]t la teste a rooignier.
« Ce il te pu[e]ent ne tenir ne baillier,
« Ne te garroit tot l’or de Monpeslier.
« Mon frere vi ocire et detranchier,
1420« Et mon neveu morir et trebuchier.
« Mort m’i eüsent, par le cors s. Richier,
ʄ. 22« Qant je m’en vign fuiant sor cest destrier. »
R. l’oï, le sens quida changier ;
A vois c’escrie : « Ferez, franc chevalier !
1425« Je vuel aler Origni pesoier.
« Puisq’il me font la guere comencier,
« Se Diex m’aït, il le comparront chier ! »
Qant cil l’entende[n]t si se vont haubergier
Isnelement, q’il ne l’osent laissier.
1430Bien sont .x. mile, tant les oï prisier.
Vers Origni commence[n]t a broichier ;
Es focez entrent por le miex esploitier :[333]
Le paliz tranche[n]t a coignies d’acier,
Desous lor piés le font jus trebuchier ;
1435Le fosé passent par delez le vivier,
De ci as murs ne vossent atargier.
Es borgois n’ot a cel jor qu’aïrier,[334]
Qant del palis ne se porent aidier.

LXIX

Li borgois voient le paliz ont perdu :
1440Li plus hardi en furent esperdu.
As forteresce[s] des murs sont revenu ;
Si getent pieres et maint grant pel agu ;[335]
Des gens R. i ont molt confondu.
Dedens la vile n’a home remasu

1445As murs ne soient por desfendre venu,
Et jurent Dieu et la soie vertu,
Se R. truevent, mal li est avenu.
Bien se desfendent li jovene et li chenu.
R. le voit, le quer ot irasqu :
1450Il jure Dieu et la soie vertu,
Se tuit ne sont afolé et pendu,
Il ne se prise valisant .j. festu.
A vois c’escrie : « Baron, touchiés le fu ! »
Et il si fisent qant il l’ont entendu,
1455Car au gaaing sont volentiers venu.
Malement a R. convent tenu
Qi entre lui et l’abeese fu.
Le jor lor a rendu malvais salu :
Le borc ont ars, n’i a rien remasu.
1460L’enfes B. en a grant duel eü,
Qant il voit ci Origni confundu.

LXX

Li quens R. ot molt le quer irie
Por les borgois qi l’ont contraloié.
Dieu en jura et la soie pitié
1465Q’il ne laroit por Rains l’arseveschié,
Qe toz nes arde ainz q’il soit anuitié.
Le fu cria : esquier l’ont touchié ;
Ardent ces sales et foude[n]t cil planchier.
Tounel esprene[n]t, li sercle sont trenchié.
1470Li effant ardent a duel et a pechié.[336]
Li quens R. en a mal esploitié :
Le jor devant ot Marcent fiancié,
Qe n’i perdroient nes .j. paile ploié ;
Le jor les art, tant par fu erragiés !

1475El mostier fuient, ne lor a preu aidie :
Cel desfiassent n’i eüssent lor pié.[337]

LXXI

En Origni, le borc grant et plaignier,[338]
Li fil H. orent le liu molt chier,
Marsent i misent qui fu mere B.,
1480Et .c. nonains por Damerdieu proier.
Li quens R., qui le coraige ot fier,
ʄ. 23A fait le feu par les rues fichier.
Ardent ces loges, ci fondent li planchier ;[339]
Li vin espandent, s’en flotent li celie[r] ;[340]
1485Li bacon ardent, si chiéent li lardie[r] ; [341]
Li saïns fait le grant feu esforcier,[342]
Fiert soi es tors et el maistre cloichier.[343]
Les covretures covint jus trebuchier ;[344]
Entre .ij. murs ot si grant charbonier,
1490Les nonains ardent : trop i ot grant brasier ;
Totes .c. ardent par molt grant encombrier ;
Art i Marsens qui fu mere B.
Et Clamados la fille au duc Renier.
Parmi l’arcin les covint a flairier ;
1495De pitié pleurent li hardi chevalier.
Qant B. voit si la cose empirier,
Tel duel en a le sens quide changier.[345]
Qi li veïst son escu enbracier !
Espée traite est venus au mostier,[346]
1500Parmi les huis vit la flame raier ;

De tant com puet .j. hom d’un dart lancier[347]
Ne puet nus hon ver le feu aproichier.[348]
B. esgarde dalez .j. marbre chier :
La vit sa mere estendue couchier,
1505Sa tenre face estendue couchier.[349]
Sor sa poitrine vit ardoir son sautier.
Lor dist li enfes : « Molt grant folie qier :
« Jamais secors ne li ara mestier.
« Ha ! douce mere, vos me bais[as]tes ier !
1510« En moi avez mout malvais iretier :
« Je ne vos puis secore ne aidier.
« Dex ait vostre arme qi le mont doit jugier !
« E ! R. fel, Dex te doinst encombrier !
« Le tien homaje avant porter ne qier.
1515« Se or ne puis ceste honte vengier,
« Je ne me pris le montant d’un denier. »
Tel duel demaine, chiet li li brans d’acier ;
.III. foiz se pasme sor le col del destrier.
Au sor G. s’en ala consellier,
1520Mais li consaus ne li pot preu aidier.

LXXII

L’enfe[s] B. ot molt le cuer mari ;
Por consellier s’en ala a Gueri :
« Conselliés moi, por Dieu qui ne menti !
« Mal m’a baili R. de Cambresi,
1525« Qi ma mere ar[s]t el mostier d’Origni :
« Dame Marsent au gent cors signori.
« Celes mameles dont ele me norri
« Vi je ardoir, par le cors s. Geri ! »
G. respont : « Certes, ce poise mi ;
1530« Por vostre amor en ai le cuer mari. »

LXXIII

As trez repairent li nobile guerier.
B. s’en vait ou n’ot qe courecier ;
A pié descent de son corant destrier ;
As hueses traire qeurent cil esquier.
1535Por sa dolor pleurent les gens B.
Cortoisement le[s] prist a araisnier :
« Franche maisnie, savez moi concellie[r] ?
« R. mesire ne m’a mie molt chier,
« Qi ma mere ar[s]t la dedens cel mostier.
1540« Diex me laist vivre qe m’en puise vengier ! »
R. repaire ; fait ot le destorbier ;
ʄ. 24Les nonnains fist ardoir et graaillier.
A pié descent del fauvelet corcier.
La le desarme[n]t li baron qui l’ont chier :
1545Il li deslace[n]t son vert elme a ormier,
Puis li desçaigne[n]t son bon branc q’est d’acier.
Del dos li traient le bon hauberc doublier.
Camosé ot le bliaut de quartier.
En toute France n’ot plus bel chevalier,
1550Ne si hardi por ces armes baillie[r].

LXXIV

Devant la place de son demaine tré
Descent R. del destrier abrievé ;
La le desarment li prince et li chasé
De son bliaut ot l’elmin engoulé ;
1555En nule tere n’ot plus bel desarmé.
Son seneschal a R. apelé,[350]
Qi del mengier le servoit mieus a gré ;[351]

Et cil i vint, n’i a plus demoré :
« Del mangier pense ; si feras grant bonté :
1560« Poons rostiz et bons cisnes pevreis,
« Et venoison a molt riche plenté,
« Qe tous li pires an ait tot a son gré.[352]
« Je ne volroie por l’or d’une cité
« Qe li baron m’en eüssent gabé. »
1565Qant cil l’oï ci l’en a regardé ;
Trois foiz ce saigne por la grant cruauté :
« Nomenidame ! qe avez empensé ?
« Vos renoiés sainte crestienté
« Et baptestire et Dieu de maïsté !
1570« Il est caresme, qe on doit jeüner,
« Li grans devenres de la solempnité
« Qe pecheor ont la crois aouré.
« Et nos, chaitif, qi ci avons erré,[353]
« Les nonnains arces, le mostier violé,
1575« Ja n’en serons envers Dieu acordé,
« Se sa pitiés ne vaint no cruauté. »
Oit le R., si l’en a regardé :
« Fix a putain, porq’en as tu parlé ?
« Porquoi ont il enver moi meserré ?
1580« Mi esquier sont andui afront[é].
« N’est pas mervelle se chier l’ont comparé.
« Mais le quaresme avoie [entr]oublié. »
Eschès demande, ne li furent veé ;
Par maltalant s’aisist emmi le pré.

LXXV

1585As eschès goue R. de Cambrisis
Si com li om qi bien en est apris.
Il a son roc par force en roie mis,
Et d’un poon a .j. chevalier pris.

Por poi q’il n’a et maté et conquis
1590Son compaingnon qi ert au giu asis.
Il saut en piés, molt par ot cler le vis.
Por la chalor osta son mantel gris.
Le vin demande, .x. s’en sont entremis
Des damoisiax qi molt sont de grant pris.

LXXVI

1595Li quens R. a demandé le vin ;
Lors i corurent tels .xiiij. meschin
N’i a celui n’ait peliçon ermin.
.I. damoisel, nez fu de S. Quentin,
Fix fu Y., .j. conte palasin,
1600Cil a saisie .j. coupe d’or fin,
Toute fu plaine de piument ou de vin ;
ʄ. 25Lors s’agenolle devant le palasin :
Bien peüst on estanchier .j. roncin
Ains qu’il desist ne roumans ne latin.
1605L’enfes le voit, si jure s. Fremin,
Se ne la prent R. de Cambresin,
Il respandra le piument et le vin.

LXXVII

Li quens R. qant le vaslet choisi,
Isnelement le hennap recoilli.
1610Dieu en jura qi onques ne menti :
« Amis biax frere, ainc plus tost ne te vi. »
R. parole, qe plus n’i atendi :
« Or m’entendez, franc chevalier hardi,[354]
« Par cest vin cler que vos veés ici,
1615« Et par l’espée qi gist sor le tapi,
« Et par les sains qi Jhesu ont servi,[355]

« Li fil H. sont ici mal bailli.
« Ne lor laira[i] qi vaille .j. parisi
« Par cele foi que je doi s. Geri,
1620« Ja n’avront pais, se saichiés vos de fi,
« Tant que il soient outre la mer fuï
— En non Dieu, sire, » B. li respondi,
« Dont seront il vilainement bailli ;
« Car, par celui qui le mont establi,
1625« Li fil H., ne sont mie failli.
« Bien sont .I. qi sont charnel ami,
« Qi trestuit ont et juré et plevi[356]
« Ne se fauront tant con il soient vif. »

LXXVIII

Raous parole qi le coraige ot fier :
1630Entendez moi, nobile chevalier !
« Par le Signor qi le mon[t] doit jugier,[357]
« Les fix H. ferai ci aïrier.
« Ne lor lairai le montant d’un denier
« De toute honnor ne de terre a baillier,[358]
1635« Ou vif remaigne[n]t, ou mort puise[n]t couchier,
« Outre la mer les en ferai naigier. »
Huimais orez la desfense B. :
« R., biaus sire, molt faites a proisier,
« Et d’autre chose fais molt a blastengier.
1640« Li fil H., ce ne puis je noier,
« Sont molt preudomme et molt bon chevalier ;
« S’outre la mer les en faites chacier,
« En ceste terre arez malvais loigier.
« Je sui vostre hom, a celer nel vos qier,
1645« De mon service m’as rendu mal loier :
« Ma mere as arce la dedens cel mostier,

Dès q’ele est morte n’i a nu[l] recovrier.
« Or viex mon oncle et mon pere essillier !
« N’est pas mervelle s’or me vuel corecier :
1650« Il sont mi oncle, je lor volrai aidier,
« Et pres seroie de ma honte vengier. »
R. l’oï, le sens quida changier :
Le baron prist forment a laidengier.

LXXIX

Raous parla a la clere facon :
1655« Fix a putain, » dist il a Berneçon,
« Je sai molt bien qe vos estes lor hom :
« Si est vos peres Y. de Ribemont.
« Por moi marir iés en mon pavillon,
« Et mes consox te dient mi baron.
1660« Ne deüst dire bastars itel raison ;
« Fix a putain, par le cors s. Simon,
« Preis va n’em praing le chief soz le menton ![359]
ʄ. 26— Diex ! » dist Bernier, « con riche gueredon !
« De mon service m’ofron ci molt bel don. »

LXXX

1665Berniers escrie a sa voiz haute et clere :
« Sire R., ci n’ai parent ne frere,[360]
« Asez seit on qe Y. est mes pere,
« Et gentix feme refu assez ma mere.

LXXXI

« Sire R., a celer nel vos qier,
1670Ma mere fu fille a .j. chevalier,
« Toute Baviere avoit a justicier.

Preé[e] en fu par son grant destorbier.
« En cele terre ot .j. noble guerier
« Qi l’espousa a honor de mostier.
1675« Devant le roi qi France a a baillier
« Ocist .ij. princes a l’espée d’acier :
« Grant fu la guere, ne se pot apaissier ;[361]
« En Espolice s’en ala a Gaifier ;
« Vit le preudoume, cel retint volentier ;
1680« En ceste terre ne vost puis repairier, [362]
« Toi ne autrui ne daigna ainc proier.

LXXXII

« Dont fu ma mere soufraitouse d’amis :
« Il n’ot si bele en .xl. païs,
« Y. mes peres, qi molt par est gentix,
1685« La prist par force, si com je ai apris.
« N’en fist pas noces, itant vos en devis.

LXXXIII

« Sire R., » l’enfes B. dist,
« Y. mes peres par sa force la prist.
« Je ne dis pas que noces en feïst :
1690« Par sa richese dedens son lit la mist,
« Toz ses talans et ces voloirs en fist,
« Et quant il vost, autre feme reprist ;
« Doner li vost Joifroi, mais ne li sist :
« Nonne devint, le millor en eslist.

LXXXIV

1695« Sire R., tort faites et pechié.
« Ma mere as arce, dont j’a[i] le quer irié.

« Dex me laist vivre tant q’en soie vengiés ! »
R. l’oï, s’a le chief enbronchié :
« Fil a putain, » le clama, « renoié,
1700« S’or nel laissoie por Dieu et por pitié,
« Ja te seroient tuit li menbre tranchié.
« Qi me tient ore qe ne t’ai essillié ? »
Et dist B. : « Ci a male amistié.
« Je t’ai servi, amé et sozhaucié,
1705« De bel service reçoif malvais loier.
« Se je avoie le brun elme lacié,
« Je combatroie, a cheval ou a pié,
« Vers .j. franc home molt bien aparillié,
« Q’il n’est bastars c’il n’a Dieu renoié.[363]
1710« Ne vos meïsme qe voi outrequidié,[364]
« Ne me ferriés por Rains l’arceveschié ! »
Oit le Raous, si a le front haucié :
Il a saisi .j. grant tronçon d’espié
Qe veneor i avoient laissié :
1715Par maltalent l’a contremont drecié,
Fiert B., qant il l’ot aproichié,
Par tel vertu le chief li a brisié
Sanglant en ot son ermine delgié.
Voit le B., tot a le sens changié :
1720Par grant irour a Raoul enbracié ;[365]
ʄ. 27Ja eüst molt son grant duel abaissié.
Li chevalier i qeurent eslaissié :
Cil les departent, q’il ne ce sont touchié.
Son esquier a B. huchié :
1725« Or tost mes armes et mon hauberc doublier,
« Ma bonne espée et mon elme vergié !
« De ceste cort partirai san congié. »

LXXXV

Li quens R. ot le coraige fier.
Qant il voit ci B. correcié,
1730Et de sa teste li voit le sanc raier,
Or a tel duel le sens quida changier.
« Baron, » dist il, « savez moi concellier ?
« Par maltalent en voi aler B. »
Lors li escrient li vaillant chevalier :
1735« Sire R., molt li doit anuier ;
« Il t’a servi a l’espée d’acier,
« Et tu l’en as rendu malvais loier :
« Sa mere as arce la dedens cel mostier,
« Et lui meïsme as fait le chief brisier.
1740« Dex le confonde, qui tot a a jugier,
« Qil blasmera se il s’en vieut vengier !
« Faites l’en droit s’il le daingne baillier. »
Et dist R. : « Millor concel ne qier.
« B. frere, por Dieu le droiturier,
1745« Droit t’en ferai voiant maint chevalier.
— Tele acordanse qi porroit otroier ?
« Ma mere as arce qi si me tenoit chier,[366]
« De moi meïsme as fait le chief brisier.
« Mais, par celui cui nos devons proier,[367]
1750« Ja enver vos ne me verrés paier,
« Jusqe li sans qe ci voi rougoier
« Puist de son gré en mon chief repairier.
« Qant gel verai, lor porrai esclairier
« La grant vengance qe vers ton cors reqier :[368]
1755« Je nel laroie por l’or de Monpeslier. »

LXXXVI

Li quens R. belement l’en apele ;
Il s’agenoille ; vestue ot sa gonnele,
Par grant amor li a dit raison bele :
« E ! B., » ce dit li quens, « chaele !
1760« N’en viex pas droit ? s’en pren amende bele,
« Noient por ce qe je dot rien ta guere,
« Mais por ice qe tes amis vuel estre.
« Qe, par s. Jaque, c’on qiert en Compostele,
« Ançois perdroie del sanc soz la mamele,
1765« Ou me charoit par plaie la bouele,
« Toz mes palais depeciés en astele,
« Tant en fesise l’amirant de Tudele,[369]
« Nes Loeïs qui les François chaele.[370]
« Por ce le fas, par la virgene pucele,
1770« Qe l’amendise en soit et gente et bele.
« Dès Origni jusq’a[l] borc de Neele,
« .XIIII. liues, drois est que je l’espele,
« .C. chevalier, chascuns ara sa cele,
« Et je la toie par deseur ma cervele.
1775« Baucent menrai mon destrier de Castele.[371]
« N’encontrerai ne sergant ne pucele
« Que je ne die : « Veiz ci la B. cele. »
Dient François : « Ceste amendise est bele ;
« Qi ce refuse vos amis ne vieut estre. »

LXXXVII

ʄ. 281780Raous parole par grant humeliance :

« Berneçon, frere, molt iés de grant vaillance :
« Pren ceste acorde, si lai la malvoillance.
— Voir, » dist Bernier, « or oi je plait d’enfance !
« Je nel feroie, por tot l’or d’Aqilance,
1785« Dusqe li sans dont ci voi la sanblance
« Remontera en mon chief sans doutance.
« Dusq’a cele eure n’en iert faite acordance
« Ou je verrai s’avoir porrai venjance.
— Voir, » dist R., « ci a grant mesestance ;
1790« Dont ferons nos vilaine desevrance. »
G. parole par grant desmesurance :
« Par Dieu, bastars, ci a grant desfiance.
« Mes niés R. t’ofre aseiz, sans dotance.
« D’or en avant el grant fer de ma lance
1795« Est vostre mors escrite, sans faillance. »
Et dist B. : « N’aiés en moi fiance :
« Ceste colée n’iert ja mais sans pesance. »[372]

LXXXVIII

Es vos la noise trés parmi l’ost levée.
L’enfes B. a la chiere menbrée
1800D’un siglaton a sa teste bendée ;[373]
Il vest l’auberc dont la maille est ferée,
Et lace l’elme, si a çainte l’espée.
El destrier monte a la crupe estelée ;
A son col pent une targe roée,
1805Et prent l’espié ou l’ensaigne est fermée.
Il sonne .j. cor a molt grant alenée.
.V. chevalier ont la noise escoutée,
Homme B., s’en tiene[n]t lor cont[r]ée,
Vers B. viene[n]t de randonée,
1810Ne li fauront por chose qui soit née.
Des gens R. font laide desevrée ;

Vers Ribemont ont lor voie tornée.
Li quens Y. a la barbe meslée
Ert as fenestres de la sale pavée,
1815A grant compaigne de gent de sa contrée.
Il regarda trés parmi la valée,
Et vit B. et sa gent adoubée.
Bien le connut, s’a la colour muée.
Dist a ces homes : « Franche gent honnorée,
1820« Je voi venir mon fill par cele prée.
« Chasquns des ciens a bien la teste armée ;
« Bien samble gent de mal faire aprestée.
« Ja nos sera la novele contée
« Por quoi R. a no terre gastée. »

LXXXIX

1825Li quens Y. o le coraige fier
Va oïr vespres del glorieus del ciel.
B. descent, il et si chevalier ;
Cil del chastel li qeurent a l’estrier,
Puis li demande[n]t : « Por Dieu le droiturier,
1830« Saveiz noveles ? nel devez pas noier.
— Oïl, » dist il, « aseiz en puis noncier
« De si malvaises ne m’en sai concellier.
« Qi or volra sa terre chalengier,
« Gart qu’il soit preus de son hiaume lacier.
1835 « R. mes sires nos vieut toz essillier,[374]
« Et tos mes oncles de la terre chacier.
« Tous les manace de la teste a tranchier ;
« Mais Dieu de gloire nos porroit bien aidier. »
Devant la sale desarmerent Bernier,
1840ʄ. 29Et de son chief vire[n]t le sanc raier.

Mains gentils hom, s’en prist a esmaier.
Vespres sont dites, Y. vient del mostier,
Il va son fil acoler et baisier ;
Joste la face li vit le sanc raier :
1845De la mervelle se prist a mervillier ;[375]
Tel duel en a le sens quide changier :
« Biaus fix, » dist il, « por le cors s. Richier,
« Dont ne puis je monter sor mon destrier ?
« Qi fu li hon qui vous osa touchier
1850« Tant com je puise mes garnemens baillier ?
— Se fist mes sires, » ce dist l’enfes Bernier,
« Li quens R. qi nos vieut essillier,[376]
« Totes nos terres est venus chalengier ;
« Ne te laira valissant .j. denier.
1855« Tout Origni a ja fait graaillier ;
« Marcent ma mere o le coraige entier
« Vi je ardoir, ce ne puis je noier.
« Por ceul itant qe m’en voux aïrier
« Me feri il d’un baston de poumier ;
1860« Tous sui sanglans desq’al neu del braier.
« Droit m’en offri, ce ne puis je noier,
« Mais je nel vox prendre ne otroier.
« A vos, biaus peres, m’en vign por consellier ;
« Or repensons de no honte vengier. »
1865Oit le li peres, cel prist a laidengier.

XC

Ibers parole a la barbe florie ;
« Biax fix B., ne t’en mentirai mie,
« De pluisors gens te sai conter la vie :
« Hom orguillous, qe qe nus vos en die, [377]
1870« N’ara ja bien, fox est qi le chastie.

« Qant q’il conquiert en .vij. ans par voisdie
« Pert en .j. jor par sa large folie.
« Tant qe tu fus petiz en ma baillie,
« Te norresimes par molt grant signorie ;
1875« Et qant fus grans, en ta bachelerie,
« Nos guerpesiz par ta large folie :
« R. creïs et sa losengerie ;
« Droit a Cambrai fu ta voie acoillie.
« Tu l’as servi ; il [t’]a fait cortoisie :
1880« Tant t’a batu comme vielle roncie.[378]
« Je te desfen toute ma manantie,
« Ja n’i prendras vaillisant une alie ! »
B. l’entent ; s’a la coulor noircie :
« Merci ! biax pere, por Dieu le fil Marie,
1885« Reteneis moi en la vostre baillie.
« Qant vi ardoir Origni l’abeïe,
« Marcent la bele, ma mere l’eschevie,
« Et mainte dame qi est arce et perie,
« Nule des .c. n’en est remeise en vie,
1890« Miex vossisse estre trestoz nus en Roucie.
« Par tous les s. c’on requiert a Pavie,[379]
« Qant g’en parlai, voiant ma baronie,
« A mon signor ou a grant felonnie,
« Tel me donna d’un baston leiz l’oïe
1895« Del sanc vermel oi la chiere souplie. »
Y. l’entent, dont n’a talent q’il rie ;
Il jure Dieu cui tot li mondes prie :[380]
« Ceste meslée mar i fu commencie,
« Marcent vo mere ne arce ne bruïe !
1900ʄ. 30« Li fel cuivers par engien l’a traïe.
« Ançois en iert mainte targe percie,
« Et mainte broigne rumpue et dessartie[381]
« Qe ja la terre li soit ensi guerpie.

« Ja ne soit hom qi de ce me desdie :[382]
1905« De la parole drois est qe l’en desdie.
« Il a ma terre a grant tort envaïe :
« Ce nel desfen a m’espée forbie,
« Je ne me pris une poume pourie,
« E ! R. fel, li cor Dieu te maldie !
1910« Qe as nonnains creantas compaingni[e],
« Qe n’i perdroient valisant une alie,
« Puis les as arces par ta grande folie.
« Qant Dies ce suefre, ce est grans diablie
« Terre ne erbe n’est soz ces piés partie. »

XCI

1915El conte Y. n’ot le jor qu’aïrier :
Par grant amor en apela B. :
« Biax fix, » dist il, « ne vos chaut d’esmaier ;
« Car, par celui qui tout a a jugier,
« Ançois quart jor le comparra mout chier ! »
1920Les napes metent sergant et despencier ;
« Au dois s’asient li vaillant chevalier :
Qi qe mengast, Y. l’estut laissier ;
.I. os de cerf commence a chapuisier ;
Li gentil home le prisent a huchier :
1925« Car mengiés, sire, por Dieu le droiturier :[383]
« Jors est de Pasques, c’on se doit rehaitier. »[384]
Et dist Y. : « Je nel puis commencier ;
« Ci voi mon fil, dont quit le sens changier,
« Le cors sanglant jusq’el neu del braier.
1930« Li quens R. ne m’a mie trop chier,
« Qe si sanglant le m’a fait envoier.
« Vos, li viel homme, garderez le terrier,
« Et la grant tor et le palais plaignier ;

« Et li vaslet et li franc esquier
1935« Voist tost chascuns aprester son destrier,
« Car orendroit nos couvient chevauchier. »
Dist B. : « Sire, ne m’i devez laissier.
— Si ferai, fix, par le cors s. Richier :
« Malades estes ; faites vos aaisier,
1940« Qe de sejor avez molt grant mestier. »
Dist B. : « Sire, ja n’en devés plaidier.
« Qe, par le cresme que pris a bautisier,
« Je nel lairoie, por les membre[s] trenchier,
« Qe je n’i voise por ma honte vengier. »
1945A ces paroles se vont aparillier.
Ainc toute nuit ne finent de broichier ;
A Roie vinre[n]t asez ains l’esclarier.

XCII

Qant li baron sont a Roie venu,
Isnelement sont a pié descendu.
1950Li quens Y. n’a gaires arestu ;
Bien fu armés, a son col son escu ;
En son dos ot .j. blanc hauberc vestu,
A son costé le bon branc esmolu.[385]
De ci au gué ne sont aresteü.
1955La maistre gaite qi en la faude fu
Jete une piere, n’a gaire[s] atendu,
Por poi nel fiert desor son elme aigu ;
S’ataint l’eüst, bien l’eüst abatu.
En l’a[i]gue clere chiet devant le crenu ;
1960ʄ. 31Puis li escrie : « Vasal, di, qui es tu ?
« Je t’ai jeté, ne sai se t’ai feru ;
« Or te vuel traire, qe j’ai mon arc tendu. »
Et dist Y. : « Amis, frere, ne tu ;
« J’ai non Y., fix sui Herbert feü.

1965« Va, di W. a la fiere vertu,[386]
« Le mien chier frere qi le poil a chenu,
« Q’il viegne a moi, qe molt l’ai atendu ;
« Besoign en ai, onques si grant ne fu. »

XCIII

Et dist la gaite : « Comment avez vos non ?
1970— Amis biax, frere, ja sarez la raison :
« J’ai non Y., nez sui de Ribemont.
« Va, si me di mon frere dant Wedon,
« Q’il vaigne a moi, par le cors s. Simon :
« Besoign en ai, ainc si grant ne vit on. »
1975Et dist la gaite : « A Dieu beneïçon ! »
Desq’a la chambre est venus a bandon.

XCIV

Vait s’en la gaite, qe plus n’i atendi,[387]
Desq’a la chambre dant W. le hardi.[388]
L’anel loiga : li chambrelains l’oï ;[389]
1980[* Wedon esveille, le chevalier genti.][390]
Qant li quens Wedes le voit si esbahi :
« Amis biax frere, isnelement me di
« As tu besoign, por Dieu qi ne menti ?
— Oïl voir, sire, onques si grant ne vi :
1985« Sa defors a .j. vo charnel ami,
« Le conte Y., ensi l’ai je oï. »
W. l’entent, fors de son lit sailli :
En son dos a .j. ermine vesti ;

Il vest l’auberc, lace l’elme burni,
1990A son costé a çaint le branc forbi.
Atant eis vos son seneschal Tieri
Qi li amaine son destrier arabi ;[391]
W. i monte, s’a son escu saisi,
Et prent la lance au confanon sarci.
1995Isnelement fors del palais issi.

XCV

Va s’en quens W., ç’avala les degrez ;
Desq’a la bare n’ot ces resnes tirez,[392]
Voit la grant route des chevalier[s] armez,
Il a parlé : « Frere Y., dont venez ?
2000« Est ce besoing, qi a ceste eure alez ?
— Oïl voir, frere, ja si grant ne verez.
« Rois Loeys nos vieut deseriter :
« R. le conte a nos païs donnez ;[393]
« A .x. mile homes est en no terre entrez.
2005« Grans mestiers est qe bien la desfendez :
« Isnelement toz nos amis mandez. »
Et dist quens W. : « Nos en arons assez ;
« Mais encor cuit adez qe me gabez ;
« Je nel creroie, por l’or d’une citez,
2010« Li quens R. fust ci desmesurez
« Qe ja sor nos soit ci a ost tornez.
« Li sors G. est saiges hon asez ;
« Ains tex consoux ne fu par lui trovez. »
Respont Y. : « De folie parlez :
2015« Toz Origni est ars et embrasez,
« Et les nonnains qe mises i avez
« A toutes arces, ce fu grans cruautez. »

XCVI

Et dist quens W. : « Por le cors s. Richier ![394]
« A fait R. Origni graallier ?
2020— Oïl, biau frere, par Dieu le droiturier,
ʄ. 32« Qe Berneçons en est venus dès ier.
« Il vit sa mere ardoir en .j. mostier,
« Les .c. nonains par mortel encombrier.
— Or le croi je, » dist W. au vis fier,
2025« Qe B. ne taing pas a legier. »

XCVII

Et dist Y. o les floris grenons :
« Dites, biau frere, por Dieu, qi manderons ? »
W. respont : « A plenté en arons.
« Mandons H., ja est siens Ireçons,
2030« Et de Tieraisse tient les plus fors maisons ;
« Il tient bien xxx. qe chastiax qe donjons.
« Il est nos freres : trés bien nos i fions. »
Il le manderent, s’i ala Berneçons.
Cil lor amaine .m. gentis compaignons.[395]
2035Sous S. Quentin tende[n]t lor pavillons ;
Raoul manderent, le conte de Soissons :
Cil lor amaine .m. chevalier[s] barons.
Soz S. Quentin fu molt biaus li sablons ;
La descendire[n]t ; molt i ot de penons.
2040Dieu en jurerent et ces saintisme[s] nons,
Se R. truevent, tex en est la chançons,
Mar i reciut de lor terres les dons ;
Le sor G. saicheront les grenons.

XCVIII

Après manderent cel de Retest Bernart ;
2045Toute Champaigne tenoit cil d’une part.
Cil jure Dieu q’il fera l’estandart.
.M. chevalier[s] entre lui et Gerart
Ont amené ; n’en i a nul coart.
Sous S. Quentin se loigent d’une part.
2050Par maltalant jurent s. Lienart,
Se R. truevent, ne G. le gaignart,
Li plus hardiz s’en tenra por musart :
« Nos li trairons le sanc parmi le lart. »

XCIX

Il font mander le bon vasal Richier,
2055Qi tint la terre vers la val de Rivier ;
Avec celui vinrent .m. chevalier ;
Chascuns ot armes et bon corant destrier.
Soz S. Quentin se loigent el gravier.

C

Sor la riviere qi tant fist a loer,[396]
2060Les cleres armes i reluisent tant cler ;
De .ij. pars font la riviere muer ;
Et jurent Dieu qi se laisa pener
En sainte crois por son peule sauver,
Se R. puent en lor terre trover,
2065Seürs puent estre de la teste colper.

CI

Après celui i vint W. de Roie.
.M. chevalier[s] a ensaignes de soie
Amaine o lui ; molt vinrent droite voie ;
Soz Saint Quentin se loigent a grant goie.
2070Il jurent Dieu qi pecheor[s] avoie,[397]
Se Raoul trueve[n]t, mar acoilli lor proie :
« Nos li trairons le poumon et le foie.
« Rois Loeys qui les François maistroie,
« L’en fist le don del pris d’une lamproie :
2075« N’en tenra point tant comme je vis soie. »

CII

Puis fu mandez li menres Loeys ;
Ge fu li mendres des .iiij. H. fix.
O lui amainne .m. chevalier[s] de pris.
Bien fu armés sor Ferrant de Paris.
2080ʄ. 33Souz S. Quentin ont lor ostex porpris.
Il jurent Dieu qi en la crois fu mis,
Mar i entra R. de Cambresis,
Il et ces oncles, d’Aras li sors G.
Leqel qe truisse, par le cors s. Denis,
2085Tantost sera detranchiés et ocis.
Mar fu li dons de Vermendois requis.

CIII

Puis vint Y. qi cuer ot de baron,
Li ainsnez freres, peres fu Berneçon ;
Aveqes lui ot maint bon compaignon.

2090La veïssiés tan bon destrier gascon !
Soz S. Quentin descende[n]t el sablon ;
La ot tendu maint riche pavillon ;
Et jure Dieu qi soufri passion
Mar prist R. de la terre le don.

CIV

2095Qant li baron prise[n]t a desloigier,
Vers Origni prisent a chevauchier.[398]
.XI. .m. furent ; n’i a cel n’ait destrier,
Et beles armes et espée d’acier.
A une liue, ci con j’oï noncier,
2100De l’ost R. se fisent herbergier :
Loiges i fisent aprester et rengier.
« Baron, » dist W., « nobile chevalier,
« Hons sans mesure ne vaut .j. alier.[399]
« Li quens R. fait forment a proisier ;
2105« Niés est le roi qi France a a baillier :
« Se l’ocions, par no grant encombrier,
« Ja l’enpereres mais ne nos avra chier :[400]
« Toutes nos terres nos fera essilier ;
« Et, s’il nos puet ne tenir ne bailie[r],
2110« Il nos fera toz les menbres tranchier.
« Car li faisons un mesaige envoier,
« Qe de nos terres se traie .j. poi arier :
« Voist en la soie, por Dieu le droiturier ;
« C’il l’en doinst goie qi tot a a jugier !
2115« S’on li fait chose dont doie courecier.
« Nos l’en ferons droiture sans targier,
« Ne de sa terre .j. seul point ne li qier,
« Ains li volrons de la nostre laissier ;
« Puis referons l’eglise et le mostier,

2120« Q’il fist a tort ardoir et graaillier.
« Aiderons li s’autre guere a baillier
« Et le Mancel del païs a chacier,
« Et pardonrons l’amende de Bernier.
— Dieu ! » dist Y., « cui porrons envoier ?
2125— Je irai, sire, » ce li a dit Bernier.
Oit le li peres, prist soi a courecier :
« Par Dieu, lechieres, trop estes pri[n]sautier.[401]
« Raler i viex ; batus i fus l’autrier :
« S’or i estoies, ja volroies tencier ;
2130« Tos nos porroies no droit amenuisier. »
Devant lui garde, vit G. le Pohier.[402]
« Alez i, frere, je vos en vuel proier.
— Volentiers, sire, ne qier plus delaier. »
Vint a son tré por son cors haubergie[r].

CV

2135A son tré vint dant G. l’espanois ;
En son dos veist .j. hauberc jaserois,
En son chief lace .j. elme paviois.[403]
On li amaine .j. bon destrier norois ;
ʄ. 34Par son estrier i monta li Flandrois.
2140A son col pent .j. escu demanois.
Atant s’en torne trés parmi le marois ;
Au tré R. est venus demanois ;
Aseis i trueve Cambrisis et Artois.
Li quens R. seoit au plus haut dois.
2145Bien fu vestus d’un chier paille grigois.
Li mesaigiers ne samble pas Tiois :
Il s’apuia sor l’espieu acerois,
De saluer ne fu mie en souspois :
« Cil Damediex qi fu mis en la crois,

2150« Et estora les terres et les lois,
« Il saut R. et trestous ces feois,
« Le gentil conte cui oncles est li rois !
— Diex gart toi, frere, » dist R. li cortois ;
« Si m’aït Diex, ne sambles pas Irois.

CVI

2155— Sire R., » ce dist G. li ber,[404]
« C’il vos plaisoit mon mesaige escouter,
« Gel vos diroie sans plus de demorer.
— Di tos, biau frere, pense del retorner,
« Qe si ne vaignes mon couvine esgarder. »
2160Dist G. : « Sire, ainc n’i vos mal penser. »
Tout son mesaige li commence a conter
De chief en chief, si con il dut aler.
R. l’oï, si commence a penser :
« Par foi ! » dist il, « bien le doi creanter ;
2165« Mais a mon oncle en vuel ançois parler. »

CVII

Vait s’en R. a G. consellier :
Tout le mesaige dant G. le Poihier
Li a conté, ne l’en vost plus laisier.
vo Oit le Gueris, Dieu prist a mercier :
2170« Biax niés, » dist il, « bien te dois faire fier,
« Qant .iiij. conte se vuele[n]t apaier.[405]
« Niés, car le fai, por Dieu t’en vuel proier :
« Laisse lor terre, ne la te chaut baillier. »
R. l’entent, le sens quide changier ;
2175On voit G. se li prent a huchier :
« G’en pris le gant voiant maint chevalier,
« Et or me dites q’il fait a relaissier !
« Trestos li mons m’en devroit bien huier. »

CVIII

Raous parole au coraige hardi :
2180« On soloit dire le riche sor G.[406]
« Qu’en tout le mont n’avoit .j. si hardi,
« Mais or le voi couart et resorti. »
G. l’oï, fierement respondi ;
Por trestout l’or d’Abevile en Ponti,
2185Ne volsist il qe il l’eüst gehi,
Ne qe ces niés l’en eüst si laidi.
Par maltalant a juré s. Geri :
« Qant por coart m’en avez aati,
« Ains en seront .m. hauberc dessarti,
2190« Qe je ne il soions ja mais ami ! »
Dist au mesaige : « Torne toi tos de ci :
« As fix Herbert isnelement me di
« Bien se desfendent ; bien seront asailli. »
Dist li mesaiges : « Par mon chief, je l’otri.
2195« De la lor part loiaument vos desfi !
« Mar acoi[n]tastes les nonnains d’Origni.
« Bien vos gardez, bien serez recoilli :
« Chascuns des nos a son hauberc vesti. »
ʄ. 35A tant s’en torne, s’a son escu saisi.
2200Ce fut mervelle qant il nul n’en feri,
Et neporqant s’ot il l’espieu brandi,
Qant li menbra de Y. le flori,
Qi de R, atendoit la merci.

CIX

Vait s’en Gerars, ne s’i est atargiés.
2205Li quens Y. est vers lui adreciés :
« Q’aveis trové ? gardés nel me noiés.

— En non Dieu, sire, molt est outrequidiés.
« Il n’i a plus : tos vos aparilliés,
« Et vos batailles ajostez et rengiés. »
2210Et dist B. : « Diex en soit graciés !
— Baron, » dist W., « faites pais, si m’oiés.
« Hom sans mesure est molt tos empiriés ;[407]
« Preneis .j. més et si li renvoiés.
« Cele parole qe G. li Poiers
2215« Li conta ore, qant fu aparilliés,
« Li tenrons nos c’il en est aaisiés ;
« Par aventure s’en est puis conselliés ;
« Et c’il le fait, chascuns de nos soit liés.
— Diex, » dist Y., « j’en sui molt esmaiés.
2220« Ou est li més, gardez nel me noiés ? »
Dist B. : J’en sui aparilliés. »
Oit le li peres, molt en fu coreciés :
« Par Dieu, lechieres, trop iés outrequidiés ;
« Et neporqant, qant presentez en iés,
2225« Autre qe tu n’i portera les piés. »
Dist B. : « Sire, grans mercis en aiés. »
Il vest l’auberc, tos fu l’elme laciés ;
El destrier monte, ces escus n’est pas viés.
Volt le li pere, si l’en prist grans pitiés :
2230« Alez, biax fix, por Dieu ne delaiés ;
« Por Dieu, nos drois ne soit par vos laissiés. »[408]
Dist B. : « Por noient en plaidiés,
« Qe ja par moi n’en serez avilliés. »

CX

Vait s’en B., de sa gent departi ;
2235Vint jusq’as treiz, mais pas ne descendi.
Au saluer pas ne mesentendi :
« Cil Damerdieus qi onques ne menti,

« Et qi Adan et Evain beneï,
« Il saut et gart maint baron que voi ci ;
2240« Entor aus m’ont molt doucement norri :
« Onques n’i oi ne noise ne estrif ;
« Et il confonde R. de Cambrisi
« Qi ma mere ar[s]t el mostier d’Origni,
« Et les nonnains, dont j’ai le cuer mari,
2245« Et moi meïsme feri il autresi,
« Si qe li sans vermaus en respandi.
« Diex me laist vivre qe li aie meri !
« Si ferai je, par Dieu qi ne menti,
« Se j’en ai aise, par le cors s. Geri !
2250— Voir, » dist R., « fol mesaigier a ci.
« Est ce B., fix Y. le flori ?
« Fix a putain, or te voi mal bailli ;[409]
« En soignantaige li viex t’engenuï. »

CXI

Raous parole, q’il ne s’en pot tenir :
2255« Cuivers bastars, je ne t’en qier mentir,
« A mon quartier te covient revenir,
« As escuiers te covient revertir.
« De si haut home ne pues si vil veïr. »
ʄ. 36Berniers l’oï, del sens quida issir.

CXII

2260« Sire R., » ce dist l’enfes Bernier,
« Laissiés ester le plait de vo quartier.
« Le vostre boivre ne le vostre mangier,
« Se Dex m’aït, nen ai je gaires chier :[410]
« N’em mengeroie por les menbres tranchier,

2265« Ne je ne vuel folie commencier.
« Cele parole dant Gerart le Poihier
« Q’il vos conta en vostre tré plaignier,
« Li fil Herbert m’ont fait ci envoier,
« Vos tenront il cel volez otroier.
2270« En droit de moi nel volroie empirier.
« Ma mere arcistes en Origni mostier,[411]
« Et moi fesistes la teste peçoier.
« Droit m’en offristes, ce ne puis je noier.
« Por l’amendise poi avoir maint destrier :
2275« Ofert m’en furent .c. bon cheval corcier,
« Et .c. mulet et .c. palefroi chier,[412]
« Et .c. espées et .c. hauberc doblier,[413]
« Et .c. escu et .c. elme a or mier.[414]
« Coureciés ere qant vi mon sanc raier,
2280« Si ne le vous ne prendre n’otroier ;
« A mes amis m’en alai consellier.
« Or le me loent li nobile guerier,
« Se or le m’ofre[s], ja refuser nel qier,
« Et pardonrai trestot, par s. Richier,
2285« Mais qe mes oncles puisse a toi apaier. »

CXIII

Li quens R. la parole entendi :
Ou volt Bernier, si l’apela : « Ami,
« Si m’aït Diex, grant amistié a ci ;
« Et par celui qi les paines soufri,
2290« Ja vo concel n’en seront mesoï. »[415]
Desq’a son oncle a son oire acoilli ;
Ou q’il le voit par le bras l’a saisi,
Et la parole li conta et gehi,
Et l’amendise de B. autresi ;

2295Tout li couta, n’i a de mot menti :
« Fai le, biaus oncles, por amor Dieu te pri,
« Acordon nos, si soions bon ami. »
G. l’entent, fierement respondi :
« Vos me clamastes coart et resorti ![416]
2300« La cele est mise sor Fauvel l’arabi ;
« N’i monteriés por l’onnor de Ponti,
« Por q’alissiés en estor esbaudi.
« Fuiés vos ent a Cambrai, je vos di ;
« Li fil H. sont tuit mi anemi ;
2305« Ne lor faut guerre, de ma part les desfi ! »
Dist B. : « Damerdieu en merci :
« Sire R., je vol cest plait feni
« Por .j. mesfait dont m’avez mal bailli.
« De ci qe la vos avoie servi,
2310« Vos le m’aveiz vilainement meri :
« Ma mere arcistes el mostier d’Origni,
« Et moi meïsmes feristes autreci,
« Si qe li sans vermaus en respandi. »
Il prent .iij. pox de l’hermin qu’ot vesti,[417]
2315Parmi les mailles de l’auberc esclarci,
Enver R. les geta et jali ;
Puis li a dit : « Vassal, je vos desfi !
« Ne dites mie je vos aie traï. »
ʄ. 37Dient François : « Torneiz vos ent de ci,
2320« Vos avés bien vo mesaige forni. »

CXIV

« Sire R., » dist B. li vaillans,
« La bataille iert molt orrible et pesans,
« Et vos et autres i serez connoissans :
« En toz lius mais vos en serai nuissans.
2325— Voir ! » dist R., « tant sui je plus dolans ;
« Ja reprovier n’en iert a nos effans :
« Desfié m’as, bien t’en serai garans.[418]
« Mais c’estiens en cel pré ataquans,[419]
« L’uns de nos deus i seroit ja versans.
2330— Voir, » dist B., « molt en sui desirans.
« Je mosteroie, se g’en ere creans,
« Q’a tort fu pris de la terre li gans,
« Et qe vers moi iés fel et souduians. »
R. l’oï, d’ire fu tressuans,
2335Grant honte en ot por les apartenans.[420]
Bien sot q’estoit B. ces max vuellans.
Desarmeis ert, s’en fu mus et taisans.[421]

CXV

Qant voit B, desfié les a lors,
Son bon escu torne devant son dos.
2340Bien fu brochiés li destriers de Niors.
R. le comte vost ferir par esfors.
En son tref ert, ci n’ert mie defors.
L’enfes B. lait corre les galos :
Plus tost li vient que chevrieus parmi bos ;
2345.I. chevalier qi molt avoit grant los
Entre R. et B. se mist fo[r]s,
Et B. le fiert parmi le cors.

CXVI

Li chevalier[s] fist molt large folie,
Devant B. se mist par estoutie,
2350Car a R. vost faire garantie ;
B. le fiert, q’il ne l’espargne mie ;
Parmi le cors son roit espieu li guie :
Mort le trebuche, l’arme s’en est partie.
R. le voit, a haute voiz c’escrie :
2355« Franc chevalier, ne vos atairgiés mie,[422]
« C’il nos eschape ne me pris une alie.
« Ferir me vost, q’il n’aime pas ma vie. »
.C. chevalier par molt grant aatie[423]
En sont monté es destrier[s] d’Orqenie,[424]
2360N’i a celui qi B. ne desfie[425]
Voit le li enfes, n’a talent q’il en rie ;
Fuiant s’en torne, s’a sa voie acoillie.
Après lui torne[n]t, mais ne l’ataigne[n]t mie,
Car tost l’emporte li destriers d’Orqenie.

2365Y. estoit leiz la selve foillie,
Et vit l’enchans et la fiere envaïe ;
Dieu reclama le fil sainte Marie :
« Ci voi mon fil, grant mestier a d’aïe ;
« Se je le per n’iere liés en ma vie.
2370« Or del secore, franche gent et hardie ! »
.XIIII. cor i sonne[n]t la bondie.
La veïssiés tante targe saisie,
Et por ferir tante lance brandie.

CXVII

Li quens Y. c’est escriés .iij. mos :
2375« Or del reqerre, car li drois en est nos !
« B. s’en vient plus tost qe les galos.
« Nostres mesaiges a parlé comme sos :
« .C. chevalier le sivent a[s] esclous ;
ʄ. 38« Après lui voi lancier mains gavelos. »[426]
2380Dont ce desrengent de .ij. pars a esfors ;
Qui fust li drois ne cui en fust li tors,
Par B. asamblerent les os.

CXVIII

Li baron furent et serré et rengié,
D’ambe .ij. pars mout bien aparillié.
2385Li plus hardi en pleurent de pitié,
Car trés bien sevent n’i valra amistié :
Tuit li coart en sont molt esmaié.
Cil qui char[r]a n’ara autre loier
Fors de l’ocire a duel et a pechié ;
2390Ja n’i avra autre gaige mestier.
Et li vaslet en sont goiant et lié,
Et li pluisor sunt descendu a pié ;

Cortoisement ce sont aparillié,
Li auquant ont lor estriers acorcié.
2395Par B. est tex plais commencié
Dont maint baron furent puis essillié,
En es le jor ocis et detranchié.

CXIX

Les os se voient, molt se vont redoutant.
D’ambe .ij. pars se vont reconisant.
2400Tuit li coart vont de poour tramblant,
Et li hardi s’en vont resbaudissant.
Les gens R. se vont bien afichant
Q’as fix Herbert feront dolor si grant
Q’après les peres en plour[r]ont li effant
2405Tuit sont armé li petit et li grant ;
Li sors G. les va devant guiant,
O lui si fil qi tant ont hardemant :
Ce est Reniers au coraige vaillant,
Et Garnelins qui bien fiert de son branc.
2410Li quens. R. sist desor l’auferrant ;
Il et ces oncles vont lor gent ordenant.
Si serré vont li baron chevalchant,
Se getissiés sor les hiaumes .j. gant
Ne fust a terre d’une louée grant.
2415Desor les crupes des destriers auferant
Gisent li col et deriere et devant.

CXX

Grans sont les os que Raous amena :
.X. m. furent, G. les chaela ;
N’i a celui n’ait armes et cheval.
2420Li fil Herbert, ne vos mentirai ja,[427]

Et Berneçon qi l’estor desira
A .xj. .m. sa grant gent aesma.
Bien s’entrevienent et de ça et de la.
Chascuns frans hom de la pitié plora ;
2425Prometent Dieu qi vis en estordra
Ja en sa vie mais pechié ne fera,
Et c’il le fait, penitance en prendra.
Mains gentix hom s’i acumenia[428]
De .iij. poux d’erbe, q’autre prestre n’i a ;[429]
2430S’arme et son cors a Jhesu commanda.
R. en jure et G. s’aficha,
Qe ja par oux la guerre ne faudra.
Tant qe la terre par force conqerra ;
Les fix H. a grant honte ocira,
2435Ou de la terre au mains les chasera.
Et Y. jure ja plain pié, n’en tendra,
Et li barnaiges trestoz li afia
Qe por morir nus ne le guerpira.
ʄ. 39« Diex ! » dist B., « quel fiance ci a !
2440« Mal dehait ait qi premiers reqerra,
« Ne de l’estor premerains s’enfuira ! »
Bertolais dist que chançon en fera,[430]
Jamais jougleres tele ne chantera.

CXXI

Mout par fu preus et saiges Bertolais,[431]
2445Et de Loon fu il nez et estrais,[432]
Et de paraige del miex et del belais.[433]

De la bataille vi tot le gregnor fais :[434]
Chançon en fist, n’or[r]eis milor jamais,[435]
Puis a esté oïe en maint palais,[436]
2450Del sor G. et de dame A.
Et de R., siens fu liges Cambrais,
Ces parins fu l’evesques de Biauvais.
B. l’ocist, par le cors s. Girvais,
Il et Ernaus cui fu liges Doais.[437]

CXXII

2455Ainc tex bataille ne fu ne tex esfrois.
Ele n’est pas de Normans ne d’Englois,
Ains est estraite des pers de Vermendois.
Assez i ot Canbrezis et Artois,
Et Braibençons ; s’i ot molt Champenois.
2460Des Loeys i ot assez François.
Li fil H. vuele[n]t tenir lor drois :
Molt en aront de sanglans et de frois ;
Toutes lor vies lor essera sordois.
B. lait corre son bon destrier norois ;
2465Sor son escu vait ferir l’Avalois :
Toutes ces armes ne valent .j. balois ;
Vilainement l’en fist le contrepois :
Plaine sa lance l’abat mor[t] en l’erbois.
« Saint Quentin ! » crie, « ferés tuit demanois !
2470« Mar acointa R. son grant boufois :
« Se ne l’ocis a mon branc vienois,
« Dont sui je fel et coars et revois !  »
Dont laisent corre de .ij. pars a esplois ;
Sonnent cil graisle par ice grant escrois,[438]

2475Puis qe Diex eut establies les lois,
Par nule guere ne fu si grans esfrois.

CXXIII

A l’ajoster oïssiés noise grant.
D’ambes .ij. pars ne vont pas maneçant :
Si s’entrefiere[n]t et deriere et devant
2480D’une grant liue n’oïst on Dieu tounant.
E vos Y. a esperon broichant ;
A haute voiz va li quens escriant :
« Ou iés, R., por Dieu le raemant ?
« Por quoi seroient tant franc home morant ?
2485« Torne vers moi ton destrier auferant.
« Se tu me vains a l’espée tranchant,
« Toute ma terre aras a ton commant :
« Tuit s’en fuiront li pere et li effant ;
« N’i clameront .j. d. valisant. »
2490Ne l’oï pas R., mien esciant ;
D’autre part ert en la bataile grant,
Il et ces oncles qi le poil ot ferrant.[439]
Y. le voit, molt se va coresant :
Le destrier broiche qi li va randonnant,[440]
2495Et fiert Fromont sor son escu devant ;
Desoz la boucle le va tout porfendant.
Li blans haubers ne li valut .i. gant ;
ʄ. 40El cors li va son espieu conduisant ;
Tant con tint l’anste, l’abati mort sanglant.
2500« S. Quentin ! » crie, « baron, ferez avant !
« Les gens R. mar s’en iront gabant ;[441]
« De nostre terre mar i reciut le gant ! »

CXXIV

Wedes de Roie lait corre a esperon,
Li uns des freres, oncles fu B.,
2505Bien fu armés sor .j. destrier gascon,
Sor son escu ala ferir Simon,
Parent R. a la clere façon :
Desous la boucle li perce le blazon ;
El cors li met le pan del confanon ;
2510Tant com tint l’anste, l’abat mort el sablon.
« Saint Quentin ! » crie, « ferez avant baron !
« Mar prist R. de no terre le don :
« Tuit i morront li encrieme felon. »

CXXV

Par la bataille eis poignant Loeys.
2515Cert li plus jovenes des .iiij. H. fis,[442]
Mais desor toz estoit il de grant pris.
Bien fu armés sor Ferrant de Paris
Qe li dona li rois de S. Denis.
Ces parins fu li rois de S. Denis.[443]
2520A haute vois a escrier se prist :
« Ou iés alez, R.de Cambrizis ?
« Torne vers moi ton destrier ademis ;
« Se tu m’abas grant los aras conqis :
« Qite te claim ma terre et mon païs ;
2525« N’i clamera rien nus de mes amis. »
Ne l’oï pas R. de Cambrezis ;
Car venus fust, ja ne li fust eschis.

D’autre part ert el riche poigneïs
Ou tient le chaple il et li sors G.
2530L’enfes le voir, a poi n’enraige vis :
Son bon escu torne devant son pis ;
Le destrier broiche, de grant ire emblamis,
Et fiert Garnier desor son escu bis :
Nez fu d’Aras, fil G. au fier vis ;
2535Desoz la boucle li a frait et malmis ;
Ainc por l’auberc ne pot estre garis :
El cors le fiert, ne li pot faire pis ;
Mort le trebuche ; vers sa gent est guenchis.

CXXVI

Qant Loeys ot geté mort Garnier,
2540« Saint Quentin ! » crie, « ferez i, chevalier
« Mar vint R. nos terres chalengier ! »
Ei vos G. poignant sor son destrier.[444]
L’escu enbrace, tint l’espée d’acier ;[445]
Cu[i] il ataint n’a de mire mestier ;[446]
2545Plus de .xiiij. en i fist trebuchier.
Il regarda leiz .j. bruellet plaignier,
Son fil vit mort ; le sens quide changier.
De ci a lui ne fine de broichier ;
A pié descent de son corant destrier,
2550Et tot sanglant le commence a baissier :
« Fix, » dist li peres, « tan vos avoie chier !
« Qi vos a mort, por le cors s. Richier,
« Ja de l’acorde ne vuel oïr plaidier
« Si l’avrai mort et fait tot detranchier. »
2555Son fil vost metre sor le col del destrier,
ʄ. 41Qant d’un vaucel vit lor gent repairier.
G. le voit, n’i a qe corecier ;

Sor son escu rala son fil couchier.
« Fix, » dist li peres, « vos me covient laissier,
2560« Mais, ce Dieu plaist, je vos quit bien vengier.
« Cil ait vostre arme qi le mont doit jugier ! »
A son destrier commence a reparier.
G. i saut ou il n’ot q’aïrier ;
Fiert en la presse a guise d’omme fier.
2565Qi li veïst son maltalent vengier,
Destre et senestre les rens au branc serchier,
Et bras et pis et ces testes tranchier,
De coardie nel deüst blastengier.
Bien plus de .xx. en i fist trebuchier ;
2570Entor lui fait les rens aclaroier.

CXXVII

Grans fu li chaples et molt pesans li fais.
Es vos G. poignant tot a eslais,
Et encontra Ernaut cui fu Doais.[447]
Les destriers broiche[n]t qui molt furent irais ;
2575Grans cols se donent es escu[s] de Biauvais ;
Ploie[n]t les lances, si porfendent les ais,
Mais les haubers n’ont il mie desfais.
Andui s’abatent trés enmi le garais ;
En piés resaillent, n’en i a .j. malvais ;
2580As brans d’acier se deduiront huimais.

CXXVIII

Andui li conte furent nobile et fier.
El sor G. ot molt bon chevalier,[448]
Fort et hardi por ces armes baillier.
L’escu enbrace, tint l’espée d’acier,
2585Et fiert Ernaut sor son elme a or mier,

Qe flors et pieres en fait jus trebuchier.
S’or n’eüst trait E. son chief arier,
(vo)Fendu l’eüst G. dusq’el braier.
Devers senestre cola li brans d’acier ;[449]
2590De son escu li trancha .j. quartier
Et .j. des pans de son hauberc doublier.
Grans fu li cols, molt fist a resoignier ;
Si l’estona qel fist agenollier.[450]
E. le voit, n’i ot qe esmaier ;[451]
2595Dieu reclama le verai justicier :
« Sainte Marie, pensez de moi aidier,
« Je referai d’Origni le mostier. »
A ces paroles eiz vos poignant Renier,
Fix fu G. le nobile guerier ;
2600Devant son pere vit Ernaut trebuchier ;
L’escu enbrace, cel prent a avancier ;
Ja l’eüst mort sans autre recouvrier
Qant d’autre part e vos poignant B.
A haute vois commença a huchier :
2605« Gentix hom, sire, por Dieu ne le touchier !
« Torne vers moi ton auferrant destrier,
« Bataille aras, ce l’oses commencier. »
Qant cil l’oï, n’i ot qe correcier ;
D’a lui combatre avoit grant desirier,
2610Vengier voloit son chier frere Garnier.
Li uns vers l’autre commence a avancier,
Grans cols se donne[n]t es escus de quartier,
Desoz les boucles les font fraindre et percier,
Mais les haubers ne porent desmaillier.
2615Outre s’en pasent, les lances fon[t] brisier,
Qe nus des .ij. ne guerpi son estrier.
B. le vit, le sens quida changier.

CXXIX

Cil B. fu de molt grant vertu :[452]
ʄ. 42Il a sachié son bon branc esmolu,
2620Le fil G. fiert parmi l’elme agu
Qe flors et pieres en a jus abatu,
Trenche la coife de son hauberc menu,
De ci es dens l’a colpé et feodu.
Et dit G. : « Bien ai cest colp veü ;
2625« Se j’aten l’autre, por fol m’avrai tenu. »
Entor lui a tant des B. veü,
De la poour a tout le sanc meü,
Au cheval vint qi bien l’a atendu ;[453]
G. i monte, a son col son escu,
2630Poignant s’en vait, son fil lait remasu
Encontre terre mort gisant estendu.

CXXX

Vait s’en G., q’li ne seit mais qe faire ;
Parmi .j. tertre a esperon repaire ;
Por ces .ij. fix son grant duel maine et maire ;
2635Qi li veïst as poins ces chevols traire !
R. encontre, n’i mist autre essamplaire ;
Il li aconte le duel et le contraire :
« Li fil H. sont felon de put aire ;
« Mes fix m’ont mort, par le cors s. Ylaire !
2640« Chier lor vendrai ains qe soie au repaire.
« Diex, secor moi tant que je m’en esclaire !

CXXXI

« Biax niés R., » ce dist li sors G.,
« Par cele foi qe je doi s. Denis,
« Li fil H. sont de mervillous pris :
2645« Andeus mes fix ont il mors et ocis.
« Je nel quidase por tout l’or de Paris,
« Ier au matin, ains qe fus miedis,
« Vers nos durassent vaillant .ij. parizis.
« A molt grant tort les avonmes requis.
2650« Se Dex n’en pense, ja .j. n’en ira vis.
« Por Dieu te pri qi en la crois fu mis[454]
« Qe en l’estor hui seul ne me guerpis ;
« La moie foi loiaument te plevis
« N’encontreras .x. de tes anemis,
2655Se il t’abate[n]t de ton destrier de pris,
« Par droite force t’avera[i] lues sus mis. »
De ce ot goie R. de Cambrisis.

CXXXII

Li quens R. au coraige vaillant,
D’ambes .ij. pars voit la presse si grant
2660Qe il n’i pot torner son auferrant
Ne de l’espée ferir a son talant ;
Tel duel en a, toz en va tressuan[t].
Par grant fierté va la presse rompant ;
Mais d’une chose le taign je a effant,[455]
2665Qe vers son oncle fausa de convenant :
G. guerpi son oncle le vaillant[456]
Et les barons qi li furent aidant.

Parmi la presse s’en torne chaploiant ;
Cu[i] il ataint il n’a de mort garant :
2670A plus de .xx. en va les chiés tolant ;
Par devant lui vont li pluisor fuiant.
E vos Y. a esperon broichant ;
Sor son escu fiert le conte Morant ;
Et B. i est venus corant,
2675Si fiert .j. autre qe mort l’abat sanglant,
Et tuit li frere i fiere[n]t maintenant ;
La gent R. vont forment enpirant.
Li destrier vont parmi l’estor fuiant,[457]
Les sengles routes, les resnes traïnant.[458]
2680ʄ. 43La ot ocis maint chevalier vaillant.
Li fil H. n’ont mie sens d’effant :
.M. chevalier en envoient avant
Qe vers Cambrai ne s’en voist nus fuiant.
E vos R. a l’aduré talant ;
2685De lui vengier ne se va pas faignant :
Hugon encontre, le preu conte vaillant,[459]
N’ot plus bel hom de ci q’en Oriant,[460]
Ne plus hardi ne meilor conqerant ;[461]
Jovenes hom ert, n’ot pas aaige grant,[462]
2690Chevalerie et pris aloit qerant ;
Sovent aloit lor essaigne escriant,
Les gens R. aloit mout damaigant.[463]
R. le vit, cele part vint corant :[464]
Grant coup li donne de l’espée tranchant[465]
2695Parmi son elme, nel va mie espargnant,[466]
Qe flor[s] et pieres en va jus craventant ;[467]

Trenche la coife de son hauberc tenant,[468]
Dusq’es espaules le va tout porfendant ;[469]
Mort le trebuche, « Cambrai ! » va escriant ;[470]
2700« Li fil H. mar s’en iront gabant ;[471]
« Tuit i morrunt li glouton sousduiant ! »

CXXXIII

Li quens R. ot le coraige fier ;
De .ij. pars voit si la presse engraignier
Qe il n’i puet torner son bon destrier,
2705N’a son talent son escu manoier ;
Tel duel en a le sens quide changier.
Qi li veïst son escu manoier,[472]
Destre et senestre au branc les rens serchier,
Bien li menbrast de hardi chevalier.
2710 Mais d’une chose le taign je a legier :[473]
G. guerpi son oncle le legier
Et les barons qi li durent aidier.
Parmi la presse commense a chaploier :
Cu[i] il ataint n’a de mire mestier ;[474]
2715Bien plus de .vij. en i fist trebuchier.
Devant lui voit le bon vasal Richier
Qi tint la terre ver la val de Rivier,
Parent Y. et le confanonier ;
Cousins germains estoit l’enfant B. ;
2720A tout .m. homes vint les barons aidier ;
Des gens R. faisoit grant enconbrier.
Voit le R., cel prent a covoitier ;
Prent .j. espieu qi puis li ot mestier,
Par grant aïr le prent a paumoier ;
2725Desous lui broiche le bon corant destrier
Et fiert Richier en l’escu de quartier :[475]

Desoz la boucle li fist fraindre et percier,
Le blanc hauber desrompre et desmaillier ;
Parmi le cors li fist l’espieu baignier,[476]
2730Plaine sa lance l’abati en l’erbier ;
L’ensaigne Y. chaï el sablonier,
R. le voit, n’i ot q’esleescier :
« Canbrai ! » escrie, « ferez i chevalier !
« Ne la gar[r]ont li glouton losengier. »

CXXXIV

2735Raous lait corre le bon destrier corant ;
Devant lui garde, vit Jehan le vaillant :
Cil tint la terre de Pontiu et de Ham ;
En toute l’ost n’ot chevalier si grant,
Ne homme nul que R. doutast tant.
2740ʄ. 44Asseiz fu graindres que Saisnes ne gaians,
Plus de .c. homes avoit ocis au branc.
R. l’esgarde qant le va avisant ;
Si grant le voit seoir sor l’auferrant
Por tout l’or Dieu n’alast il en avant,
2745Qant li remenbre de Taillefer errant,
Qi fu ces peres, ou tant ot hardemant ;
Qant l’en souvint, si prist hardement tant
Por .xl. homes ne fuïst il de champ.
Droit ver Jehan retorne maintenant ;
2750Le destrier broche, bien le va semonnant ;[477]
Brandist la hanste de son espieu trenchant,
Et fiert Jehan sor son escu devant,
Desoz la boucle le va tout porfendant ;
Li blans haubers ne li valut .j. gant :
2755Parmi le cors li va l’espieu passant ;[478]

Plaine sa lance l’abati mort sanglant.
« Cambrai ! » escrie, hautement, en oiant ;
« Ferez, baron, n’alez mais atargant ;
« Li oir H. mar s’en iront gabant :[479]
2760« Tuit i morront li glouton souduiant. »

CXXXV

Raous lait coure le bon destrier isnel,[480]
Fiert Bertolai en son escu novel,
Parent B. le gentil damoisel ;
El val de Meis tenoit .j. bel chastel.
2765Des gens R. faisoit molt grant maisel ;
R. le fiert, cui mervelles fu bel,
Qe li escus ne li vaut .j. mantel,
Et de l’auberc li rompi le clavel.
Parmi le cors li mist le penoncel :
2770Mort le trebuche el pendant d’un vaucel.
« Cambrai ! » escrie, « fereis i, damoisel !
« Par cel signor qi forma Daniel,
« Ne le gar[r]a li agais del cenbel. »[481]

CXXXVI

La terre est mole, si ot .j. poi pleü ;[482]
2775Li brai espoisse del sanc et de[l] palu.
Bien vos sai dire des barons comment fu,
Li qel sont mort et li qel sont venchu.
Li bon destrier sont las et recreü ;
Li plus corant sont au pas revenu.
2780Li fil H. i ont forment perdu.

CXXXVII

Il ot pleü, si fist molt lait complai ;
Trestuit estanche[n]t li bauçant et li bai.
E vos Ernaut, le conte de Doai :
Raoul encontre, le signor de Cambrai ;
2785.I. reprouvier li dist qe je bien sai :
« Par Dieu, R., jamais ne t’amerai
« De ci qe mort et recreant t’avrai.
« Tu m’as ocis mon neveu Bertolai,
« Et Richerin qe durement amai,
2790« Et tant des autres qe nes recoverai.
— Voir, » dist R., « encore en ocirai,
« Ton cors meesmes, se aisement en ai. »
E. respont : « Et je m’en garderai.
« Je vos desfi del cors s. Nicolai,
2795« Si m’aït Diex, qe je le droit en ai.

CXXXVIII

« Iés tu donc ce, R. de Cambrisis ?
« Puis ne te vi qe dolant me feïs.[483]
« De ma mollier oi deus effans petis ;[484]
« Ses envoia[i] a la cort a Paris,
2800ʄ. 45« De Vermendois, au roi de S. Denis :
« En traïson andeus les oceïs.
« Nel feïz pas, mais tu le consentis.
« Por cel afaire iés tu mes anemis.
« S’a ceste espée n’est de toi li chiés pris,
2805« Je ne me pris vaillant .ij. parisis.
— Voir ! » dist R., « molt vos estes haut pris.[485]

« De la parole se ne vos en desdis,
« Jamais ne voie la cit de Cambrisis ! »

CXXXIX

Li baron tencent par grant desmesurance ;
2810Les chevals broichent, chascuns d’aus c’en avance.
Li plus hardis ot de la mort doutance.
Grans cols se done[n]t es escuz de Plaisance,[486]
Mais li hauberc lor fisent secorance.
Andui s’abatent sans nule demorance ;
2815Em pié resaillent, molt sunt de grant puissanse ;
As brans d’acier refont tele acointance
Dont li plus fors en fu en grant dotance.

CXL

Andui li conte ont guerpi lor estrier.
En R. ot mervilloz chevalier,[487]
2820Fort et hardi por ces armes baillier.
Hors de son fuere a trait le branc d’acier,
Et fier[t] E. sor son elme a ormier
Qe flors et pieres en a jus trebuchié.[488]
Ne fust la coife de son hauberc doublier
2825De ci es dens feïst le branc glacier.
L’espée torne el costé senest[r]ier :
De son escu li colpa .j. quartier
Et .ij. .c. maille[s] de son hauberc doublier ;
Tout estordi le fist jus trebuchier.
2830Ernaus le voit, n’i ot qe esmaier ;[489][490]
Dieu reclama le verai justicier :
« Sainte Marie, pensez de moi aidier !

« Je referai d’Origni le mostier.
« Certes, R., molt fais a resoigner ;
« Mais, se Dieu plaist, je te quit vendre chier
« La mort de ciax dont si m’as fait irier. »

CXLI

Li quens E. fu chevalier[s] gentis
Et par ces armes vasals et de grant pris ;
Vers R. torne, de mal talent espris :
2840Grant colp li done, con chevalier[s] gentis,
Parmi son elme qi fu a or floris :
Trenche le cercle qi fu a flor de lis ;
Ne fust la coife de son hauberc treslis,
De ci es dens li eüst le branc mis.
2845Voit le R., morne fu et pensis ;
A voiz escrie : « Foi que doi s. Denis,
« Comment q’il pregne, vasalment m’as requis.
« Vendre me quides la mort de tes amis :
« Nel di por ce vers toi ne m’escondis :
2850« Si m’aït Diex qi en la crois fu mis,
« Ainc tes enfans ne mal ne bien ne fis. »
Del colp E. fu R, si aquis,
Sanglant en ot et la bouche et le vis.
Qant R. fu jovenciax a Paris
2855A escremir ot as effans apris ;[491]
Mestier li ot contre ces anemis.

CXLII

Li quens R. fu molt de grant vertu. [492]
En sa main tint le bon branc esmolu,[493]
Et fiert E, parmi son elme agu

2860ʄ. 46Qe flors et pieres en a jus abatu ;
Devers senestre est li cols descendu ;
Par grant engien li a cerchié le bu.
Del bras senestre li a le poing tolu,
A tout l’escu l’a el champ abatu.
2865Qant voit E. q’ensi est confondu,
Qe a la terre voit gesir son escu,
Son poing senestre qi es enarme[s] fu,
Le sanc vermel a la terre espandu...[494]
E. i monte qi molt fu esperdus ;
2870Fuiant s’en torne lez le bruellet ramu,
Qe puis le blasme ot tout le sens perdu.[495]
R. l’enchause qi de preis l’a seü.

CXLIII

Fuit s’en E. et R. l’enchauça.
E. li quens durement redouta,
2875Car ces destrier[s] desoz lui estancha,
Et li baucens durement l’aproicha.
E. se pense qe merci criera.
Ens el chemin .j. petit s’aresta ;
A sa voiz clere hautement s’escria :
2880« Merci ! R., por Dieu qi tot cria.
« Se ce vos poise qe feru vos ai la,
« Vos hom serai ensi con vos plaira.
« Qite vos clain tot Braibant et Hainau,
« Qe ja mes oirs demi pié n’en tendra. »
2885Et Raous jure qe ja nel pensera
Desq’a cele eure qe il ocis l’avra.

CXLIV

Fuit s’en E. broichant a esperon ;[496]
R[aous] l’enchauce qi cuer a de felon.[497]
E. regarde contremont le sablon,
2890Et voit R[ocoul] le nobile baron
Qi tint la terre vers la val de Soisons.
Niés fu E. et cousins Berneçon.[498]
Avec lui vinrent .m. nobile baron.
E. le voit, vers lui broiche a bandon ;[499]
2895Merci li crie por avoir garison.

CXLV

Ernaus c’escrie, poour ot de mourir :[500]
« Biaus niés R[ocoul], bien me devez garir
« Envers R[aoul] qi ne me vieut guerpir.
« Ce m’a tolu dont devoie garir,
2900« Mon poing senestre a mon escu tenir ;
« Or me manace de la teste tolir. »
Rocous l’oï, del sens quida issir :
« Oncles, » dist il, « ne vos chaut de fuïr :
« Bataille ara R[aous], n’i puet faillir,
2905« Si fiere et dure con il porra soufrir. »

CXLVI

En Rocoul ot mervillous chevalier,[501]
Fort et hardi por ces armes baillier.

« Oncles, » dist il, « ne vos chaut d’esmaier. »
Le cheval broiche des esperons d’or mier ;
2910Brandist la hanste planée de pom[i]er,
Et fiert R[aoul] en l’escu de quartier,[502]
Et R[aous] lui, nel vost mie esparnier :
Desoz la boucle li fist fraindre et percier.
Bons haubers orent, nes porent enpirier.
2915Outre s’en passent, les lances font brisier,
Qe nus des .ij. n’i guerpi son est[r]ier.[503]
R[aous] le vit, le sens quida changier :
Par mal talent tint l’espée d’acier,
Et fiert R[ocoul] sor son elme a or mier,
2920ʄ. 47Pieres et flors en fist jus trebuchier.
Devers senestre cola li brans d’acier.[504]
Tout son escu li fait jus reoingnier.
Sor l’estriviere fait le branc apuier,
Soz le genoil li fait le pié tranchier :
2925O l’esperon l’abat el sablonnier.
Voit le R[aous], n’i ot q’esleecier ;
Puis lor a dit .j. molt lait reprovier :
« Or vos donrai .j. mervillous mestier :
« E. ert mans, et vos voi eschacier ;
2930« Li uns iert gaite, de l’autre fas portier.
« Ja ne porrés vostre honte vengier.
— Voir, » dist Rocous, « tant sui je plus irier ![505]
« Oncles E., je vos quidoie aidier,
« Mais mes secors ne vos ara mestier. »
2935Fuit s’en E., n’i ot qe esmaier ;
R[aous] l’enchauce, q’il ne le vieut laissier.

CXLVII

Fuit s’en E. broichant a esperon.[506]
R. l’enchauce qi quer a de felon ;
Il jure Dieu qi soufri passion,
2940Por tout l’or Dieu n’aroit il garison
Qe ne li toille le chief soz le menton.[507].
E. esgarde contreval le sablon
Et voit venir dant H. d’Ireçon,
W. de Roie, Loeys et Sanson,
2945Le comte Y., le pere B. ;
E. les voit, vers ons broiche a bandon ;[508]
Merci lor crie por avoir garison.

CXLVIII

Ernaus escrie, poour ot de morir :
« Signor, » dist il, « bien me devés garir
2950« Envers R. qi ne me vieut guerpir.
« De vos parens nos a fait tant mourir.
« Se m’a tolu dont deüse garir,
« Mon poing senestre a mon escu tenir ;[509]
« Or me manace de la teste tolir. »
2955Y. l’oi, del sens quida issir.

CXLIX

Ibers lait core le bon destrier gascon ;
Brandist la hanste, destort le confanon,
Et fiert R. en l’escu au lion ;

Desoz la boucle li perce le blason,
2960Fauce la maille de l’auberc fremillon,
Lez le costé li mist le confanon ;
Ce fu mervelle qant il ot garison.
Plus de .xl. l’ont saissi environ ;
Ja fust ocis ou menez en prison,
2965Qant G. vint a coite d’esperon[510]
A .cccc. qui sont si compaignon,
Tuit chevalier et nobile baron.
De lui rescoure sont en mout grant friçon ;
La abatirent maint vasal de l’arçon.[511]

CL

2970Or ot G. sa grant gent asamblée.
.CCCC. furent de gent molt bien armée.
G. lait corre par molt grant aïrée,
Et fiert Bernart sor la targe dorée,
Cel de Retest a la chiere menbrée :
2975Desous la boucle li a fraite et troée,
La vielle broigne rompue et despanée ;[512]
Parmi le cors li a l’anste pasée ;
Mort le trebuche de la cele dorée.
Lors veïssiés une dure meslée,
2980ʄ. 48Tant’hanste fraindre, tant[e] targe troée,
Et tante broigne desmaillie et fausée,
Tant pié, tant poing, tante teste colpée,
Tant bon vasal gesir goule baée.
Des abatus est joinchie la prée,
2985Et des navrez est l’erbe ensangle[n]tée.
R. rescousent a la chiere menbrée.
Li quens le voit, grant goie en a menée.
Espée traite, par molt grant aïrée,

Fiert en la preisse ou dure est la meslée.
2990Le jor en a mainte arme desevrée
Dont mainte dame remeist veve clamée ;
Plus de .xiiij. en a mors a l’espée.
E. le voit, mie ne li agrée ;
Dieu reclama qui mainte ame a sauvée :
2995« Sainte Marie, roïne coronée,
« La moie mors n’iert jamais restorée,
« Q’en cest diable ci n’a point de rousée. »[513]
Fuiant s’en torne parmi une valée.
R. le vit, s’a la teste levée ;
3000Après lui broiche toute une randonnée ;
Se li escrie a molt grant alenée :
« Par Dieu, E., ta mort ai desirée ;
« A cest branc nu est toute porpalée. »
E. respont cui goie est definée :
3005« N’en puis mais, sire, tex est ma destinée
« N’i vaut desfense une poume parée. »

CLI

Fuit s’en E., q’il ne seit ou guenchir.
Tel poor a ne se puet soustenir.
R. esgarde q’il voit si tost venir.
3010Merci li crie, con ja por[r]ez oïr :
« Merci ! R., se le poez soufrir.
« Jovenes hom sui, ne vuel encor morir,
« Moines serai, si volrai Dieu servir.
« Cuites te claim mes onnors a tenir.
3015— Voir ! » dist R., « il te covient fenir,
« A ceste espée le chief del bu partir ;
« Terre ne erbe ne te puet atenir,
« Ne Diex ne hom ne t’en puet garantir,

« Ne tout li saint qi Dieu doivent servir. »[514]
3020E. l’oï, s’a geté .j. soupir.

CLII

Li quens R. ot tout le sens changié,
Cele parole l’a forment empirié,
Q’a celui mot ot il Dieu renoié.
E. l’oï, s’a le chief sozhaucié :
3025Cuers li revint, si l’a contraloié :
« Par Dieu, R., trop te voi renoié,
« De grant orgueil, fel et outrequidié.
« Or ne te pris nes q’un chien erragié
« Qant Dieu renoies et la soie amistié,
3030« Car terre et erbe si m’avroit tost aidié,
« Et Dieu[s] de gloire, c’il en avoit pitié. »
Fuiant s’en torne, s’a son branc nu sachié.
Devant lui garde qant il l’ot eslongié :
Voit B. venir tout eslaisié,
3035De beles armes molt bien aparillié,
D’auberc et d’elme et d’escu et d’espié ;[515]
E. le voit, s’a son poing oblié ;
Por la grant goie a tout le cuer hatié ;
Vers B. a son cheval drecié,
3040ʄ. 49Merci li crie par molt grant amistié :
« Sire B., aies de moi pitié !
« Vez de R., con il m’a justicié :
« Del bras senestre m’a mon poing rooignié. »
B. l’oï, tout a le sens changié,
3045De poor tranble desq’en l’ongle del pié.
Et vit venir R. tout aïrié ;
Ains qu’il le fiere l’ara il araisnié.

CLIII

En B. ot molt bon chevalier,
Fort et hardi et nobile guerier.
3050A sa vois clere commença a huchier :
« Oncles E., ne vos chaut d’esmaier,
« Car je irai mon signor araisnier. »
Il s’apuia sor le col del destrier ;
A haute vois commença a huchier :
3055« E ! R. sire, fix de franche mollier,
« Tu m’adoubas, ce ne puis je noier,
« Mais durement le m’as puis vendu chier.
« Ocis nos as tant vaillant chevalier !
« Ma mere arsistes en Origni mostier,[516]
3060« Et moi fesistes la teste peçoier.
« Droit m’en offrites, ce ne puis je noier.
« Por l’amendise poi avoir maint destrier.
« Offert m’en furent .c. bon cheval corcier,
« Et .c. mulet et .c. palefroi chier,
3065« Et .c. escu et .c. hauberc doublier.[517]
« Coreciés ere qant vi mon sanc raier ;
« A mes amis m’en alai consellier.
« Or le me loent li vaillant chevalier :
« Se or le m’ofres ja refuzer nel qier,
3070« Et pardonrai trestout, par s. Richier.
« Mais que mes oncles puisse a toi apaier ;
« Ceste bataille feroie je laissier,
« Vos ne autrui ne querroie touchier,
« Toutes nos terres vos feroie baillier ;
3075« Mar en lairez ne anste ne poumier.[518]
« Laissiés les mors, n’i a nul recouvrier.

« E ! R. sire, por Dieu le droiturier,
« Pitié te pregne : laisse nos apaissier,
« Et cel mort home ne te chaut d’enchaucier :
3080« Qi le poing pert, n’a en lui q’aïrier. »
R. l’oï, le sens quida changier.
Si s’estendi qe ploient li estrier :[519]
Desoz lui fait le dest[r]ier archoier.
« Bastars, » dist il, « bien savez plaidoier ;
3085« Mais vos losenges ne vos aront mestier :
« N’en partirés sans la teste tranchier.
— Voir ! » dist B., « bien me doi corecier :
« Or ne me vuel huimais humelier. »

CLIV

Qant B. voit R. le combatant,
3090Qe sa proiere ne li valoit .j. gant,
Par vertu broiche desouz lui l’auferrant ;
Et R. vient vers lui esperonant.
Grans cols se done[n]t sor les escus devant :
Desoz les boucles les vont toz porfendant.
3095Berniers le fiert qi droit i avoit grant :
Le bon espieu et l’ensaigne pendant
Li mist el cors, n’en pot aler avant.
R. fiert lui par si grant maltalant,
Escuz n’aubers ne li valut .j. gant.
3100ʄ. 50Ocis l’eüst, sachiés a esciant,
Mais Diex et drois aïda B. tant,[520]
Lez le costé li va le fer frotant :
Et B. fait son tor par maltalent,
Et fier[t] R. parmi l’elme luisant
3105Qe flors et pieres en va jus craventant ;[521]

Trenche la coife del bon hauberc tenant,
En la cervele li fait couler le brant.
Baron, por Dieu, n’iere ja qi vos chant,[522]
Puis qe l’on muert et l’om va definant,
3110Qe sor ces piés soit gaires en estant :
Le chief enclin chaï de l’auferrant.
Li fil H. en sont lié et goiant.
Tex en ot goie qui puis en fu dolans,[523]
Con vos orrés, se longement vos chant.

CLV

3115Li quens R. pense del redrecier ;
Par grant vertu trait l’espée d’acier.
Qi li veïst amon[t] son branc drecier !
Mais il ne trueve son colp ou emploier ;
Dusq’a la terre fait son bras asaier :
3120Dedens le pré fiert tot le branc d’acier ;
A molt grant paine l’en pot il resaichier.
Sa bele bouche li prent a estrecier,
Et si vair oil prenent a espessier.
Dieu reclama qi tout a a baillier :
3125« Glorious peres, qi tout pues justicier,
« Con je voi ore mon cors afoibloier !
« Soz siel n’a home, se jel conseüse ier,
« Apres mon colp eüst nul recovrier.
« Mar vi le gant de la terre bailier ;
3130« Ceste ne autre ne m’avra mais mestier.
« Secorés moi, douce dame del ciel ! »
B. l’oï, le sens quida changier ;
Desoz son elme commence a larmoier ;
A haute voiz commença a huchier :
3135« E ! R., sire, fix de franche mollier,[524]

« Tu m’adoubas, ce ne puis je noier ;
« Mais durement le m’as puis vendu chier.
« Ma mere arcis par dedens .j. moustier,
« Et moi fesis la teste peçoier.
3140« Droit m’en ofris, ce ne puis je noier ;
« De la vengance ja plus faire ne qier. »
Li quens E. commence a huchier :
« Cest home mort laisse son poing vengier !
— Voir ! » dist B., « desfendre nel vos qier ;
3145« Mais il est mort, ne[l] vos chaut de tochier. »
E. respont : « Bien me doi correcier. »
An tor senestre trestorne le destrier,
Et el poing destre tenoit son branc d’acier,
Et fiert R., ne le vost esparnier,
3150Parmi son elme qe il vost empirier :
La maistre piere en fist jus trebuchier,
Tranche la coife de son hauberc doublier ;
En la cervele li fist le branc baignier.
Ne li fu sez, ains prist le branc d’acier ;
3155Dedens le cors li a fait tout plungier ;
L’arme s’en part del gentil chevalier :
Damerdiex l’ait, se on l’en doit proier !

CLVI

ʄ. 51Berniers escrie : « S. Quentin et Doai !
« Mors est R., li sire de Cambrai.
3160« Mort l’a Ernaus et B., bien le sai. »
Li quens E. broiche le destrier bai.
B. en jure le cors s. Nicolai :
« De ce me poise qe je R. mort ai,
« Si m’aït Diex, mais a mon droit fait l’ai. »
3165E vos G. sor .j. grant destrier bai :
Son neveu trueve, s’en fu en grant esmai.
Il le regrete si con je vos dirai :
« Biax niés, » dist il, « por vos grant dolor ai.

« Qi vos a mort jamais ne l’amerai,
3170« Pais ne acorde ne trives n’en prendrai
« Desq’a cele eure qe toz mors les arai :
« Pendus as forches toz les essillerai.
« A. dame, qel duel vos noncerai !
« Jamais a vos parler nen oserai. »

CLVII

3175E vos G. broichant a esperon ;
Son neveu trueve gisant sor le sablon.
En son pong tint c’espée li frans hom ;
Si l’a estrainte entre heut et le pom
Qe a grant peine desevrer li pot on ;
3180Sor sa poitrine son escu a lion.
G. se pasme sor le piz del baron :
« Biax niés, »dist il, « a ci a male raison.
« Ja voi je la le bastart B.
« Qe adoubastes a Paris el donjon :
3185« Il vos a mort par malvaise oquison,
« Mais, par celui qui soufri passion,
« Se ne li trais le foie et le poumon,
« Je ne me pris vaillant .j. esperon. »

CLVIII

Li sors G. vit ces homes morir,
3190Et son neveu travillier et fenir,
Et sa cervele desor ces oils gesir.
Lors ot tel duel del cens quida issir :[525]
« Biax niés, » dist il, « ne sai qe devenir.
« Par cel signor qi ce laisa laidir,
3195Cil qi de moi vos ont fait departir
« N’avront ja pais qe je puisse soufrir,

« Ces avrai faiz essillier et honnir,
« Ou tot au mains de la terre fuïr.[526]
« Trives demant, se je i puis venir,[527]
3200« Tant qe je t’aie fait en terre enfoïr. »

CLIX

Grant duel demaine d’Aras li sors G.[528]
Perron apele : « Venez avant, amis,
« Et Harduïn et Berart de Senliz,
« Poingniés avant desq’a mes anemis,
3205« Et prenez trives, si con je le devis,
« Tant qe mes niés soit dedens terre mis. »
Et cil respondent : « Volentiers, a toudis. »
Les chevals broichent, escus devant lor vis.
Les fix H. n’ont pas longement quis,
3210Ains les troverent sor les chevals de pris ;
Grant goie font de R. q’est ocis.
Tex en ot goie qi puis en fu maris.[529]
Eiz les mesaiges de parler entremis :
A ciax parole[n]t, as cols les escuz bis :
3215« Tort en avez, par le cors s. Denis ;
« Li quens R. don[t] ert il molt gentis,
« Si ert ces oncles nostre rois Loeys,
ʄ. 52« Et cil d’Arras li bons vasals Guerris.
« Tex en fait goie, sains et saus et garis,
3220« Qi essera detranchiés et ocis.
« G. vos mande, li preus et li hardis,
« Respit et trives, par le cors [saint] Denis,[530]
« Tant qe ces niés soit dedens terre mis.

— Nous l’otrions, » dist Y. li floris,
3225« C’il les demande jusq’al jor del juïs. »

CLX

Les trives donnent devant midi sonnant.
Par la bataille vont les mors reversant.
Qi trova mort son pere ou son effant,
Neveu ou oncle ou son apartenant,
3230Bien poés croire, le cuer en ot dolant.
Et G. va les siens mors recuellant ;
Andeus ces fix oublia maintenant
Por son neveu R. le combatant.
Devant lui garde, vit Jehan mort sanglant ;
3235En toute France n’ot chevalier si grant,
R. l’ocist, ce sevent li auquant.
G. le vit, cele part vint corant :
Lui et R. a pris de maintenant,
Andeus les oevre a l’espée trenchant,
3240Les cuers en traist, si con trovons lisant ;
Sor .j. escu a fin or reluisant
Les a couchiés por veoir lor samblant :
L’uns fu petiz ausi con d’un effant,
Et li. R., ce sevent li auquant,
3245Fu asez graindres, par le mien esciant,
Qe d’un torel a charue traiant.
G. le vit, de duel va larmoiant ;
Ces chevaliers en apele plorant :
« Franc compaignon, por Dieu venez avant :
3250« Vés de R. le hardi combatant,
« Qel cuer il a encontre cel gaiant !
« Plevi m’avez, franc chevalier vaillant,
« Force et aïde a trestout vo vivant.
« Mi anemi sont ci devant voiant ;
3255« Celui m’ont mor[t] qe je amoie tant :
« Se je nel venge, tai[n]g moi a recreant.

« Piere d’Artois, ralez a ox corant,
« Rendés lor trives, nes qier porter avant. »
Et cil respont : « Tout a vostre commant. »
3260As fix H. s’en va esperonnant ;
Si lor escrie hautement en oiant :
« G. vos mande, par le cors s. Amant,
« Tenés vos trives ; saichiés a esciant,
« Cil en a aise, n’arés de mort garant. »
3265Qant cil l’entende[n]t molt en sont esmaiant ;
De la bataille sont forment arruiant,
Et lors destriers lassé et recreant.
En vers G. revient cil traveschant,
Et li Sors va toz ces homes rengant.
3270Ançois le vespre en seront mil dolant.

CLXI

Or ot G. sa grant gent asamblée ;
.V. mile furent et .vij. .c. en la prée.
Li fil H. ront la lor ajostée ;
.VII. .m. furent de gent bien ordenée.
3275G. chevalche la baniere levée ;
Volt le B., s’a la coulor muée :
« Voiés, » fait il, « con faite recelée !
ʄ. 53« G. nos a sa grant gent amenée.
« Je cuit la trive mar i fu hui donnée. »
3280G. lait coure par molt grant alenée,
Et fiert Ugon a la chiere menbrée,
Cousin B. ; tele li a donnée,[531]
Desoz la boucle l[i] a fraite et troée,
La vielle broigne rompue et despanée,
3285Parmi le cors li a l’anste passée ;
Mort le trebuche de la cele dorée.

Voit le B., s’a la coulor muée :
« E ! G. fel, » dist il, « barbe meslée,[532]
« Respit et trive nos aviés demandée,[533]
3290« Et con traïtres la nos as trespassée.
« Mais ains qe soit la nuis au jor meslée,[534]
« En sera il mainte targe troée,
« Et pluisors armes de maint cors desevrée. »
A icest mot commença la meslée,
3295Et G. tint el poign traite l’espée ;
Desor maint elme l’a iluec esprovée,
De ci q’as poins est toute ensangle[n]tée.
Bien plus de .xxx. en a mors a l’espée.[535]
Voit le B. ; s’a la color muée
3300Qant de sa gent il fait tele aterrée.[536]
Celi en jure q’est el ciel coronée,
« S’or en devoie gesir goule baée,
« Si sera ja de nos deus la meslée. »

CLXII

Cil B. fu molt de grant vertu, [537]
3305Et vit Ugon son cousin estendu ;
Fill fu s’antain ; grant ire en a eü :
Il le regrete et dist qe mar i fu :
« Ahi ! G., qel ami m’as tolu !
« Cuivers viellars, mal dehait aies tu ! »
3310Il se redrese sor l’auferant crenu,
Et G. broiche qant il l’a conneü.
Si durement se sont entreferu,
Desoz la boucle percierent les escu.[538]
Bons haubers orent qant il ne sont rompu.
3315G. se tint qi le poil ot chenu.[539]

B. a del destrier abatu.
Goie ot G. qant il le vit cheü ;
Il traist l’espée, sore li est coru :
Ja en presist le chief desor le bu
3320Qant Y. vint qi bien l’a secoru.
G. le vit, grant duel en a eü :
« Bastars, » dist il, « trop vos ai consentu.
« R. as mort, certes, qe mar i fu ;
« Mais, par celui c’on apele Jesu,
3325« Ja n’avrai goie le montant d’un festu
« S’aie ton cuer sa defors trestout nu. »

CLXIII

Ge dist G. : « Franc chevalier baron,
« Ja n’en avra[i] a nul jor retraçon
« Qe mes lignaiges porchaçast traïson.
3330« Ou ies alez, li bastars B. ?
« N’a encor gaires qe t’oi en tel randon
« Devers le ciel te levai les talons.[540]
« Ja de la mort n’eüses garison,
« Ne fust tes peres Y. de Ribemont. »
3335G. lait corre le destrier de randon ;
Brandist la hanste, destort le confanon,
ʄ. 54Et va ferir dant Herber[t] d’Ireçon ;
C’ert l’un des freres, oncles fu B. ;[541]
Grant colp li done sor l’escu au lion,
3340Q’i li trencha son ermin peliçon,
Demi le foie et demi le poumon ;
L’une moitié en chaï el sablon,
L’autre moitiés demora sor l’arçon ;
Mort le trebuche del destrier d’Aragon.
3345Atant e vos Loeys et Vuedon,

Le conte Y., le pere Berneçon ;
Mort ont trové H. le franc baron ;
Por lor chier frere furent en grant friçon.
B. lait corre le bon destrier gascon,
3350Sor son escu fiert le conte Faucon ;
Et Loeys ala ferir Sanson ;
Li quens Y. Amauri le breton ;
Onques cil .iij. n’orent confession.
La gent Y. croissent a grant fuison,
3355Sor la G. fu la confusion ;
Molt plus de terre c’on ne trait d’un boujon
Les requierent li parent B.
Tant i a mors chevalier[s] el sablon
N’i puet passer chevalier[s] ne frans hon.
3360Li bon destrier, je vos di par raison,
Li plus corant sont venu au troton.

CLXIV

Li sors G. voit sa gent enpirier ;
Tel duel en a le sens quide changier.
Sor son escu ala ferir Gautier.
3365Pieres d’Artois ne s’i vost atargier,
Ains fiert le conte Gilemer le Pohier,
Et Harduïns vait ferir Elier ;
Ainc a ces .iij. n’i ot arme mestier,
N’i covint prestre por aus cumenier.
3370La gens Y. commence a avancier
Et la G. molt a amenuisier ;
Tuit sont ocis li baron chevalier,
Ne mais .vij. vins qi ne sont mie entier.
Il se ralient parmi le sablonier ;
3375Ains qe il fuient se venderunt molt chier.
G. esgarde parmi le sablonnier,
Voit sa maisnie estendue couchier
Morte et sanglente, n’ot en lui qu’aïrier.

De sa main destre la commence a sainier :
3380« E ! tant mar fustes, nobile chevalier,[542]
« Cil de Cambrai, qant ne vos puis aidier ! »
Tenrement pleure, ne se seit consellier,
L’aigue li cort contreval le braier.[543]

CLXV

Or fu G. lez l’oriere del bos,
3385O lui .vij. .xx. de chevalier[s] cortois,
Et vit B. d’autre part le marois,
Et Loeys el destrier castelois,
Le conte Y. qui tenoit Vermendois,
W. de Roie et trestos lor feois :
3390« Diex ! » dist G., « qe ferai, peres rois ?
« Mes anemis voi ci et lor harnois ;
« La voi B. qi m’a mis en effrois,
« Celui m’a mort qi m’a mis en effrois.[544]
« S’ensi les lait et je atant m’en vois,
3395« Trestous li mons m’en tenra a revois. »
Par vertu hurte le bon destrier norois,
Mais ne li vaut la montance d’un pois.
ʄ. 55Car desoz lui li estanche el chamois.

CLXVI

El sor G, nen ot que correcier :
3400Il ne sot tant son cheval esforcier
Ne le passast .j. roncins charuier.
G. le voit, le sens quida changier ;
A pié descent, ne se vost atargier,

La cele osta, qe n’i qist esquier ;
3405Il le pormaine por le miex refroidier.

CLXVII

Li sors G. le destrier pormena ;
Trois fois se viutre, sor les piés se dreça ;[545]
Si for[t] heni qe la terre sonna.
G. le voit, molt fiere goie en a.
3410La cele a mise, par l’estrier i monta ;
Des esperons .j. petit le hurta ;
Par desoz lui si isnel le trova,
Plus tost li cort qu’aronde ne vola.
Ou voit B. fierement l’apela :
3415« Bastars, » dist il, « trop te voi en en la.[546]
« R. as mort qi premiers t’adouba,
« En felonie, et li quens molt t’ama ;
« Mais s’un petit te traioies en ça,
« De mort novele mes cors t’avestira. »

CLXVIII

3420Qant B. oit le plait de sa mort,
Le destrier broiche, le confanon destort.
« Sire G., » fait i, « vos avez tort :
« R. vos niés ot molt le cuer entort,
« Mais aseiz plus vos voi felon et fort.
3425« Dès que Diex fist s. Gabriel en l’ort,
« Ne fu mais hom ou il n’eüst re[s]ort.
« Por l’amendise irai a Acre au port[547]
« Servir au Temple, ja n’i avra recort. »[548]

CLXIX

Se dist G. : « Bastart, petit vos vaut,
3430« Se mes escus et mes espiex ne faut.
« Tele amendise ne pris je .j. bliaut,
« Si t’avrai mort ou encroé en haut. »
Dist B. : « C’est li plais de Beraut.
« Cuivers viellars, ancui arez vos chaut.
3435« Je vos ferrai, se Damerdiex me saut ! »

CLXX

Berniers lait corre, li prex et li hardis,
Mais ces destriers fu forment alentis ;
Et G. broiche qi toz fu afreschis,
Et fiert B. desor son escu bis :
3440Desoz la boucle li a frait et malmis ;
Trenche la maille desoz son escu bis,
Lez le costé li a fer et fust mis :
Ce fut mervelle qant en char ne l’a pris.
Si bien l’enpaint G. li viex floris,[549]
3445Qe B. a les estriers guerpis.
G. le voit, molt en est esbaudiz ;
Espée traite est desor lui guenchis.
Devers B. est li gius mal partis,
Qant d’autre part eiz ces neveus saillis :
3450Ce fu Gerars et Henris de Cenlis.
Qant cil i vinrent, ci les ont departis.
G.les voit, molt les en a haïs.
Il fiert G. l’espanois au fier vis
Desor son elme qi est a flor de lis ;
3455Li cercles d’or ne li vaut .j. tapis ;

Trenche la coife de son hauberc treslis,
De ci es dens li a tout le branc mis ;
ʄ. 56Mort le trebuiche del bon destrier de pris.
Voit le G., molt en est esgoïs :
3460« Cambrai ! » escrie, « cius est asez norris !
« Ou iés alez, B. li faillis ?
Cuivers bastars, tos jors mies tu fuïs ;
« Ja n’avrai goie tant con tu soies vis. »

CLXXI

Qant B, voit le franc Gerart morir,
3465Tel duel en a le sens quide marir.[550]
De Vermendois vit les grans gens venir ;[551]
Cil de Cambrai ne porent plus soufrir.
G. le voit, de duel quide morir.
En l’estor vait le chaple maintenir,
3470Et tuit li sien i fierent par aïr.
Dont veïssiés fier estor esbaudir,[552]
Tante anste fraindre et tant escu croissir,[553]
Tant bon hauberc desrompre et dessartir,
Tant bon destrier qui n’a soign de henir ;[554]
3475Tant pié, tant poig, tante teste tolir ;[555]
Plus de .xl. en i fissent morir.
G. ne pot plus le chaple tenir ;
A .vij. .xx. homes s’en puet huimais partir.
Il se demente com ja por[r]és oïr :
3480« Franche maisnie, qe por[r]és devenir ?
« Qant je vos lais, si m’en convient partir. »

CLXXII

Vait s’en G., .vij. .xx. hommes chaele ;

De .x. mile homes n’en remeist plus en cele.
Il esgarda contreva[l] la vaucele,
3485Voit tant vasal traïnant la boele ;[556]
Toz li plus cointe[s] de rien ne se revele ;
Et G. pleure, sa main a sa maisele ;
R. enporte dont li diex renovele.
Si com il va contreval la praele,
3490Voit sa gent morte, doucement les apele :
« Franche maisnie, par la virgene pucele,
« Ne vos puis metre en aitre n’en chapele.[557]
« A., dame, ci a dure novele ! »
Tant a plore mollie a sa maissele ;
3495Li cuers li faut par desoz la mamele.[558]
Saint Jaque jure c’on qiert en Compostele
Ne fera pais, por l’onnor de Tudele,
S’ait B. trait le cuer soz la mamele.

CLXXIII

Li fil H. ne sont mie goiant :
3500D’onze .m. homes qe il orent avant,
Et des secors qe fisent païsant,
N’ont qe .iij.c., par le mien esciant ;
Par devers ous est la perte plus grant ;
Li plus hardiz s’en va espoentant.
3505Lor frere troevent mort el sablon gisant,
Et lors parens don[t] i ot ocis tant.
A S. Quentin les portent duel faisant ;
Et G. va son grant duel demenant.
R. enporte dont a le cuer dolant ;
3510Desoz Cambrai descendirent atant.

CLXXIV

A Cambrai fu A., je vos di.

Ainc en trois jors ne me[n]ga ne dormi,
Tout por son fil qe ele avoit laidi.
Maudi l’avoit ; le cuer en a mari.
3515Un poi s’endort, qe trop ot consenti ;
Soinga .j. soinge qe trop li averi :[559]
De la bataille voit R. le hardi,
ʄ. 57Ou repairoit, .j. vert paile vesti,
Et B. l’avoit tout departi.
3520De la poour la dame c’esperi ;
Ist de la sale, s’encontra Amauri,
.I. chevalier qe ele avoit nouri.
La gentix dame le hucha a haut cri :
« Ou est mes fix, por Dieu qi ne menti ? »
3525Cil ne parlast por l’onour de Ponti :
Navrés estoit d’un roit espieu burni ;
Chaoir voloit del destrier arabi,
Qant .j. borgois en ces bras le saisi.
A ces paroles es vos levé le cri,
3530Qe partot dient, si c’on l’a bien oï :
« Mors est R. et pris i est G. ! »

CLXXV

La gentix dame vit le duel engraignier.
Parmi la porte entrent li bon destrier,
Les arçons frais : n’i a qe pecoier.
3535Ocis i furent li vaillant chevalier.
Sergant i qeurent, vaslet et esquier.
Parmi la porte eiz vos entrer Gautier
Qi R. porte sor son escu plegnier.
Si le sostiene[n]t li vaillant chevalier,
3540Le chief enclin soz son elme a or mier.
A S. Geri le portent au mostier.
En unne biere fissent le cors couchier ;

Quatre crois d’or fisent au chief drecier.
D’argent i ot ne sai qans encencier.
3545Li saige clerc i font le Dieu mestier.[560]
Dame A., ou n’ot qe corecier,
Devant la biere sist el faudestuef chier.
Les chevaliers en prist a araisnier :
« Signors, » dist ele, « a celer nel vos qier,
3550« Mon fil maudis par maltalent l’autrier ;
« Mieudres ne fu Rolans ne Oliviers
« Qe fustes, fix, por vos amis aidier !
« Qant moi remenbre del traitor B.
« Qi vos a mort, j’en quit vive erragier ! »
3555Lors chiet pasmée ; on la cort redrecier.
De pitié pleure mainte franche mollier.

CLXXVI

Dame A., qant revint de pasmer,
Son fil regrete, ne se pot conforter :
« Biau fix, » dist ele, « je te poi molt amer !
3560« Tant te norris q’armes peüs porter.
« Li miens chiers freres qi France a a garder
« Te donna armes, presis les comme ber.
« O toi feïs .j. bastart adouber,
« Q’il m’estut, lase ! de tel dolor jeter,[561]
3565« N’a home el siecle qi l’osast esgarder.
« Malvaisement le seit gueredonner :
« Soz Origni vos a fait devier. »
Lors vint G. qui tant fait a douter ;
Vait a la biere le paile souslever :
3570Por la dolor le convint a pasmer.
Dame A. le prist a ranprosner :
« Sire G., on vos en doit blasmer :
« Je vos charchai mon effant a garder :

« En la bataille le laissastes sevrer.
3575« Qex gentils hom s’i porra mais fier,
« Puisqe tes niés n’en i pot point trover ? »
G. l’oï, le sens quida derver ;
ʄ. 58Les ex roelle, sorciux prent a lever ;
Par contenance fu plus fiers d’un sengler.
3580Par maltalent la prist a regarder,
C’ele fust hom ja se vossist mesler :
« Dame, » dist il, « or revuel je parler.
« Por mon neveu qe j’en fis aporter,
« Me covint il mes .ij. fils oublier
3585« Qe vi ocire et les menbres colper.
« Bien me deüs[t] li cuers el cors crever.

CLXXVII

— Sire G., » dist la dame au fier vis,
« Je vos charchai R. de Cambrisis ;
« Fix ert vo frere, bien estoit vos amis :
3590« En la bat[a]ille con fel le guerpesis. »
G. l’entent, a poi n’enraige vis :
« Mal dites, dame, » dist il, « par S. Denis !
« Je n’en puis mais, tant sui je plus maris,
« Qe B, li bastars l’a ocis ;
3595« Mais plus i ont perdu de lor amis.
— Diex ! » dist la dame, « cum est mes cuers maris !
« Se l’eüst mort un quens poesteïs,
« De mon duel fust l’une motiés jus mis.
« Qui lairai je ma terre et mon païs ?[562]

3600« Or n’i ai oir, par foi le vos plevis.
« Ou par ot ore li bastars le cuer pris
« Qe si haus hom fu par son cors requis ?
« Or n’i a oir, par foi le vos plevis,
« Fors Gautelet ; ces pere ot nom Henris ;[563]
3605« Fix est ma fille et molt par est gentis. »
Gautiers le seut, si vint en Canbrisis
Il et sa mere, qe n’i ot terme mis,[564]
Et descendirent ; si ont les cuers maris.
Molt par fu l’enfes coraigeus et hardis.

CLXXVIII

3610L’enfes Gautiers est descendu[s] a pié ;
El mostier entre, si n’ot pas le cuer lié ;
Vint a la biere, s’a le paile haucié ;
Maint gentill home en pleure de pitié.
« Oncles, » dist il, « tos ai duel acointié.
3615« Qi de nos .ij. a parti l’amistié
« Ne l’amerai si l’arai essillié,
« Ars ou destruit ou del regne chacié.
« Cuivers bastars, con tu m’as fait irié !
« Se m’as tolu dont devoie estre aidié :
3620« Tuit nostre ami en fusent essaucié.
« Mais, par les s. qi Jhesu ont proié,[565]
« Se je tant vif q’aie l’elme lacié,
« Ne te larai n’en donjon n’en plaisié,
« N’en forteresce dusq’a Paris au sié,
3625« Si t’averai le cuer del pis sachié,
« En .c. parties fendu et peçoié.
« Tuit ti ami en seront detrenchié ! »
G. l’oï, si a le chief haucié,

Et dist en bas, que nus ne l’entendié :
3630« Se cis vit longes, Y. fera irié. »

CLXXIX

Dame A. fut d’ire trespensée.
Sa fille chiet de maintenant pasmée,
Mais Gautelès l’en a jus relevée.
Au redrecier abati la velée
3635De quoi la biere estoit acouvetée :
Voit de R. la chiere ensanglentée ;
ʄ. 59La maistre plaie li estoit escrevée.
« Oncles, » dist l’enfes, « ci a male soldée
« Qe B. li bastars t’a donnée,
3640« Qe nouresis en ta sale pavée.
« Se Dex se done q’aie tant de durée
« Qe je eüse la ventaille fermée,
« L’iaume lacié, enpoignie l’espée,
« Ne seroit pas si en pais la contrée.
3645« La vostre mort seroit chier comparée. »
G. l’oï, s’a la teste levée :
Il a parlet et dit raison menbrée :
« En non Dieu, niés, je vos saindrai l’espée. »
Dist A. la preus et la senée :
3650« Biax sire niés, vos are[z] ma contrée :
« En poi de terme est la terre aclinée. »[566]

CLXXX

Grans fu li diex de la chevalerie.
Il n’est nus hom qi por verté vos die,
Tant alast loing en Puille n’en Hongrie,
3655Qi por .j. conte de tele signorie
Tel duel veïst en trestoute sa vie.

A ces paroles vint Heluïs sa mie ;
Abevile ot en droite anceserie.
Cele pucele fu richement vestie
3660Et afublée d’un paile de Pavie :
Blanche char ot comme flors espanie,
Face vermelle cou rose coulorie ;
Qi bien l’esgarde vis est qe toz jors rie.
Plus bele fame ne fu onques en vie.
3665El mostier entre comme feme esmarie ;
Isnelement a haute vois escrie :
« Sire R., con dure departie !
« Biax dous amis, car baisiés vostre amie.
« La vostre mors doit estre trop haïe.
3670« Qant vos seiés el destrier d’Orqanie
« Roi resambliés qi grant barnaige guie.[567]
« Qant aviés çaint l’espée forbie,
« L’elme lacié sor la coife sarcie,
« N’avoit si bel desq’en Esclavonie,
3675« Ne tel vasal dusqes en Hongerie.
« Las ! or depart la nostre druerie.
« Mors felonese, trop par fustes hardie
« Qi a tel prince osas faire envaïe !
« Por seul itant qe je fui vostre amie,[568]
3680« N’avrai signor en trestoute ma vie. »
Lors chiet pasmée, tant par est esbahie ;
Tos la redrese la riche baronie.

CLXXXI

« Sire R., » dist la franche pucele,
« Vos me jurastes dedens une chapele.
3685« Puis me reqist Harduïns de Nivele
« Qi tint Braibant, cele contrée bele ;
« Mais nel presise por l’onnor de Tudele.

« Sainte Marie, glorieuse pucele,
« Porquoi ne part mes quers soz ma mamele
3690« Qant celui per cui devoie estre ancele ?
« Or porrira cele tenre maissele
« Et cil vair oel dont clere est la prunele.
« La vostre alaine estoit tos jors novele. »
Lor chiet pasmée la cortoise pucele ;
3695Cil la redresce qi la tint par l’aissele.

CLXXXII

« Dame A., por Dieu le raemant, »
ʄ. 60Dist la pucele au gent cors avenant,
« Cest vostre duel, je le parvoi si grant !
« Dès iert matin en aveiz vos fait tant
3700« Dont pis vos iert a trestout vo vivant ;
« Laissiés le moi, car je ving maintenant ;
« Si le doi faire, par le mien esciant.
« Il me presist ançois .j. mois passant.
« Sire G., por Dieu le raemant,
3705« Gentix hom sire, je te pri et comant
« Qe li ostez son hauber jazerant,
« Et en après son vert hiaume luisant,
« Les riches armes et l’autre garnement ;
« Nos amistiés iront puis departant. »
3710G. le fait trestout a son commant,
Et la pucele le va souvent baisant ;
Puis ci l’esgarde et deriere et devant :
« Biax dox amis, » dist la bele en plorant,
« N’avrai signor en trestout mon vivant ;
3715« Nos amistiés vont a duel departant. »
R. atornent comme prince vaillant :
Por lui ovrir donnere[n]t maint besant.[569]
L’evesques chante la mese hautement ;

Offrande i ot et bele et avenant ;
3720Puis enfoïrent le vasal combatant.
Sa sepouture seve[n]t bien li auquant.

CLXXXIII

Qant R. orent anterré au mostier,
Dont se departent li vaillant chevalier.
Dame A. retint o soi Gautier.
3725Li sors G. est retornez arier
Droit a Aras q’il avoit a baillier,
Por reposer et por lui aasier ;
Travilliés est, si en a grant mestier.
En Pontiu va Heluïs au vis fier ;
3730Molt la reqierent et haut home et princier,
Mais n’en vost nul ne prendre ne baillier.
Une grant piece covint puis detrier
Ceste grant guerre dont m’oés ci plaidier ;
Mais Gautelès la refist commencier.
3735Tantost com pot monter sor son destrier,
Porter les armes, son escu manoier,
Molt se pena de son oncle vengier.
Dès or croist guere Loeys et Bernier,
W. de Roie et Y. le guerier.
3740Tout le plus cointe en couvint essillier.

CLXXXIV

Une grant piece a ensi demoré
Iceste guere dont vos ai ci conté,
Jusq’al termine qe je vos ai noumé.
A .j. haut jor de la Nativité,
3745Dame A. qi le cuer ot iré[570]
Le Dieu servise a la dame escouté.

Del mostier ist si com on ot chanté ;
Gautelet a en la place trové ;
As effans joe qi forment l’ont amé.
3750La dame l’a a son gant asené,
Et il i vint de bone volenté :
« Biax niés, » dist ele, « or sai de verité
« R. vostre oncle aveiz tout oublié,
« Son vaselaige et sa nobilité. »
3755Gautiers l’oï, si a le chief cliné :
ʄ. 61« Dame, » dist il, « ci a grant cruauté ;
« Por ce se j’ai o les effans joé,
« S’ai je le cuer dolant et trespensé.
« Mi garnement me soient apresté :
3760« A Pentecoste, qe ci vient en esté,
« Volra[i] penre armes, se Diex l’a destiné.
« Trop ara ore B. sejorné ;
« Par tans sera li bastars revisdé.
« Nostre anemi sont en mal an entré. »
3765La dame l’ot, Dieu en a mercié,
Doucement l’a baisié et acolé.
Ei vos le tans et le terme passé.
A Pentecoste, qe naist la flors el pré,
Il ont d’Arras le sor G. mandé,
3770Et il i vint a molt riche barné.
.C. chevalier a armes conreé
Vinre[n]t o lui tout le chemin ferré.
Desq’a Cambrai n’i ot resne tiré ;
Ci se herberge[n]t par la bone cité.
3775Li sors G. descendi an degré ;
Dame A., qi l’ot en grant chierté,
Ala encontre, s’a le conte acolé :
« Sire, » dist ele, « por sainte charité,
« Ne vos vi mais, molt a lonc tans pasé,
3780— Dame, » dist il, « por sainte loiauté,
« En la bataille oi si mon cors pené,
« Mi flanc en furent en .xv. lius navré ;

« La merci Dieu, or sont bien respasé. »

CLXXXV

Dist G. : « Dame, a celer nel vos qier,
3785« Bien a .v. ans ne montai sor destrier.
« En la bataille m’estut tant sanc laissier
« Qe de sejor avoie grant mestier.
« Bien a .vij. ans, par le cors s. Richier,
« Ne me senti si fort ne si legier
3790« Con je fas ore por mes armes baillier.
— Diex ! » dist la dame, « toi en doi mercier ! »
G. esgarde par le palais plaignier,
Voit son neveu, cel prent a araisnier :
« Biax niés, » dist il, « mervelles vos ai chier ;
3795« Comment vos est ? gardés nel me noier. »
Gautiers respont, ou il n’ot qu’ensaignier :
« En non Dieu, oncles, grant me voi et plaignier,
« Fort et forni por mes armes baillier ;
« Donnez les moi, por Dieu le droiturier,
3800« Car trop laissons B. sommillier,
« Or le rirons, se Dieu plaist, esvellier.
— Diex ! » dist G., « g’en ai tel desirier
« Plus le covoit qe boivre ne mengier. »
Dame A. corut aparillier
3805Chemise et braies, et esperons d’or mier,
Et riche ermine de paile de quartier ;[571]
Les riches armes porterent au mostier ;
La mese escoute de l’evesque Renier ;
Puis aparellent Gautelet le legier.
3810G. li sainst le branc forbi d’acier
Qi fu R. le nobile guerrier.
« Biaus niés, » dist il, « Dex te puist avancier ![572]
« Par tel couvent te fas hui chevalier[573]

« Tes anemis te laist Dieus essillier,[574]
3815ʄ. 62« Et tes amis monter et esaucier.
— Diex vos en oie ! sire, » se dist Gautier.
On li amainne .j. auferrant destrier :
Gautiers i saut, q’estrier n’i vost baillier.
Lors li baillierent son escu de quartier :
3820Bien fu ovrés a .ij. lions d’or mier ;
Hante ot mout roide, planée, de poumier ;
Ensaigne i a et fer por tout trenchier.
Fait .j. eslais, si s’en retorne arier.
Dist l’uns a l’autre : « S’i a bel chevalier ! »
3825Dame A. commence a larmoier
Tout por son fil qe ele avoit tant chier ;
En liu de lui ont restoré Gautier.

CLXXXVI

Gautiers c’escrie par mervillos pooir :
« Oncles G., por amor Dieu le voir,
3830« Secor moi, sire, que molt me pues valoir.
« Vers S. Quentin vuel orendroit movoir.
« .M. chevalier[s] arons bien ains le soir.
« Qant nos verrons demain le jor paroir,
« En .j. bruellet ferons l’agait tenoir ;
3835« A .c. des nos ferons la terre ardoir.
« Li fel B. porra mais bien savoir
« Se je ver lui porrai guere movoir.
« Je nel lairoie por or ne por avoir
« Qe je nes aille acointier et veoir.
3840— Voir, » dist G., « bien vos taing a mon oir ;
« Je vos volrai maintenir et valoir.
« B. quide bien en pais remanoir,
« Celui m’ocist dont je ai le cuer noir.

« Montés, baron, por amor Dieu le voir,
3845« Mes niés le vieut, si ne doit remanoir. »

CLXXXVII

Monte Gautiers et li vasaus G.
Tant ont mandé et parens et amis,
Des chevalier[s] environ le païs,
Q’il furent .m. as blans haubers vestis.
3850Isnelement issent de Cambrisis ;
De l’autre part en Vermendois sont mis.
En .j. bruellet ont lor agait tremis :
.C. chevalier en ont les escus pris ;
La prole acoille[n]t, mains hom en fu chaitis,
3855Et bues et vaiches et chevaus et roncis.
A S.Quentin en est levez li cris.
Devant la porte ont .j. borgois ocis.
B. s’adoube, mornes fu et pensis,
Dejoste lui ces oncles Loeys,
3860W. de Roie et Y. li floris ;
L’uns monte el vair et li autres el gris,
Y. el noir q’en l’estor fu conquis,
En la bataille ou R. fu ocis ;
Desoz lui fu abatus et malmis.
3865Et dist B. : « Par le cors s. Denis,
« Ainc puis cele eure qe R. fu ocis,
« Ne vi par guere nes .j. bordel malmis.
« Ce est Gautiers, ice m’est bien avis ;
« Repairiés est de la cort de Paris,
3870« Pris a ces armes, chascuns en soit toz fis
« Cil nos consout qi pardon fist Longis !
« Q’il volra estre nos mortex anemis.
« De poindre avant nus ne soit trop hatis.
« Qi la char[r]a, ja n’i sera requis ;
3875ʄ. 63« De raençon ja n’en iert d. pris
« Fors qe la teste : ce n’iert ne giu ne ris. »

CLXXXVIII

Qant B. est fors de la porte issus,
Et ci dui oncle et Y. li chenus,
Bien sont .d. les blans haubers vestus.[575]
3880Li cenbiaus fu richement porseüs ;
L’agait paserent sor les chevals crenus
.XIIII. arpent, nes ont mie veüs.
Li sors G. et Gautiers li menbrus
Par grant vertu lor est seure corus :
3885« Cambrai ! » escrie, « or sera dieus meüs !
« Par Dieu, bastars, or est vos jors venus :
« Por mon neveu vos rendrai tés salus,[576]
« Se m’estordés ne me pris .ij. festus. »
B. l’oï, molt en fu esperdus.
3890Ilueques fu li chaples maintenus,
Tante anste fraite et perciés tans escus,
Tans bons haubers desmailliés et rompus,[577]
Li chans jonchiées des mors et des cheüs.
Li sor G. et Gautelès ces drus
3895Après les lances traie[n]t les brans toz nus.
Qi la chaï bien est del tans issus :
Ja por froidure n’escera mais vestus.
Bien en ont .xxx. qe mors, qe confondus,
Et bien .l. qe pris qe retenus.
3900Cu[i] il ataigne[n]t bien se tient por ferus.
B. s’en fuit et Y. est perdus,
Et Loeys parmi .j. pui agus ;
W. de Roie n’i est pas remasus.
« Dex ! » dist B., « verais peres Jhesus !
3905« [N’]iert ja G. li viellars recreüs ?
« Au bien ferir est toz jors revischus. »

Eis les borgois de S. Quentin issus,
.D. archiers qi ont les ars tendus,
Des arbalestes n’iert ja conte tenus.
3910« Diex ! » dist B., « li cuers m’est revenus :
« Par ceste gent serai je secorus.

CLXXXIX

« Signors barons, » dist B. li vaillans,
« Li cris nos vient de totes pars de gent.
« Si[l] vaslès est hardis et combatans,
3915« Molt par doit estre redoutés li siens brans :
« Cu[i] il ataint tos est mus et taisans.[578]
« Li sors G. est fel et sousduians ;
« N’a home el mont tant soit fors combatans.
« Les nos enmaine, dont mes cuers est dolans ;
3920« Et tant en voi par le pré mort gisans
« Dont je sui molt et tristes et dolans.[579]
« Tant con je vive ne morrai recreans.
« Poignons avant, plus sommes nos .iij. tans.
« Li sors G. est fel et souduians.
3925« S’en ceste terre puet mais estre ataingnans,
« Il et Gautiers qe si est conqerans,
« Ja raençons n’en soit pris nus bezans,[580]
« Car del destruire sui je molt desirans.
« Ja Loeys ne lor sera aidans,
3930« Ne empereres, ne rois, ne amirans.
« Ne nos faut guere a trestout no vivant. »[581]
Dont laissent corre les destriers auferans.
G. esgarde par delez .j. pendans
Et voit venir unes gens isi grans,
3935ʄ. 64Et voit venir l’esfors des païsans,

A beles armes, a escus reluisans ;
Dist a Gautier .ij. mos molt avenans :
« Fox est li hom qui croit coucel d’enffans !
« Se Dex n’en pense, li peres raemans,[582]
3940« Ains qu’il soit vespres ne li solaus couchans,
« I avra molt des mors et des sanglans.
— Voir, » dist Gautiers, « molt estes esmaians.
« Mes anemis vol ici aproichans ;
« Or vengerai les miens apartenans. »

CXC

3945Es vos poignant aïtant Berneçon ;
Bien fu armés sor .j. destrier gascon.
Ou voit G. ci l’a mis a raison :
« Sire viellars, por le cors s. Simon,
« Ja vi tel jor qe nos nos amions.
3950« Rendez les pris qe nos vos reqerons,
« Qe ceste guere qe vaut pas .j. bouton.
« Ja en sont mort tant chevalier baron
« D’anbe .ij. pars le nonbre n’en seit on.
« Devant mon pere vos en proi et semon. »
3955G, l’oï, si baisse le menton :
Et Gautelès mist le Sor a raison :
« Qi est cis hom qe ci samble baron ?
« Vieut il ja prendre des pris la rae[n]son ? »
Et dist G. : « Sire niés, nennil non.
3960« Si m’aït Diex, B. l’apele on.
« En toute France n’en a .j. si felon.
« Tornons nos ent, si laissons le gloton.
« Veés lor force qi lor croist a bandon.
3964— Dex ! » dist Gautiers, « con sui en grant friçon !
« Par cel apostre c’on qiert en pré Noiron,
« N’en partiroie por la cit d’Avalon,

« Tant que li aie mostré mon confanon. »
Le destrier broiche qi li cort de randon,[583]
Brandist la hanste, destort le confanon,
3970Et fiert B, sor l’escu au lion :
Desor la boucle li perce le blazon,
Fauce la maille de l’auberc fremillon ;
Dedens le flanc le fiert de tel randon
Li sans en chiet contreval le sablon ;
3975Plaine sa lance l’abati de l’arson
Loing une toise del destrier aragon.
Gautiers li dist par grant contralion :
« Cuivers bastars, par le cors s. Simon,
« Li vif diable vos ont fait garison.
3980« De par mon oncle te muet ceste tençon,
« Qe oceïs, et c’estoies ces hom.
« S’or n’avoit ci de ta gent tel fuison,
« A ceste espée qi me pent au geron
« T’aprenderoie ici pesme leçon
3985« C’onques n’oïs si dolereus sermon :
« Ja par provoire n’ariés confession.[584]
— Voir, » dist B., « or oi parler bricon :
« Del manecier te taign je por garçon. »

CXCI

Mout fu dolans B. et corrociés,
3990Qant a veü ces escus est perciés,
Et ces haubers desrous et desmailliés,
Et ens el flanc est durement plaiés :
« Dex ! » dist B., « ja serai esragiés
« Qant par garçon sui en champ trebuchiés ! »
3995ʄ. 65Vers Gautelet c’est mout humeliés ;
Courtoisement fu par lui araisniés :
« Sire Gautier, molt estes resoigniés,

« Cortois et saiges et preus et afaitiés ;
« Mais d’une chose dois estre blastengiés :
4000« Ne faites preu qant vos me maneciés.
« R. vos oncles fu molt outrequidiés.
« Je fui ces hom, ja ne sera noiés ;
« Il ar[s]t ma mere, tant fu il erragiés,
« Et moi feri, tant fu outrequidiés.
4005« Gel deffiai, a tort m’en blastengiés.
Qant ces niés estes, a moi vos apaiés ;
« Prenés l’amende, se faire le dengniés.
« Vostre hom serai, de vos tenrai mes fiés.
« .C. chevalier molt bien aparilliés
4010« Vos serviront de gré et volentiers ;
« Et je meïsme, en langes et nus piés,
« Desq’a Cambrai m’en irai a vos fiés.
« Por amor Dieu qi en crois fu dreciés,
« Prenés l’amende, si vos en conselliés. »
4015Gautiers l’oï, si s’en est aïriés :
« Bastars, » dist il, « vos me contraloiés.
« Par le sepulcre ou Jhesu fu couchiés,
« Ja vostre drois n’en essera bailiés,
« Ains vos sera li cuers del piz saichiés,
4020« En .c. parties fendus et peçoiés. »
Et dist B. : « Ci faut nos amistiés.
« Cis hateriax vos iert ains reoigniés. »
Les chevaus broiche[n]t des esperons des piés
Et Gautelès revint tos eslaissiés.
4025Li uns a l’autre refust ja acointiés ;
Mais tant i ot entr’ox des haubergiés
Qi les secourent, les hiaumes enbuschiés.[585]

CXCII

Guerris parole hautement, en oiant :
« Niés Gautelès, par le cors s. Amant,
4030« De ceste chose te taing je por effant.
« Chevalerie ne pris je pas .j. gant,[586]
« Ne vaselaige, se il n’i a sens grant.[587]
« Gaaing avons et bel et avenant
« S’or en poons departir aïtant.
4035— Voir, » dist Gautiers, « je l’otroi et creant. »
Atant s’en torne par delez .j. pendant,
Cil les enchauce[n]t a esperon broichant ;
Droit a une aigue les viene[n]t ataingnant.
La veïssiés fier estor et pesant,
4040Tant escu fendre, tante lance froissant,
Et desrompu tant hauberc jazerant,
Tan pié, tam poing, tante teste perdant,
Et par le gué en furent tant gisant ;
Mort et navré en i par gist itant,
4045Qe l’aige clere en va tout rougoiant.
Et G. broiche et tint tout nu le brant ;
Parmi son elme ala ferir Droant,
Parent B., le preu et le vaillant,
Qe flors et pieres en va jus craventant ;
4050Trenche la coife de l’auberc jazerant,
Dusqes es dens le va tot porfendant ;
Mort le trebuche del bon destrier corant.
« Cambrai ! » escrie hautement en oiant.
« Voir, » dist B., « molt me faites dolant
4055ʄ. 66« Qi mes parens m’alez ci ociant.
« Molt ai en vos a tos jors mon nuisant.[588]

« Mais par l’apostre qe qiere[n]t pen[e]ant,
« Qant ci vos voi se ne vos qier avant,[589]
« Jamais franc homme ne metrai a garant. »
4060Desoz lui broiche le bon destrier corant ;
Brandist la hanste del roit espié trenchant,
Et fiert G. sor son escu devant,
Desoz la boucle le va tot porfendant.[590]
Bons fu l’auberc, ne l’enpira noiant.
4065Si bien l’enpainst B. par maltalant,
Qe de Gueri sont li arçon vuidant.
De toutes pars l’on[t] saisi .x. sergant.
B. le rende[n]t qi molt en fu goiant.
De raenson n’en iert ja pris besant,
4070Ains le manace de la teste perdant.

CXCIII

Qant Gautiers voit son oncle enprisonné,
Tel duel en a le sens quide derver.
Le destrier broiche, le frainc abandoné,
Et fier[t] B. sor son escu listé :
4075Desoz la boucle li a frait et troé,
Le blanc hauberc ronpu et despané ;
Parmi les flans l’a durement navré ;
Del destre pié l’a tout desestrivé,
Et sor la crupe del destrier acliné.
4080Ce fu mervelle qant il ne l’a tué.
B. se tint par sa nobilité :
Par grant vertu a l’estrier recouvré ;
Isnelement trait le branc aceré
Et fiert Gautier sor son elme gemé,
4085Del cercle d’or li a mout recolpé,
Et del nazel, qanq’en a encontré,
Et el visaige l’a .j. petit navré.

Ne fust la coife del bon hauberc safré,
De par Gautier fust li chans afiné.
4090A icest colp fu l’enfes estouné ;
S’or li eüst .j. autre colp donné,
Mien esciant, tout l’eüst craventé.
Cil le secorent, ne l’ont pas oublié,
Qi de lui sont de lor terre chasé.
4095La veïssiés tant vasal mort geté !
G. rescousent par vive poesté.
L’enfes Gautiers i a maint colp donné.
B. s’en vait ; par tant s’en sont torné
Qe de Cambrai voie[n]t la fermeté.
4100Il prent .j. cor, s’a son retrait sonné.
B. s’en vait ; atant s’en sont torné ;
Et Gautiers vint a Canbrai la cité.
Dex ! qel escheq en ont o aus mené !
Dame A. au gent cors honoré
4105Ala encontre, s’a G. acolé :
« Sire, » dist ele, « por sainte loiauté,
« Qe vos resamble del nouvel adoubé ?
« A il mon fil de noient restoré ?
— Oïl, ma dame ; por sainte loiauté,
4110« N’a tel vasal en la crestienté :
« Tex .xxx. fois a il jehui josté,
« Ne feri colp n’ait baron craventé,
« Ocis ou mort, ou vif enprisoné.
« Qant on le voit en l’estor eschaufé,
4115ʄ. 67« Contre son colp n’a arme poesté.
« Par .ij. fois a le bastart souviné,
« Et ens el flanc l’a durement navré.
— Dex ! » dist la dame, « qi le mont a sauvé,
« Or ne plaign pas ce qe li ai donné.
4120« Ma terre ara en lige qiteé. »
En icel jor l’en a aseüré.

CXCIV

Or ot Gautiers et la terre et l’onnor ;
Sodoiers mande, n’i a fait lonc sejor.
La ou il sorent forteresce ne tour,
4125Bien se garnissent, q’il en orent loissor.
B. repaire a force et a vigor,
Il et ci oncle maint destrier milsoldor
En amenerent c’ont conqis en l’estor.
A S. Quentin font lor maistre retor.
4130Y. apele B. par amor,
Et en après le fil de sa serour,
Et ces .ij. freres qui sont bon poigneor,
W. de Roie, Loeys le menor :
« Baron, » dist il, « por Dieu le creator,
4135« De ceste guere sui en molt grant freor.
« Il nos metront, c’il pueent, a dolour.
« Ne sont en France .ij. tel combateor
« Com est G. a la fiere vigour
« Et Gautelès a la fiere valour. »
4140Dist B. : « Sire, molt aveiz grant poour.
« Soiés preudoume et bon combateour :
« Chascun remenbre de son bon ancesor.
« Je nel volroie por une grant valour
4144« Povre chançon en fust par gogleour. »

CXCV

4145Ibers parla par molt grant sapience :
« Biaux fix, » dist il, « molt iés de grant vaillance ;
« Je n’ai ami de la toie puissance,
« Et de ma vie n’ai je nule fiance :

« Toute ma terre te doing en aqitance ;[591]
4150« Ja après moi n’en perdras plaine lance. »[592]
B. en jure Jhesu et sa puissanse
Q’il nel feroit por tout l’or d’Aqilance.
« Sire, » dist il, « trop dites grant enfance :
« Je sui vaslès, si n’ai autre esperance
4155« Fors de ma vie, de mort sui en doutance.
« Trop est G. de grant desmesurance,
« Et Gautelès de grant outrequidanse.[593]
« Ains qe de moi facent la lor vuellance,
« En escera percie maincte pance. »

CXCVI

4160Berniers parole, s’apela les barons,
Y. son pere et toz ces compaignons :
« Signors, por Dieu et ces saintismes nons,
« Mandons tos sox que nos avoir poons. »
Et il si font, n’i ot arestisons.
4165Par Vermendois envoient lors garsons.[594]
Ains le mardi, qe solaus fust escons,
Furent .iijm. fermés les confanons.
Atant chevalchent, ces conduist Berneçons.
Li chaus fu grans, si vola li sablons,
4170B. en jure celui qi fist poissons :
« Se je sax truis qe nos reqerre alons,
« G. le viel saicherai les grenons ;
« Ja de Gautier ne prendrai raençons
« Tant qe li mete le fer par les roignons.
4175ʄ. 68« Qant ne plaist Dieu qe nos nos acordons,

« Et tant les truis orguillous et felons,
« Qant nos vers aus plus nos umelions
« Plus les trovons orguillons et felons ;
« Et qant ostaiges volentiers lor ofrons,[595]
4180« Et li lor homes volentiers devenons,
« Plus nos manace[n]t, par Dieu et par ces nons.
« Il ne nos prisent vaillant .ij. esperons.
« Or n’i a plus : de bien faire pensons. »

CXCVII

Or ot B. sa grant gent asamblée,
4185.III.m. furent de gent molt bien armée.
A Cambrai vinrent a une matinée.
B. apele Joifroi de Pierelée :
« Sonnez .j. cor a mout grant alenée,
« Qe li renons en voist par la contrée :
4190« Je ne vuel pas asaillir a celée. »
Dist Joifrois : « Sire, ceste raisons m’agrée. »
Le cor sonna, la noise en est levée :
Li escuier ont la barre colpée,
Defors les murs ont la vile alumée.
4195Dame A. fu par matin levée,
Et vit la vile par defors alumée ;
Tel duel en a cheüe en est pasmé[e] ;
Et Gautelès l’en a sus relevée :
« Dame, » dist il, « porq’estes adolée ?
4200« Ceste folie sera chier comparée. »
Il sonne .j. cor a mout grant aleuée :
Desq’a la porte n’i ot resne tirée.
La veïssiés une dure meslée,
Tant pié, tant poing, tante teste colpée ;
4205Plus de .ij. cens en sont mort en la prée.

CXCVIII

Grans fu la noise, li cris est esforciés.
Gautiers lait corre li preus et li legiers ;
Brandist la hanste com hom encoraigié[s],
Et fiert Antiaume qant il fu aproichiés,
4210Parent B., molt estoit bon guerriers.
L’escu li perce, l’aubers est desmailliés ;[596]
Parmi le cors li est l’espiex baigniés :
Mort le trebuche ; li cris est esforciés.
G. i vint poignant toz eslaissiés ;
4215Bien lor mostra qe il ert correciés :
Cui il ataint a la mort est jugiés ;
Bien plus de .vij. en a mors trebuchiés.
« Dex ! » dist B., « ja serai erragiés.
« Cil fel viellars n’iert il ja essilliés ?
4220« Ja n’avrai goie si esserai vengiés.
— Voir ! » dist G., « fel cuivers renoiés,
« Dont ne serez a molt grant piece liés.
« Trop estes loins : en ença vos traiés ;
« Vostre proesce envers moi assaiés. »
4225Dist B. : « J’en sui aparilliés. »
Les destriers broiche[n]t des esperons des piés,
De[s] groces lances ont brandis les espiés,[597]
Grans cox se donnent es escus verniciés,
Desoz les boucles les ont fraiz et perciés,
4230Mais les haubers n’ont il pas desmailliés.
De si grant force c’est chascuns enbroiés,
Brisent les lances de lor tranchans espiés ;
ʄ. 69Outre s’em pase[nt], n’en est uns trebuchiés ;[598]
Au tor françois est chascuns repairiés.
4235Ja fust des .ij. l’estors recommenciés,

Mais entor aus ot tant de haubergiés
Qe les desoivre[n]t, les elmes embuschiés.

CXCIX

Grans fu la noise et esforciés li cris ;
Et Gautelès c’est cele part guenchis :
4240Armes ot beles, paintes a flor de lis.
B. lait coure qi molt fu de grant pris ;
Sor son escu fiert Jehan de Paris ;
Si bien l’enpainst del destrier l’a jus mis.
De celui prendre B. fu molt hastis.
4245Dist a son pere qi avoit le poil gris :
« Par cel signor qi pardon fist Longis,[599]
« Se par cestui ne rai trestoz le[s] pris
« Qe Gautiers ot et ces oncle G.,
« Pendus sera ains qe past miedis. »
4250Molt par en fu dolans li sors G. ;
Et Gautelès ne li fu mie eschis,
Ains l’apela par delez .j. laris ;
B. i va, durement fu eschis.
« Sire B. », dist Gautiers au fier vis,
4255« Auques me poise qe n’iés [pas] mes amis.
« Nel di por ce qe pas ne te traïs :
« Trés bien te garde de tos tes anemis.
« Forment me poise de R. le marchis ;
« Porquoi en iert tant gentils hom ocis ?
4260« Prenons bataille a .j. jor ademis,
« Qe n’i ait home qi de mere soit vis,[600]
« Ne mais qe .ij. qi dirout el païs
« Li qeus de nous en escera ocis.
— Et je l’otroi, » dist B. li gentis,
4265« Mais molt me poise que tu m’en aatis. »

CC

Se dist B. : « Gautelet, or m’enten :
« Tu m’aatis par ton fier hardement,
« J’en ai le cuer correcié et dolent.
« Don ça ta main : je t’afi loialment
4270« Qe avec nos n’avera plus de gent,
« Ne mais qe .ij. qi diront seulement
« A nos amis le pesant marement.
— Voir, » dist Gautiers, « je l’otroi bonnement. »
A ces paroles s’en vont communement.
4275B. s’en va, sans nul arestement
A S. Quentin, a son droit chasement.
Gautiers repaire a Cambrai droitement.
Il et G. au grant perron descent.
Dame A. qi le cors avoit gent,
4280Ala encontre tos et isnelement.
« Biax niés, » dist ele, « con vos est covenant
« De ceste guere qi par est si pesans ?
« Vos en morrez, jel sai a esciant.
— Non ferai, dame, se Dex le me consent.
4285« Or me verrés mais chevalchier avant ;
« Ja de ma guerre n’i ara finement
« Desq’a cele eure qe je ferai dolent
« Celui qi fist le fort commencement :
« Ou mort l’avrai, ou encroé au vent. »

CCI

4290Gautiers s’en entre dedens une abeïe ;
Cele parole n’a a nelui jehie.
Por la bataille ver Dieu molt s’umelie :
ʄ. 70Il ne pert messe, ne vespres ne matines ;
Toute guerpi sa grande legerie ;

4295N’i a .j. seul a cui il jout ne rie.
Li sor G. fu molt de grant voisdie,
Gautier apele, durement le chastie :
« Q’avés vos, niés ? se Diex vos beneïe ;
« Dites le moi, nel me celez vos mie.
4300— No[u] ferai, oncles, ne vos en poist il mie.
« Se gel disoie, par Dieu le fil Marie,
« Plus q’a .j. home, ma foi seroit mentie.
« Vers B. ai bataille aatie.
« Vos remanrés en ma sale garnie ;
4305« Se je i muir, s’arez ma signorie,
« Toute ma terre en la vostre baillie.
— Voir ! » dist G., « or oi grant estoutie.
« Je nel lairoie por tout l’or de Pavie
« Que je n’i port la grant lance burnie.
4310« Je vuel veïr vo grant chevalerie
« Et vos grans cols de l’espée forbie. »

CCII

Or fu li jors et li termes noumés
De la bataille qe vos oï avés.
Au matin c’est Gautelès bien armés ;
4315Ne fu requis sergans ne demandés.
Il vest l’auberc, tos fu l’elme fermés,
Et çainst l’espée au senestre costé ;
Chauces ot riches et esperons dorez.
De plain eslais est el destrier montez,
4320Et prent l’escu qi bien fu enarmés.
Li bon[s] espiés ne fu pas oubliés,
Grans fu li fers, si ert bien acerés ;[601]
En son estoit .j. penonciaus fermez[602]
Si faitement s’en est Gautiers tornez.
4325Soventes foiz c’est l’enfes regardez ;

Lons fu et grailes, parcreüs et moulez,
Ne se changast por home qi soit nez.
Son oste apele qi ot non Ysorez :
« Dès ore vuel qe vos le m’afiez :
4330« Nel direz home qi de mere soit nez
« Qel part je sui ne venus ne alez
« Desc’a cele eure qe vos me reverrez.
« Vostre sera cis dest[r]iers sejornez
« Et cis haubers et ci[s] elmes jemez,
4335« La bonne espée, li bons escus listez,
« Et .iij. .c. livres de d. moneez. »
Sa main li tent et cil li dist : « Tenez. »
Il li afie ; Gautiers s’en est tornez.
Desq’a la porte ne s’i est arestez ;
4340G. trova qi ja fu aprestez,
De riches armes belement adoubez.
E vos andeus les amis ajostez ;
En nule terre n’avoit plus biax armez.
Viene[n]t au liu qe vos oï avez ;
4345A pié descende[n]t des destriers sejornez,
Si ont les celes et les poitrax ostez ;
Troi[s] foiz se viutre[n]t qant les ont pormenez.[603]
Les celes mete[n]t, fort les ont recenglés,
Qe au besoing les truissent aprestez.
4350Or gart B. qe il soit atornez,
Car Gautelès est richement armez,
Li sors G. richement adoubez.
ʄ. 71Par matinet est B. levez ;
Armes ot bones, ja mar le mesqer[r]ez ;
4355Plus tost qe pot s’en est bien adoubez,
Manda son pere par molt grant amistez,
Q’a S. Quentin ert por sejor alez :
« Sire, » dist il, « ci endroit m’atendez ;
« A Damerdieu soiés vos commandez,

4360« Qe je ne sai se vos me reverrez. »
Atant s’en torne les galos par les prez.
Avueques lui est .j. vasals montez ;
De toutes armes fu richement armez,
Bons chevalier[s] cremus et redoutez,
4365Non ot Aliames et fu de Namur nez ;
Plus de .c. homes a par son cors matez ;
De coardise ne fu onques proveiz.
De ci au liu n’en est .j. arestez.
E vos toz quatre les guerie[r]s asamblez.
4370G. les voit, ci s’est haut escriez :
« Biax niés G., de bien faire pensez.
« Vés ci celui q’a bataille atendez.
« Vostre oncle a mort chierement li vendez ;
« Ja de cest autre mar vos esmaierez. »

CCIII

4375Li baron sont tot .iiij. el champ venu ;
Richement furent armé et fervestu.
Es vos B. apoignant par vertu ;
Desous lui broche le bon destrier quernu ;
Et Gautelès a saisi son escu.
4380Ou voit B. ce li rent lait salu.
« Bastars, » dist il, « trop vos ai consentu.
« R. as mort, certes, qe mar i fu ;
« Mais, par celui c’om apele Jhesu,
« Se ne te toil le chief desor le bu,
4385« Je ne me pris valissant .j. festu.
— Voir, » dist B., « fol plait avez meü ;
« Je me fi tant en Dieu et sa vertu,
« Ains q’il soit vespres t’avrai je confondu. »

CCIV

Gautiers parole a l’aduré coraige :

4390« B. frere, por Dieu qi fist s’imaje
« Venir a Luqe par haute mer a naje,
« Fai une chose qi me vient a coraige :
« Qe nos dui jovene provons nostre barnaje.
« Cil dui viel home, qi sont près d’un aaige,
4395« Nos garderont qe il n’i ait outraige.
« Li qés qe muire de nos deus el praaige,
« Cist autre dui le diront le paraige. »
Et dist B. : « Or oi grant copulaige.
« Mal dehait ait el col et el visaige
4400« Qi ce fera ! trop vos taing ore a saige ;
« Mes niés Aliaumes est de trop grant barnage.
— Voir ! » dist Gautiers, « tu as el cors la raige.[604]
« A molt grant tort i aroies hontaige ;
« G. mes oncles est de grant vaselaige. »

CCV

4405Gautiers parole a loi d’omme saichant :
« B. frere, por amor Dieu le grant,
« Ne te reqier fors seulement itant
« Qe nos dui jovene nos conbatons atant.[605]
« Cist autre dui le nonceront avant.
4410« Garderont nos par itel convenant
« Li qés qe muire q’il le diront avant. »
Et dist B. : « Je l’otroi et creant. »
ʄ. 72Donc s’entreviene[n]t par si grant maltalant,
Grans cols se done[n]t sor les escuz devant ;
4415Desoz les boucles vont trestot porfendant.
Li espieu brisent, molt en furent dolant.
N’i a destrier qi ne voist archoiant.
« Diex !  » dist G., « n’est pas joste d’enfant.
« Garis Gautier, mon neveu le vailant ! »

CCVI

4420Gautiers lait corre le destrier abrivé.
A icel tans estoit acostumé
Qant dui baron orent en champ josté,
Chascuns avoit .ij. bons espieus porté ;
El B. ot le sien fichié el pré ;
4425L’autre avoit ja rompu et tronçonné.
Le destrier broiche, s’a l’autre recovré,
Et Gautelès le sien par poesté.
Li dui branc furent el fuere reboté,
Il s’entreviene[n]t par si ruiste fierté,
4430Gautiers failli ; B. l’a encontré :
Si l’a feru par tel nobilité
Qe son escu li a frait et troé,
Et le hauberc rompu et despané,
Mais en la char ne l’a mie adesé ;
4435Son bon espié li serra au costé.
« Diex ! » dist G., « or ai trop ci esté.
« Mes niés est mors, trop ai ci demoré
« Q’a cest bastart nen ai le chief copé.[606]
— Voir ! » dist Aliaumes, « vos avés fol pensé ;
4440« Voz n’en avez pas ci la poesté ;
« Gel vos aroie molt tost gueredoné.
« Encor ai ge mon bon elme fermé,
« L’escu au col et le branc au costé,
« Tos vos aroie del destrier abrievé ! »[607]
4445Et Gautelès li a tos escrié :
« Oncles G., trop vos voi esgaré,
« Qe li bastars ne m’a de rien grevé. »
Le destrier broiche, le frainc abandonné,
Il et B. resont si encontré

4450Qe li escu sont frait et estroé ;
Mais li hauberc ne sont mie fausé.
Si bien se hurtent li vasal aduré
Qe li espieu sont en tronson volé ;
Outre s’en pasent par grant hum[i]lité.[608]
4455Au tor françois sont andui retorné ;[609]
Tos furent trait li bon branc aceré.

CCVII

Eiz les barons au chaple revenus ;
En lor poins portent les brans d’acier molus.
Cil Gau. fu fiers et irascus,
4460Et fiert B. par molt ruistes vertus
Parmi son elme, bien fu aconseüs ;
Pieres et flors en a craventé jus,
Li cercles est et trenchiés et fendus.
Ne fust la coife dont li chiés est vestus,
4465Desq’es espaules fust B. porfendus.
Devers senestre est li brans descendus :
Del colp fu ci B. esperdus,
Parmi la bouche li est li sans corus ;
Por .j. petit ne cheï estendus.
4470Lors dist Gautiers : « Claime toi recreüs.
« Par Dieu, bastars, hui est vos jors venus.
« Se m’estordés, ne me pris .ij. festus.
ʄ. 73« Tout por mon oncle vos rendrai tés salus[610]
« Qe, se je puis, vos serez confondus. »
4475B. l’oï, si en fu esperdus ;
Par maltalant li est sore corus,
Mais Gautelès li est tos revenus.
De B. a les cols atendus,
Et s’embracierent par desoz les escus ;

4480Puis si trestornent par si ruistes vertus
C’ambedui sont des destriers abatus.
En piés resaillent, les blans haubers vestus ;
Es les au chaple ambedeus revenus.
« Dex ! » dist Aliaumes, « ja les arons perdus,
4485« Car les depart, G. li viex chenus. »
Et dist G. : « Ja ne soit asolus
« De Damerdieu ne de ces grans vertus[611]
« Qes severa s’en iert li .j. venchus.
« Par lor orguel est tos ci[s] plais meüs.
4490« Ce poise moi qe l’uns n’est recreüs. »

CCVIII

Es .ij. barons nen ot qe corecier ;
Bien se reqierent li hardi chevalier ;
De lor espées font esgrener l’acier,
Et les vers elmes enbarer et trenchier,
4495Et lor escuz fisent si depecier
Q’en tout le mieudre nen avoir tant d’entier
C’om i couchast .j. gasté de denier.
Es blans haubers se corent acointier.[612]
« Glous, » dist Gau., « près iés de trebuchier :
4500« N’en partirés sans la teste trenchier.
— Voir ! » dist B. qi le coraige ot fier,
« Dame A., qi tant vos avoit chier,
« Doinst a autrui sa terre a justicier,
« Qe ja de vos ne fera iretier. »
4505Gautiers l’oï, le sens quida changier :
Par maltalent ala ferir B.
Par tel vertu .j. grant colp si plaignier
Qe li bruns elmes ne li ot nul mestier.
Pieres et flors en font jus trebuchier.
4510La coiffe bonne li a fait desmaillier,

Et des chevox li fist asez trenchier ;
De ci a l’os li fist le branc glacier.
S’or ne tornast sor le flanc senestrier,[613]
Fendu l’eüst enfreci q’el braier.
4515Aval le cors del gentil chevalier
Descent li cols sor le hauberc doublier
Qe .cc. mailles en fist jus trebuchier.[614]
Le char li tranche par desor le braier,
C’un grant charnal en fist jus trebuchier.
4520A cel colp fu molt près de mehaignier ;
Parmi la bouche li fist le sanc rahier.[615]
Li oel li troble[n]t, si l’estuet trebuchier :
S’or li alast .j. autre colp paier,
Ocis i’eüst sans autre recovrier.
4525Aliaumes vit B. damagier,
Dist a G. : « Car li alons aidier :
« Li qés qe muire, n’i arons recovrier. »
Et dist G. : « Or oi bricon plaidier.
« Mieus aim cest colp qe boivre ne mengier.
4530« Diex, laisse m’en mon grant duel essaucier ! »
Berniers l’oï, si commence a huchier :[616]
« Par Dieu, G., ci a lonc desirier.
ʄ. 74« Cil m’a feru, ci ravra son louier.
« De ceste part me sent je plu[s] legier.
4535« De povre char se puet on trop charchier.
« Je n’en ai cure, ja porter ne la qier.
« Malvaise chars n’est preus a chevalier
« Qi veut s’onnor acroistre et essaucier. »

CCIX

Berneçons ot le cuer tristre et dolant

4540Por la bataille qi avoit duré tant,
Et por les plaies qe ci le font pesant.
Il tient l’espée dont bien trenche li brant,
Et fiert Gautier sor son elme luisant
Qe flors et pieres en va jus craventant.
4545Ne fust la coife del bon hauberc tenant,[617]
Fendu l’eüst jusq’el nasel devant.
Par tel vertu va li cols descendant,
Parmi la boche li va li sans raians,
Et li bel oel li vont el chief tornant.
4550.I. grant arpent alast .j. hom corant
Ains q’eüst mot de la bouche parlant.[618]
Lors dist B. : « Claime toi recreant.[619]
« Je t’ociroie, mais trop te voi effant. »
Gautiers l’oï, si respont hautement :
4555« Par Dieu, » dist il, « bastars, n’irés avant ;
« Ton quer tenrai ains le soleil couchant. »[620]
Lors li qeurt seure Gautelès fieremant ;
Mais nus des .ij. n’en alast ja gabant,
Qant vint Aliaume et G. apoignant ;
4560Si les desoivre[n]t tos et isnelement.

CCX

Grans fu li dues iluec an departir.
Gautier ont fait ens el pré aseïr[621]
Près de B., qe bien le pot veïr.
Li bers Aliaumes se paine de se[r]vir :
4565« B., » dit il, « ne vos en qier mentir,
« A grant mervelle vos voi le vis palir.
« Por amor Dieu, porrés en vos garir ?
— Voir, » dist B., « molt sui près de morir.
« En Gautelet n’a gaire qe fenir. »

4570Gautiers l’oï, le sens quida marir :
« Bastart, » dist il, « Dex te puist maleïr.
« N’en partiroie por les menbres tolir
« Tant qe te face cele teste jalir. »
Et dist B. : « La bataille desir. »
4575En piés resaillent por les haubers vestir.
Ja fusent prest as grans cols revenir,
Mais li baron ne le vossent sofrir,
Ains lor ont fait fiancier et plevir[622]
Lues qe por[r]ont les garn[em]ens tenir
4580A la bataille porront molt tos venir.
Envis l’otroient, mais nel porent guenchir.
« Niés, » dist G., « fins cuers ne puet mentir ;
« Ançois laroie ma grant terre honnir[623]
« Que te laissasse vergonder ne honnir. »

CCXI

4585Berniers parole au coraige hardi :
« Biax niés Aliaume, por le cors s. Geri,
« Qe diront ore et parent et ami,
« Se vostre escu en reportés ensi,
« Et sain et sauf, par le cors s. Geri ?
4590« Nos en serons gabé et escharni ;
« Car vos alez asaier a G. »
Et dist Aliaumes : « Par mon chief, je l’otri.
ʄ. 75« Par tel couvent con ja porrez oïr :
« Del qel qe soi[en]t li arçon deguerpi,[624]
4595« Son cheval perde, et ci remegne ensi. »
Et dist G. qi le poil ot flori :
« De grant folie m’avez ore aati ;
« Qe moi et toi ne sommes anemi,
« Ne mes lignaiges par toi sanc ne perdi.
4600« Laissons ester et si remaigne ensi. »

CCXII

Se dist Aliaumes : « Par le cors s. Richier,
« En droit de moi fesist bien a laissier ;
« Mais vos oés le contraire B.,
« Ne je n’en vuel avoir nul reprovier.
4605« Par tel covent le vuel je commencier,
« Cil qui char[r]a si perde son destrier.
— Voir, » dist G., « or me taing por lanier ;
« Se jel refus ne me pris .j. denier. »
Chascuns monta sor son corant destrier,
4610Et molt se painet de soi aparillier.
Parmi la place prenent a esloingier.
Qi lors veïst les bons chevals broichier !
Ja se volront fierement essaier :
Grans cols se donent es escus de quartier.
4615G. failli, n’i ot qe corecier ;
Li frans Ali. ne le vot espargnier :
Grant colp li donet sor l’escu a or mier ;
Desoz la boucle li fist fendre et percier,
Et le hauberc desrompre et desmaillier.
4620El flanc senestre li fist passer l’acier,
Mais ainc G. ne guerpi son estrier,
« Voir, » dist li Sors, « tu me viex empirier ;
« Cius gius n’est preus por nous esbanoier :
« Se g’en ai aise tu le comparras chier. »

CCXIII

4625Li sors G. ot le cuer irascu :
Sor son escu vit son sanc espandu ;
Le destrier broiche qi li cort de vertu,
Brandist la hanste del roit espieu molu
Et fiert Ali. devant, sor son escu :

4630Desoz la boucle li a frait et fendu,
Et le hauberc desmaillié et rompu
Qe del cheval l’a a terre abatu.
Voit le Ali., près n’a le cens perdu.
Il saut en piés, si a trait le branc nu :
4635Au cheval vint qi bien l’a atendu,
Ali. monte a force et a vertu,
Puis en apele dan G. le chenu :
« Sire G., por le cors de Jhesu,
« Abatu m’as, si qe bien l’ont veü.
4640« Je vos donroie de mon branc esmolu,[625]
« Mais qe l’estor fust atant remasu.
« N’en partiroie por plain val d’or molu
« Qe ne te toille le chief desor le bu.
— Voir ! » dist G., « fol plait avés meü :
4645« Ainc ne me ting .j. jor por recreü. »

CCXIV

Guerris lait corre le bon cheval isnel ;
Brandist la hanste, destort le penoncel,
Et fiert Ali. en l’escu de chantel ;
Fust et verniz li trancha et la pel,
4650Et de l’auberc desrompi le clavel.
Parmi le cors li mist le penoncel.
Si bien l’enpainst, ne sambla pas tozel,
ʄ. 76Qe contremont en torne[n]t li mustel.
Au resaichier li fist vilain apel,
4655Puis li a dit .j. contraire molt bel :
« Biau sire Ali., a ces[t] giu vos rapel ;
« Ne me tenrés huimais por pastorel,
« Qe par la plaie vos saile[n]t li boel.
« Il fait malvais joer a viel chael. »

4660Ali. jure le cors s. Daniel :
« Se de ta char ne fas vilain maisel,
« Je ne me pris vaillant .j. arondel. »

CCXV

Li frans Ali. qant il se sent plaiés,
Lors a tel duel a poi n’est erraigiés ;
4665Par maltalent est tos saillis em piés,
Et G. vint vers lui tos eslaissiés,
Espée traite, soz l’escu enbuschiés.
Ali. c’est contre lui bien gaitiés,
Et fiert G. qant il fu aproichiés ;
4670Desor l’auberc est li brans adreciés
Qe l’uns des pans maintenant fu trenchiés.
Se li brans nus fust bien droit avoiés
D’une des gambes fust G. meheniés ;[626]
Au bon destrier est li cols adreciés
4675Qe del gros col li a fait .ij. moitiés.[627]
Li chevals chiet, G. fu esmaiés ;
A voiz escrie : « Sainte Marie, aidiés !
« Cis chevals n’iert huimais sans mehaignier,[628]
« Qe por le mien ne soit li tiens laissiés. »
4680Li frans Aliaumes fut molt afoibloiés.
De maltalent fu G. erraigiés.
C’il ne se venge ja sera forvoiés.

CCXVI

Li sors G. tint la targe novele
Et trait l’espée qi fu et clere et bele,
4685Il n’ot si bone jusq’a[l] borc de Neele,
Et fiert Aliaume qi contre lui revele

Desor son elme qi luist et estencele :
Ausi le fent com .j. pan de gonnele,[629]
La bone coife ne valt une cinele,
4690Li branc li fait sentir en la cervele ;
Jus le trebuche ; par contraire l’apele :
« Par Dieu, Ali., ci a dure novele :
« Or me lairez le cheval et la cele. »
Et cil s’en vait cui paroit la boele,
4695Forment li bat li cuers soz la mamele :
« Sainte Marie, glorieuse pucele, »
Ce dist Ali. qi por la mort chancele,
« Mais ne verrai S. Quentin ne Neele. »
Atant s’aissit, sa main a sa maissele ;
4700B. le voit, son duel en renouvele.

CCXVII

Berneçons fu dolans et correciés.
Il et Gautiers sont tos sailli en piés ;
Desq’a Ali. sont andui adreci[é]s.
Dist B. : « Sire, molt sui de vos iriés.
4705« Vivrés en vos ? gardez nel me noiés. »
Et dist Ali : « De folie plaidiés.
« E[n] mon vivant n’esserai mais haitiés,[630]
« Ne ne verrai mes terres et mes fiés
« Ne mes effans ; pregne vos en pitiés.
4710« Par vostre orguel sui mors et detranchiés.
« B., biau sire, por amor Dieu m’aidi[é]s. »
B. respont qi molt fu damagiés :
ʄ. 77« Je ne puis, sire, molt en sui esmaiés. »
Dist Gautelès : « J’en sui aparilliés. »
4715Il li aïde comme vasals pro[i]siés.
Contre oriant li fu li chiés dreciés ;
Confès se fist li bers de ces pechiés

As .ij. baron[s] q’il vit aparilliés,
Qe d’autre prest[re] n’estoit il aaisiés.
4720Et G. est a Gautier repairiés
Sor le destrier qi la fu gaaigniés.
Il descendi, ne s’i est atargiés.
B. le voit, molt en fu esmaiés.

CCXVIII

« Sire G., » dist B. li gentis,
4725« En traïson avés Ali. ocis. »
G. l’entent, a poi n’enraige vis :
« Vos mentés, gloz, » dist il, « par s. Denis.
« Toz sains estoie qant par lui fui requis :
« Tel me donna desor mon escu bis
4730« El flanc senestre fui perciés et malmis.
« Bien vossissiez, par le cors s. Denis
« Qe par Ali. fuse mors et ocis.
« La merci Dieu, n’est pas cheüs mes pris ;
« Mais, par celui qi en la crois fu mis,
4735« Vos en morrés, trés bien le vos devis. »
Le destrier broiche des esperons burnis,
Vers B. en vient tos aatiz.
B. le voit, s’en fu toz esbahis ;
Tel poour ot li sans li est fuïs.
4740« Merci ! » dist il, « frans chevalier gentis.
« Males noveles en iront el païs
« Qe dedens trives serai par vos mordris.
« Cheüs en iert a toz jors vostre pris. »

CCXIX

En Berneçon nen ot qe esmaier.
4745A vois c’escrie : « Qe faites vos, Gautier ?
« S’ensi me laisse[s] ocire et detranchier.
« Tuit ti ami en aront reprovier.

« De ta main nue te vi je fiancier
« N’avroie garde fors qe d’un chevalier.
4750— Vos dites voir, » dist Gautelès, « B. ;
« Je ne volroie por les menbres tranchier
« Qe dedens trives eüsiés encombrier.
« Mais qant mes oncles se prent a correcier,
« Il nen est mie legiers a apaier.
4755« Or montés tos, pensez de l’esploitier,
« Et je meïsme vos i volrai aidier. »
B. monta, Gautiers li tint l’estrier ;
Demie liue le prist a convoier.
« B., » dist il, « de mire avés mestier,
4760« Et je meïsme n’ai pas le cors entier ;[631]
« Et neporcant je ne t’ai gaires chier. »
Atant departent, si laissent le plaidier.
A Saint Quentin est retornés Berniers.
Ali. enfuent a l’entrant d’un mostier.
4765Por le vasal fisent .j. duel plaignier.
Au sor G. est retornez Gautier,
Dusq’a Cambrai ne volrent atargier.
Dame A. o le viaire fier
Ala encontre, ces prist a araisnier :
4770« Signor, » dist ele, « a celer nel vos qier,
« De ceste guere vos faites trop legier.
« Vos en mor[r]és, je quit, par Dieu del ciel.[632]
ʄ. 78« A vos andeus voi les costés sainier. »
Dont respondire[n]t li nobile guerrier :
4775« Non ferons, dame, Diex nos puet bien aidier.
« Mandés les mires qi nos saichent noncier,
« Dire le terme qe porrons chevauchier.
« Nos anemis irons toz essilier. »

CCXX

Isnelement font les mire[s] venir.
4780Cil se penerent des .ij. barons garir.
Tant demorere[n]t con vos porrés oïr.
A Pentecoste qe on doit bien goïr
Nostre empereres qi France a a tenir
Ces homes mande, a lui les fait venir.
4785Tant en asamble n’en sai conte tenir.
G. manda qi dut Aras tenir.

CCXXI

Nostre empereres a ces barons mandés.
G. manda et Gautier l’alozés,
Et Loeys et W. le senés ;
4790E. i vint qui li poins fu colpés[633]
En la bataille soz Origni es prés.
Estes vos toz les guerie[r]s asamblés.
El maistre borc c’es[t] G. ostelez,
Et Gautelès li preus et l’adurez.

CCXXII

4795Nostre empereres a sa gent asamblée,
A .xxx.m. fu le jor aesmée.
Par matinet ont la messe escoutée :
Après monterent en la sale pavée.[634]
Li seneschaus a la table pasée,[635]

4800En sa main destre une verge pelée.[636]
Si s’escria a molt grant alenée :[637]
« Oiés, signor, franche gent honorée,[638]
« Qele parole vos a li rois mandée :[639]
« N’i a celui, c’il fait çaiens meslée,[640]
4805« Qi ains le vespre n’ait la teste colpée. »[641]
G. l’entent, s’a la coulor muée.
Ou voit B. met la main a l’espée,
Mais Gautelès l’i a ens reboutée.
« Oncles, » dist il, « c’est folie provée
4810« Qi chose emprent par sa fort destinée
« Dont il ait honte et sa gent soit blasmée.
« Gardez la chose soit si amesurée
« Honte n’en vaigne a ciax de no contrée
« Tant qe la chose [ne] puist estre amendée. »

CCXXIII

4815Grans fu la cors sus el palais plagnier ;[642]
A[s] hautes tables sient li chevalier.[643]
El seneschal ot mout qe ensaignier :[644]
Ensamble mist B. et Gautier,[645]
Le sor G. et Y. le guerrier,
4820W. de Roie, Loeys au vis fier,
Le manc E. ou n’ot qe courecier.
Or sont ensamble li nobile guerier.
G. le vit, le sens quida changier ;
En sa main tint .j. grant coutel d’acier,
4825Vers B. le vost le jor lancier,
Mais Gautelès ne li laissa touchier :

« Oncles, » dist il, « on vos doit chastoier.
« Ja ne vos coste la viande .j. denier ;
« Et tex hom quide sa grant honte vengier[646]
4830« Qi tos esmuet .j. mortel encombrier. »[647]
G. aporte[nt] .j. mès de cerf plenier,
Le plus maistre os de la cuisse derier.
ʄ. 79G. le vit, ne vost plus atargier :
Ens en la temple en feri ci B.,[648]
4835De ci a l’os li fist la char percier.
Tout le viaire li fist de sanc raier.
Voit le B., le sens cuida changier,
Car veü l’orent li vaillant chevalier
Et por ice q’ils isent au mengier.[649]
4840Saut de la table : .j. colp li va paier
El haterel, ne le vost espargnier,
Qe sor la table le fist tout enbronchier.
Gautiers saut sus qi vost son oncle aidier,
Par les chevox ala saisir B. ;
4845Li quens Y. se commence a drecier ;
Loeys tint .j. baston de pommier ;
W. de Roie cort a son branc d’acier ;
Li sor G. saisi . j. grant levier,
Et Gautelès .j. grant coutel d’acier ;
4850De .ij. pars saillent li baron chevalier.
Ceste meslée fust ja vendue chier,
Qant la acorent sergant et despencier :
Des tables prene[n]t les barons a saichier ;
Au roi les maine[n]t qi France a a baillier,
4855Et dist li rois : « Qi commença premier ?
— Li sors G., » dient maint chevalier,
« La commença premerains a B. »

CCXXIV

Se dist li rois : « Frans chevalier baron,
« Qi commença premerains la tençon ?
4860— Li sor G., par le cors s. Simon,
« La commença premiers a B. »
Li rois en jure s. Jaque le baron :
« G’en prendrai droit a ma devision. »
G. parole a la fiere façon :
4865« Drois empereres, ci a grant mesprison :
« Se Dex m’aït, ne valez .j. bouton.
« Comment poroie esgarde[r] cel glouton
« Qi mon neveu ocist en traïson ?
« Fix ert vo suer, qe de fit le seit on.
4870— Voir ! » dist B., « vos dites mesproison :
« Gel defiai dedens son pavilon. [650]
« Mais, par l’apostre c’on qiert en pré Noiron,
« Ja por bataille mar querrés compaignon.
« Tant en arés, certes, o l’esperon
4875« Qe ains le vespre vos tenrez por bricon. »
G. l’oï : ainc tel goie n’ot om :
Plus le covoite q’aloe esmerillon.

CCXXV

Gueris parole qi fu de grant aïr :
« Drois empereres, ne vos en qier mentir ;
4880« Trestos li mons vos en devroit haïr,
« Qant le poés esgarder ne veïr.
« De vo neveu fist l’arme departir ;
« Je me mervel comment le pués soufrir

« Qe ne li fais toz les menbres tolir,
4885« Ou pendre as forches, ou a honte morir. »
Et dist li rois : « Nel doit on consentir,
« S’uns gentils hom mande autre por se[r]vir,
« Ne le doit pas vergonder ne honnir ;
« Et neporcant, par s. Pol le ma[r]tir,
4890« Cil ne se puet deffendre et garantir,
« A lui destruire ne puet il pas faillir. »
B. l’oï, si commence a rougir :
ʄ. 80« Signor, » fait il, « penseiz de moi nuisir :
« A la bataille poés molt tos venir. »

CCXXVI

4895L’enfes Gautiers est saillis en estant,
Ci a parlé hautement en oiant :
« Drois empereres, entendés mon samblant.
« Je combatrai a l’espée tranchant
« Vers B. le bastart sousduiant ;
4900« Si l’en ferai tout mat et recreant,
« Et par la geule, oians tous, jehissant[651]
« Q’ocist R., mon oncle le vaillant,
« En felonnie, se sevent li auquant. »
Et dist G. : « Lechieres, laisse atant :
4905« Trop par iés jovenes, encor as cens d’effant.
« Qi te ferroit sor le nés d’un seul gant,
« Por q’en volast une goute de sanc,
« Si plououroies, par le mien esciant.[652]
« Mais mi nerf sont fort et dur et tenant,
4910« Et s’ai le cuer hardi et combatant.
« Quant on me fiert d’un roit espieu tranchant,
« J’en pregn vengance molt tost au riche branc.
« Vers le bastart vuell acomplir cest champ.
« Se ains le vespre nel rent por recreant,

4915« Fel soit li rois, se de pendre ai garant. »
Et dist Gautiers au coraige vaillant :[653]
« Drois empereres au coraige vaillant,
« Je ne volroie, por l’onor de Mellant,
« Q’a[u]tres qe je en çainssist ja le brant.
4920— Voir ! » dist B., « je l’otroi et creant.
« Ançois le vespre ne le solell couchant
« De la bataille te quit je donner tant,
« Ja por nul home mar en iras avant. »

CCXXVII

« Drois empereres, » dist B. li senez,
4925« Ceste bataille referai ge aseiz
« Par tel covent con ja dire m’or[r]ez.
« S’il n’est ensi con ja dire m’orez,[654]
« Ja Dieu ne place, qi en crois fu penez,[655]
« Qe je en soie sains ne saus retornez.
4930— Voir, » dist li rois, « bien t’en iere avoez,
« Et neqedent ostaiges m’en donrez. »
Et dist B. : « Si con vos commandez. »
Son pere i met, et il i est entrez ;
Et Gautelès ne c’est aseürez,
4935A son ostel s’en est tantos alez.
Il vest l’auberc, tos fu l’elmes fermez,
Et sainst l’espée au senestre costé,
De plaine terre est el destrier montez,
Puis pent l’escu a son senestre lez.
4940Li bons espieus ne fu pas oubliez,
A .iij. clox d’or le confanon fermés.

Et B. se rest bien adoubez,
De riches armes noblement acesmés.
Nostre empereres le fist comme senez.

CCXXVIII

4945En deus batiaus les fist Saine passer.[656]
Gautiers est outre, li gentils et li ber,
Il et Berniers qi tant fait a loer.
Saintes reliques i fait li rois porter,
En .j. vert paile desor l’erbe poser.
4950Qi donc veïst le paile venteler
Et les reliques fremir et sauteler,
De grant mervelle li poïst ramenbrer.

CCXXIX

ʄ. 81L’enfes B. se leva sor les piés :
« Baron, » dist il, « faites pais, si m’oiés :
4955« Par tos les sains qe je voi si couchiés,
« Et par les autres dont Dex est essauciés,
« Et par celui qi en crois fu dreciés,
« Q’a droit me sui del cors R. vengiés ;
« Si m’aït Dex et ces saintes pitiés !
4960« Et q’a tort c’est Gautiers vers moi dreciés.
— Voir, » dist Gautiers, « vos mentés, renoiés :
« Ensois le vespre en serez detrenchiés. »
B. respont qi c’est humeliés :
« Diex soit au droit ! a tort me laidengiés. »

CCXXX

4965De B. fu li sairemens jurez.[657]

« Baron, » dist il, « envers moi entendez :
« Par toz les sains qe vos ici veez,
« Et par les autres dont Diex est aourez,
« Qe B. est ici parjurez.
4970« Ancui en ert recreans et matez. »
Et dist B. : « Se Dieu plaist, vos mentez. »[658]
Et Gautiers est sor son destrier montez,
B. el sien qi fu la amenez.
Gautiers fu jovenes, de novel adoubez,
4975B. a requis comme senés.
Sor son escu li fu tex cols donnez,
Desoz la boucle li est frais et troez
Et li haubers rompus et despanés,[659]
Parmi les costes li est li fers passés.
4980Si fort le hurte Gautelès l’alosez
Plaine sa lance l’abat enmi le pré ;
Et Gautelès s’en est outre passez,
A vois c’escrie : « Bastars, n’i garirez.
— Voir ! » dist B., « plus terre ne tenrez.
4985« Hom abatus n’est mie toz matez. »

CCXXXI

Berneçons ot le cuer grain et irié,
Qant il se vit jus del cheval a pié.
Il traist l’espée, s’a l’escu embracié ;
Au cheval vint q’il vit aparillié.
4990B. monta par le doré estrié ;
Dedens le fuere a le branc estoié.
Le destrier broiche, si a brandi l’espié,
Et fiert Gautier sor l’escu de quartier ;
Desoz la boucle li a frait et percié,
4995Et le hauberc rompu et desmaillié.

El flanc senestre li a l’espié bagnié ;
Outre s’en pase, le fer i a laissié.
Ou voit G. si l’a contraloié :
« Cuivers viellars, molt te voi enbronchié ;
5000« Ja ne verras ains le solel couchié
« De ton neveu partira l’amistié. »
Gautiers l’oï, si a haut escrié :
« Cuivers bastars, com as le cens changié !
« Ains q’il soit vespres t’arai ci justicié
5005« Jamais de terre ne tenras demi pié. »
Le destrier hurte, si a le branc sachié,
Et fiert B., ne l’a pas espargnié,
Mervillos col sor son elme vergié.
Desor le cercle li a frait et trenchié ;
5010La bone coife li a petit a[i]dié
Qe de la char li trancha demi pié.
L’orelle emporte, dont trop l’a empirié.
ʄ. 82« Voir ! » dist B., « malement m’a[s] saignié. »

CCXXXII

« Dex ! » dist B., « vrais peres, qe ferai,
5015« Qant sor mon droit l’orelle perdu ai ?
« Se ne me venge, jamais liés ne serai. »
L’espieu requevre, si con je bien le sa[i] ;
Fiert Gautelet, mervelles li fist lai,
Del sanc del cors li fist saillir .j. rai.
5020« Voir ! » dist B., « aconseü vos ai.
« Mais ne verrés les honors de Cambrai.
— Voir ! » dist Gautiers, « jamais ne mengerai
« Desq’a cele eure qe vostre quer tenrai.
« Je sai de fit q’ains la nuit t’ocirai.
5025« De vostre orelle estes en grant esmai ;
« De vostre sanc voi tout covrir le tai. »
Et dist B. : « Molt bien m’en vengerai.

— Mes niés ventra, » dist E. de Doai.
« Fix a putain, » dist G. de Cimai,
5030« Se je vois la, je vos chastoierai.
« Del poing senestre me resamblez le gai
« Qi siet sor l’arbre ou je volentiers trai :
« Le pié en port et la cuisse li lai.
« Se je vois la, je vos afolerai. »
5035Et dist Y. : « Ne le penserés ja,
« Tant con je vive, n’en ma vertu serai.
« Au branc d’acier vos noterai tel lai
« Donc ja n’arez a nul jor le cuer gai.
« Mais ne verrés le borc S. Nicolai.
5040— Voir ! » dist G., « ausi t’atornerai[660]
« Con fis ton pere Herbert q’esboelai[661]
« Soz Origni ou a lui asamblai ;
« Ou par la goule as forches te pendrai. »

CCXXXIII

La bataille est mervillouse et piaigniere ;
5045Ainc par .ij. homes ne fu faite si fiere.
Cascuns tenoit son bon branc de Baiviere ;
N’i a celui qi son per ne reqiere.
Escus n’i vaut une viés estriviere,
Neïs la boucle n’i remaint pas entiere.
5050Li hauberc rompe[n]t et devant et deriere ;
N’i a celui en vive char ne fiere,
N’i a celui n’ait sanglante la chiere ;
Li sancs lor cort contreval l’estriviere.[662]
Ne quit qe longues li .j. l’autre reqiere ;
5055Ce est mervelle s’andui ne vont en biere.[663]
Atant eis vos Joifroi de Roiche Angliere ;

Sus el palais en est venus ariere :
« Drois empereres, » dist li bers, « par saint Piere,
« La vostre gent n’est mie trop laniere.
5060« Des champions chascuns a brace fiere ;
« Bien s’entrefierent et devant et deriere. »

CCXXXIV

Gran fu la noise sus el palais plaignier.
Li dui el pré n’ont cure d’espargnier.
En Gautelet ot molt bon chevalier ;
5065Grans fu et fors, bien resambla guerier.
Vers B. se vorra acointier :
Grans cols li donne sor l’escu de quartier,
Mais a se colp ne le pot espargnier :[664]
Devers senestre cola li branc d’acier ;
5070Desor l’espaule li fist la char trenchier,
De si a l’os li fist le branc fichier ;
Bien demi pié en abat sor l’erbier.
ʄ. 83S’or ne tornast li riches brans d’acier,
Fendu l’eüst desq’outre le braier.
5075Parmi la bouche li fist le sanc raier ;[665]
Tout estordi l’abati en l’erbier.
« Voir ! » dist B., « tu me vieus empirier. »
Dist Gautelès : « Jel fas por chastoier.
« Ensi doit on traïtor justicier
5080« Q’ocist a tort son signor droiturier. »
Dist B. : « Vos i mentés, Gautier.
« Vos aveiz tort, vos le comparrés chier.
« De duel mor[r]ai se ne me puis vengier ! »
Qi li veïst son escu embracier,
5085Sa bonne espée tenir et paumoier,
Son hardement doubler et engraigner !
Qant Gautelès le vit venir si fier,

A grant mervelle le prist a resoingnier ;
Et B. ne le vost espargnier :
5090Grant colp li done parmi l’elme a or mier
Q’il li trencha près de demi quartier.
S’or ne tornast vers le flanc senestrier,[666]
Dusq’es espaules feïst le branc glacier.
Gautiers lo vit, n’i ot qe corecier :
5095Seure li cort a guise d’ome fier.
Ja fuse[n]t mort andui li bon guerrier,
N’i a celui qi bien se puist aidier.
G. le vit, le sens quida changier :
Il a sonné .j. graile menuier,
5100Si home viene[n]t, q’il ne l’osent laissier.
Il s’agenoille vers la tor del mostier,
Sor sains jura, voiant maint chevalier,
C’il voit Gautier jusq’a mort justicier,
B. fera toz les menbres trenchier.
5105Y. l’oï, le sens quida changier ;
Ses homes mande [et] si les fait rangier.
Le signor jure qi tout a a baillier,
Se B. voit morir ne trebuchier,
Gautier fera laidement aïrier ;
5110Ne le gar[r]a tos l’or de Monpeslier,
Ne Loeys qi France a a baillier.
Puis qe venra a estor commencier,
Se on l’encontre as fors lances baissier,
Seürs puet estre de la teste trenchier.
5115Atant es vos Joifroi et Manecier ;
Cele parole en vont au roi nuncier ;
Et dist li rois : « Par le cors s. Richier,
« Desevrés les, nes lassiés plus touchier. »
Plus de .l. avalent le planchier ;
5120Sor Saine viene[n]t, corant sor le gravier,
Sox desevrerent sans plus de l’atargier.

Mout lor em poise, si con j’oï noncier,
Encor volssise[n]t la bataille essaier.
Qi longement les laissast chaploier,
5125El qe[l] qe soit n’eüst nul recovrier.
Plaies ont grans, ne fine[n]t de saignie[r].
Li mire viene[n]t, si les font estanchier,
Et les esvente[n]t por lor cors refroidier,
Puis les menere[n]t ens el palais cochier ;
5130.II. riches lis fisent apariller.
Mais l’empereres en fist a blastengier
Qe si près giure[n]t ambedui li guerrier,
ʄ. 84Qe l’uns vit l’autre remuer et couchier.
A Gautelet vint li rois tout premiers,
5135Cortoisement le prit a araisnier :
« Vivrés en vos ? nel me devez noier.
— Oïl voir, sire, a celer nel vos qier.
— Dex, » dist li rois, « vos en doi gracier.
« A vos quidai B. apaier. »[667]
5140Gautiers l’oï, le sens quida changier ;
A haute vois commença a huchier :
« Drois empereres, Dex te doinst encombrier !
« Car ceste guere feïs tu commencier,
« R. mon oncle ocire et detranchier.
5145« Par celui Dieu qi tout a a jugier,
« Ne m’i verrés a nul jor apaier,
« Ains li ferai toz les menbres tranchier. »
Et dist B. : « Or oi bricon plaidier :
« S’or ne devoie ne boivre ne mengier,
5150« Ja ne veroies mais le mois de fevrier. »

CCXXXV

Nostre empereres est de Gautier tornez ;
A B. en est tantost alez,

Courtoisement fu par lui aparlez :
« Sire B., frans chevaliers menbrez,
5155« Vivreiz en vos ? gardez nel me celez.
— Oïl voir, sire, mais molt sui agreveiz.
— Dex ! » dist li rois, « t’en soies aourez !
« Tant quidai vivre, ja mar le mesqerrez,
« Qe vos fuissiés a Gautier acordez ;
5160« Mais tant par est fiers et desmesurez
« Qe nel feroit por l’or de .x. citez. »
Dist B. : « Sire, ja autre n’en verrez.[668]
« Gautiers est jovenes, de novel adoubez,
« Si quide bien faire ces volente