Revue du Pays de Caux N°3 Juillet 1902/Texte entier

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Revue du Pays de Caux

paraissant 6 fois par an

publiée sous la direction

de

Pierre DE COUBERTIN



SOMMAIRE DU No 3

(Juillet 1902)

LE COQ ET L’HABIT



Ceci n’est point une fable.

Ésope, La Fontaine ou Florian n’ont rien à y voir.

C’est le simple énoncé d’une double observation inspirée par le maniement de nos nouvelles pièces de vingt francs et par la publication d’une photographie représentant l’arrivée du Président de la République en Russie.

Les monnaies de 1901, finement ciselées par Chaplain, portent au revers l’effigie d’un coq ventripotent, à la crête audacieuse, aux plumes ébouriffantes, l’air important et rageur. Interrogez le premier venu sur la raison d’être de cette image ; il vous répondra que c’est là le « coq Gaulois ». Ils seraient bien indignés, nos grands ancêtres, de savoir que l’animal vulgaire et prétentieux est ainsi devenu, rétrospectivement, l’emblème de leur race. Son nom n’était jadis qu’un calembourg injurieux jeté par le dédain du vainqueur à la face du vaincu. Le même mot servait en latin à désigner la bête et l’homme ; coq et gaulois se disaient de même : source de plaisanteries faciles dont sans doute, en Gaule, plus d’un cœur saigna.

Et voila que, l’ignorance aidant, quelque révolutionnaire en quête d’un emblème propre à remplacer la fleur de lys abhorrée, inventa le « coq Gaulois ». La vogue en fut mince et fugitive. Pourtant lorsqu’après 1830, Louis-Philippe se résigna à gratter docilement ses propres armoiries sur les panneaux de ses carrosses, afin de satisfaire aux exigences de la foule Parisienne, on alla rechercher le coq Gaulois dans les archives de la Révolution ; cette fois encore, son apparition fut brève ; l’animal retomba dans l’oubli. Jamais d’ailleurs on ne lui avait fait l’honneur de le graver sur les monnaies.

Quel est donc l’imbécile à qui l’aurore du vingtième siècle inspira une idée aussi saugrenue ? Ne connaîtrons-nous point son nom pour le clouer au pilori de l’opinion ? En attendant, les louis de la République s’en vont promener à travers le monde cette image humiliante et grotesque et la France prend plaisir à s’incarner dans l’animal qui rassemble tous les défauts que ses pires ennemis reprochent au Français ; colère et fanfaron, tapageur et ambitieux, futile et irréfléchi, le coq ne rachète point par une vigilance matinale qui du reste, n’a rien de particulièrement Français, toutes les vilaines particularités de sa nature.

Et passons maintenant à la tenue ridicule dont un protocole tout neuf mais parfaitement poncif, affuble les malheureux citoyens chargés de représenter la République. Imaginez-vous le spectacle que fournit un lot de messieurs en habit noir descendant à dix heures du matin, sous un ciel du nord, le long d’un cuirassé ? Les voyez-vous ces mêmes habits, montant en wagon, passant une revue, visitant une usine, donnant des audiences et posant des premières pierres ? On nous dit : l’habit est le vêtement de la démocratie. Erreur ! C’est son vêtement du soir ; mais son vêtement du jour, c’est la simple redingote et le Président des États-Unis n’en porte point d’autre. Il ne se met point en habit pour aller en chemin de fer ou en bateau ; il se trouverait ridicule de le faire et lorsque Grover Cleveland inaugura l’exposition de Chicago, ce chef de 72 millions d’hommes n’avait pas cru devoir se déguiser en croque-mort.

Du fait des habitudes prises depuis vingt ans par nos gouvernants, les solennités de notre République ont toujours un vague relent de pompes funèbres et, dans les circonstances les plus joyeuses, il semble toujours qu’on enterre quelqu’un. Il est vrai que les plaques et les grands-cordons corrigent la tristesse du drap noir et dissimulent la jaunisse des plastrons (car il est impossible de porter ce costume en plein air, pendant une heure de temps, sans qu’il soit piteusement fané) ; mais ces distinctions étrangères sont lentes à venir ; trop souvent, il faut, avant qu’elles ne soient venues, céder la place et ainsi, les habits noirs se succèdent au pouvoir, tristes, vieillots et comiques.

Allons, monsieur le Président de la République, vous qui avez rapporté de votre voyage de si bonnes idées, prenez d’heureuses initiatives. Arborez la redingote et d’un coup de pied, renvoyez le coq Gaulois à sa basse-cour. Vous ferez plaisir au Vercingétorix de bronze qu’on vient d’ériger là-bas, en Auvergne et qui, vraiment,

n’a pas l’air d’un coq, n’est-ce pas ?…

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Tous les journalistes ont philosophé à propos des incidents de Londres. Henri Rochefort lui-même, s’est arrêté, un peu ému, en face de cette force secrète et intangible qui culbute instantanément tous les beaux plans des hommes ; bien heureux encore quand elle ne les tue pas par milliers, sans leur donner le temps de se retourner. Un volcan qui saute et un quart d’heure après, voilà une ville de 30,000 habitants qui n’existe plus. Un petit abcès qui se forme et voilà tout un peuple dans l’embarras, des millions dépensés en pure perte et je ne sais combien de princes et de grands personnages qui ont fait inutilement de longs voyages. Appelez cela la Providence, appelez cela le Hasard ; c’est tout de même une puissance ingouvernable qui échappe à vos cornues, messieurs les savants, et se rit de vos diagnostics, messieurs les médecins.

Pax Britannica.

Ce couronnement, pourtant, semblait avoir mâté le destin ; le succès s’en annonçait complet, à la plus grande satisfaction du souverain qui y avait attelé toutes ses pensées et tous ses désirs. La seule ombre dont on pût redouter la présence au centre d’un tableau si brillant, c’eut été la prolongation de la guerre Sud-Africaine ; et voici que l’habileté de Lord Kitchener et la sagesse des guerriers Boers s’étaient données le mot pour mettre fin au durable conflit. Une paix, également honorable pour les vainqueurs et les vaincus, marquée au coin de la modération et du bon sens, pleine de promesses fécondes pour l’avenir, s’est établie au Transvaal ; et, tout de suite, des paroles ont été échangées, des actes se sont accomplis qui constituent, à n’en pouvoir douter, l’aurore d’une réconciliation si nécessaire. La raison d’être de la domination Britannique, c’est la Paix, cette paix célèbre que les Romains s’enorgueillissaient de répandre dans l’univers et qu’avec une légitime fierté, ils dénommaient la paix Romaine : Pax Romana. Ce n’était pas seulement l’absence de guerre ; et même ce n’était pas cela tout à fait, car l’empire Romain entretenait une puissante armée et l’utilisait fréquemment. Les périodes étaient rares qui s’écoulaient sans expéditions aux frontières, sans incursions à repousser, sans interventions armées plus ou moins légitimes et opportunes. Mais derrière les légions, venait l’ordre, le bel ordre administratif et judiciaire appuyé sur une force tranquille et sûre d’elle-même. L’armée était l’instrument d’une brève conquête ; l’ordre public était le but d’une longue occupation. Cette très noble conception de la mission d’un grand État et de son rayonnement sur l’humanité soutint l’empire Romain à travers les âges ; elle retarda sa désagrégation fatale et glorifia sa décadence. Les Anglais sont, à beaucoup de titres, les héritiers directs des Romains ; d’autres en ont recueilli l’héritage législatif ; mais l’héritage moral et social, bien plus caractéristique, est passé dans leurs mains. Il semble qu’en allant mourir dans la lointaine York, à l’extrémité de ses fabuleuses possessions, l’empereur Septime Sévère ait enfoui dans le sol Anglais, où elles ont si vigoureusement germé depuis, les deux grandes idées qui furent les pierres angulaires de la puissance Romaine, à savoir le dogme orgueilleux de la supériorité nationale et la doctrine pratique du progrès matériel comme base de domination. Ce dogme et cette doctrine ont créé l’Australie et rallié le Canada ; c’est par eux que l’Angleterre s’est établie dans l’Inde plus solidement que d’aucuns ne le pensent ; c’est pour avoir suivi d’autres errements qu’elle a perdu jadis ses colonies d’Amérique ; c’est là que gît encore le secret de son avenir dans l’Afrique du Sud. Qu’elle perde sa foi en elle-même et qu’elle néglige d’organiser et d’enrichir ses nouveaux domaines, son prestige s’évanouira aux yeux des peuples qu’elle subjugue. Or, cette œuvre est une œuvre de paix. Pour construire des chemins de fer et des docks, des routes et des digues, des églises et des universités, des banques et des hôtels de ville, il faut la paix assurée, la paix qui seule multiplie les transactions et encourage les entreprises de longue haleine.

Un bail de Trois, Six, Neuf.

L’Autriche et l’Italie ont reloué chacune l’étage qu’elles occupaient dans la maison de l’Europe centrale. C’est un succès pour le propriétaire. Nous avons dit, l’autre jour, comment l’Autriche se trouvait hors d’état de sortir de cette maison. Se fût-elle refusée à y demeurer, la Hongrie l’y eût contrainte, à cause de la concordance d’intérêts qui l’unit à l’Allemagne. L’alliance Germano-Hongroise est pour les deux pays d’une nécessité primordiale ; il faut être aveugle pour ne point le voir ; dès lors, l’Autriche ne se trouvait pas libre de refuser le renouvellement d’un bail auquel son associée tenait si fort. L’intérêt de l’Italie dans l’affaire est moins certain ; il y avait beaucoup de bonnes raisons pour qu’à cette occasion, le gouvernement Italien reprit sa liberté ; il y en avait d’autres qui militaient en sens inverse : il est assez probable que les conseillers du roi Victor-Emmanuel ont craint de lâcher la proie pour l’ombre et ne se sont pas encore sentis assez certains de l’amitié durable de la France et de la Russie pour se détacher de l’Allemagne. Ils se sont trouvés d’autant moins enclins à le faire qu’à leurs yeux — et ils ont eu soin de le proclamer — la Triple Alliance, dépourvue de tout caractère agressif, est avant tout, une combinaison d’ajournement, une garantie de statu quo. Ce n’est pas ainsi que l’entendait Crispi, ou même Bismarck au début. Très vite pourtant, l’aspect conservateur du pacte prit le dessus et s’imposa. C’est à cela qu’il dût son extraordinaire durée. Sans remonter jusqu’à l’ancien régime, ni les coalitions de sentiment ou d’intérêt formées contre la France révolutionnaire et Napoléonienne, ni la Sainte-Alliance, ce secours mutuel des vieilles dynasties, ni l’entente Anglo-Française inaugurée par Louis-Philippe et reprise par Napoléon iii, ni aucune des grandes combinaisons qui ont dominé l’Europe depuis cent ans ne sont parvenues à terme et n’ont duré autant que leur objet. C’est qu’elles étaient toutes plus ou moins agissantes ; celles même qui se tenaient sur la défensive, appuyaient cette défensive par quelque action plus ou moins prononcée ; rien n’est plus émancipant que l’action ; on peut somnoler en commun pendant très longtemps ; agir en commun conduit généralement à se séparer pour marcher parallèlement d’abord et puis chacun de son côté, selon ce que réclament les circonstances. Si, depuis qu’elle existe, la Triple Alliance avait agi — ou résisté (la résistance est une forme de l’action) — sa décadence eût été prompte ; elle a surtout somnolé ; voilà pourquoi, malgré son âge, elle apparaît encore le visage si frais et si bien conservé.

Le double Jeu de l’Italie.

Se rapprocher de la France sans s’écarter de l’Allemagne était une tâche d’équilibriste très propre à tenter un pays et une diplomatie qui peuvent s’inspirer des exemples et des succès d’un Cavour. À vrai dire, il n’y avait là rien de cyclopéen, et la meilleure preuve, c’est qu’on y a réussi assez aisément du jour où l’on a voulu s’en donner la peine. L’intérêt de nos voisins à y réussir était évident et leur désir légitime ; il n’y a pas jusqu’à la méfiance dont nous parlions tout à l’heure qui, de leur part, ne fut excusable. S’ils n’avaient pas fait plus, le mot de double jeu, qui implique toujours une légère pointe de fourberie, ne serait pas ici à sa place. Par malheur, le récent discours de M. Prinetti laisse percer quelque chose d’un peu imprévu, d’assez inquiétant et d’inutilement retors. Il s’agit de la Tripolitaine ; tout le monde sait que la reconnaissance des droits éventuels de l’Italie sur cette portion du sol Africain a été la base des négociations qui ont abouti au rapprochement avec la France. Pourquoi M. Prinetti prend-il soin de déclarer à la tribune de Montecitorio que « l’Angleterre a donné à l’Italie les mêmes assurances relativement aux frontières orientales de la Tripolitaine que la France, relativement à ses frontières occidentales ? » Cette assimilation, entre la France et l’Angleterre, ne peut avoir d’autres résultats — et sans doute elle n’a pas d’autre but — que d’affaiblir la portée des concessions faites par la France et de diminuer, en la partageant, la dette contractée par l’Italie. C’est un procédé bien connu et que M. Perrichon eût inventé s’il n’avait existé de tout temps, que celui qui consiste à proclamer les bons offices de Paul pour éviter de trop devoir à Jacques. L’Angleterre, dont les droits en Égypte ne sont d’ailleurs pas encore absolument définis, n’a rien de commun avec la Tripolitaine dont l’Égypte est séparée par un désert épais ; le mot de frontières, appliqué à ces régions d’aspect mort et indécis, n’est là que pour les convenances diplomatiques. Bien différents sont les contacts entre la Tripolitaine et la Tunisie. Tripoli n’est pas loin de Sfax, ni même des postes avancés de l’Algérie, et en renonçant à inquiéter les visées italiennes sur ce pays, la France donne véritablement quelque chose ; l’Angleterre ne donne rien du tout, ou du moins, elle donne ce qu’elle n’a pas, procédé assez cher à ses hommes d’État, et l’un des plus habiles, il est vrai, et des plus fructueux qui se puissent employer.

La revanche de M. Delcassé.

Elle a été spirituelle, prompte et complète. Notre ministre des Affaires Étrangères, dont les querelles de parti nous empêchent de reconnaître assez la pondération, la haute intelligence et le patriotisme si éclairé est passé maître dans l’art de « retourner» une situation comme on retourne une crêpe, et d’en tirer précisément l’inverse de ce qui devait logiquement en sortir. N’ayant pu obtenir une modification dans le traité de la Triple Alliance à l’heure de son renouvellement (sans doute parce que le texte en était déjà trop vague et trop général pour qu’on pût en rien retirer), le ministre s’est fait interpeller par un député et en a profité pour faire à la Chambre une déclaration d’un extrême intérêt. Il en résulte que le gouvernement Italien a été amené à donner au gouvernement Français des explications tout à fait satisfaisantes sur la portée des engagements qu’il avait pris. Toute l’Europe sait maintenant qu’« en aucun cas et sous aucune forme, l’Italie ne peut devenir ni l’instrument ni l’auxiliaire d’une agression contre la France. » Dès lors, comme a ajouté M. Delcassé, « rien ne s’oppose plus au développement d’une amitié qui a eu déjà des conséquences fécondes. » Peut-être, à Rome, ne s’attendait-on point à une manifestation si solennelle, en plein Palais-Bourbon. Mais on en a pris son parti et d’autant mieux que le roi d’Italie allait se rendre à Pétersbourg où il devait être accueilli avec d’autant plus de sympathie que ses rapports avec l’alliée de la Russie étaient meilleurs. Comme l’a dit le ministre Français, il n’y a plus qu’à laisser aller les choses et bientôt entre les deux sœurs latines, la réconciliation sera complète. Un peu de vigilance seulement, pour que le flirt avec l’Angleterre n’entraîne pas trop loin les hommes d’État de la péninsule.

Constantinople et Jérusalem.

Il y aurait bien aussi un petit point noir à l’Orient. Le Sultan qui, depuis l’occupation de Mitylène, conserve quelque rancune envers la France, a rendu ces temps-ci un iradé reconnaissant à l’Italie le droit de protection sur ses nationaux en Terre Sainte. Il est sorti de là une situation assez étrangement paradoxale ; on voyait d’une part l’Italie aller à l’encontre du protectorat traditionnel de la France, à l’heure même où elle cherchait à se rapprocher de celle-ci ; on voyait le Pape résister aux empiètements d’un gouvernement qu’il considère comme usurpateur et travailler à maintenir les droits de la France au lendemain du jour où celle-ci, par la loi sur les associations, venait d’affecter si cruellement le chef de la religion catholique ; on voyait enfin le Sultan accorder une satisfaction importante à une puissance qui se prépare à le dépouiller d’une partie de ses états. Ce dernier point enlève à l’incident beaucoup de sa portée. En prenant la Tripolitaine, et l’Italie s’en emparera au premier jour, puisqu’elle a l’agrément de la France, celui de l’Angleterre et sans doute celui de l’Allemagne, elle s’aliènera les sympathies du Sultan bien plus profondément que n’a pu le faire la France en occupant Mitylène. Le protectorat Français en Orient n’est donc pas très menacé par l’Italie ; il l’est davantage par l’Allemagne. Nos gouvernants font leur devoir en défendant de leur mieux cet antique privilège. Maintenant ayons la franchise de reconnaître qu’il est suranné et que si d’autres s’en trouvaient investis à notre place, nous serions, avant tout, anxieux de le leur arracher. Dans le monde d’aujourd’hui, si étroitement nationalisé, il paraîtra toujours odieux à un Autrichien, à un Anglais ou à un Espagnol de se sentir protégé par le consul d’une puissance étrangère, au lieu de l’être par le représentant de son propre pays. Et c’est là un sentiment trop naturel pour n’être pas légitime.

Les voyages du prince de Bulgarie.

Le prince Ferdinand de Bulgarie n’est pas revenu bredouille de son voyage en Russie, et le fait, qu’après avoir visité Saint-Pétersbourg il s’est rendu à Paris, aurait suffi à indiquer l’importance politique des questions traitées entre lui et l’empereur Nicolas. Mais on n’a pas pris la peine de s’en cacher et la signature de la convention militaire qui unit désormais le puissant empire et la jeune principauté est connue de toutes les chancelleries. C’est en somme, l’accession pure et simple de la Bulgarie à l’alliance Franco-Russe. Il doit bien y avoir quelque accord annexe relatif à l’érection de la Bulgarie en royaume. C’est là le vif désir du prince Ferdinand ; mais le moment n’est pas encore venu d’en parler. En attendant, le futur roi met au service de la Russie, en cas de guerre, toutes les forces dont il dispose et lui assure l’usage de deux ports et le droit de créer un dépôt de charbon sur les côtes. La Russie en retour, le garantit contre toute attaque. La situation se précise donc dans les Balkans. Voilà un des grands États de la péninsule Balkanique complètement inféodé à l’un des deux systèmes Européens ; la Roumanie, déjà, incline du côté de l’autre et tend à y entraîner la Grèce ; le Montenegro est immuable dans ses préférences ; la Serbie s’est dégagée des influences viennoises et se tourne vers Pétersbourg. Avant longtemps le classement sera achevé et les États Balkaniques embrigadés. Le fait est trop grave pour qu’on ne le signale pas à l’attention de tous.

En Arménie.

La difficulté de faire quelque chose pour les Arméniens ne provient pas, comme on le croit très généralement, de la mauvaise volonté des puissances. Leur apathie est sans doute blâmable, mais elle a des excuses. Qu’est-ce, en effet, que l’Arménie ? Il y a des Arméniens répandus à travers toute l’Asie-Mineure. Nulle part ils ne sont en majorité. Ils ne forment guère que la moitié des chrétiens, lesquels forment eux-mémes moins du cinquième de la population. Il ne saurait donc être question d’autonomie, et le plus sûr moyen de compromettre une cause, en elle-même généreuse et juste, c’est d’avoir l’air de limiter aux seuls Arméniens le bénéfice des réformes qu’on réclame de la Porte. Ces réformes doivent s’appliquer non seulement aux autres chrétiens, mais aussi aux Musulmans qui sont l’énorme majorité et souffrent, à l’occasion, de véritables persécutions. Arméniens, Grecs, Albanais, Turcs même sont soumis à un régime déplorable, à la fois sanguinaire et corrompu. Il faudrait modifier du tout au tout, cet état de choses. Le gouvernement Ottoman pourrait seul y réussir. Par malheur, s’il en a les moyens, il n’en a pas la volonté. L’article 61 du traité de Berlin et le traité Anglo-Turc de 1878 ont en vain stipulé l’amélioration du sort des populations chrétiennes de l’empire Turc. Jamais aucune des réformes promises n’a été exécutée, et il est de plus en plus certain que sur ce point, le Sultan et ses Conseillers ne céderont qu’à la force. Or, pour employer la force, il faudrait une Europe unie, d’accord surtout sur la façon de régler la fameuse question d’Orient et n’ayant pas, à bien des égards, de communauté d’intérêts avec le cabinet de Constantinople. Tel n’est pas le cas. La Turquie d’Europe n’existe plus, on peut le dire ; il n’y a plus qu’une Turquie d’Asie dont la capitale est en Europe, de l’autre côté du Bosphore. Mais du jour où l’on prendrait l’initiative de jeter bas ce restant d’empire, à qui appartiendrait Constantinople ? À qui, l’Asie Mineure ?… Toutes ces objections ne reviennent pas à dire qu’il ne faille rien tenter en faveur des opprimés. Mais il est permis de croire que si les zélateurs de l’agitation Arménienne se rendaient mieux compte des données du problème, ils serviraient plus utilement la cause qu’ils défendent. Prochainement, ils doivent se réunir en congrès à Bruxelles. Un examen impartial de l’état de choses auquel on désire remédier, un choix modéré des mesures à proposer, telle est la double tâche qui s’imposerait à ce congrès. Il est à craindre qu’on s’en tienne à des protestations éloquentes et à des objurgations déclamatoires.

Une affaire Humbert en Amérique.

Bien jolie l’histoire de M. James Addison Reavis que nous rappelle la Revue des Revues dans un de ses derniers numéros. Cet admirable aventurier, ayant épousé une jeune Mexicaine d’une grande beauté, lui forgea des titres à un héritage de 500 millions de francs en restitution duquel il intenta une action contre l’État d’Arizona, devant la Cour des États-Unis. Cela dura vingt-sept ans. Les titres étaient si habilement fabriqués que les meilleurs avocats prêtèrent le concours de leurs talents et que les plus riches banquiers avancèrent joyeusement leurs deniers. James Reavis et sa femme vécurent tout ce temps aux crochets de la finance New-Yorkaise. Que n’eût-on pas fait pour un pareil client ! L’État d’Arizona, écrasé par l’évidence, suscitait mille chicanes pour faire durer le procès. De part et d’autre on avait déjà dépensé près de cinq millions lorsque le pot aux roses fut enfin découvert. L’acte fondamental, base de l’affaire, portait la signature de Philippe v et le sceau du roi d’Espagne. Paraphe et cachet, tout était faux et avec cet acte, tous les autres, tous ces titres, donations, legs, certificats dont le savant échafaudage avait trompé les hommes d’affaires les moins novices et les plus avisés. Il ne paraît pas que Reavis ait été bien lourdement châtié ; après quelques années de prison il se retira à Denver ; fatigué, il n’a plus cherché à tirer parti de son passé ; s’il eût voulu entreprendre une tournée de conférences, il en eût recueilli certainement un bon profit. On n’a pas cherché à écharper Reavis lors de sa condamnation ; après sa libération on l’eût applaudi. Les Américains adorent tout ce qui est « monumental » et cette belle escroquerie était faite pour les charmer. Qu’est-ce que cette pauvre madame Humbert, à côté des 500 millions de Reavis ? En y pensant, le Yankee, très fier, s’écrie : tout est grand chez moi — tandis que le Français gémit sottement : autour de moi, tout est pourri — Tais-toi donc, brave homme. Il y a des scélérats et des gogos partout ; mais tu geins si fort qu’on finit par croire que tu en as le monopole.

Dans l’Amérique du Sud.

Un sage traité conclu pour cinq ans a mis fin au conflit Chilo-Argentin. Les deux puissances ont convenu de laisser dormir la querelle de frontières qui les avait amenées à de sérieux préparatifs de guerre. Ce sera, sans doute, un sommeil léger auquel le moindre incident mettra fin ; mais si l’on ne pouvait pas s’entendre sur le fond, la seule chose à faire c’était de réserver l’avenir et de parer au plus pressé en écartant le péril présent. Pendant que le Chili et l’Argentine s’accordaient, une dispute éclatait entre le Brésil et la Bolivie à propos d’une concession fort imprudemment consentie par cette dernière à un syndicat Américain, lequel pourrait bien obtenir l’assistance des États-Unis, ce qui compliquerait énormément la question. Il s’agit d’un territoire mal délimité et situé dans les hautes régions du bassin de l’Amazone. L’existence, en ces parages, d’une sorte de compagnie à charte Anglo-Américaine, pourrait devenir un péril sérieux pour les républiques voisines, et le Brésil, en ce cas, ne servirait pas seulement ses propres intérêts en intervenant, mais aussi les intérêts de tous les États Sud-Américains. Peut-être que ce danger commun mettrait fin aux querelles intestines qui les divisent si fréquemment. En ce moment même, la Colombie et le Vénézuéla sont aux prises avec des difficultés aggravées par leur intervention réciproque dans les affaires l’un de l’autre. Le président de la République de Colombie qui répond au nom souple de Maroquin était en guerre avec une faction révolutionnaire soutenue par le président du Vénézuéla, M. Castro, qui, lui-même, était attaqué par un parti insurgé. On croirait entendre le Rabagas de Sardou raconter, dans sa fameuse tirade, comment le gouvernement vert mit sous clef le gouvernement rouge pour se voir ensuite supprimer par le gouvernement jaune. Aux dernières nouvelles, M. Maroquin avait le dessus, mais M. Castro avait le dessous. Enfermé dans Caracas, il était abandonné par le reste du pays qui semble s’être rallié à son adversaire M. Matos. Ce dernier peut compter non seulement sur l’appui de la Colombie si, comme on le croit, tout y rentre bientôt dans l’ordre, mais aussi sur la sympathie des gouvernements

Dans l’Amérique du Sud.
Dans l’Amérique du Sud.

étrangers qui désiraient depuis longtemps l’abolition d’un droit de 30 pour 100 sur les marchandises venant des Antilles ; ce droit maintenu par le président Castro, M. Matos en a d’avance proclamé l’abolition.

Quand cette querelle sera vidée, il faut espérer que Colombiens et Vénézuéliens se rendront compte du temps inutilement perdu, des forces sottement dépensées et qu’ils se mettront, le cœur contrit, à une besogne moins néfaste que celle à laquelle ils sont attelés depuis trop longtemps.

La Jacquerie Russe.

Les troubles dont les provinces de Pultawa et de Kharkoff ont été récemment l’objet rappelaient, à s’y méprendre, la Jacquerie d’autrefois, avec une différence pourtant qui met bien en relief l’état d’esprit extraordinairement arriéré du moujik Russe. Les bandes de 300 à 400 paysans qui parcoururent le pays en pillant, en volant, en incendiant sur leur passage, n’étaient point animées du souffle révolutionnaire. On leur avait fait accroire, une fois de plus, qu’elles servaient, par leurs désordres et leurs violences, la cause du Tzar et répondaient aux désirs de son cœur. C’est à se demander si le Chinois le moins lettré n’est pas plus éclairé sur le devoir civique que ne l’est le moujik ; on a pu trouver touchante cette foi qui se maintient inaltérable au fond des isbas ; mais il faut reconnaître que, de nos jours, elle devient ridicule et inquiétante ; elle aboutira à quelque catastrophe, car un pareil malentendu entre le souverain et ses sujets ne saurait durer indéfiniment et on ne peut gouverner un État où le pillage et l’incendie résultent d’un appel à la dévotion dynastique. L’obscurantisme Russe paraît avoir à peine reculé depuis vingt-cinq ans ; il faudrait, pour regagner le temps perdu, le combattre avec une extrême vigueur. Y songe-t-on ?

Le Canal de Panama.

L’œuvre malheureuse, et grandiose quand même — de Ferdinand de Lesseps aura été poursuivie jusqu’au bout par le sort. La nouvelle société fondée en 1894, et qui s’était proposé ce but aussi beau que chimérique d’achever le canal et de relever le crédit de l’entreprise, devait fatalement aboutir, après d’infructueux efforts, à tenter de vendre le tout aux États-Unis. Mieux eût valu s’y décider tout de suite et mettre le gouvernement Américain en présence d’une proposition immédiate ; mieux eût valu surtout constituer un groupement Sud-Américain pour mener de connivence avec la société Française, l’affaire à terme. Unie au Brésil, au Chili, au Pérou et à l’Argentine, la France eût peut-être réussi à achever son colossal travail ; en tout cas, cette concurrence inattendue aurait eu pour résultat d’exciter les ambitions des États-Unis et de hausser les prix de vente. En essayant de remonter l’affaire, chose impossible, la nouvelle Société n’a fait que souligner l’impuissance de la France à venir à bout du canal ; elle a achevé de déconsidérer l’œuvre et a rendu impossible une transaction vraiment avantageuse. Réduite aux abois, elle a dû formuler une offre et elle l’a faite le jour même où la chambre des représentants de Washington se déclarait favorable à la route du Nicaragua. On sait, en effet, que l’idée du canal de Nicaragua est contemporaine du plan de percement de l’isthme Panamien. Les deux projets eurent des partisans exclusifs et sous l’influence des entrepreneurs Américains qui considéraient la route du Nicaragua comme plus favorable à leurs intérêts, c’est cette dernière qui sembla longtemps l’emporter dans les sympathies de l’opinion transatlantique. La société Française offrit, le 9 janvier dernier, de céder la totalité de ses biens et droits dans l’isthme avec les plans et archives de Paris pour quarante millions de dollars, soit deux cents millions de francs. La chose était trop avantageuse pour que l’esprit pratique du peuple Américain la laissât échapper. Aussi sans crainte de se déjuger, le congrès se montra prêt à accepter, et c’est maintenant au président Roosevelt à dire le dernier mot. On le sait sympathique au rachat ; mais il doit négocier préalablement avec la république de la Colombie sur le territoire de laquelle se trouve le canal de Panama. On calcule que les négociations dureront quelque temps et que l’affaire ne pourra guère être terminée avant janvier 1903. Quant aux obligataires de la première société, ils auront à se partager plus des deux tiers du prix de vente ; mais cela ne représentera encore que treize pour cent à peine du capital versé par eux jadis !

Le tribunal de La Haye.

« Greffier, Greffier, s’écrie de temps à autre le président du fameux tribunal d’arbitrage créé à la suite de la Conférence de la Paix, ne vois-tu rien venir ? » Et le Greffier, comme sœur Anne, répond en gémissant du haut de son belvédère : « Je ne vois rien, que des vaches qui paissent et des moulins qui tournent ! » Une si déplorable inactivité n’est pas propre à répandre un grand prestige sur l’infortuné tribunal ; aussi clame-t-il d’allégresse en apprenant qu’enfin un certain nombre d’affaires lui vont être soumises. Il y a d’abord une question de câbles sous-marins sur laquelle l’Allemagne et la Hollande ne parviennent pas à s’entendre ; il y a aussi l’île Saint-Thomas que les États-Unis sont prêts à acheter au Danemark mais dont les conditions de vente soulèvent plusieurs détails litigieux… Ces petits conflits seront pacifiquement dénoués par l’honnête tribunal ; seulement chacun reconnaîtra qu’en aucun cas ils n’eussent dégénéré en querelles sérieuses ; depuis longtemps il est coutume, entre les puissances, de déférer à un arbitrage ce genre de désaccords sans qu’il soit besoin d’un tribunal permanent. Mais allez donc offrir à la Turquie, à l’Allemagne, à la Russie, à l’Angleterre de porter devant les juges de La Haye les problèmes Arménien, Polonais, Finlandais et Irlandais. Vous verrez si vous serez bien reçu. Ainsi en sera-t-il de tout conflit grave, et dès lors on se demande si l’existence du tribunal de La Haye est propre à servir les intérêts pacifiques en rappelant aux peuples la valeur de l’arbitrage international, ou bien si la vue de son inactivité forcée n’est pas de nature à desservir ces mêmes intérêts en soulignant l’impuissance de l’institution.

Émigration Transatlantique.

Le mouvement qui portait naguère tant d’Européens vers le Nouveau-Monde et qui se chiffrait en 1891-1892 par 623.000 émigrants, s’était beaucoup ralenti. En 1896-1897 le total des immigrations était tombé à 230.000. Or, en 1900-1901, il est remonté à près de 500.000. Ceux qui émigrent de la sorte se divisent en deux groupes ; les uns, et de beaucoup les plus nombreux, sont des travailleurs manuels presque dénués de ressources ; ils viennent d’Italie, de Russie et d’Autriche. Les autres provenant d’Angleterre, de Suède, d’Allemagne, appartiennent en général à une classe sociale relativement aisée. En 1900-1901 il est venu 134.000 Italiens et 113.000 Autrichiens, 46.000 Anglais, 30.000 Suédois, 12.000 Norvégiens, etc. Il vient aussi des Roumains, des Portugais, des Français, des Suisses, des Belges, des Hollandais, mais en petit nombre. À remarquer le chiffre très élevé proportionnellement des émigrants Grecs : près de 6.000 contre 4.000 Portugais, 3.000 Français, 2.000 Suisses et 1.600 Belges. Il est assez intéressant de noter que les Grecs se dirigent vers l’Amérique du Nord. C’est une vieille coutume de cette race à la fois la plus littéraire et la plus commerçante de l’Ancien-Monde, d’aller chercher fortune au loin et quand on se remémore combien sont devenues riches les colonies Grecques d’Alexandrie, de Marseille et de Londres, on se demande si celle de New-York n’est pas destinée à s’élever plus haut encore.

Le Campanile de Venise.

Une catastrophe artistique d’autant plus déplorable qu’elle aurait pu être évitée s’est récemment produite à Venise. Le merveilleux campanile qui s’élevait sur la place de Saint-Marc, à côté de la basilique, s’est effondré et si la basilique elle-même s’est trouvée heureusement épargnée, plusieurs statues et œuvres d’art ont été détruites. La tour sera reconstruite et tel est le prestige qu’exerce dans le monde entier la prodigieuse cité, que déjà les dons affluent de tous côtés, comme si l’Italie n’était pas assez riche pour payer la reconstruction ; mais il faut voir dans ce concours de bonnes volontés la preuve de la solidarité internationale que crée dans le monde moderne, l’œuvre d’art ; et cette solidarité est bonne et utile. Tant de choses séparent les hommes ! Il est réjouissant de constater que certains sentiments les unissent aussi fortement que d’autres les divisent. L’administration Italienne, s’il faut en croire certains chroniqueurs bien informés, ne méritait pas toutefois d’être aidée de la sorte, dans la réparation d’un désastre causé par son incurie. Non seulement la situation de Venise, à demi soutenue par des pilotis et perpétuellement rongée en dessous par les flots de l’Adriatique, nécessite que ses monuments, si nombreux et uniques en leur genre, soient l’objet d’une vigilance de tous les instants, mais le campanile, en particulier, excitait depuis longtemps des craintes trop justifiées. Voici vingt ans qu’un architecte, employé par l’État à des travaux de réfection du palais Ducal, ne se lassait pas de signaler aux autorités le danger dont il avait découvert la menace. Mais comme le campanile n’était pas dans ses attributions, on ne se donnait même pas le souci de lire ses rapports ; on les retrouvera tous intacts dans les cartons où ils furent ensevelis l’un après l’autre. Bien plus, le pauvre homme s’étant permis d’écrire à la reine Marguerite pour lui demander d’intervenir, ses chefs le destituèrent. Voilà, direz-vous, une fichue administration ! Heureusement qu’il n’y en a pas beaucoup comme cela ! Détrompez-vous, cher concitoyen, elles le sont toutes. Il paraît même que celle-ci était renommée pour son zèle et son activité ; jugez un peu de ce que valent les autres. Et de cet événement si fâcheux, retenez bien ceci : plus vous aurez d’inspecteurs et de sous-inspecteurs pour un monument ou une institution, moins bien iront les choses. Ah ! la bureaucratie, Seigneur Dieu ! Quelle lèpre pour une civilisation !

La Retraite de Lord Salisbury.

Le vieux Lord, auquel nul ne contestera, vu son âge avancé, le droit de se reposer, se retire sous un amas de fleurs dont bien peu sont méritées. Ses services, il est vrai, se recommandent par la quantité, sinon par la qualité ; il fut premier ministre pendant plus de treize ans, sans compter les cabinets dont auparavant, il avait fait partie comme ministre des Indes, puis des Affaires Étrangères ; en somme il est sur la brèche depuis près de quarante ans : comme durée, c’est une belle carrière. Il a présidé le gouvernement de son pays une année de plus que Gladstone et, dans l’histoire Britannique, on ne trouve guère que Pitt et Robert Walpole dont le séjour au pouvoir se soit prolongé davantage. Mais il suffit précisément de rapprocher son nom de ceux de si illustres devanciers, pour s’apercevoir à quel degré il leur est inférieur. L’Angleterre qu’il abandonne n’est pas seulement tout l’opposé de celle qu’il a prise ; ceci n’aurait rien d’extraordinaire ; un homme d’État a le droit et même le devoir, en certaines circonstances, de changer d’avis ; mais Lord Salisbury justement n’a pas changé d’avis ; il est demeuré, au fond de lui-même, fidèle à sa conception du monde et cette conception, il l’a desservie, en sorte que l’Angleterre d’aujourd’hui est toute différente de ce qu’il eut souhaité qu’elle fut. Hautain, sceptique et dédaigneux, il lui est arrivé maintes fois de marquer, par une plaisanterie ou un sourire ironiques, le peu de cas qu’il faisait des mesures préconisées par les membres de son cabinet ou par lui-même et la médiocre estime qu’il professait à l’égard de sa propre politique. Agissait-il ainsi par ambition, par soif du pouvoir, ne pouvant se décider à le quitter ? Nullement. Lord Salisbury, très grand seigneur en cela, aimait beaucoup les loisirs intellectuels de la vie privée dont il savait profiter et ne dissimulait pas toujours l’ennui qu’il éprouvait d’être éloigné de sa belle résidence d’Hatsfield par les labeurs de la vie publique. Alors, comment s’expliquer ces autonomies ?… Par la faiblesse caractéristique du personnage. Lord Salisbury était un grand indolent, non pas certes d’une indolence vulgaire de détail, mais de cette espèce de laisser-aller philosophique auquel l’absence de fortes convictions et de rude énergie conduit aisément un homme riche et instruit. En dernier lieu, Lord Salisbury servit de paravent à M. Chamberlain ; c’est probablement, dans sa longue carrière, ce qui l’aura le plus contrarié !

Un Ban pour Balfour !

De son neveu et successeur, nous ne dirons rien. Aussi bien, doit-on attendre un homme d’État à l’œuvre avant de le juger.

M. Balfour parait élégant, aimable, intelligent ; il est douteux qu’il soit davantage et évidemment ce ne serait pas assez pour fournir une longue carrière ministérielle. Peut-être des qualités supérieures vont-elles se révéler en lui. Son accord avec M. Chamberlain est certain et on dit d’ailleurs, que nul en ce moment n’oserait se passer en Angleterre, de l’appui du tout puissant ministre des Colonies.

Notons un détail curieux. Le jour de son élévation au rang de premier ministre, M. Balfour, à son entrée à la Chambre des Communes, a été salué par les applaudissements unanimes de l’Assemblée et par de courtes mais cordiales harangues prononcées au nom de l’opposition comme au nom du parti gouvernemental par des orateurs qualifiés. Demandez-vous, lecteurs, si la France ne gagnerait pas à ce que de telles mœurs s’établissent enfin dans le Parlement de la République.


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L’ÉDUCATION PHYSIQUE DE VOS FILS



Au xixème siècle, ce ne serait pas suffisant de dire que l’éducation physique a évolué. Elle est née, ou mieux elle s’est réincarnée ! Elle a repris une forme, un corps !

Depuis le temps des anciens Grecs — si l’on en excepte l’époque de la chevalerie — nul n’en avait eu cure, nul n’y avait plus songé.

Sa cause, aujourd’hui, est de nouveau gagnée et il est inutile de la défendre par des arguments. Tout le monde est d’accord sur l’utilité des mesures propres à améliorer les races d’animaux et comprend que le premier des animaux à améliorer, c’est l’homme.

Par malheur, cette conviction a fait naître une nuée de théories, les savants s’en sont mêlés, les médecins sont intervenus et l’éducation physique qui est la chose la plus simple du monde et devenue un monument pesant, biscornu et compliqué dont l’architecture rappelle celle du Palais de Justice de Bruxelles.

Les qualités physiques qu’il importe à l’homme d’acquérir sont, non point la force et l’adresse qui sont des qualités spéciales et locales, mais la résistance et la souplesse. Un hercule de foire ou un jongleur de profession sont des types de force et d’adresse habituellement cités en exemple ; mais ils ne possèdent pas nécessairement la résistance et la souplesse générales propres à l’homme normal, et pour une raison bien simple, c’est qu’ils ne sont point des hommes normaux. Pouvoir soulever un fardeau nous est utile dans la vie, mais le soulever à bras tendus… pourquoi faire ? Savoir attraper un objet au vol est également utile, mais le rattraper avec la plante du pied au lieu de la paume de la main… à quoi bon ? Résistance et souplesse ne consistent pas à savoir faire des tours, mais à n’être embarrassé en présence d’aucune des situations dans lesquelles la vie de chaque jour peut nous placer. Si le cratère de la Martinique s’ouvre sous nos pas ou que le train, qui nous emporte à toute vapeur, en télescope un autre, ce ne sont pas nos talents d’hercule ou de jongleur qui nous en tireront mieux que nos voisins d’infortune ; par contre, s’il faut détaler pendant deux kilomètres sans reprendre haleine, devant un péril quelconque, l’homme normal fournira cette petite course mieux que l’hercule, et de même il se montrera supérieur au jongleur s’il faut ramer une heure durant pour sortir d’un mauvais pas. Que nos muscles d’ensemble soient donc en bon état, robustes et obéissants, et l’ordre de mobilisation que donnera le cerveau sera exécuté avec rapidité et exactitude.

Tel est, au fond, le but de l’éducation physique. C’est de préparer la mobilisation de l’homme. Celui-ci représente une armée : l’état-major et le généralissime sont dans la tête ; les officiers et les troupes, dans les membres. L’estomac, c’est l’intendance ; les sens sont les sentinelles ; l’ennemi est au dehors, mais au dedans circulent les traîtres qui sont la maladie. L’éducation physique doit tendre à expulser les traîtres, à empêcher les sentinelles de s’endormir, à assurer le service du ravitaillement sur toute l’étendue du territoire, à maintenir les troupes bien exercées, l’état-major lucide et prompt, le généralissime résolu et maître de lui ; dès lors, la mobilisation est assurée dans les conditions les meilleures possibles.

« Voilà un beau programme, direz-vous, mais que je serais bien embarrassé d’appliquer. Comment faire l’éducation physique de mes fils, moi qui habite un bourg sans ressources et qui ne tiens pas, d’ailleurs, à dépenser plus d’argent que je n’en ai, c’est-à-dire pas beaucoup » ? — Je vous prends au mot, lecteur, et vais tâcher de vous indiquer comment un homme dans la force de l’âge peut, à lui tout seul et presque sans bourse délier, faire l’éducation physique de ses garçons et refaire la sienne par la même occasion, en y consacrant, soit une heure par jour, soit trois heures deux fois par semaine.

Au point de vue de leur application, vous diviserez les exercices en : exercices de sauvetage, exercices de défense, exercices de locomotion. Au point de vue de leur pratique, vous distinguerez ceux qui nécessitent le plein air et beaucoup d’espace de ceux qui peuvent s’exécuter dans un endroit clos, par le mauvais temps. Enfin, au point de vue de leur appropriation aux forces du sujet, vous attendrez de toutes façons que celui-ci ait cessé d’être un enfant pour devenir un adolescent et vous alternerez les exercices de façon à mettre en mouvement toutes les parties de son corps les unes après les autres.

Le type des exercices de sauvetage est la Gymnastique. Rien qui ait l’apparence plus compliquée que l’intérieur d’un gymnase : anneaux, barres parallèles, cheval de bois, haltères, massues… Rien de plus simple, pourtant, que la gymnastique naturelle vers laquelle tous ces engins vous ramènent finalement, par des voies détournées. Elle se résume en quatre points : courir, grimper, sauter, lancer.

Dans la course, deux choses sont à considérer : le terrain et la chaussure. Non seulement, si l’un et l’autre sont défectueux, on risque de se blesser, mais on n’apprend pas à bien courir ; le pied se pose mal, la détente s’opère à demi, l’enjambée est irrégulière, le rythme ne s’établit point. À défaut de gazon, la terre battue, même un peu dure convient ; peu importe les côtes ; ce qu’il faut éviter, ce sont les ornières, les pierres roulantes, les trous cachés sous l’herbe ; une grande route bien entretenue, en dehors des temps de sécheresse extraordinaire, vaudra mieux qu’une cour de ferme… Vous avez donc à portée tout ce qu’il vous faut et quant à la chaussure, des espadrilles en toile très forte, à semelle épaisse, s’ajustant aussi bien que possible, feront l’office de souliers de course. Ainsi équipé et sur de pareilles pistes, ce n’est pas, bien entendu, la vitesse qu’il faut chercher ; la vitesse, du reste, n’importe qu’à ceux qui veulent gagner des championnats. Ce qui importe à tous, c’est le fond, l’endurance, la course un peu longue fournie à bonne allure, sans emballements, en économisant ses forces au début et en distribuant intelligemment l’effort.

On peut grimper de plusieurs façons, soit à l’aide de points d’appui fixes comme ceux que fournissent les flancs rocheux d’une montagne ou les barreaux d’une échelle — soit en s’aidant soi-même par l’adhérence des mains, des genoux ou des pieds à une corde ou au tronc lisse d’un arbre, soit, enfin, par les bras seuls, en accomplissant une culbute ou un rétablissement. Grimper à l’échelle est un sport enfantin auquel on peut se livrer tout jeune : mais on néglige de faire succéder à l’échelle de bois en position inclinée, l’échelle de corde posée verticalement ; c’est pourtant celle-là dont l’intérêt est le plus certain au point de vue du sauvetage. Fabriquez vous-même une échelle de corde, accrochez-la solidement à votre fenêtre ; descendez et faites descendre vos enfants, d’abord les mains vides, puis en portant des paniers, des fardeaux, des objets encombrants ; ils deviendront agiles comme des pompiers. Ensuite, vous remplacerez l’échelle par la corde unique, d’abord à nœuds, puis lisse, et vous verrez l’étonnant résultat de cette gymnastique si simple. Quant aux arbres, il y en a toujours à portée. S’ils sont minces, unis et droits, on y monte comme au mât de cocagne ; si, au contraire, ce sont des troncs très larges, mais hauts et droits, voici un procédé peu usité dans nos pays et, pourtant, très bon à connaître. On s’asseoit à terre, l’arbre entre les jambes, et on se passe aux pieds les nœuds coulants d’une pièce d’étoffe — une large ceinture de laine, par exemple. Cette ceinture enserre l’arbre, y adhère et permet de se hisser rapidement et sans fatigue au sommet, en élevant successivement chaque bras et chaque jambe, comme le long d’une échelle. Si l’arbre est un de ces robustes chênes à fortes branches horizontales, c’est le cas de s’entraîner aux rétablissements. Le rétablissement est un exercice auquel les médecins font la guerre, on ne sait pourquoi ; il n’est pas plus dangereux que les barres parallèles qu’ils préconisent, et infiniment moins que la barre fixe. La barre fixe, ou même le trapèze, n’ont pas d’application courante dans la vie ; le rétablissement, au contraire, est d’un usage constant : pas d’autre manière de franchir un mur ou certaines hautes barrières, d’escalader un balcon, d’opérer certains sauvetages. Pour bien apprendre le mécanisme du rétablissement, l’instrument le meilleur est une forte planche posée à deux mètres du sol sur des tréteaux ou des échelles doubles ; là encore, rien de compliqué. Le trapèze, s’il n’a pas d’utilité immédiate, est divertissant et assouplissant ; il ne coûte pas cher ; on en fabriquerait un assez facilement ; l’installer est une autre affaire ; le plus aisé est de le pendre à la maîtresse branche d’un gros arbre. Une barre fixe est, de tous points, inutile.

Le saut en longueur, avec et sans élan, est le plus naturel et le plus anodin ; l’adolescent qui s’y entraîne régulièrement atteint sans peine de jolies distances. Dès que s’interpose un obstacle en hauteur, le saut devient chose délicate. C’est que les trois quarts du temps la nervosité s’en mêle ou pour mieux dire, la « peur mécanique », cette espèce d’angoisse des muscles qui les rend maladroits, d’une maladresse accrue à chaque nouvel échec. Il faut commencer avec la corde qui ne résiste pas et s’y tenir longtemps avant d’aborder la barrière — ensuite travailler à bien franchir celle-ci, de côté, en s’appuyant des deux mains — puis d’une seule main — puis sans toucher. Restent alors le saut à la perche et le saut à cheval ; la perche doit être bien choisie, légèrement flexible, mais surtout très résistante pour éviter les accidents graves qui pourraient résulter d’une rupture. Le cheval n’a nul besoin d’être un Bucephale ; n’importe quel gros cheval de labour peut être facilement dressé à la voltige élémentaire, immobile ou au pas ; au trot ou au galop, c’est tout différent et si même l’animal s’y prêtait, il ne serait pas prudent de s’en servir ; j’appelle voltige élémentaire, sauter à terre et à cheval, à droite et à gauche indistinctement, par opposition à des exercices comme les ciseaux ou le saut debout ou en croupe ; ceux-là ne sont pas d’un usage courant dans la vie.

On néglige partout aujourd’hui d’apprendre à lancer. Il s’agit pourtant d’une faculté fort utile ; on peut dire du lancer qu’il est l’alphabet du tir, car il forme à merveille le coup d’œil. C’est en lançant qu’on apprend le mieux à évaluer les distances, qu’on se rend le mieux compte de la prodigieuse gaucherie d’un membre inexercé et qu’on arrive à la corriger. C’est aussi un exercice pour lequel toutes les théories du monde ne signifient rien et qu’une pratique opiniâtre peut seule nous rendre familier. On lance avec la main, avec le bras et avec le pied. À tous ces mouvements l’homme inexercé est également maladroit. Prenez soit un galet bien rond, soit ce qui vaut mieux une de ces balles dont les collégiens se servent pour « caler » comme ils disent. Elles ont la forme et la dimension d’une balle de tennis, mais elles sont beaucoup plus lourdes. Le but à atteindre doit être une surface blanche — une surface de carton par exemple d’environ deux mètres carrés. Vous la placez d’abord à une faible distance, puis vous l’éloignez au fur et à mesure que l’expérience vient. Ce lancement est le plus difficile et le plus utile de tous ; la détente du bras s’obtient assez vite, mais c’est la main, ce n’est pas le bras qui atteindra le but. Au moment précis où les doigts s’ouvrent pour lâcher l’objet, le bras doit donner l’élan et la paume la direction ; cette concordance est indispensable à réaliser et là est précisément le point délicat ; la main et le bras gauche sont naturellement les plus réfractaires ; aussi peut-il y avoir intérêt à commencer par eux. Le lancer du javelot — un bâton bien choisi, aiguisé par devant et un peu alourdi par derrière fait un excellent javelot — est aussi bon à pratiquer. Quant à la sphère pesant jusqu’à 7 kilos 250, dont on se sert dans les concours, elle n’est pas d’un emploi recommandable en éducation physique. C’est un simple exercice de force qui ne convient qu’aux hommes faits. L’effort qui la détache est le fait du corps tout entier arc-bouté contre le sol et la détente de la jambe vient s’y ajouter à celle du bras. Hormis l’intérêt historique qui s’y rattache, le disque ne présente aucun avantage : il n’a aucune supériorité sur la balle ou le javelot. Nous nous en tenons donc à ces deux objets si faciles à se procurer et qui sont très suffisants pour former un bon lanceur. Reste le lancement avec le pied. Il faut avoir un gros ballon de cuir solide et fortement gonflé. On peut le frapper soit de pied ferme, soit en courant. De toutes façons on doit devenir maître de la direction que le coup imprime au ballon et approximativement de la distance à laquelle on l’envoie. Ce n’est pas si simple et vous n’y parviendrez qu’au bout de longtemps. Un excellent exercice, qui rend très adroit est ce que les Anglais nomment dribbling ; au jeu de foot-ball, c’est un procédé fréquemment employé. Il consiste à courir en conduisant le ballon à petits coups de pied qui le maintiennent à terre entre les jambes, et le font pour ainsi dire courir avec le joueur. On pourrait signaler encore d’autres lancers, tel celui de l’épervier qu’on peut pratiquer à terre avec moins de danger et autant d’avantages que sur l’eau ; il comporte une grande part d’adresse et développe la poitrine en même temps qu’il requiert l’attention et la coopération de tous les membres.

Avec la gymnastique, c’est la natation qui complète l’enseignement de ce que nous avons appelé les exercices de sauvetage. On enseigne les mouvements de la natation à sec, sur le chevalet, et cet apprentissage donne de très bons résultats. N’empêche qu’il y a là une simple préface et qu’il ne faut pas attendre d’un élève exercé à sec, fut-ce pendant des années, qu’il se débrouille le jour où on le jettera dans l’eau ; son premier soin sera de couler à pic. C’est que nager est moins un art qu’une capacité. En anglais, on ne dit pas : savez-vous nager ? Mais bien : can you swim ? pouvez-vous nager ? Et c’est une faculté, en effet, une faculté endormie qu’il faut réveiller ; chez certains, son sommeil est même si profond qu’on ne parvient jamais au réveil ; le cas, toutefois, est rare. Il résulte de tout ceci que la première condition à assurer à l’élève, c’est la sécurité. Ni la faible hauteur de l’eau, ni la ceinture de liège ne valent à cet égard la corde légère mais résistante enroulée autour des reins et tenue du bord ou du bateau. Dès que l’élève connaît les mouvements qu’il a à exécuter, c’est à ce procédé qu’il faut avoir recours et il n’y a nul inconvénient à le prolonger très longtemps. Le nageur est exposé en effet à des « reculs de confiance ». Une vague qui l’étouffe, une crampe qui le paralyse, un courant qui l’entraîne et aussitôt le voisinage du danger qui, en somme, l’étreint de toutes parts, se révèlera à lui avec une intensité pouvant laisser des traces. Relié à la terre ou au bateau, il prendra au contraire ses ébats sans arrière-pensée et cet état d’âme est nécessaire à l’espèce de modification organique qui s’opère en lui et, d’un animal hostile à l’eau, fera un animal flottant.

Maintenant, l’éducation du nageur n’est pas complète parce qu’il est arrivé à se soutenir et à progresser dans l’élément liquide. Il est bon qu’il sache encore plonger, nager avec ses habits, chavirer et enfin ramener à terre un fardeau. Si vous n’avez pas à portée la nappe d’eau douce ou salée qui vous permettra d’apprendre à nager à vos fils, rien à tenter évidemment ; mais si vous l’avez, faites en sorte de ne pas vous en tenir à l’a. b. c. de cet exercice. La répugnance à plonger vient parfois de la chute. On emploie à Joinville-le-Pont une planche à bascule, bien savonnée, sur laquelle l’homme s’étend, les bras en avant ; la planche bascule au dessus de l’eau et comme il se sait tenu par une corde, l’élève apprend peu à peu à ne pas résister et remonte tout seul à la surface. Ayez en outre de vieux habits et de vieux souliers qu’il sera bon d’utiliser pour des bains peu confortables, mais éminemment pratiques ; car enfin, quand on tombe à l’eau par accident, on n’est point d’ordinaire, en caleçon. Pour apprendre à bien chavirer, la périssoire ou la yole de rivière en bois léger sont des instruments très propices… et quand elles ont la quille en l’air, c’est un travail ardu mais fécond de les amener jusqu’à la berge.

Les exercices de défense comprennent le tir et toutes les escrimes. L’escrime la plus naturelle est aussi celle dont s’accommode le mieux la constitution d’un tout jeune garçon ; on peut donc commencer par elle ; c’est la boxe. Il y a comme chacun le sait, deux sortes de boxes : la boxe Anglaise dans laquelle le coup de poing est seul en usage et la boxe Française dans laquelle le coup de poing se combine avec le coup de pied. Si vous n’avez point fréquenté régulièrement une salle d’armes et de boxe, vous ne serez pas à même, c’est certain, de pousser très loin l’apprentissage de vos fils. Pourtant, vous pouvez leur donner les premiers éléments des diverses escrimes sans aller, bien entendu, jusqu’à l’assaut, et ces éléments, si même ils en restent là, leur seront infiniment utiles dans la vie. La boxe dans son ensemble se réduit à des coups de poing directs ou indirects qui visent la figure et les côtes — et à des coups de pied directs ou indirects qui visent la cheville ou le ventre. On les pare ou on les esquive. Il existe de petits manuels de boxe où tous ces mouvements sont indiqués avec des figures explicatives à l’appui. Ce sont en général, remarquons-le, des mouvements très simples et faciles à répéter ; mais il ne faut jamais le faire dans le vide. La boxe dans le vide est un mauvais exercice, déroutant pour les muscles et pour l’œil. Or, comme on ne peut sans danger, laisser des commençants se taper les uns sur les autres, il faut fabriquer un but. Rien de plus simple. Vous appliquez contre un mur une botte de paille et vous tendez dessus et clouez tout autour une pièce de forte toile de la hauteur et de la largeur d’un homme moyen. Sur le matelas les coups peuvent pleuvoir à poings nus ; les contacts sont suffisamment rudes sans être dangereux ; la détente du bras et de la jambe s’opère complète ; l’épaule et la hanche prennent toute la mobilité désirable[1].

La boxe est un combat sans armes. L’arme la plus simple et la plus naturelle c’est le bâton. Le bâton, et son diminutif la canne, ont donné naissance à des escrimes savantes et un peu plus compliquées que nature. Laissez de côté ces théories et ne choisissez ni la longue perche qui se manie à deux mains, ni la légère badine qui fouette en frappant. Prenez la grosse canne de promenade, c’est-à-dire l’objet usuel dont il importe de savoir tirer tout le profit possible à l’occasion. L’art du bâton consiste principalement dans le moulinet et se ramène à l’assouplissement du poignet — des deux poignets, puisque c’est un principe fondamental, posé une fois pour toutes, que chaque sport doit être pratiqué successivement des deux mains de façon que si le côté gauche n’atteint pas la même dextérité que le droit, du moins ils soient à peu près d’égale force et que l’harmonie du corps ne s’en trouve pas compromise. Le but à établir, pour le bâton et pour l’escrime en général, se composera d’un pieu épais fortement entré en terre, de la hauteur d’un homme et qui devra être revêtu d’une enveloppe de grosse toile bourrée de paille. Ce même but pourra servir à l’escrime du sabre. Coups de tête, de figure, de flanc, de ventre, de banderole et de manchette, cette escrime ne se compose pas d’autre chose ; c’est une des plus simples en théorie et pourtant une des plus variées et des plus amusantes à pratiquer. Si les sabres de métal sont coûteux, on peut se procurer à bon marché des sabres à lames de bois qui sont en usage dans les salles d’armes pour les commençants.

Restent le fleuret et l’épée. Ici, l’enseignement d’un technicien se remplace difficilement. Pour l’oser, il faut que vous ayez suffisamment pratiqué ce sport pour le bien posséder ou du moins pour pouvoir vous y remettre en peu de temps. Sans cela vous ne sauriez aller, avec l’aide d’un manuel, au-delà du premier alphabet qui consiste à savoir se fendre, marcher, rompre et prendre une bonne position sur le terrain. Si élémentaires que soient ces exercices, d’ailleurs il ne faut pas les dédaigner. Ils peuvent s’accomplir avec une baguette en main, en guise de fleuret.

La lutte est aussi une escrime et d’une haute antiquité puisque les Égyptiens s’y livraient déjà sous les règlements encore en usage aujourd’hui. Mais elle demande un professionnel expert et précautionneux et convient mieux à des hommes faits qu’à des adolescents ; il peut y avoir avantage à étudier quelques prises et la façon d’y échapper, pour se faire une idée de ce sport intéressant ; rien ne serait plus dangereux toutefois que de mettre deux garçons en présence et de les laisser s’attaquer librement sans apprentissage et sans contrôle.

Nous ne dirons qu’un mot sur le tir. C’est par excellence l’instrument de la défense collective ; dans nos pays civilisés, sa valeur de défense individuelle est très réduite. On n’a pas coutume de se promener le revolver en poche et l’usage qu’on en ferait serait d’ailleurs plein d’inconvénients. Au point de vue militaire au contraire, l’excellence du tireur est d’une capitale importance pour l’ensemble de l’armée. Les Boers ont fourni à cet égard un exemple irréfutable. Il faut donc saisir l’occasion qui s’offre à vous de familiariser vos fils avec un fusil, de les habituer non seulement à bien viser, mais à démonter l’arme et à en prendre soin ; leur participation aux exercices d’une Société de tir est éminemment désirable. C’est en effet du tir à la cible que nous voulons parler et non du tir au vol. Ce n’est ni en livrant aux enfants des carabines-joujou ni en laissant les adolescents s’adonner prématurément à la chasse qu’on peut former de vrais tireurs au sens national et patriotique de ce mot.

Les exercices de locomotion se ramènent à trois types : l’homme seul — l’homme et l’animal — l’homme et la machine. Le premier type se réduit à la marche ; nous avons classé la course dans les exercices de sauvetage ; ce n’est pas que cette classification soit irréprochable ; la course est sans doute, un genre de locomotion ; il ne faut pas cependant la considérer comme une marche accélérée ; elle n’est pas plus naturelle à l’homme que la natation ; pour devenir un coureur ou un nageur de profession, l’homme doit se faire en quelque sorte une seconde nature ; pour devenir un solide marcheur, il lui suffit de s’entraîner normalement. En pays de montagne, la marche se transforme en alpinisme ; mais la plaine ne doit pas se croire placée dans un degré de trop grande infériorité par rapport à la montagne, dans la formation du marcheur ; les longues courses en pays plat sont éminemment favorables au développement des qualités nécessaires ; il faut seulement les régler avec soin, les allonger et les espacer de façon judicieuse. Le but à atteindre, c’est le raid, c’est-à-dire la course démesurée exécutée sans dommage, à l’improviste. Beaucoup de gens se croient de vigoureux marcheurs parce qu’ils ont coutume de fournir quotidiennement un certain nombre de kilomètres. Ainsi pratiqué, cet exercice représente une énorme perte de temps et des bénéfices incertains. Le corps s’accoutume à la dose de travail demandée et ne sait rien donner au-delà. L’expression de marches forcées indique comment on doit procéder dans l’entraînement : il faut, de temps à autre, forcer la dose pour laisser s’écouler ensuite une période de repos. Le marcheur, en un mot, doit être toujours prêt à se dépenser — et ne pas le faire inutilement.

L’équitation est une gymnastique en premier lieu ; c’est, en continuant de s’y exercer, une science, et pour celui qui pousse encore plus loin, cela devient un art. Cette triple division indiquée par un professeur Parisien, M. H. Jamin, est très juste. Laissant de côté, le cas exceptionnel où vous auriez à portée les ressources — et où vous possèderiez les connaissances qui vous permettraient de faire de vos fils des cavaliers accomplis, il n’y a pas de motif pour que vous ne cherchiez pas à les conduire au-delà du premier degré, c’est-à-dire à les familiariser avec les éléments de la gymnastique équestre. Nous en avons déjà parlé à propos de la voltige. Sauter à cheval est fort bien ; mais il faut s’y tenir et surtout s’y tenir longtemps. Il s’est introduit dans l’enseignement de l’équitation des tendances quintessenciées. Dès qu’un jeune homme enfourche un cheval, il semble qu’il se soit engagé à devenir un écuyer ; tout ou rien. Il sera capable de monter un pur-sang ou bien c’est inutile qu’il apprenne rien. Et l’endurance, qu’en faites-vous ? Ne méprisez pas le gros cheval lourd qui sert à vos travaux ou que votre voisin vous prêtera et, si vous n’avez pas de selle, que vos garçons le montent à poil, plusieurs heures durant ; car on ne se rend pas compte, en général, combien les meilleures leçons d’équitation perdent à être trop brèves et combien les moins savantes gagnent par la durée.

Toute autre est la machine, bicyclette, automobile ou bateau (en attendant que l’usage du ballon se soit répandu). Il suffit de quelques leçons pour apprendre à conduire ces instruments et cela ne s’oublie pas. Sans doute, plus on a de pratique, plus on y devient habile ; mais prenez deux hommes dont l’un a fait, il y a longtemps, un très bref apprentissage de cycliste, de chauffeur ou de rameur — dont l’autre n’en a aucune notion, en combien de cas le premier aura-t-il lieu de se féliciter de sa supériorité sur le second et sans voyager beaucoup, combien d’occasions se présentent d’utiliser ces moyens de locomotion ! En fait de sport nautique nous ne parlons ici que d’aviron. La voile est autrement compliquée ; il est assez rare d’ailleurs qu’un homme se trouve appelé à manœuvrer seul un voilier. Tenons-nous en aux moyens de locomotion individuels et usuels ; on pourrait aussi apprendre à conduire un yacht à vapeur et une locomotive !… Ce qui ne veut pas dire que si la mer ou un lac se trouvent sur votre horizon, il ne sera pas sage de faire initier vos fils au maniement d’un voilier ; en général, il faut, en éducation physique comme en tout le reste, profiter de toute occasion qui s’offre d’apprendre quelque chose de nouveau. Nous en dirons autant du patinage sur glace ou sur neige. Le patin d’acier et le ski sont également des machines créées en vue d’une locomotion rapide et — dans certaines circonstances — très utile à connaître. Évidemment le pays de Caux est rarement propice à de telles expériences ; mais qui sait si tel fonctionnaire qui lit cette revue se sera pas, l’année prochaine en résidence au flanc des Alpes ou des Vosges ; nous écrivons pour tous les Français.

Terminons par quelques conseils d’ordre général ; le premier ce sera de mettre dans votre enseignement, lecteur, beaucoup de variété et d’imprévu, un tantinet d’émulation et une prudence hardie. Il se répartira sur plusieurs années ; l’imprévu est le moyen le plus sûr que vos élèves jamais ne le trouvent monotone ; l’alternance irrégulière des exercices n’est pas bonne seulement pour les muscles, mais aussi pour l’imagination. Les collégiens qui s’ennuient à la leçon de gymnastique s’y intéresseraient bien davantage s’ils ne savaient pas, point par point, en entrant au gymnase, ce qu’on va leur demander. Quant à l’émulation, c’est un ressort pédagogique que les moralistes dédaignent et décrient volontiers, mais qu’il faut bien faire jouer tout de même, parce qu’il est le plus actif et le plus puissant ; et sûrement ce n’est pas une des moindres excuses d’Adam, dans le paradis terrestre, que de s’être trouvé seul avec sa femme, sans un autre homme avec qui se mesurer ! L’émulation est, à sa place, dans les exercices physiques comme ailleurs ; surveillez-la seulement pour que chez les garçons de tempérament trop ardent, elle ne provoque pas des efforts dangereusement exagérés. Mais, non plus, ne craignez pas l’effort. Il va sans dire que notre programme est rédigé en vue des garçons bien portants et normaux ; il ne s’applique ni aux tout jeunes, ni aux maladifs ; il n’exige pas d’ailleurs une nature particulièrement robuste et peut très bien convenir aux délicats qu’il fortifiera ; les délicats ne sont pas des maladifs. Une éducation physique sans effort n’en est pas une. Ce qui est à redouter c’est l’effort local, celui que caractérise très bien la locution populaire « se donner un effort » ; l’effort général est rarement redoutable si vous l’exécutez en observant les lois de l’hygiène et c’est lui seul qui conduit à l’endurance.

L’hygiène, voilà le « parapet » à suivre ; il n’en est pas de plus sûr. Et c’est trop peu de vous en servir vous-même ; il faut apprendre à vos fils à s’y tenir. L’éducation physique est, par excellence, le jardin d’essai des habitudes hygiéniques ; très tôt on peut expliquer aux enfants les moyens de contrôler leur fatigue et de faire l’inventaire des forces dont ils disposent de façon à aller jusqu’au bout, s’il le faut, mais pas au delà. Le petit manuel d’Hygiène Athlétique (Alcan, éditeur) qu’a publié l’Union des Sports Athlétiques et qu’a rédigé une commission technique présidée par le Dr Brouardel, doyen de la Faculté de médecine, contient des indications élémentaires très précieuses. Méditez les et dressez vos enfants à y penser et à s’en servir.

« Et maintenant, direz-vous, à quoi toute cette peine et tout ce tracas que j’aurai eus, aboutiront-ils ? à faire de mes fils des acrobates ? Je ne le désire pas. À consolider à jamais leur santé ? En suis-je bien certain et d’ailleurs, une existence saine et régulière n’y aurait-elle pas suffi ?… » Non, ce ne sont pas là les effets que vous devrez vous féliciter d’avoir obtenus. Vos fils ne seront pas des acrobates, non plus que vous ne les aurez rendus invulnérables. Mais vous en aurez fait des débrouillards et dans le monde moderne ne manquez pas d’y réfléchir, le débrouillard est roi. C’est là la qualité essentielle de l’homme libre du xxe siècle. Il y a de grandes incertitudes autour de lui, rien de stable en somme. Tâchez qu’il ait du moins au dedans de lui, la certitude suprême, celle d’un beau capital de forces et d’une armée de serviteurs bien dressés et obéissants.


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DANS LA HAGUE



Il avait une brave figure, ce Normand, et tout de suite, il comprit la situation et envoya chercher un « siau ». Comme les chevaux allaient être contents de manger leur avoine dans un siau ! Cela les changerait, pour sûr, de leurs habitudes. En attendant, à demi-dételés, ils se tournaient, avec une mine inquiète, vers un grand rideau d’arbres embroussaillés derrière lequel devait se passer quelque chose d’inaccoutumé ; une rumeur confuse venait de là, dominée de temps à autre, par un éclat de voix humaine ou des cris d’animaux. Dans le champ clos servant de remise, notre grand break à roues jaunes se dressait, l’air un peu dédaigneux, au milieu de centaines de carrioles ; il en arrivait toujours ; le champ voisin commençait d’être envahi lui aussi ; à l’entrée, le propriétaire recevait d’une manière fort correcte, indiquant les places selon l’ordre de préséance des bourses. Quelques pas plus loin, les arbres s’écartant soudain, on découvrait dans toute sa splendeur, la foire de Theurteville.

Une lande très vaste montait en pentes douces vers des sommets rocheux ; tout près de nous, des régiments d’oies tassées les unes sur les autres formaient de grandes taches blanches, tandis que là-haut, les ajoncs en floraison d’automne mettaient de l’or sur l’herbe rougeâtre ; des bœufs solennels et mécontents, des juments poulinières escortées de poulains bondissants, s’étageaient entre les oies et les ajoncs ; sur la gauche, un village de toile grise s’était improvisé : boutiques, restaurants, cafés. Le regard embrassait tout cela d’un seul coup pour venir se reposer ensuite sur les haies verdoyantes qui fermaient la vallée. Le tableau pour surprenant qu’il fût, charmait néanmoins par son originalité et sa diversité. Nous nous mîmes à gravir, traversant d’abord la région des oies où flottait, comme une neige, un blanc duvet très léger. Le pays des bœufs fut plus long et plus difficile à parcourir ; les habitants animés d’intentions mauvaises ne se dérangeaient point. Quelques-uns, en conciliabule sérieux, paraissaient examiner l’opportunité d’une grève générale. Les chevaux occupaient toute la lande supérieure ; les mères venues de loin et fatiguées par la route remuaient peu ; sur leur poil luisant, la selle normande — un simple tapis de cuir piqué, tranchait allègrement ; les poulains gambadaient tout autour, joyeux du bruit et du mouvement, heureux de vivre dans le plein air de ce site champêtre et les Normands se les disputaient sans en avoir l’air. « Vingt trois pistoles » disait l’acheteur en simulant l’indifférence, décidé s’il le fallait à aller jusqu’à trente. L’autre protestait comme si on lui eût offert deux francs cinquante. Finalement il livrait sa bête après s’être fait promettre quelque boustifaille en surplus.

Leurs vestes lâches en forme de blouses très courtes étaient faites d’étoffes sombres. Au col, une agrafe de métal et sur la tête un petit chapeau plat. Les femmes étaient en bonnet, sauf quelques riches fermières dont les toilettes ineffables reproduisaient le coloris de l’arc-en-ciel. L’une d’elles, géante et rougeaude, portait un chapeau couvert de dahlias et une confection gris-clair ornée de verroteries à reflets chatoyants. Je la retrouvai un peu plus tard au café Brisset, dévorant à belles dents du gigot et de la langouste près de son époux, dont le vaste sourire indiquait l’état d’âme. Évidemment, il avait gagné « queuques sous ».

Le café Brisset groupait sous sa longue charpente la haute gomme de la foire : éleveurs de Caen aux allures importantes, paysans rusés avec des yeux tout autour de la tête ; je crois même y avoir rencontré un député et — pour représenter le sport — un cycliste dont la monture gisait, toute poussiéreuse, à l’entrée de « l’Avenue des Gigots. »

Un poème, cette avenue ! Soixante ou soixante-dix broches tournant devant une quinzaine de brasiers comme savent en allumer, pour se sécher, les héros de Jules Verne lorsqu’ils naufragent sur une île déserte. Quinze débraillés d’aspect méphistophélique gagnent un modique salaire à tourner ces broches ; leurs visages donnent un avant-goût des délices du purgatoire. Une odeur de graisse est répandue aux alentours. « Le gigot de Mme  Mathieu » appelle une voix et, dans un plat creux en terre brune, l’appétissant morceau s’en va rejoindre sa propriétaire. Mme  Mathieu reçoit en même temps, pour elle et sa famille, une langouste, une miche de pain, du beurre et du sel dans une assiette et un pichet de cidre. Qu’elle se débrouille maintenant ! Les garçons courent à Mme  Leroy qui s’impatiente. Il y a peut-être 200 convives sous la tente du café Brisset quand nous y arrivons. Des places de faveur nous ont été réservées près de l’entrée par où vient un courant d’air frais. On aperçoit de là les petites boutiques. Mme  Leroy, avant de se mettre à table, a acheté des bretelles pour M. Leroy, et un mirliton pour son mioche. Elle n’est cependant pas satisfaite du marché qu’on vient de conclure. À quoi a-t-il pensé M. Leroy, de donner un si beau petit poulain pour trente-deux pistoles. Le monsieur d’à côté qui en aurait donné trente-trois si on l’avait poussé un peu.

Deux heures ! l’Avenue des Gigots s’est vidée, les estomacs sont bien remplis et les regards se font plus tendres. Mais il n’y a pas de pochards parce que les marchés ne sont pas encore tous terminés et qu’il faut avoir son bon sens pour pouvoir mettre dedans son prochain. Les poulains gambadent toujours, très éveillés, jolis à croquer, l’œil méfiant et la crinière toute droite. La grève des bœufs ne s’est pas décidée. Cette question qui est à l’étude depuis le commencement du monde ne paraît pas près de sa solution. Quant aux oies, empaquetées en pyramides sur des charrettes, elles partent pour l’Angleterre où elles auront l’honneur d’être mangées le jour de Noël. Conscientes de leur destinée, elles jettent sur la foule des regards empreints d’une gravité sereine.

Sur la route, c’est un long défilé de véhicules surchargés où parfois se découpe la silhouette d’une coiffe tuyautée en forme de labyrinthe, selon la mode du vieux temps. Et le champ de foire très sale, très labouré, présente l’aspect mélancolique des lendemains de fêtes. Le soleil lui-même se retire en mettant une étincelle

suprême sur les ajoncs.

LA THÈSE DES NÉO-MONARCHISTES



Il s’est formé, ces années-ci, un petit régiment dont M. Paul Bourget est le colonel et dont les capitaines sont MM. Maurras, Léon Daudet et autres distingués publicistes. C’est le régiment des néo-monarchistes. La question est de savoir où sont les soldats. On voit bien les cadres, on ignore les effectifs par la raison que le régiment ne va pas au champ de manœuvre ; personne ne l’a jamais vu en tenue de campagne. Il possède par contre une Théorie très complète et un grand nombre de Manuels dans lesquels cette théorie est copieusement exposée. Le dernier en date, et le plus important, a été rédigé par le colonel Bourget, lui-même : il porte un titre tout militaire : l’Étape ![2] Il s’agit là dedans, d’une étape qui a été « brûlée », incendie d’où résultent un nombre incommensurable de calamités tombant sur une famille dont le chef eut l’imprudence, étant fils de paysan, de devenir universitaire éminent. Cette audace lui valut : 1o  une femme vulgaire qui tint mal son ménage, — 2o  un fils aîné qui devint faussaire et voleur, — 3o  un second fils dont les belles qualités naturelles se trouvèrent annihilées et rendues impuissantes par le contact des membres de sa famille, — 4o  une fille qui se laissa séduire par un jeune seigneur, en eût un enfant et tenta de se suicider, — 5o  un troisième fils encore au lycée, potache mal élevé et plein de promesses pour l’avenir. Tous ces gens pleurent, crient, se disputent et grincent des dents comme un groupe de damnés dans l’Enfer du Dante. Vous pourriez croire que ce désordre moral vient de ce qu’ils sont sans religion ; sans doute, cela y est pour quelque chose, mais la raison principale et déterminante, c’est que le grand-père était paysan ! N’essayez pas de sortir de là M. le colonel Bourget ; il vous y ramènerait aussitôt ; il n’en veut pas démordre. C’est une idée qu’il a pris la peine de développer en 500 pages après y avoir mûrement réfléchi ; et à travers la douleur que lui inspirent les maux dont la société est affligée, se laisse deviner une certaine et légitime satisfaction d’avoir enfin découvert la cause de tous ces maux. Elle est dans la méconnaissance des lois de l’hérédité. Un paysan ne peut pas donner le jour à un universitaire : cela devrait lui être interdit. Tout ce qu’il a droit d’engendrer, c’est un garçon muni du certificat d’études, lequel pourra normalement, vingt ans après, donner le jour à un modeste instituteur de village qui deviendra à son tour père d’un agrégé de grammaire dont le fils sera, s’il le veut, professeur de faculté. Cela se comprend à merveille. Ainsi, voyez les animaux ; ne faut-il pas plusieurs générations pour produire un cheval de prix ? Est-ce que le vainqueur du Derby pourrait être l’enfant d’un gros cheval de labour ? M. Paul Bourget néglige de se demander, il est vrai, si, à l’autopsie, le cerveau du pur-sang et celui de la bête de somme différeraient beaucoup l’un de l’autre. Leurs muscles, oui ; mais leurs cerveaux ?… Et nous voyons aussitôt combien l’auteur de l’Étape est avisé dans sa condamnation du « raisonnement par analogie » lequel consiste à transporter, par exemple, dans le domaine de la sociologie, une vérité observée dans le domaine naturel. Il reproche aux révolutionnaires d’abuser de ce genre de raisonnement ; mais il appert de ce qui précède que les réactionnaires en font, eux aussi, le plus malencontreux usage.

Du reste, à défaut de raisonnement, l’observation suffirait pour démontrer si la thèse est exacte et s’il n’existe de nations robustes, d’ordre garanti, de gouvernement stable et de progrès bienfaisants que là où la sélection, au lieu de s’opérer sur l’individu, s’opère lentement sur la famille. Il est assez probable qu’une société ainsi réglée serait éminemment routinière, pesante et endormie ; mais nous sommes réduits à des conjectures, car une telle société n’a jamais existé nulle part. On a vu des castes détenir ce que l’argot parisien dénomme l’assiette au beurre et se faire prier très fort pour la lâcher ; mais on n’a vu que bien rarement des familles monter à l’échelle à pas comptés, chaque génération gravissant un échelon. L’histoire nous apprend, tout au contraire, que lorsqu’une famille a changé de caste, cela s’est fait brusquement par le coup de génie d’un homme exceptionnel. Colbert n’était-il pas fils d’un marchand de draps de Reims et ne fût-il pas simple commis chez un banquier avant de devenir le plus grand ministre d’un grand roi ? Sur de plus petits théâtres, la destinée de Colbert s’est répétée des milliers et des milliers de fois ; elle se répète chaque jour au sein de cette société Américaine qui influe de plus en plus sur la nôtre et nous présente le tableau de cent années de sage et stable démocratie. En réalité, la courbe graphique des familles, pas plus que celle des peuples, n’est tracée régulièrement ; elle s’élève et s’abaisse par brusques saccades et vouloir organiser la montée régulière de la famille vers l’aristocratie ne serait pas moins sot que de prétendre décréter le nivelage démocratique des intelligences.

Et pourtant, il y a quelque chose de fondé et de vrai dans la thèse de M. Paul Bourget, ce qui fait qu’après l’avoir d’abord trouvée absurde, on se sent porté à la discuter. M. Bourget, et d’autres avec lui, ont pu se rendre compte que, dans certaines situations, la valeur individuelle, si haute fût-elle, avait besoin d’être assaisonnée de qualités sociales qui ne s’improvisent guère. Cela a toujours été vrai ; on appelait cela « la race ». Depuis que le régime républicain s’est établi en France, la race fait défaut d’une façon un peu trop générale. Ce n’est pas, soit dit en passant, que les régimes précédents en aient eu à revendre ; le ton casino du second Empire et les allures bourgeoises de la monarchie de Juillet n’étaient point tellement supérieurs à la gaucherie étriquée de la Troisième République ; il faudrait donc remonter à la Restauration ; évidemment pour négocier avec l’Europe, le libérateur du territoire de 1817 trouva, dans sa qualité de Richelieu, certaines facilités que ne donnèrent pas à celui de 1873 ses talents d’historien et sa renommée d’orateur.

Il serait à désirer que parmi les hauts fonctionnaires actuels et surtout pour tout ce qui touche à la diplomatie, un peu de race vint se mélanger à de très réelles qualités d’esprit et de cœur. Oui, cela serait désirable… mais que nous sommes loin des conclusions de Bourget et de cette thèse qui, généralisée, prétendait aboutir à démontrer scientifiquement la nécessité de la monarchie ! Il faut, dit-il, une famille royale dont le métier héréditaire soit de régner. A-t-il pensé à Bernadotte en écrivant son livre ; car si, peut-être, il attribue les malheurs des Bonaparte à ce qu’ils se sont « élevés trop vite », impossible de ne pas reconnaître qu’il n’en a rien coûté au chef de la dynastie suédoise pour avoir « brûlé tant d’étapes ». Alors, si de simple aubergiste on peut devenir roi, pourquoi donc le fils d’un cultivateur serait-il déplacé dans une chaire d’université ?

La bonne étape, c’est celle que vous fournissez ; par-là même que vous y réussissez, c’est que la distance ne dépassait pas vos moyens. Elle les dépassait si vous n’y réussissez pas. C’est la loi sociale, injuste peut-être ; la justice sociale est imparfaite et parfois fausse. Mais la société elle-même est imparfaite et ses lois sont conçues à son image. D’autre part, l’individu tend à viser plus haut qu’il ne peut atteindre et il est heureux qu’il en soit ainsi : c’est la condition du progrès. Ambition et succès, toute société est basée là-dessus, la monarchie d’hier comme la démocratie d’aujourd’hui. La famille ne doit pas emprisonner l’individu comme, dans le système collectiviste, l’emprisonnerait l’État. De tous temps l’individu a franchi des étapes fort inégales selon son mérite et sa chance. Et cela est vrai du chef d’État autant que d’un autre. Calculez ce que la France eût gagné si Louis XV ne lui avait pas été imposé par la succession monarchique et ce que les État-Unis eussent perdu si Abraham Lincoln n’avait pas été l’élu de la majorité républicaine ! Ce seul rapprochement ne dit-il pas le néant de la thèse de nos néo-monarchistes ?

Et puis, vous savez, tout cela, c’est de la discussion pour l’amour de l’art. Si respectée que soit en France Madame la Science, j’ai bien peur que le jour où ses prêtres les plus autorisés viendraient prêcher la nécessité du rétablissement de la royauté, les Français ne lui répondent : « Mêlez-vous, bonne dame, de ce qui vous regarde et laissez-nous nous gouverner à notre guise ». Ce n’est pas avec des raisonnements scientifiques qu’on renversera la République, même s’ils sont justes.

À plus forte raison, s’ils sont faux !


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BIBLIOGRAPHIE



Ont paru récemment :

Chez Hachette et Cie (79, boulevard Saint-Germain, Paris). — L’Empire Carolingien, par Arthur Kleinclausz (10 fr.). — Les écoliers de Crescent-House, par Mme Charlotte Chabrier-Rieder (2 fr.). — Très véridique histoire d’une petite fille, par Mlle Hannah Lynch (3 fr. 50). Chants populaires pour les écoles, par Maurice Boucher (0 fr. 75). — L’Espéranto en dix leçons, par Th. Cart et M. Pagnier (0 fr. 75). — H. Taine, sa vie et sa correspondance (3 fr. 50). — La caricature en Angleterre, par Augustin Filon (3 fr. 50). — Le miroir de la vie, par Robert de la Sizeranne (3 fr. 50). — Le monde slave, par Louis Léger, professeur au Collège de France (3 fr. 50). — La terre de feu, par Charles Rabot, d’après le Dr  Nordenskjold (4 fr.). — Le livre de cuisine, par Jules Goufflé (20 fr.). — Le Sahara et le Soudan en ballon, par Léo Dex (5 fr.). — Kernevez, par Mme Pape-Carpentier (3 fr. 50). — Manuel de venerie française, par le Cte  Le Couteulx de Canteleu (12 fr.). — Manuel théorique et pratique d’électricité, par M. Chassagny (4 fr.).

Chez Calmann-Lévy (3, rue Auber, Paris). — Collection à 3 fr. 50 : Petites épouses, par Myriam Henry. — Porte à porte, par Clara Louise Burnham (traduit de l’anglais par Paul d’Ybardens). — Mirabal, par le Comte de Saint-Aulaire. — Province bohème, par Jean de Quirielle. — Théâtre de Meilhac et Halévy. Tome vii. (Le prince — Les brigands — La Roussotte — Carmen). — La vie d’un poète, par Jacques Saly-Stern. — Le roman de sœur Marcela, par Pérez Galdos. — Ce qu’amour veut, par A. de Gériolles. — Quatre années de présidence (1898-1902), par Paul Deschanel. — L’ombre des jours, par la Comtesse Mathieu de Noailles. — Autres temps, par C. Leroux-Cesbron. — Collection à 7 fr. 50. — Souvenirs sur Madame de Maintenon, par le Comte d’Haussonville et G. Hanotaux, de l’Académie Française. — Souvenirs du Lieutenant-Général, Vicomte de Reiset (1814-1836). Tome iii et dernier. — Lettres du Séminaire (1838-1846), par Ernest Renan. — Le Maréchal de Luxembourg et le prince d’Orange (1668-1678), par Pierre de Ségur. — Mémoires d’Aimée de Coigny, avec introduction et notes par Étienne Lamy.

Chez Félix Alcan (108, boulevard Saint-Germain, Paris). — L’année philosophique (12e année), publiée sous la direction de F. Pillon (5 fr.). — Logigue de la volonté, par Paul Lapie (7 fr. 50). — Justice et liberté, par E. Goblot (2 fr. 50). — La philosophie de Fichte par Xavier Leon (10 fr.). — Le programme maritime de 1900-1906 (3 fr. 50). — L’action républicaine dans la marine (1 fr.) — Les taxes scientifiques de l’éducation physique, par G. Demeny (6 fr.) — Benoit de Spinoza, par Paul Louis Couchoud (5 fr.). — La monnaie, le crédit et le change, par Aug. Arnauné (8 fr.). — Leçons de clinique chirurgicale, par Félix Legueu (12 fr.).

Chez A. Lanier (Auxerre). — Le Roman d’un Rallié, par Georges Hohrod.


  1. On peut aussi se fabriquer un boxing-bag en emplissent de son un sac de toile ou de cuir que l’on suspend à une solive par le moyen d’une corde plus ou moins longue, selon l’amplitude du balancement que l’on veut produire.
  2. 1 vol. Plon et Cie. Paris, 1902.