Revue pour les Français Février 1906/Texte entier

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Collectif
Revue pour les Français Février 1906
Revue pour les Français1 (p. 41).

REVUE POUR LES FRANÇAIS

POLITIQUE ET LITTÉRAIRE

Paraissant tous les mois

publiée sous la direction de

Pierre de COUBERTIN et Gaston BORDAT



FÉVRIER 1906



SOMMAIRE :




RÉDACTION :
ADMINISTRATION :
11, Avenue Malakoff, 11
Albert LANIER, Éditeur
PARIS
AUXERRE

LA PRÉSIDENCE

DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE



L’élection du nouveau chef de l’État et la transmission des pouvoirs présidentiels nous ont valu d’instructives statistiques, et d’intéressantes anecdotes. Nous avons réappris la façon dont les suffrages s’étaient partagés aux précédents congrès, les majorités dont avaient bénéficié les élus et jusqu’au nombre de crises ministérielles qu’une fois en fonctions, chacun d’eux avait été appelé à dénouer. On nous a décrit la mélancolie philosophique avec laquelle, en 1887, Jules Ferry avait prédit l’échec de sa propre candidature et le dilettantisme souriant avec lequel en 1895 Waldeck-Rousseau avait retiré la sienne.

Ces détails ne sont point sans valeur mais il y aurait une question plus haute, plus impersonnelle et, partant, plus importante à élucider. Dans quelle proportion la présidence de la République assure-t-elle à celui qui l’exerce les deux éléments indispensables d’un pouvoir suprême — si limitée qu’en soit d’ailleurs la formule — à savoir le prestige à l’extérieur et l’influence à l’intérieur ? On a nié avec obstination et véhémence que le chef de l’État, sous le régime actuel, put posséder ni prestige ni influence. Qu’en disent les faits, ces grands vérificateurs de l’histoire ?

Leur langage est précis. Ils constatent que, vis-à-vis de l’étranger, le prestige de la présidence française n’a pas cessé de grandir depuis que M. Carnot entreprit la tâche ingrate et nécessaire de la relever du rang où, un peu par calcul mais surtout par instinct M. Grévy l’avait laissé décheoir. Ses successeurs, parachevant sa tâche, ont réussi à se mettre en rapports fréquents avec les cours d’Europe et à trouver, non sans quelques tâtonnements protocolaires, la juste mesure dans laquelle ils pouvaient prétendre aux honneurs souverains sans en être écrasés et marcher de pair avec les rois sans craindre de ridiculiser leur éphémère dignité et leur démocratique habit noir. Au temps où le premier magistrat de la République croyait devoir borner ses voyages à visiter, en compagnie des présidents du Sénat et de la Chambre des Députés, quelques villes de France, qui eût osé prédire qu’avant vingt ans il se risquerait à habiter Buckingham, Peterhof et le Quirinal, qu’il débarquerait à Amalienborg et que les portes de l’Escurial s’ouvriraient solennellement devant lui, que son pavillon personnel flotterait aux mâts des navires de guerre et que, dans la rade d’Alger, des canons anglais, russes, espagnols, portugais, italiens et américains tonneraient sur son passage !

Ce résultat, la présidence le doit pour une part au talent et au tact qu’y ont apportés ses titulaires — nul ne saurait le nier ; mais elle le doit plus encore au fait de représenter devant l’univers la seule forme d’autorité qui, depuis un siècle et demi, ait réussi en France à se transmettre régulièrement et paisiblement, avec une promptitude dont l’imprévu des circonstances vint souvent accroître et souligner la valeur. En effet ni l’assassinat de Carnot ni la mort subite de Félix Faure ni la démission déconcertante de Casimir Périer ni le lamentable scandale dans lequel sombra Jules Grévy n’entravèrent le fonctionnement de la machinerie versaillaise. Comment les spectateurs distants et désintéressés n’admireraient-ils pas la solidité et la souplesse d’un rouage qui a résisté à de pareilles épreuves ? N’oublions pas non plus l’espèce d’esprit hiérarchique qu’ont révélé ces élections successives. Jules Grévy était président de la Chambre lorsqu’il fut élevé à la présidence de la République ; Casimir Périer, également. Félix Faure était ministre de la marine et avait été vice-président de la Chambre ; Émile Loubet était président du Sénat. Les concurrents auxquels ceux-ci furent préférés étaient ou avaient été présidents de la Chambre : tels MM. Brisson, Ch. Dupuy, Méline. Cette fois enfin c’est entre le président du Sénat et celui de la Chambre que le Congrès avait à choisir. Aux yeux de l’étranger qui voit les ensembles, c’est là une marque de pondération, le signe certain d’un esprit politique développé. Peut-être, lecteurs, cette conclusion vous contrarie-t-elle, que vous soyez partisans d’une présidence à l’américaine ou d’une présidence à la suisse ou même de pas de présidence du tout. Mais cette Revue a été créée avec la mission de vous dire la vérité et non de flatter vos penchants. Or la vérité c’est que le chef actuel de l’État français bénéficie d’un prestige en tous cas suffisant pour lui permettre de remplir de façon utile le premier devoir de sa charge, celui qui consiste à représenter la République vis-à-vis des autres nations.

Est-il désarmé à l’intérieur ? Cette opinion a pour elle d’avoir été professée par deux des principaux intéressés. L’un s’est plaint avec tant d’amertume d’une situation jugée intolérable qu’il a préféré y renoncer ; l’autre a fait l’aveu de son impuissance dans une circonstance mémorable et récente mais en termes si discrets qu’on pourrait y voir une excuse pour n’avoir pas agi suffisamment plutôt qu’un regret de n’avoir pu agir davantage.

Les prérogatives que lui attribua la Constitution de 1875 ne permettent pas au président de gouverner directement mais elles lui fournissent de nombreux moyens d’intervenir dans le gouvernement. Il a le droit de choisir ses ministres et de présider leur conseil, de communiquer avec le parlement par voie de message, d’exercer une sorte de veto suspensif en réclamant une nouvelle délibération sur une loi avant de la promulguer, d’en appeler enfin au pays en prononçant, d’accord avec le Sénat, la dissolution de la Chambre. Voilà certes, des privilèges effectifs et qui le font l’égal en pouvoir de plus d’un souverain constitutionnel. Quelques-uns de ces privilèges, direz-vous, sont tombés en désuétude ; mais l’homme qui voudrait les remettre en vigueur aurait la loi pour lui et, à condition d’y apporter du doigté et de l’à-propos, y réussirait probablement. Quand Félix Faure s’avisa de présider les séances du Conseil supérieur de guerre, il rénova un usage abandonné depuis le maréchal de Mac-Mahon ; personne pourtant ne protesta. Quand il accepta de se rendre à Pétersbourg pour y être l’hôte de Nicolas ii, il innova de tous points car l’opinion n’était pas préparée à envisager la possibilité de semblables voyages ; or l’innovation devint la règle…

Mais, sans rien innover ni rénover, le président puise dans sa réserve apparente, dans l’effacement relatif qui lui sont imposés plus encore par les mœurs que par les textes, des facilités quotidiennes en vue de remplir ce rôle d’arbitre des partis si heureusement défini par Carnot. Inamovible pendant sept années, en contact perpétuel avec le pays, entouré de parlementaires qu’il a fréquentés librement et dont il connaît le fort et le faible, gardant à portée les sources d’informations les plus variées, pouvant assister ou prendre part selon son gré aux échanges de vues des ministres, se retranchant enfin quand il en est besoin derrière son irresponsabilité et sa neutralité, nul homme n’a plus d’occasions d’influence que cet homéopathe de la politique.

Entre la toute puissance et l’impuissance il y a des degrés. Qu’on ne nous dise donc plus que le président ne peut rien ; il peut beaucoup.


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CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



La mort de Christian ix, roi de Danemark et doyen des souverains et chefs d’État de l’univers, apporte aux peuples et aux rois une leçon salutaire. Au cours de son long règne parsemé d’épreuves (car de brillantes alliances contractées par ses enfants pouvaient-ils compenser aux yeux du prince la mutilation de sa patrie !) Christian ix a gouverné, si l’on peut ainsi dire, par deux moyens exclusifs : la patience et la bonté. Des traits de sa bonté on fera le plus charmant recueil d’anecdotes royales. Quant à sa patience, elle fournira aux élus et aux électeurs de l’avenir le sujet de méditations instructives. Le temps est un premier ministre bien remarquable pour qui sait s’en accommoder. Le roi de Danemark y excellait. Ses sujets, d’ailleurs, se montraient dignes de lui. Ils mettaient parfois des années à le convaincre ou à se laisser convaincre par lui ; l’accord finissait toujours par s’établir et l’on faisait de la sorte l’économie des agitations stériles, des vaines disputes et des erreurs précipitées, toujours difficiles à réparer.

Choses du Pérou.

Les Péruviens sont extraordinaires. Ils viennent de célébrer par plusieurs semaines de fêtes le vingt-cinquième anniversaire d’une défaite écrasante, celle que leur infligea en 1880 l’armée chilienne. Qu’on ait entouré de quelque solennité l’inauguration d’un monument à la mémoire du colonel Bolognesi, le héros d’Arica — et de ses compagnons, c’est tout simple ; mais que le rappel d’une guerre malheureuse dont les résultats pèsent si lourdement sur la nation puissent donner lieu à une série d’interminables et coûteuses réjouissances cela dépasse un peu notre compréhension européenne ; cela rompt tout au moins avec les usages suivis jusqu’à ce jour par la majorité des peuples. Il y a plus encore. Ce n’était pas un péruvien qui commandait les troupes au cours de ces fêtes, c’était le général Saenz Peña. Saenz Peña est jurisconsulte de son métier et porte dans l’habitude de la vie le titre de docteur, titre qu’il échangera prochainement peut-être pour celui de président de la République… Argentine. Voici vingt-cinq ans, ce futur chef d’État, bouillonnant de jeunesse, riche et ambitieux, apporta son épée de volontaire au service du Pérou. Il fut un des rares survivants d’Arica ; Lima, en lui rendant des honneurs exceptionnels, ne fait qu’acquitter une dette de reconnaissance. Tout de même placer l’armée nationale sous le commandement d’un étranger pour commémorer en grande pompe un échec retentissant, c’est original, il n’y a pas à dire ! Heureusement pour eux, les Péruviens ont d’autres occupations. Ils discutent en ce moment un projet colossal et relativement aisé. Ce serait l’utilisation électrique des eaux du fameux lac Titicaca qui est situé à plus de 3.700 mètres au dessus du niveau de la mer et présente une superficie d’environ 6.000 kilomètres carrés. Si on le desséchait on disposerait, paraît-il, d’une force annuelle de 213.000 chevaux pendant cent années. Mais, sans parler des autres inconvénients, ce ne serait pas gentil pour ceux de l’an 2.000. Aussi cherche-t-on plus simplement à remplacer les déversoirs partiels et inutilisés du lac par un déversoir unique qui dépasserait en puissance les chutes mêmes du Niagara. Après être sortie des turbines l’eau servirait à irriguer la côte sur laquelle il ne pleut jamais. Deux objections : premièrement le lac Titicaca est légèrement salé ; deuxièmement il est entouré de montagnes de 4.000 mètres. Mais le projet dû à l’ingénieur Guarini, professeur à l’école des arts et métiers du Pérou, établit qu’il serait possible d’opérer une distillation suffisante par l’électricité et que le creusement d’un tunnel d’écoulement n’aurait rien de surhumain. Il s’agirait d’une dépense totale de deux cents millions et, certes, cela en vaudrait la peine car ce serait la rénovation matérielle du Pérou — la création de l’Eldorado rêvé par les aventuriers de la conquête espagnole !

Élections anglaises.

Le système électoral que suivent nos voisins d’Outre-Manche diffère essentiellement du nôtre sur deux points. Chez nous les élections parlementaires se font le même jour dans toute l’étendue du territoire ; les Anglais les font durer une vingtaine de jours, les autorités locales ayant le droit d’en fixer la date selon les convenances de leurs administrés dans les limites d’un délai prévu par la loi. Il y a à cela un très grave inconvénient ; les premiers succès connus influencent le vote des électeurs et enlèvent à cette grande consultation la plus large part de sa spontanéité. Voilà donc une réforme qu’il serait utile à l’Angleterre d’accomplir en prenant modèle sur ce qui se passe en France. Par contre, sur le deuxième point, on peut se demander si nous n’aurions pas intérêt à nous inspirer de son exemple, Beaucoup d’élections, en effet, n’y ont pas lieu du tout… faute de candidats ou mieux faute de concurrents. Chaque candidature doit être présentée par écrit par dix électeurs inscrits dans la circonscription ; qu’une seule candidature soit ainsi présentée, le candidat est proclamé élu. On s’est épargné les frais, les soucis, les agitations inséparables d’une campagne électorale : la moralité, le travail y gagnent. L’esprit politique également car un tel résultat ne saurait s’obtenir sans entente, sans réflexions, sans concessions de la part des électeurs. À vrai dire, il y aurait quelque chose d’encore meilleur ; ce serait un système de représentation proportionnelle assurant aux minorités un nombre de sièges correspondant à leur valeur numérique. Mais ceci est trop beau pour permettre de l’escompter.

Ces élections anglaises ont amené, comme chacun le sait, le triomphe écrasant des libéraux. L’ex-Premier, M. Balfour, qui avait été ministre presque sans interruption depuis son entrée à la Chambre des Communes il y a vingt ans et qui avait, par la suite, succédé à son oncle, Lord Salisbury, comme chef du gouvernement conservateur a été battu à plate couture. Cela ne s’était jamais vu. Au point de vue britannique il n’y a pas à s’en réjouir. L’harmonie et la solidité des institutions parlementaires en Angleterre proviennent d’une espèce de collaboration entre le parti au pouvoir et l’opposition. Des traditions qui sont l’honneur de la Chambre des Communes font du chef de l’opposition le critique courtois et, par là, l’utile auxiliaire du cabinet en exercice. À l’occasion, du reste, l’antagonisme cesse et un accord partiel et passager s’établit sur certaines questions. L’Angleterre ne s’est jamais bien trouvée que l’opposition soit annihilée à Westminster et ses périodes les plus fécondes ont été, au contraire, celles dans lesquelles le contrôle d’un parti sur l’autre a pu se faire sentir efficacement.

Les deux Castro.

Eh quoi ! ils sont deux ? C’était bien assez d’un seul. Mais rassurez-vous, l’autre — celui que vous ne connaissez pas — n’est pas gênant pour nous. Seulement ce nom prédestine, semble-t-il, ceux qui le portent à user envers les lois et les coutumes d’un sans façon magnifique. L’autre était premier ministre à Lisbonne depuis tantôt douze mois. Ayant commencé par dissoudre les Cortès, il les avait aussitôt prorogés, exerçant en leur absence une petite dictature confortable. La difficulté consistait à trouver une majorité prête à renouveler le contrat du monopole des tabacs. Heureux Portugal qui se dispute autour d’une question de ce genre !… Bref, la majorité ne s’étant pas rencontrée, il a bien fallu se décider quand même à réunir les Cortès et la lune de miel dictatoriale a pris fin. C’est qu’il y a au Portugal un monarque capable de rappeler à la légalité les premiers ministres qui s’égarent tandis qu’il n’existe pas au Venezuela d’opinion publique susceptible de mettre un terme aux folies d’un président atteint d’insolation ambitieuse. Voilà la France, malgré tout le mépris justifié que lui inspire ce polichinelle, obligée d’intervenir. Elle eut évité un tel inconvénient en s’associant purement et simplement, il y a quelques années, à l’intervention des puissances européennes. Elle préféra s’abstenir donnant à entendre, avec un sourire malin, que les moyens doux étaient les meilleurs. Grâce à cette abstention, Castro de Caracas se sentit encouragé à la résistance, et la leçon qu’il reçut porta des fruits… qu’il nous reste à cueillir.

À la recherche d’une capitale.

Cette pauvre Australie est bien en peine. Elle a décidé en se fédérant, il y a déjà cinq ans, qu’elle se construirait une capitale à la canadienne, c’est-à-dire une capitale purement politique et neutre. Au Canada, pour ne favoriser ni Québec ni Montréal ni Toronto, le gouvernement s’établit naguère à Ottawa ; il s’en est bien trouvé. Les Australiens sentaient la nécessité de ne laisser le pouvoir ni à Sydney ni à Melbourne. Ils votèrent donc qu’on choisirait un emplacement approprié situé dans la Nouvelle Galles du Sud mais à plus de cent milles de Sidney. On en trouva six qui répondaient aux exigences des futurs législateurs. Ayant procédé par élimination, il en resta un répondant au nom peu harmonieux de Dalgety ; mais alors la Nouvelle-Galles du Sud entra en scène, refusa Dalgety et offrit trois nouveaux emplacements… Le parlement fédéral devrait bien, en attendant, siéger sur deux bateaux qui feraient le tour de l’Australie avec une lenteur solennelle. Ce serait hygiénique, apaisant et moderne — et, qui sait ? peut-être cela donnerait-il une majorité : car la majorité demeure aussi introuvable que la capitale. Des trois partis entre lesquels se partagent les soixante-quinze membres de la Chambre des représentants, aucun n’a réussi à garder le pouvoir pendant un an. Le ministère Watson (parti ouvrier) et le ministère Reid (libre-échangiste) y ont vainement travaillé et il ne semble pas que le cabinet protectionniste, présidé par M. Deakin, doive être plus heureux. Il restera la dissolution et une consultation électorale à laquelle les femmes, cette fois, seront admises à prendre part.

Le traité sino-japonais.

Peu de mots à dire ; les faits parlent. La Chine accepte et reconnaît tous les transferts que la Russie a consentis au Japon mais elle adhère, de plus, à une occupation provisoire de la Mandchourie et y crée aux Nippons une situation tout à fait privilégiée. Elle leur concède pour quinze années le droit d’exploiter la ligne d’An-Toung à Moukden. Elle convient aussi de former une compagnie sino-japonaise en vue d’exploiter les magnifiques forêts du Yalou. Tout le monde sait que cette exploitation donnera d’immenses profits que la Russie avait déjà escomptés et qui seront maintenant partagés entre les hommes jaunes. Il n’y a pas à s’y méprendre et, du reste, c’était inévitable, le Japon et la Chine du Nord sont désormais des alliés à la façon de l’Allemagne et de l’Autriche ; alliés de sang proche dont les uns, les plus faibles, vont travailler sous la direction des autres pour le profit commun de la race.

Maladresse autrichienne.

Le traité de commerce — et de politique — que la Sobranié bulgare a voté par acclamation et devant lequel les menaces de l’Autriche-Hongrie font hésiter la Skouptchina serbe établit entre les deux États balkaniques des relations qui indiquent, de part et d’autre, un désir d’entente et sans doute l’arrière pensée d’une future confédération dans laquelle on se flatterait d’entraîner la Roumanie. Ce peut donc être l’amorce d’événements très sérieux. L’Autriche-Hongrie s’en doute bien et sa précipitation à adopter une attitude de menaces et d’intimidation a été si grande qu’elle s’est nui à elle-même. Contre les Bulgares elle n’a guère de recours. Ses exportations en Bulgarie dépassent quarante millions contre à peine neuf millions d’exportations bulgares. Mais avec les Serbes il en va différemment. Ceux-là dépendent d’elle pour près des cinq sixièmes de leur commerce. Le cabinet de Vienne avait beau jeu à réclamer, d’abord, la conclusion préalable d’un nouveau traité austro-serbe et ensuite d’importantes modifications au traité serbo-bulgare. Mais il l’a fait avec tant de violence et une si maladroite affectation de mépris que la Serbie, ayant accordé quelques satisfactions, s’est refusée à aller plus loin et que les négociations ont été rompues. Les représailles ne se sont pas fait attendre et elles ont revêtu un fâcheux caractère d’illégalité. On a tout bonnement, de Vienne, fermé la frontière hongroise au bétail serbe sans avis préalable et en violation des traités encore en vigueur jusqu’au 1er mars. Les bestiaux qui se trouvaient concentrés à la frontière ont dû retourner à Belgrade où l’on semble se dire qu’il est inutile de sacrifier l’amitié bulgare pour une puissance apte à traiter de la sorte un principe essentiel de droit international. Comme la Serbie va perdre néanmoins près de dix-huit millions par suite de la guerre douanière, il n’est pas impossible qu’elle se ravise et cède aux exigences de l’Autriche. Il n’en restera pas moins que le gouvernement autrichien vient de se montrer une fois de plus ce qu’il est depuis tant d’années, maladroit entre les maladroits. À Budapest on n’apprécie pas, d’ailleurs, plus qu’à Belgrade ces façons de matamore dont on a déjà tant souffert. Il n’y a qu’à Sofia que, probablement, on rit sous cape.

Sainte Roulette.

Auriez-vous reçu par hasard l’étonnant prospectus du Club international de Bienfaisance d’Amsterdam ? Vous y aurez lu que cette admirable institution vise à « donner des secours aux vieillards, aux veuves et aux orphelins étrangers ainsi qu’aux ménages nombreux dont le chef ne gagne pas assez pour entretenir sa famille ». C’est pour cela que l’on vous invite à vous faire inscrire au plus vite ; la cotisation ne monte qu’à vingt florins ; mais il faut être âgé de plus de vingt-trois ans (?) et étranger ; ni les Hollandais ni même les étrangers domiciliés en Hollande ne sont admis. Voilà de la belle philantropie internationaliste : je t’aime tant que je viens faire du bien chez toi en t’interdisant de m’y aider — l’Évangile n’avait pas été aussi loin. C’est sublime ! Quelques beautés supplémentaires se révélant à la lecture des statuts, vous finissez par remarquer un petit papier annexe portant ces mots suggestifs : Roulette — minimum : 2 francs — maximum : 6.000 francs — et, en trois langues, une constatation alléchante : Amsterdam n’est qu’a 10 heures de Paris, de Londres et de Berlin. Cette triangulation de génie s’adresse aux joueurs ; on leur annonce l’ouverture d’un tripot de luxe et il n’y a plus à s’étonner que d’une chose, c’est du décret royal, en date du 28 avril 1904, par lequel en fut autorisée l’exploitation. Il est bon de rappeler à cette occasion le noble rejet par le parlement grec de l’offre de l’établissement d’une maison de jeu à Corfou. La Grèce n’est pas riche et le miroitement d’écus cosmopolites qui passait devant ses yeux aurait pu la tenter. Elle refusa pourtant et l’un de ses fils les plus illustres paya de sa vie l’honneur d’avoir poussé son pays vers les honnêtes intransigeances. Delyanni, l’octogénaire vénéré, fut frappé par un fanatique habitué des mauvais lieux que le premier ministre avait fermés. La Hollande ne se fait guère d’honneur en laissant ouvrir sur son sol un nouveau temple à la gloire de Sainte Roulette.

Luxembourg et Hollande.

On peut considérer comme rouverte cette question du Luxembourg, qui jadis faillit déchaîner une guerre franco-allemande. Le grand-duc Adolphe mort récemment a laissé pour successeur son fils le grand-duc héritier Guillaume, lequel est déjà âgé de 53 ans et n’a que six filles. Or la loi salique est toujours en vigueur là-bas et c’est à elle que l’on doit le méfait d’avoir, en 1890, séparé le Grand duché du royaume de Hollande. Feu le roi Guillaume iii des Pays-Bas laissait en effet sa couronne royale à sa fille Wilhelmine ; quant à sa couronne grand-ducale, ce fut son cousin le duc de Nassau qui en hérita. En Luxembourg il n’y a que des filles et point même de neveux ni de cousins proches. En Hollande il n’y a plus personne. Les années passent ; la reine n’a point d’enfants.

Ce sont là de graves conjonctures. Qu’arrivera-t-il ? Des prétendants ou la république ? Le rétablissement de l’ancien stathouderat, appuyé par une forte convention anglo-franco-russe en garantissant la neutralité, serait très probablement la meilleure solution. En tous les cas, l’Angleterre ne saurait permettre à la puissance allemande de déborder sur le Zuyderzée et, si ce fait se produisait, on la verrait de nouveau lancer sur l’empire continental la ruée de coalitions successives. L’histoire est-elle donc vouée à de perpétuels recommencements et y a-t-il quelque part, entre Dordrecht et Groningue, un village obscur destiné à devenir le Waterloo germanique ?

Nouvelles d’Algésiras.

Le 18 janvier dernier, le correspondant du Figaro télégraphiait d’Algésiras à son journal : « L’impression continue à être généralement bonne ». Et beaucoup de ses confrères, d’ailleurs, s’exprimaient dans un sens identique. À la même date pourtant, le représentant du Lokal Anzeiger annonçait : « Une atmosphère d’orage opprime tout le monde ». Il est tout à fait possible qu’en l’occurrence la gazette française se soit trouvée plus exactement renseignée que la feuille allemande mais ce simple petit fait excuse notre silence. Le mois prochain nous parlerons du Maroc et d’Algésiras et sans doute nous aurons quelques conclusions sérieuses à en tirer. Jusque-là, il est entendu que M. de Radowitz et M. Revoil échangent des visites, que M. White se montre optimiste et que M. Visconti-Venosta dit complaisamment à tout le monde : « Voyons, nous pourrions arranger les choses ». Ils ont tous raison… et nous n’avons pas tort de n’y point prêter une trop grande attention. Les véritables négociations se trouvent dans la coulisse et le secret n’en a pas encore transpiré. Les délégués — voilà le seul fait certain — travaillent à portée des canons de Gibraltar et le langage que parlent ces monstres métalliques sera peut-être entendu de la Conférence… Espérons-le car, présentement, ils parlent français.

NOTES SUR L’ALLEMAGNE IMPÉRIALE



Le fait qui surplombe dangereusement aujourd’hui, — le fait capital, dominant, autour duquel la vie internationale de l’Europe va se concentrer, d’où partent toutes les difficultés, où aboutissent tous les problèmes — c’est celui-ci : l’Allemagne est inachevée. Elle n’a point sa physionomie définitive ; elle ne possède même pas les organes nécessaires à sa vie ; c’est un corps incomplet et difforme.

Regardez-la sur la carte. Elle a bien, comme déjà le lui reprochait Joseph de Maistre, « des voisins partout et des frontières nulle part. » En son centre, se tient l’énorme losange tchèque, sentinelle avancée du slavisme et, tout près de Berlin, vient s’arrêter la poussée polonaise s’enfonçant comme un coin entre Dantzick et Breslau. Imaginez qu’en France le Berri soit anglais et la vallée supérieure du Rhône italienne. Ce serait une situation analogue à celle de l’Allemagne. Il faudrait pourtant, afin d’avoir l’équivalent du Schlesvig et de l’Alsace, imaginer en plus une Gascogne peuplée d’Espagnols annexés malgré eux et une Franche-Comté allemande de sympathies et frémissant sous le joug… Et, malgré tout, une semblable France garderait encore sur l’Allemagne moderne la supériorité de ses ports et de ses rivages. Songez en effet à la disproportion entre ce vaste empire germanique laborieux et peuplé et sa morne façade donnant sur le lac intérieur qu’est la Baltique. Songez à cet effort commercial d’un peuple immense n’ayant pour fuser au dehors que l’étroit conduit du canal de Kiel et l’unique soupape de Hambourg. Inachevée et pléthorique, est il surprenant que l’Allemagne soit agitée par le besoin de se compléter et d’obtenir des débouchés ? Soyons justes et comprenons des aspirations que nous serions les premiers à nourrir si nous nous trouvions à la place de nos voisins de l’Est.

L’homme qui les a introduits dans cette impasse s’appelait Bismarck. Il avait une volonté de fer, et une intelligence médiocre. La beauté de son vouloir dissimula la pauvreté de ses vues. On le haussa au rang des grands génies. Il en descend chaque jour. Son principal défaut fut d’éclipser, sa vie durant, le prince infiniment plus éclairé que lui-même au service duquel se dépensait son entêtement. Les contemporains ont loué Guillaume ier d’avoir subi avec patience le joug du chancelier ; la postérité lui reprochera au contraire de n’avoir pas osé s’y soustraire. Leurs conceptions ne s’accordaient point. Otto de Bismarck jugeait de toutes choses en Prussien rétréci. Le roi de Prusse, lui, avait la mentalité d’un véritable empereur allemand. Après Sadowa il voulut ceindre la couronne de Bohême. Il se rappelait que l’Allemagne avait deux capitales Berlin et Vienne et qu’entre elles, presque à mi-distance sur la ligne qui les unit, se trouve Prague ; il sentait que les Tchèques, hypnotisés par le désir de voir relever le trône de saint Wenceslas, acclameraient pour souverain celui qui le premier oserait s’y asseoir. Il devinait aussi qu’une Bohême heureuse constituerait entre des mains allemandes une sorte d’otage de la paix slave… toutes choses profondément politiques. Par là Guillaume ier indiquait qu’il s’était fait une exacte conception de l’avenir allemand. L’Allemagne impériale devait à ses yeux constituer par sa puissance, sa richesse et son savoir le centre d’attraction des nationalités tangentes à elle et moindres par le nombre ou par la culture. Bismarck en jugeait tout autrement. Il n’avait d’autre ambition que d’accroître la Prusse de tout ce qu’elle pourrait placer et retenir sous sa domination.

Il en fut ainsi. On prussianisa à outrance. La Bavière, la Saxe, le Wurtemberg et le Grand-duché de Bade furent invités à servir en qualité de lieutenants sous la rude capitainerie de la Prusse. Les villes libres, Brême, Lubeck, Hambourg devaient jouer le rôle de fourriers. On blinda les portes de l’Alsace-Lorraine ; on obtint de François-Joseph qu’il consentit à veiller aux frontières, comme une sorte de vicaire impérial, sur la sécurité du germanisme. Le roi de Prusse gouverna l’empire avec son chancelier. Il y eut une Chambre des Députés (le Reichstag) et un Conseil fédéral (le Bundesrath) mais dans le Reichstag les voix prussiennes avaient la majorité et le Bundesrath était placé sous la présidence du chancelier lequel était, d’autre part, président du ministère prussien. L’armée allemande enfin se trouvait unifiée entre les mains du roi de Prusse.

Moyennant que dans l’enceinte de cette usine-caserne personne ne bronchât, les Allemands eurent le droit de s’y trouver à l’aise et de compter sur la sollicitude des pouvoirs publics. On leur recommanda de s’enrichir et parce que chez eux tout était à faire et que la main-d’œuvre abondait, parce qu’aussi comme l’a si bien exprimé M. Leygues « le fer appelle l’or », ils s’enrichirent en effet.

L’ordre de choses ainsi établi pouvait vivre assurément. L’erreur était de croire qu’il pût vivre longtemps. Étant donné que Bismarck avait renoncé aux bénéfices de Sadowa pour préparer ceux de Sedan et qu’il avait préféré entamer l’intégrité de la France que de toucher à celle de l’Autriche, — étant donné, d’autre part, qu’il avait orienté vers le travail intensif et rémunérateur une population à laquelle il n’avait assuré ni débouchés, ni marine, ni colonies, deux périls inéluctables s’étaient dessinés aussitôt sur l’horizon : la désagrégation fatale de la portion cisleithane de la monarchie austro-hongroise d’où la majorité slave prenant peu à peu conscience de sa force arriverait à évincer la minorité allemande — et l’asphyxie économique engendrée par l’impossibilité d’écouler une production sans cesse grandissante. Bismarck n’appréhenda point ces périls qu’il ne sut pas apercevoir. Guillaume ii, par bonheur, vit le second et réussit à y parer ; il vit aussi le premier et n’y put rien.

C’est une curieuse figure que celle du troisième empereur allemand de la dynastie Hohenzollern. La critique de tous les pays s’est escrimée sur lui sans succès parce qu’elle a toujours voulu interpréter simultanément sa conscience et sa mentalité. La chose est impossible. Sa conscience et sa mentalité n’ont point le même âge ; une dizaine de siècles les séparent. La première est sacerdotale, la seconde est arriviste. Et qu’elles aient pu cohabiter dans le même être explique qu’il y ait à la fois du suivi et du heurté, du magnifique et du ridicule dans la physionomie et dans les gestes de Guillaume ii. L’Europe compte actuellement deux pontifes si l’on désigne sous ce nom un homme auquel sa fonction donne le sentiment qu’il est, réellement, et non pas symboliquement l’intermédiaire entre Dieu et l’humanité et qu’il reçoit d’en haut des clartés directes et spéciales ; et, sous ce rapport, le plus pontife des deux, c’est peut-être le laïque. La sincérité de Guillaume ii est absolue ; on ne peut le comprendre qu’à condition de n’en pas douter. Il prie avec une ferveur intense ; la notion du devoir est perpétuellement présente devant lui et le tient dans une espèce de mobilisation morale permanente aussi dangereuse qu’elle est sublime. Si son Dieu, en effet, n’est pas le farouche Iahvé des Hébreux, c’est un Dieu qui préfère la paix mais qui ne reculerait point devant l’hécatombe. Du ciel pourrait ainsi tomber un jour sur l’Europe effarée l’ordre de jeter deux cent mille hommes à une mort certaine. Si l’empereur allemand en venait à se convaincre qu’en faisant la guerre il répond à la volonté de Dieu, aucune considération humanitaire ne ferait hésiter son bras. Telle est sa conscience de prince du moyen âge. Quant à sa mentalité, elle se concentre presque uniquement dans un modernisme exalté. Anxieux de progrès, assoiffé d’inventions, se jetant sur les idées inédites avec autant d’empressement que sur les outils neufs, Guillaume ii étonne par sa promptitude d’assimilation une époque qui ne pêche pas précisément par l’esprit de lenteur ni par le culte du vieillot.

L’Allemagne ne ressemble pas à son empereur. C’est un pays de brumes intellectuelles qu’éclairait jadis la beauté de la poésie sentimentale ou épique, qu’assombrit aujourd’hui la lourdeur d’une philosophie épaisse et compliquée. Or la ligne de conduite d’une race ne saurait dériver de la poésie ni de la philosophie ; elle doit être déduite d’un accord entre les instincts de la race et les faits extérieurs. Et cet accord, l’Allemagne paraît incapable de le réaliser ; elle n’en éprouve pas même le besoin. Ses principes conducteurs lui viennent de l’étrange amas d’extravagances assemblées par les théoriciens de l’État ou des conclusions audacieuses auxquelles ont abouti la fantaisie scientifique et les préjugés orgueilleux de ses historiens. De là sont issus les deux formidables groupements avec lesquels le pouvoir est obligé de compter : le groupement socialiste et le groupement catholique.

Les socialistes sont groupés autour de leur Mahomet qui est Marx et ils admettent comme prophètes Jésus de Nazareth, Hegel et Darwin. Ils pourraient bien accepter aussi Feuerbach qui a annoncé dès 1841 que « le vrai Dieu, le Dieu humain sera l’État ». C’est exactement la doctrine qu’ils professent. Ils attendent tout de ce Dieu-là et sans avoir à se donner de mal : ils attendent avec certitude parce que Marx leur a montré la pente fatale conduisant les sociétés au pied de ses autels. Donc pas d’aléa : ni enfer ni purgatoire. Le paradis est aussi immanquable que la mer au bout des fleuves. Les socialistes allemands ne sont pas des évolutionnistes puisque leur évolution s’arrête net à la réalisation de leurs désirs. Mais ce sont des fanatiques en ce qu’ils ne discutent même pas les faits et n’ont recours à la science et à la critique que dans la mesure où elles fournissent des arguments en faveur de leur thèse.

Les catholiques, eux, puisent leur ardeur initiale dans la contemplation d’une institution historique dont le nom et la stature les enchantent mais dont ils ignorent l’aspect véritable : c’est le Saint-Empire romain germanique. Ils aperçoivent dans un passé lointain et dont leur imagination complète les lacunes une alliance véritable entre la tiare pontificale et l’épée impériale ; il leur faut un empereur comme ils ont un pape ; et de nouveau, le pape et l’empereur seront les « deux moitiés de Dieu sur la terre ». Voilà ce dont ils rêvaient et ce que à quoi, maintenant, ils aspirent ; car Guillaume II n’a-t-il pas accompli ce miracle, souverain hérétique, d’être l’hôte ami du Vatican et, soutien du Sultan, d’aller s’agenouiller sur le Golgotha. On peut tout espérer d’un prince qui se montre si habile à concilier les inconciliables. Il est évidemment l’instrument mystérieux de la Providence.

Le groupement socialiste et le groupement catholique débordent des frontières actuelles de l’empire. Ils englobent l’Autriche. Ce sont des groupements pangermanistes. Il y en a un troisième ; c’est le groupement gymnique. La fédération des Turnvereine comprend, depuis bien longtemps déjà, les sociétés autrichiennes. Le pangermanisme trouve là des pépinières de zélés et fidèles disciples mais la formule qui les unit est du moins compréhensible et respectable ; ils appellent de leurs vœux l’union de tous les allemands, l’entrée dans une confédération unique de toutes les provinces germaniques. Or d’autres pangermanistes sont venus renchérir sur ce programme. Le leur comprend l’annexion de la Bohême, de la Hollande, de Trieste, de la Mésopotamie et du Brésil. Excusez du peu ! Mais comment en douter lorsque leur chef, l’étonnant Reventlow, s’en ouvrait il y a peu de semaines à un journaliste de marque dans les couloirs du Reichstag ? Il existe donc bien deux sortes de pangermanistes dont les premiers arriveront probablement à leurs fins à la condition, toutefois, que l’exaltation des seconds ne dresse pas devant eux une coalition mondiale. Et au train dont vont les choses…

Guillaume ii le connaît bien ce train. Il a longuement médité là-dessus. Tant qu’il s’est agi de trouver des débouchés commerciaux à la productivité de ses sujets, sa fertilité d’imagination, sa promptitude à se saisir des occasions, son habileté à en faire naître ont accompli des merveilles. En Orient, en Extrême-Orient, en Océanie, en Amérique, dans l’Afrique du Sud — partout l’initiative impériale s’est exercée, tantôt directe, tantôt dissimulée, en faveur de quelques avantages à obtenir : remaniements de tarifs, commandes fructueuses, établissements de comptoirs. Et, parallèlement, une marine puissante est née de toutes pièces par les soins vigilants du souverain, une marine pour laquelle il s’est dépensé sans compter avec la ténacité de vues et l’intelligence pratique d’un technicien rompu aux exigences du métier maritime.

Mais aujourd’hui c’est de bien autre chose qu’il s’agit. Une échéance approche contre laquelle il faut se prémunir. Cette dislocation de l’Autriche que Bismarck n’a pas su deviner, à la possibilité de laquelle il refusait même de croire, elle se prépare de façon évidente ; les craquements précurseurs retentissent de tous côtés. La Hongrie aspire à l’indépendance, les Slaves se groupent, le prince-héritier lui même indique qu’il a pris son parti de l’inévitable et les sujets allemands de François-Joseph, à demi détachés de son trône, n’attendent que sa mort pour se tourner vers l’empire allemand. Or ce sont des catholiques et des Bavarois ; un mince filet d’eau les sépare matériellement de la Bavière et rien ne les en sépare mentalement et socialement. Leur entrée dans l’empire, c’est la fin de la domination prussienne, c’est-à-dire le bouleversement le plus radical que puisse subir l’Allemagne où rien n’a été prévu pour le fonctionnement d’un gouvernement impérial distinct du gouvernement prussien.

Il faudrait donc remanier la constitution mais, si le peuple est consulté, il se prononcera dans le sens d’une extension de ses droits et comment, d’autre part, opérer un semblable remaniement sans le consulter ? Cela ne se pourrait qu’un soir de victoire quand la race sera enivrée du parfum des nouveaux lauriers. Une telle victoire est à portée : c’est la prise de Nancy. À peine si la tactique française prévoit la défense de cette place ; on pourrait donc y faire une entrée triomphale en l’année 1906, centenaire d’Iéna.

Voilà la tentation contre laquelle l’empereur se débat. Le parti militaire sur lequel pèse l’ennui d’une longue inaction le pousse dans cette voie. L’y poussent également les coloniaux, attirés par la convoitise de quelque morceau d’Afrique ou d’Asie à annexer. L’y pousse encore le désir d’une de ces secousses, de ces rénovations morales dont l’Allemagne a peut-être besoin car bien des symptômes qui n’ont pu échapper au regard de Guillaume ii, accusent une morbidité naissante des mœurs et du caractère. L’y pousse surtout le sentiment très net du danger prochain auquel il s’agit d’échapper, la vision de l’Allemagne de demain dont le gouvernement sera disputé à la Prusse et la supériorité numérique au protestantisme.

Ce sont là de graves motifs. Par contre bien des aléas ont surgi qui commandent la prudence. L’éclipse de la Russie n’est pas si complète et l’amitié de l’Angleterre pour la France est plus solide qu’on ne s’y était attendu. Le mouvement de désorganisation militaire et navale auquel la République s’était laissée entraîner est déjà enrayé. La diplomatie française a su mettre tout le monde de son côté et l’opinon à Paris se montre calme mais énergique. Ce pourrait bien être une longue et rude guerre au cours de laquelle, si l’Allemagne réussissait à se maintenir en Lorraine ou même à avancer jusqu’à Reims, elle verrait sa flotte détruite, ses colonies ravagées, son commerce compromis. Il y a de quoi hésiter.

Les présentes Notes sont bien brèves, même pour esquisser un si vaste sujet. Elles auront néanmoins atteint leur but si le lecteur accepte d’en tirer cette conclusion qui est la vraie cause des calamités dont la menace pèse sur l’Europe : cause profonde et durable qui n’est pas née d’un caprice et ne peut, par conséquent, se dissiper comme un songe. On ne saurait prétendre qu’il n’existe pas de moyen pacifique de venir à bout de cet angoissant problème ; avec de la bonne volonté on en trouverait peut-être. Mais ce sur quoi il serait déraisonnable de compter, c’est sur un apaisement, sur une détente spontanée et définitive. L’énervement qui cesserait le matin reprendrait le soir car il provient d’un ensemble de circonstances dépassant de beaucoup le cercle d’action des initiatives individuelles. On aurait, en tous les cas, dû chez nous prévoir depuis dix ans, ce qui se produit aujourd’hui. L’opinion préférait s’illusionner et s’endormir pleine de confiance ; elle ne voulait pas être inquiétée à propos du problème de l’Europe centrale ; celui qui écrit ces lignes en sait quelque chose. Ainsi s’est révélé soudain l’abîme proche. Ainsi s’est ouverte une ère qui ne sera peut-être pas l’ère sanglante mais qui sera, à coup sûr, l’ère dangereuse parce que la guerre risquera toujours d’éclater. Et cela durera tant que l’Allemagne impériale n’aura pas réalisé sa figure intégrale et trouvé sa formule définitive.


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LE BON SENS, LES USAGES ET LA LOI

LES PENSIONS DE RETRAITE



Pour recruter son personnel, l’État organise des concours afin de choisir parmi les nombreux candidats qui se pressent vers le fonctionnarisme. À voir la foule des postulants, on pourrait croire que les rétributions offertes pour les places convoitées sont excellentes. Il n’en est rien. L’État paye mal.

Mais à l’appât d’un salaire, l’État ajoute la certitude d’un travail peu fatigant et surtout la prime d’une pension de retraite. Si les candidats réfléchissaient, ils s’apercevraient que cette pension de retraite est constituée par une retenue sur leurs appointements et que, par conséquent, ils se font à eux-mêmes ce cadeau. Toutefois le contrat étant librement accepté, il n’y a rien à lui objecter… en principe.

Ce que je veux signaler aujourd’hui c’est l’abus scandaleux par lequel les pensions sont différées pendant des mois, pendant des années. Combien de fois arrive-t-il qu’un instituteur soit brusquement mis à la retraite : c’est le droit du maître. Mais vous croyez peut-être que, du jour de son renvoi, il va toucher la pension qui assurera son pain quotidien ? Vous oubliez « l’administration » ; il faut des démarches sans nombre, il faut des recommandations de toutes les nuances de l’arc en ciel politique, pour que le ministère liquide la retraite ; les semaines passent, et des emprunts onéreux sont nécessaires : car des agents d’affaires font métier d’avancer, contre de gros intérêts et des commissions coûteuses, quelques petites sommes. Si bien que lorsque la pension arrive avec son arriéré, (sans intérêts naturellement !) le bénéficiaire est accablé de dettes pour longtemps, ou bien il est déjà mort et enterré ; et la famille devra renouveler les voyages lassants au pays des paperasseries, justifier de ses droits à l’héritage, accomplir quantités de formalités avant de recevoir quoi que ce soit.

Que dirait-on d’une Compagnie d’assurances qui ne paierait pas à guichet ouvert le jour de l’expiration du contrat ? Et l’État n’est rien d’autre que l’assureur de ses employés.

Fonctionnaires, que vous êtes heureux !

Henry BRÉAL.


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FRANÇAIS ET ROMAINS EN AFRIQUE



L’établissement de la domination française dans l’Afrique du Nord a eu pour résultat imprévu de faire connaître jusque dans ses moindres détails l’œuvre accomplie en ces mêmes lieux par les Romains voici dix-huit siècles. On était déjà renseigné à ce sujet par ce qu’en ont dit les auteurs anciens mais on ne l’était que d’une manière assez vague ; la découverte de ruines innombrables, l’exhumation de milliers d’inscriptions du plus haut intérêt ont projeté sur cette portion de l’histoire la précieuse lumière des faits. Aussi est-il permis désormais d’établir une comparaison entre la façon dont Romains et Français, à tant d’années d’intervalle, s’y sont pris pour conquérir, puis pour organiser et faire prospérer leur colonie africaine. Une telle comparaison est doublement instructive en ce qu’elle aide à comprendre, à la fois, en quoi diffèrent et en quoi se ressemblent des besognes identiques conduites successivement par des peuples placés dans des conditions très dissemblables quant à l’époque et aux circonstances.

Avant tout, il convient de se rappeler que l’Afrique romaine a duré près de sept cents ans tandis que l’Afrique française entre dans sa soixante seizième année. Cette disproportion ne doit jamais être perdue de vue dans l’examen des points de rapprochement qui s’imposent. Quant à l’étendue des deux empires, elle fut sensiblement la même. Celui des Romains s’allongea davantage le long des côtes puisqu’il engloba, en fin de compte, la Tripolitaine à l’Est et, à l’Ouest, une bonne partie du Maroc mais il manqua de profondeur et ses limites restèrent bien en deçà non de celles que nous nous sommes réservés d’atteindre mais de celles que nous avions atteintes effectivement il y a déjà vingt-cinq ans.

Il paraît tout simple, au premier abord, de considérer les progrès de la civilisation comme ayant largement facilité les choses à la France mais cette manière de voir ne résiste pas à la réflexion. Si l’on fait exception pour les transports de troupes par mer, rendus beaucoup plus aisés sur de grands navires à vapeur — et, peut-être, pour certaines améliorations des services de ravitaillement et d’intendance, il est évident que nous n’avons pas beaucoup bénéficié de la supériorité de notre outillage général sur celui des Romains. Et, par contre, ceux-ci ont eu sur nous de notables avantages dont voici les principaux.

Le premier a été le point de départ de la conquête. Prenez une carte de la Méditerranée et considérez les positions respectives de Carthage et d’Alger. La pointe avancée sur laquelle est située Carthage ne la rapproche pas seulement de la Sicile et de l’Italie ; elle dessine une espèce de poussée du continent africain dont les rivages, à droite et à gauche, semblent s’enfuir comme pour laisser plus d’indépendance et de sécurité aux occupants de ce poste dominateur. Sûrement les marchands phéniciens qui l’avaient choisi pour y installer un de leurs comptoirs s’étaient avisés d’une configuration si favorable. L’effort que dut accomplir la république romaine pour en déloger les Carthaginois fut, sans doute, très supérieur à celui qui nous rendit maîtres d’Alger ; mais une fois cet effort accompli elle posséda une base d’opérations sans pareille. Tandis que ses troupes, s’étendant en éventail à travers la Tunisie puis à travers notre province actuelle de Constantine, refoulaient les tribus berbères et maintenaient aux confins une sorte de paix armée, derrière cette vaste ligne de défense se créait un État dont rien n’allait plus troubler le repos ni menacer l’incroyable richesse. Ce fut l’Afrique proconsulaire appelée ainsi du nom du proconsul désigné par le Sénat romain pour la gouverner et par opposition aux royaumes indigènes protégés et aux territoires militaires qui l’environnaient. Ainsi il y eut, dès le principe, une partie de la conquête qui se trouva à l’abri des incursions et des coups de main, adossée à la mer et n’ayant qu’une frontière territoriale de faible développement. Comment en eût-il été de même avec Alger en place de Carthage comme base d’opérations ? Alger n’est qu’un point quelconque de la côte exposé à se trouver presque complètement enveloppé par l’ennemi. Ce fut le sort qui créa cette inégalité. Ni les Romains ni les Français n’avaient songé à entreprendre une conquête méthodique en terre africaine. Rome fut incitée à poursuivre la destruction de Carthage parce que cette ville puissante paralysait son essor, ruinait son commerce et menaçait sa sécurité. La France, en réduisant Alger, vengeait la grave insulte faite à son honneur et mettait fin aux intolérables exploits d’une piraterie dont elle n’avait pas été seule à souffrir. Carthage incendiée, Alger occupé, les mêmes hésitations et les mêmes répugnances se manifestèrent à Rome et à Paris relativement à un avenir d’extension africaine. M. Gaston Boissier a fait remarquer avec beaucoup d’à-propos combien les débats sénatoriaux du Capitole et ceux du parlement de Louis-Philippe présentent d’analogie à cet égard. Ici et là, il se trouvait des coloniaux avides de tout annexer et des anti-coloniaux soucieux de ne rien entreprendre. Le juste milieu triompha mais il fut impossible de s’y tenir dans aucun des deux cas. Les protectorats eux-mêmes s’écroulèrent. Faute de trouver des beys de bonne volonté pour régner en son nom à Constantine et à Oran la France dut se résigner à gouverner directement comme Rome s’y était trouvée amenée après des essais infructueux pour se constituer des monarchies tributaires. Force fut d’aller de l’avant, de soumettre d’année en année des territoires supplémentaires, d’occuper des points nouveaux. Mais, dans cette progression fatale, les anciens eurent constamment sur les modernes l’avantage d’avoir derrière eux un établissement solide et sûr dont la prospérité put se développer régulièrement pendant qu’on guerroyait aux avant-postes.

En second lieu, ils ne rencontrèrent point devant eux le fanatisme musulman. Et ce fut là — c’est encore et ce sera toujours — pour nous la cause d’une terrible infériorité par rapport à eux. On peut juger, grâce à Salluste notamment, combien les populations berbères ont maintenu leurs coutumes. Ce qu’il en raconte équivaut tout à fait à ce qui s’est passé de nos jours et la manière dont Jugurtha faisait la guerre aux Romains rappelle à s’y méprendre les procédés d’Abdel-Kader. Autour d’un petit nombre de réguliers, péniblement assemblés et formés, apparaissent et disparaissent les « goums » capricieux, emportés par un élan aussi énergique que passager, incapables de se plier aux nécessités de la tactique et aux rigueurs de la discipline. Tels sont les Arabes d’aujourd’hui ; loin d’avoir modifié les Berbères en leur imposant de nouvelles conditions d’existence, ce sont bien ces derniers qui ont fait adopter leurs mœurs par leurs vainqueurs. Par contre les dieux berbères ne ressemblaient guère à celui de Mahomet et ainsi faisait défaut le seul principe d’union qui existe sur la terre d’Afrique où les tribus éparpillées, plus ou moins nomades et toujours promptes aux querelles intestines, ne sont susceptibles d’un effort commun que lorsque la haine religieuse, caractéristique de l’Islam, leur est prêchée. La déesse Tanit et le dieu Baal Ammon, pour sanguinaires qu’ils fussent, n’exigeaient pas l’extermination des étrangers et leurs sectateurs ne demandaient pas mieux que de les associer de bon cœur avec Junon et Saturne : ce qui permit aux Romains de les introduire dans l’hospitalier panthéon conçu par eux. Nulle question religieuse ne vint de la sorte compliquer la conquête et rendre précaire l’occupation ; il n’y eut pas surtout ce fossé haineux dont, quoiqu’on dise et quoiqu’on fasse, la mentalité arabe demeure encerclée, même aux heures de paix, à l’égard de la France et des Européens en général. C’est en vain que de naïfs théoriciens s’imaginent désarmer les Musulmans en construisant des mosquées et en honorant Mahomet ; rien ne saurait apprendre la tolérance à des hommes dont la doctrine repose d’aplomb sur une base d’intolérance obligatoire : car la première condition pour être un bon Musulman ne consiste-t-elle pas à mépriser et à détester ceux qui ne le sont pas ?

Rome eut un troisième avantage, celui de ne devoir tenir compte d’aucune rivalité étrangère. Il n’y avait pas d’Europe autour d’elle, donc pas d’équilibre européen à ménager. Une fois Carthage détruite, sa domination devenait incontestée dans la Méditerranée ; les peuples soumis à ses armes en d’autres portions du monde ancien pouvaient lui causer du dommage ou du souci par leurs révoltes. Aucune puissance n’avait le moyen d’intervenir pour l’obliger à renoncer à s’agrandir en Afrique ou réclamer une compensation pour lesdits agrandissements. Nombreuses, au contraire, furent les susceptibilités dont le gouvernement français, sous Charles x et surtout sous Louis-Philippe, eut à tenir compte. L’expédition de 1830, avant même qu’elle fut en route, avait provoqué de la part du cabinet de Londres des observations peu encourageantes et il ne s’en fallut pas de beaucoup que la monarchie de Juillet, à qui l’alliance anglaise importait fort, n’évacuât Alger. Il est certain que l’Europe toute entière aurait témoigné à maintes reprises sa mauvaise humeur et sa jalousie de cette entreprise si les difficultés auxquelles nous nous heurtions et les sacrifices que la conquête algérienne exigeait ne lui avaient paru constituer, somme toute, une charge durable et un embarras permanent qu’il ne lui déplaisait point de voir peser sur la France.

Enfin, dernière supériorité (tout au moins relative), Rome n’hésitait pas sur son droit, sur la légitimité de son action. Par là même qu’elle n’avait pas de rivales, l’internationalisme pour elle ne répondait à aucune réalité ; comme la notion moderne de la liberté n’existait pas davantage, d’où fussent venus aux Romains les scrupules qui plus tard ont souvent ému les Français, les ont fait réfléchir, hésiter, reculer même et de façon imprudente ? Le respect de l’indépendance d’autrui ne les retenait pas et, si même ils l’avaient ressenti, se sentant de race supérieure, ils auraient cru de bon cœur assurer le progrès et le bonheur des races inférieures en les asservissant. C’est là une croyance qui est, chez nous, à l’état intermittent et que nous professons, comme d’ailleurs toutes les grandes nations civilisées, mais sans oser aller jusqu’au bout des conséquences qui en découlent.

Si donc on tient compte : 1o du fait que la comparaison s’établit entre deux œuvres d’une durée très inégale puisque, comme nous l’avons déjà dit en commençant, les Romains ont occupé l’Afrique pendant plusieurs siècles alors que les Français y sont arrivés en 1830 seulement ; 2o des avantages considérables que les premiers eurent sur les seconds par suite des circonstances que nous venons de rappeler, il est impossible de ne pas reconnaître que, finalement, la conquête moderne a marché beaucoup plus vite que l’ancienne et que la France, à cet égard, l’emporte sur Rome. Quiconque circule en Algérie actuellement est frappé de l’ordre qui y règne et de la façon dont y fonctionnent des rouages gouvernementaux rendus très complexes par le fait qu’aucune pénétration Européenne ne peut s’exercer dans le bloc arabe et que, par conséquent, les deux sociétés vivent l’une près de l’autre, sans se mêler. Les statistiques indiquent tout ce que la France a fait pour développer les services publics, l’hygiène, la voierie, l’instruction, le commerce. La sécurité paraît complète, et nulle part on ne rencontre de ces entraves de police à la liberté individuelle qui existent fréquemment dans les colonies.

Sur trois points pourtant, les Romains paraissent surpasser les Français de telle façon qu’il n’y a pas seulement retard mais infériorité de principe entre eux. D’abord le prestige que revêt la puissance française aux yeux des indigènes est loin d’égaler celui qu’exerçait la puissance romaine. On serait tenté d’expliquer ce fait par le caractère peu prestigieux de la civilisation moderne comparée à l’ancienne. Les progrès innombrables dont elle se compose sont des progrès de détail qui, incontestablement, enlèvent de la majesté à l’ensemble et en rendent les grandes lignes moins nettes et plus confuses ; de plus ce sont des progrès d’ordre pratique, peu artistiques par conséquent et de silhouettes peu impressionnantes. Tout cela est exact sans doute mais les Romains employaient pour rehausser l’éclat de leur civilisation un procédé qui aurait pu être avantageusement renouvelé par les Français ; ils créaient des villes, soit de toutes pièces dans un lieu jusque-là solitaire, soit en agrandissant d’humbles bourgades dont les quelques masures disparaissaient promptement devant les constructions nouvelles. Moralement et matériellement, ces cités étaient de monumentales leçons de choses à l’adresse des indigènes lesquels n’y pouvaient pénétrer sans apercevoir, en une sorte de raccourcis, la puissance romaine en action. En s’installant dans les villes arabes et en y opérant des travaux d’assainissement et d’agrandissement très considérables, les Français les ont embellies au sens européen du mot mais il est peu probable qu’ils les aient embellies au sens arabe. Effectivement Kairouan malgré la tristesse qui pèse sur elle et l’aridité qui l’environne doit réjouir les regards indigènes — en dehors de son caractère de ville sainte — bien plus que Sousse, sa voisine, qui est riante et animée. Les quais d’Alger avec leurs jolies arcades et leurs squares, l’avenue Jules Ferry à Tunis ou la grande place de Constantine ont-ils de quoi rivaliser avec une ville comme Timgad dont les ruines pénètrent encore les touristes d’admiration ? Non certes car ce sont là des apports d’Europe plus ou moins adroitement accolés à l’œuvre indigène. Ce n’est pas uniquement affaire de portiques et de statues ; évidemment nous délaissons beaucoup trop ces éléments primordiaux et inégalables de beauté architecturale mais, dans un autre ordre d’idées, nous savons également créer de l’impressionnant. On a dit et non sans vraisemblance que le fameux pont Doumer à Hanoï avait beaucoup consolidé l’influence française au Tonkin. C’est que cette merveille cyclopéenne, jetée sur l’énorme Fleuve rouge, se dresse isolément devant les yeux stupéfaits des indigènes ; et comment leur stupéfaction n’engendrerait-elle pas de l’admiration pour le peuple capable de concevoir et d’exécuter de pareils tours de force ? Le pont Doumer produit sur les Tonkinois d’aujourd’hui un effet analogue à celui que dut produire naguère l’amphithéâtre de Thysdrus (El-Djem) sur les Berbères.

La ville romaine n’était pas seulement autonome dans son cadre mais aussi dans son existence. « On n’est jamais un grand homme pour son domestique », disait un ironiste. Cela est vrai des collectivités comme des individus : à se voir de trop près on perd du prestige. Les Arabes perdent beaucoup du leur en vivant avec les Européens ; nous en perdons peut-être plus encore, à leurs yeux, en nous mêlant à eux, en adossant nos églises à leurs mosquées et nos forums à leurs marchés. Rien ne subsiste de cet ordre magnifique par lequel Rome se révélait aux peuples subjugués. Rien ne saurait remplacer la triomphale autonomie de la cité romaine.

La question se pose aussitôt : pouvait-on en agir ainsi au xixe siècle et la fondation de grandes villes modernes en Afrique n’aurait-elle pas excédé les ressources des budgets ? Il est évident qu’il eût fallu recourir au moyen adopté par les anciens qui n’étaient pas plus désireux que nous d’obérer inutilement leurs finances. Ce moyen c’était la main-d’œuvre militaire — et ici s’accuse une deuxième infériorité. Les Français n’ont point su tirer des 60.000 hommes qu’ils entretiennent en Afrique un parti équivalent à ce que les Romains obtinrent de leurs 30.000 soldats ; car c’est aux environs de ce chiffre que, d’après le savant historien Mommsen, la critique se tient. La légion a constitué non pas seulement l’une des plus durables mais aussi des plus audacieuses institutions du monde romain. Elle a poussé la permanence aussi loin qu’elle peut être poussée puisque la profession a fini par devenir héréditaire et que les enfants des légionnaires ont succédé à leurs pères ; son patriotisme, sa fidélité et son ardeur au travail n’en ont point souffert. Elle a atteint aux extrêmes limites du libéralisme puisque les soldats ont eu permission d’avoir leur foyer aux portes de la caserne et d’y vivre en famille hors des heures de service ; la discipline pourtant est demeurée saine et stricte. Enfin elle a étendu le cercle de ses travaux au delà de tout ce qui fut jamais demandé à une troupe armée ; et sa valeur militaire n’en a pas été diminuée. C’est ce dernier point qui mérite de retenir l’attention. La légion romaine se suffisait à elle-même et pouvait, à elle toute seule, construire une ville ; elle possédait des terrassiers, des maçons, des peintres ; elle possédait aussi des architectes, des ingénieurs et des sculpteurs. La pratique de n’importe quel métier s’accommodait avec le métier militaire : tout soldat se doublait d’un ouvrier. Sans examiner s’il n’y aurait pas là les éléments d’une solution des divers problèmes que soulève le militarisme contemporain, on peut dire que l’Afrique romaine a été en majeure partie l’œuvre des légions qui, non seulement, en ont conquis le sol mais en ont construit les routes, les aqueducs, les édifices. Les Français et les Européens en général n’osent pas demander à leurs soldats des efforts analogues, hormis lorsqu’il s’agit de fonder quelque poste avancé dans une région encore inconnue ou insoumise. Pourquoi ?…

Parmi les travaux auxquels s’employaient si utilement les légionnaires, il convient de citer en première ligne l’irrigation et la sylviculture. On demeure stupéfait en constatant tout ce que les Romains avaient su faire à cet égard. Les témoignages en ce qui concerne l’irrigation sont irrécusables. Des endroits aujourd’hui déserts ont été surpeuplés ; des contrées aujourd’hui arides ont produit du blé en abondance. Là où règne de nos jours une sécheresse irrémédiable, l’eau amenée ou trouvée par les Romains circulait copieusement. Nous possédons sur ces points les renseignements les plus circonstanciés et, d’ailleurs, des ruines de digues et de barrages permettent de suivre, pour ainsi dire à la piste, le travail des ingénieurs d’autrefois dont il arrive fréquemment à leurs successeurs d’admirer la science et l’habileté. Bien entendu nous ne pouvons être aussi bien renseignés sur les forêts et, à première vue, l’Afrique que nous avons sous les yeux rappelle absolument celle que Salluste a décrite et envers laquelle il usa d’un esprit critique très aiguisé. Il jugeait notamment que son sol était inapte à produire des arbres et les apparences présentes lui donnent de nouveau raison. Dans l’intervalle, pourtant, d’immenses forêts se sont étendues sur ce sol ; tout en faisant la part de l’exagération, force est bien de tenir quelque compte des assertions des historiens arabes décrivant les « voûtes ininterrompues de feuillages » sous lesquelles passèrent leurs coreligionnaires en pénétrant pour la première fois en Afrique.

Le régime des eaux et forêts a été, de la part des Français, l’objet d’un tardif effort et l’insuffisance des résultats provient du rattachement de ces services aux pesantes et routinières administrations de la métropole. Il eût fallu des ingénieurs ardents, des décisions promptes, des plans économiques et, au besoin, un grain d’audace et de modernisme dans la façon d’exécuter les travaux et d’organiser l’exploitation.

Tels sont les points sur lesquels la supériorité romaine s’accuse. Mais ils n’atténuent pas les éloges que, d’autre part, comme nous l’avons expliqué, les Français méritent — même lorsqu’on établit une comparaison sévère entre leur œuvre et celle de leurs illustres devanciers.

UNE PAGE D’HISTOIRE



UN TSAR RÉPUBLICAIN

SPERANSKI ET LA CONSTITUTION RUSSE

DE 1809



L’histoire offre parfois d’étranges retours. Il y a cent ans, l’Empereur de Russie s’amusait à introduire la liberté dans ses États ; à présent, la même idée terrorise son arrière-petit-neveu. Nos grands pères ont pu voir Alexandre ier, « républicain couronné », exercer toute sa vie une autorité absolue, et nous voyons nous-mêmes Nicolas ii, attaché à ses attributs d’autocrate, qui finira peut être dans le rôle d’un simple souverain.

En 1906 règne un tsar timide, modeste, qui aime l’obscurité, le calme, la famille : dominé par son entourage, écrasé par l’éducation religieuse et réactionnaire qu’il a reçue de sa mère, l’austère impératrice Marie-Feodorovna, et de Pobiedonotsef, son illustre mentor, Nicolas ii a peur du libéralisme. En 1806 régnait un Tsar plein d’audace, ambitieux, se donnant en spectacle au monde, rêvant de gloire et de tapage ; formé à l’école « libre » de la grande Catherine, élève du Suisse La Harpe, exilé de sa patrie comme révolutionnaire et réfugié à la cour de Russie — la cour de Russie servait alors d’asile aux esprits en avance sur leur temps ! — Alexandre ier jouait avec les idées philosophiques du xviiie siècle français et s’enthousiasmait de liberté. Ainsi les institutions de la Russie, aujourd’hui violentées par la foule, étaient menacées alors par l’Empereur seul. Il y a cent ans, le peuple russe trouvait sa liberté dans l’autocratie et ne pensait qu’à obéir. Le Tsar put jongler avec des projets de réformes, les manier à sa guise sans abandonner une parcelle de ses prérogatives ni diminuer jamais son autorité. Les institutions de la Russie, c’était sa chose : à présent, c’est la chose du peuple.

Par conviction, sans doute, mais bien plus encore par orgueil — on dirait, de nos jours, par cabotinage — Alexandre ier, qui ne songeait pas encore à devenir « l’Ange de l’Europe », voulut jouer le grand rôle de « Tsar libérateur » des Russes. Il donna de ce désir des preuves sincères, dès les premières années de son règne, abolissant le Tribunal secret de l’Empire, restreignant la censure, favorisant l’organisation universitaire ; il s’entoura de conseillers imbus des principes libéraux et tomba d’accord avec eux sur la nécessité de donner à l’empire une Constitution moderne, à l’exemple de l’Angleterre. Mais ce zèle fut très endommagé quand le Tsar s’aperçut qu’organiser à l’anglaise les services de l’Empire, c’était sacrifier une grosse part de son autorité privilégiée. Dans son naïf emballement, il aurait prétendu concilier l’autocratie avec la liberté. Libéral de sentiments, il restait autocrate de caractère. Il était « républicain » — il s’en flattait, au moins — à la manière de ces collectivistes millionnaires « partageux » en parole et accapareurs en action : il n’aimait pas la liberté jusqu’à lui sacrifier son pouvoir personnel.

Ayant échoué dans son projet, il en garda naturellement rancune aux conseillers intimes qui lui avaient prêté concours. Il les congédia brusquement et vécut quelques mois dans une complète indécision sur la manière d’exécuter ses desseins toujours chers.

C’est alors qu’Alexandre ier rencontra — par hasard — Speranski.

Fils d’un pope de village, c’est-à-dire de très basse origine, Mikhaïl Mikhaïlovitch Speranski, tour à tour séminariste, professeur, fonctionnaire, avait trente-cinq ans en cette année 1807. Il était Conseiller d’État actuel. Envoyé chez l’Empereur pour lui présenter un rapport au nom du Ministre empêché de l’apporter lui-même, il fit preuve d’une telle habileté et lui plut à ce point qu’il en sortit son favori. Il avait su traduire de façon si simple et si éloquente à la fois les chimères de l’Empereur, il avait su lui exposer si bien sous une forme concrète ses rêves abstraits, qu’Alexandre ému, transporté, vit en lui « celui qu’il cherchait » en fit son confident, son conseiller intime et le chargea bientôt d’élaborer son plan de réformes.

À cette époque, la girouette politique avait tourné sous le vent de Tilsitt : l’Angleterre était passée de mode, la Russie s’était jetée dans les bras de la France. Suivant ce mouvement, Speranski travaillera sur les textes constitutionnels français. Il fait preuve d’un génie raffiné et d’un art admirable dans sa préparation : comme les autres conseillers de l’Empereur, il encourage les pensées généreuses d’Alexandre, mais, seul parmi eux, comprend qu’il faut s’en tenir aux idées et que, dans la réalité, la constitution future doit-être une proclamation sans danger pour les privilèges impériaux. En fait, sa Constitution de 1809 rappelle la constitution française de l’an viii : instituant un pouvoir qui choisit les hommes chargés de le contrôler, elle légalise formellement les prérogatives du tsarisme bien plus qu’elle ne leur porte atteinte. En vérité, rien n’est changé.

Pourtant, Speranski n’était pas qu’un dilettante, habile à jouer avec les textes. Il prétendait fonder sur sa Constitution une sorte de gouvernement représentatif qu’il aurait dirigé au nom de l’empereur. Voici comment :

En regard des Assemblées et des Conseils administratifs élus, chargés de la préparation des lois, le Conseil de l’Empire absorbait toute l’autorité. C’était l’Exécutif, le seul contrepoids possible à la puissance du tsar, c’était presque un gouvernement, mais au lieu d’être représentatif du pays, il n’était que représentatif de la volonté impériale et des coteries de la Cour.

Speranski, s’étant fait donner le poste de secrétaire impérial auprès de ce Conseil, avait le projet d’y introduire des éléments tels qu’ils auraient bientôt constitué un gouvernement digne de ce nom. Il échoua au port et fut disgracié en 1812. Ses plans abandonnés, il n’en resta que l’ébauche : elle n’atteignait en rien le principe autocratique.

D’ailleurs, c’était bien là tout ce que voulait l’Empereur : une armature de Constitution donnant au peuple un simulacre de liberté C’est là aussi, nous semble-t-il, ce qu’a voulu son successeur actuel. Mais les temps sont changés. L’autocratie tenait encore ses destinées entre ses mains, il y a cent ans ; à présent, elles passent aux mains du peuple. Les mêmes promesses constitutionnelles ont été formulées par Alexandre ier et par Nicolas ii. Il y a un siècle, personne ne les entendit. Aujourd’hui,

chacun les retient. C’est le meilleur gage de leur exécution prochaine.

PAYSAGES DE CALIFORNIE



i. — Le Col de San Luis Obispo

Il pouvait être six heures du soir quand le petit chemin de fer s’arrêta au fond d’une vallée roussi devant un massif montagneux qui décidément lui barrait la route. Il avait couru depuis midi au milieu des longues herbes sèches, les rails posés tout uniment sur le sol, franchissant les ruisseaux sur des ponts improvisés et s’arrêtant à des stations minuscules dont les noms poétiques à désinences espagnoles, évoquaient les lointains ensoleillés du Sud. Et c’était, au coucher du soleil, une grande féerie rouge comme si mille flammes de bengale se fussent allumées tout à coup. Des aigrettes de feu s’attachaient partout, sur la crête des collines, aux cailloux du sol et aux rebords des petits nuages qui descendaient très pressés derrière l’horizon.

Au milieu de ce paysage à grandes lignes primitives sans culture encore et d’une beauté intacte, deux petites maisons de bois, de celles qu’en Amérique on transporte partout si aisément se dressaient, proprettes et puériles comme des joujoux d’enfants, posés sur la terre nue ; l’une d’elles servait de domicile au chef de gare et portait en grosses lettres bleues le nom de la localité : Santa Margarita. Une sorte de quai la prolongeait le long duquel le train avait fait halte ; un peu plus loin la voie se perdait dans les herbes en attendant que fut creusé sous la montagne le tunnel qui devait lui permettre d’atteindre San Luis Obispo.

Il y eut sur ce quai tout un déballage d’hommes et de choses, instruments aratoires perfectionnés, barils, caisses, sacs de toile, paniers de fruits ; nos malles parisiennes un peu dépaysées par le voisinage attiraient l’attention ; d’ordinaire, les touristes qui vont de San Francisco à Los Angeles prennent la vue de l’intérieur ; sur la côte le chemin de fer est intermittent et les auberges sont rares.

Pour enlever toute cette marchandise et la répartir il fallut une heure comme si, sur ce versant joyeux de la rude Amérique, le temps avait absolument cessé de représenter de l’argent ; les hommes bavardaient entre eux, riaient, chantaient tandis que s’allumaient les constellations dans l’azur rapidement assombri. Et la nuit était venue quand les deux lourdes diligences à huit chevaux s’engagèrent dans la prairie. C’étaient deux de ces pataches mexicaines, sortes de calèches suspendues sur d’épaisses lanières de cuir tressé avec les bagages amoncelés par derrière, des rideaux de coutil remplaçant les glaces absentes et, sur la caisse, des enluminures en couleurs vives ; on eût dit des voitures de cardinaux romains visitées par des brigands et déchues de leur splendeur mais continuant de dodeliner doucement selon les hasards du chemin et imposantes encore dans leur silhouette d’ensemble.

À l’automne, les herbes californiennes, brûlées par le soleil, s’inclinent sur le sable doré comme elles et forment le tapis le plus moelleux qui se puisse rêver ; les chevaux, couverts de clochettes et d’oripeaux, se mirent à trotter joyeusement tandis que le cocher, coiffé du classique sombrero, faisait claquer au-dessus d’eux son interminable fouet d’un mouvement ample et vigoureux. Mais bientôt le sable et les herbes firent place au rocher ; les traits se tendirent et l’ascension commença.

À mi-côte, au brusque détour d’un contrefort granitique, un étrange spectacle apparut ; là s’ouvrait dans la montagne l’orifice du tunnel ; de gros feux rouges éclairaient le chantier. S’élevant le long de la profonde tranchée, la route passait devant une suite de cabanes hâtivement construites avec des troncs d’arbres et de la boue ; les portes ouvertes laissaient voir des intérieurs rugueux, la lampe fumeuse pendant du toit, le souper sur la table. Les ouvriers attendaient le passage de la diligence ; ils portaient le costume du travailleur yankee, la chemise de flanelle ouverte sur le cou et le pantalon enfoncé dans les bottes de cuir fauve ; seulement je ne sais quelle souplesse dans l’attitude, quel sens artistique dans la manière de poser le chapeau ou de nouer la cravate dénonçaient les approches du Mexique ; parfois, au travers de l’anglais sec et martelé, les jurons et les invocations de la vieille Espagne jetaient une note de musique.

Ayant abandonné ses chevaux à eux-mêmes, le conducteur se mit à fouiller dans une sorte de panier suspendu à portée de sa main ; il y prit des rouleaux, des paquets de lettres, des journaux sous bande et, lisant d’un coup d’oeil les noms des destinataires pour s’assurer que nulle erreur ne s’était glissée dans son triage, il les lança devant chaque demeure ; quelques-uns pénétrèrent par les portes ouvertes ; d’autres furent arrêtés au vol par ceux auxquels on les lançait ; d’autres roulèrent à terre, attendant qu’on vienne les relever ; c’était toute une civilisation qui s’éparpillait ainsi sur ces seuils misérables… Un peu après la dernière cabane, la diligence tourna presque à angle droit et coupa la ligne souterraine du railway. D’un côté une paroi à pic, noire, démesurée, montait vers le ciel ; à gauche la même paroi tombait dans le vide.

Ensuite, ce furent le silence et la nuit ; des oiseaux tournoyaient dans les airs et la brise secouait les arbres ; nous atteignîmes bientôt le sommet du col ; l’allure devint rapide sans souci de l’étroitesse de la route et de la profondeur de la gorge ; on descendait en lacets avec des détours brusques qui successivement mettaient devant nos yeux le massif du mont et les grands espaces de la plaine au delà. Un moment des points lumineux étincelèrent au flanc d’un promontoire qui s’allongeait abrupt, séparé de nous par une vallée ténébreuse ; c’étaient des fanaux électriques ; le chemin de fer devait courir là à ciel ouvert pendant quelques centaines de mètres ; on creusait dans le granit de quoi placer les rails ; le bruit des pics se répercutait sinistrement et l’éclat blanchâtre de la lumière avivait les contrastes et grandissait les proportions de ce site sauvage.

La descente s’accentuant, bientôt nous perdîmes de vue cet atelier suspendu dans les airs : la vallée s’ouvrit et gentiment niché dans un cirque de collines, San Luis Obispo apparut.


ii. — Un bain de mer dans le Pacifique

La petite ville de Santa-Barbara n’est point de celles qui peinent pour vivre ; si elle contient des pauvres, on ne s’en doute guère à voir ses habitants errer souriants dans la grande rue pleine de soleil et longue de quatre kilomètres conduisant à la plage. Cette rue est bordée de villas, d’églises, d’hôtels et de boutiques où se débitent des objets mexicains en cuir gaufré ; à travers le feuillage délicat des poivriers on aperçoit les montagnes roses et l’océan où trônent trois grandes îles séparées de la côte par un bras de mer large comme le Pas de Calais, visibles néanmoins jusque dans les détails de leur ossature tant l’atmosphère est pure et limpide. Les fleurs abondent, belles, hautes en couleur, exubérantes et aussi les Chinois qui vont et viennent de leur pas tranquille, avec leur sourire jaune et leur résignation béate ; mais avant tout la ville appartient aux chevaux ; tous les dix pas on rencontre une écurie ou un magasin de sellerie. Il y a un proverbe courant dans le pays qui dépeint les mœurs équestres de l’habitant : « Quand vous aurez pris, dit le proverbe, l’habitude de seller votre cheval pour gagner le coin de la rue voisine, à cela vous reconnaîtrez que vous êtes devenu un vrai Californien. »

Les chevaux californiens sont infatigables : très doucement traités par leurs maîtres ils obéissent à la voix ; dans les ranchos et dans les petits villages il n’est pas rare de les voir errer en liberté mettant leurs têtes à la fenêtre et vivant, si l’on ose ainsi dire, de la vie de famille. Leur allure est le galop ; ils ont une sûreté et une régularité merveilleuses. Attachés à la moindre barrière que d’un coup de tête ils renverseraient, ils attendent leurs cavaliers pendant des heures, dormant au soleil, patiemment ; on les loue pour presque rien, sellés à la mexicaine avec le pommeau très élevé, la selle étroite et les étriers de bois sur lesquels l’homme se tient presque droit.

Ce matin-là qui était le dernier de notre séjour sur la côte de Californie, nous songeâmes tout à coup que nous n’avions pas honoré d’une visite les flots du Pacifique : à San Francisco, à Monterey on ne se baigne guère que dans les merveilleuses piscines des hôtels ou des clubs : Santa Barbara n’a pas de piscine, mais possède une plage de sable admirablement unie et qui reste fréquentée toute l’année : il n’est pas rare de faire une pleine-eau le jour de Noël. Novembre approchait ; la chaleur était exquise, légère, tempérée, facile à supporter et cela malgré que les rayons du soleil fussent cinglants.

Nous n’avions eu qu’à traverser la rue pour obtenir deux chevaux et une galopade de dix minutes nous avait transportés sur la plage. Les bonnes bêtes, immobiles dans le sable, leurs brides passées dans les anneaux de fer disposés à cet effet autour de l’établissement de bains, s’endormirent aussitôt, tandis que nous pénétrions dans l’océan. Il était particulièrement pacifique, ce jour-là, le grand océan ; au loin des bancs de varech jaune comme de l’or se balançaient très doucement ; des herbes marines très fines, d’un rose tendre, flottaient entre deux eaux et sur le bord, le flot s’allongeait voluptueusement avec un petit soupir musical.

Nous vîmes que les cabines n’avaient plus de toit et que le linge était absent : le baigneur interrogé sourit en regardant le soleil. Et c’est en effet le soleil qui sèche les nageurs et si vite et si bien qu’ils s’habillent à la hâte pour échapper à la vigoureuse étreinte de ses rayons trop ardents.

Drôle d’idée de vous avoir raconté ce bain de mer comme si c’était un événement… mais vous savez ce que dit la chanson brestoise :

                          Y a rien de faraud
                          Comme un matelot
                          Qu’a lavé sa peau
                          Dans cinq ou six eaux.


iii. — Propos d’un Philosophe

Le lendemain, dans les montagnes de Santa-Ynez. Changement de véhicule : la diligence de Santa-Barbara passe ses voyageurs et leurs bagages à la diligence de Los-Olivos. Cette fois, ce ne sont plus des carrosses de cardinaux, mais des chars-à-bancs très légers et infiniment rudimentaires. L’échange s’opère dans un ravin exquis plein d’eaux murmurantes et de chants d’oiseaux. Le Pacifique a disparu au dernier tournant. Une petite auberge se trouve là, assise sur deux roches entre lesquelles sautille une cascade. D’étranges laitages et des fruits non moins étranges forment un menu plus pastoral que réconfortant. On charge les colis et le conducteur de Los-Olivos, amarrant un carton à chapeau récalcitrant, adresse à l’un de nous cette admonestation où il entre plus de pitié que de rancune : « What is the use of a man having two hats ! » À quoi cela sert-il à un homme d’avoir deux chapeaux !…


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BIBLIOGRAPHIE



C’eût été manquer d’égards à l’ouvrage de M. Paul Doumer que de l’analyser quand il a paru ; c’eût été souligner ce qu’il y a eu de malencontreux dans la date de sa publication. Le Livre de mes Fils[1] aurait dû nous être donné six mois plus tôt. On n’eût pas été tenté alors d’y chercher une sorte de manifeste, l’exposé de principes d’un candidat ambitieux. Et certes, ce livre est tout le contraire ; c’est un acte de courage, on devrait même dire de défi. Par sa forme d’abord : M. Doumer emploie un langage qui n’est pas dépourvu d’élégance, parce que la clarté et la simplicité y dominent. Mais il s’en sert pour présenter à ses lecteurs une suite de maximes et de préceptes dont il n’a pas pris garde d’habiller les contours à la mode du jour. Pas la plus légère pointe d’ironie, pas le moindre soupçon de dilettantisme, pas même de ces comparaisons luxuriantes et de ces rapprochements un peu heurtés dont le public d’aujourd’hui se montre si friand. Le fond n’est pas moins courageux que la forme. Beaucoup des théories présentes sont robustement malmenées et jetées à bas du péristyle comme jadis furent chassés les vendeurs du Temple ; beaucoup d’autres — traitement plus humiliant encore — sont passés sous silence. L’évolutionnisme par lequel les mécontents expliquent le malheur des temps et dont les novateurs se servent pour échafauder leurs réjouissantes théories d’avenir, — l’évolutionnisme n’est pas même discuté. M. Doumer s’installe au milieu des faits comme dans une citadelle sûre mais âpre d’aspect et il rudoie tous ceux qui cherchent des issues vers l’espace attirant. C’est dans les faits qu’il faut vivre de la vie solide et grave des peuples prospères en s’appuyant sur ce que Le Play dénommait le « Décalogue éternel ». Toute la morale de M. Doumer et toute sa théorie sociale tiennent là-dedans. Eh bien ! il faut une jolie vaillance pour lancer de telles idées à la tête des Français de 1906.

On conte qu’un jour le gouverneur de l’Indo-Chine sauta sur un cheval rétif ou insuffisamment dressé et se mit en tête, bien que cavalier imparfait, de lasser la résistance de la bête. Il y parvint. Nous ne savons si l’anecdote est rigoureusement exacte mais tout porte à le croire car voici le président de la Chambre qui recommence sous nos yeux l’exploit du gouverneur. Il enfourche l’opinion, animal peu commode, et prétend la mâter…

Le Livre de mes Fils se divise en quatre parties : l’homme, — la famille, — le citoyen, — la patrie. L’auteur passe en revue toutes les qualités viriles : la volonté, le courage, le sentiment du devoir, l’amour de l’action, le culte de la liberté, la pratique de la tolérance. Les parents, l’amour, le mariage, les enfants lui servent ensuite de thèmes. Dans la troisième partie, il enseigne au futur citoyen ses devoirs envers la République ; dans la quatrième, il étudie le patriotisme, la valeur du patrimoine national et la guerre. Le volume se termine par une sorte de tableau d’ensemble de l’état présent de l’univers, tableau plein de grandeur mais peut-être un peu vague, « Il est pour toi, dit M. Doumer en s’adressant à la jeunesse française, un seul et unique moyen d’être utile aux hommes qui peuplent la terre, c’est d’aimer et de servir la France ».

Tel est cet évangile trop beau, trop pur et trop complet — pas assez accessible, croyons-nous, à ceux auxquels il était destiné. L’idée pratique qui l’inspire c’est, semble-t-il, ce passage fameux d’un discours du Président Roosevelt : « Quand les hommes craignent le travail ou la guerre juste, quand les femmes craignent la maternité, ils tremblent sur le bord de la damnation » ; mais, en stigmatisant cette triple forme de lâcheté, Roosevelt n’a pas exigé des Américains la pratique de toutes les vertus. Or, il n’en est pas une que M. Doumer ne recommande aux Français comme indispensable à leur salut.

Notons avec joie, au chapitre de la Culture intellectuelle, ces lignes, qui renferment une complète et précieuse adhésion aux doctrines réformatrices de la Revue pour les Français : « On doit, à travers le temps et à travers l’espace, aller de Confucius à Kant, d’Homère à Victor Hugo, d’Eschyle à Shakespeare, du Rig-Veda à la Bible. C’est le vaste champ à moissonner sans cesse pour nourrir l’intelligence, la raison et le sentiment. »




Depuis que la Librairie Larousse (17, rue Montparnasse, Paris) a mis en vente son Petit Larousse illustré, cent mille exemplaires ont été enlevés. Il est difficile de dire ce qu’on y trouve, parce qu’on énumérerait plus aisément ce qui ne s’y trouve pas. Divisé en trois parties (Langue française — Locutions latines et étrangères — Histoire et Géographie), il comprend : le vocabulaire complet de la langue, les sens divers de tous les mots, la prononciation figurée, la grammaire, les étymologies, les synonymes et antonymes, les proverbes et locutions diverses, de nombreux développements encyclopédiques (droit, médecine usuelle, beaux-arts, sciences, etc.) ; des résumés historiques, géographiques, biographiques, mythologiques, la monographie des œuvres d’art célèbres, etc. Illustré de 5.800 gravures, de 680 portraits, 130 tableaux encyclopédiques, dont 4 en couleurs, et 120 cartes, dont 7 en couleurs, il compte 1.664 pages et ne coûte que 5 francs relié toile, et 7 fr. 50 en reliure peau.




La Librairie Hachette et Cie (79, Boulevard Saint-Germain, Paris) met en vente : Ma Vie militaire (1800-1810), par S. Chevillet, trompette au 8e régiment de chasseurs à cheval, publiée d’après le manuscrit original et avec une préface de M. Henry Houssaye ; une étude sur Molière et le Théâtre espagnol, de M. E. Martinenche ; le Rire et la Caricature, de Paul Gautier, avec une préface de M. Sully-Prudhomme ; un roman de Gustave Toudouze, intitulé : Reine en Sabots (1813) ; un volume de M. Marcel Marion, professeur à l’université de Bordeaux, sur Lamoignon et la Réforme judiciaire de 1788 ; enfin, le 10e Paris-Hachette (1906), auquel on peut prédire le succès de ses devanciers, et plus encore.


  1. 1 vol. Paris. Vuibert et Nony, éditeurs.