Revue pour les Français Janvier 1906/Texte entier

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Collectif
Revue pour les Français Janvier 1906
Revue pour les Français1 (p. 1).

REVUE POUR LES FRANÇAIS

POLITIQUE ET LITTÉRAIRE


publiée sous la direction de

Pierre de COUBERTIN et Gaston BORDAT



JANVIER 1906



SOMMAIRE :




RÉDACTION :
ADMINISTRATION :
11, Avenue Malakoff, 11
Albert LANIER, Éditeur
PARIS
AUXERRE

RÉVOLUTION MENTALE



S’il fallait d’un mot caractériser cette année 1905 si féconde en événements d’une portée lointaine, nous dirions qu’un fait y paraît dominer et résumer tous les autres : l’unité politique du monde est accomplie.

Nos pères avaient vu se former sous leurs yeux étonnés son unité matérielle. Auparavant il semble qu’il y ait eu plusieurs mondes isolés les uns des autres. Les voyageurs qui les avaient découverts et les traversaient à grand renfort d’énergie et d’endurance en rapportaient d’étranges notions et des récits troublants. On eût dit que les races écloses en ces milieux différaient des nôtres autant qu’en peuvent différer celles dont nos imaginations peuplent les astres de la voie lactée. Par la suite, une sorte de brume se dissipa ; la boule terrestre apparut, rapetissée mais plus séduisante, gagnant en intérêt ce qu’elle perdait en mystère, offrant à l’activité humaine un ensemble assez uniforme sous ses aspects inverses. On connut que la civilisation pourrait s’établir en tous lieux et y vivre. Bientôt, en effet, un casino fonctionna au Yukon, l’impératrice de Chine donna audience aux ambassadrices, le Shah de Perse se promena en automobile et des cartes postales illustrées portèrent le timbre de Tombouctou. Du moins subsistait l’espèce de hiérarchie créée par l’histoire entre les divers États. Le Mikado ne recevait pas de télégrammes de l’empereur François-Joseph et le président des États-Unis ne négociait point de concordat avec le Saint-Siège, les politiciens d’Europe ne s’inquiétaient pas des lois votées par le parlement de la Nouvelle Zélande, les tarifs douaniers de la Rhodesia ne comptaient pour rien dans la balance et la question des fortifications d’Apia ou de Pango-Pango n’attirait l’attention de personne.

Ces temps ne sont plus, d’autres sont nés. Les instituts vénérables ont seuls qualité pour examiner à loisir s’il convient de s’en réjouir ou de s’en affliger. Peut-être les deux conviennent-ils simultanément ; en tous les cas, notre tâche, à nous autres simples mortels est aisée à définir sinon à remplir ; de ce régime nouveau il faut avant tout nous accommoder. Et la première condition pour y parvenir c’est de modifier nos habitudes mentales et de commencer à transformer résolument l’enseignement que reçoivent nos enfants. Le monde qu’on leur apprend comme celui qu’évoque dans nos esprits la lecture quotidienne des gazettes ne répondent plus à la réalité. Les proportions géographiques et sociales en sont devenues inexactes. La philosophie même qu’en dégage l’étude semble ridée et fanée.

Devons-nous donc ajouter encore au lourd bagage de connaissances exigé par la civilisation ? Non, car l’entendement humain a des limites ; à trop le charger on risquerait d’en entraver et d’en fausser le fonctionnement. Mais des méthodes différentes s’imposent. Savoir davantage, ce serait difficile et dangereux ; ce qu’on sait il faut le savoir autrement, voilà tout.

Nous faisions de la synthèse. Vous en doutiez-vous ? Eh bien nous ferons de l’analyse maintenant. Les éléments de la synthèse en l’espèce c’était le fragment sublime de terre et d’humanité qu’on appelle la Patrie ; c’était aussi l’honnête et laborieux enclos au-dedans duquel s’opérait le développement normal de la carrière. Nous appliquions tous nos efforts à mieux scruter l’âme du pays, à bien dégager sa personnalité, à nous tenir en étroite communion d’idées avec lui. Nous visions d’autre part à ce que le métier devint une seconde nature inséparable de notre être. Par là — par l’étude exclusive des choses nationales et l’attachement jaloux aux choses professionnelles, nous atteignions à une conception équilibrée de la vie, à une règle harmonieuse de conduite.

Aujourd’hui chaque patrie est devenue étroitement solidaire des autres patries ; non certes qu’elle tende à s’y absorber. Les utopistes qui le croient ferment leurs yeux à l’évidence car les nations cheminent au contraire vers une autonomie plus âpre et plus complète, mais en même temps elles réagissent sans cesse les unes sur les autres ; leurs moindres gestes ont des répercussions inattendues ; il est impossible à l’une d’elles de remonter un courant universalisé, de marcher seule au rebours des autres sans s’exposer à la déchéance. De sorte que la connaissance et la surveillance de l’étranger forment désormais une base essentielle du devoir civique. Si les Français avaient connu en temps voulu la question d’Égypte et la question du Maroc, s’ils avaient compris les aspirations intellectuelles du Nouveau Monde et les besoins économiques du Japon, quel renfort l’action gouvernementale n’aurait-elle point reçu, à l’heure des initiatives désirables ou des décisions forcées, du jugement assuré et de la volonté réfléchie de chacun d’eux ?

La carrière à son tour a cessé d’être une voie droite et unie pour devenir une piste embarrassée de durs obstacles et de carrefours indécis. L’homme qui n’est propre qu’à une seule besogne risque d’amers déboires sans compter que sa besogne elle-même empiète progressivement sur celle du voisin. Ne réclame-t-on pas de l’architecte moderne, qu’il conçoive en artiste et exécute en ingénieur, de l’usinier qu’il fasse œuvre d’économiste et de sociologue avisé, de l’officier qu’il se montre à la fois organisateur, éducateur, conférencier, du professeur d’histoire qu’il applique à son sujet les rigueurs de l’investigation scientifique, du médecin qu’il ait approfondi les mystères de la psychologie ?

Ne faut-il pas aussi que le travailleur manuel auquel les fonctions publiques et privées sont ouvertes non plus seulement par la loi mais par les mœurs s’en acquitte honorablement et participe en tous les cas de façon utile au mouvement syndical qui s’impose à lui pour son bien ou pour son mal. Le financier et le commerçant n’ont-ils pas besoin d’être renseignés sur la législation générale et les traités internationaux ?…

Ainsi l’amour de la patrie comme le souci de la profession invitent à introduire dans l’instruction de l’adolescent et dans l’information de l’adulte des procédés appropriés aux besoins nouveaux qui se révèlent. Il faut tenir le bloc mondial toujours présent devant les intelligences, y rapporter les calculs et les réflexions. Il faut arriver à ce que le profil d’ensemble des continents s’évoque aussi facilement que les contours de la terre natale, à ce que les classifications artificielles cessent de dissimuler l’unité de la science, à ce que quelques périodes et quelques races ne monopolisent plus la mémoire et l’attention au détriment du vaste creuset où se sont enfoncés quarante siècles d’histoire et soixante milliards d’êtres humains.

Les fondateurs de cette revue souhaitent d’être dans la mesure de leurs moyens, les pionniers d’une telle révolution. Leur revue n’a point de programme au sens habituel du mot. Mais à défaut de programme, une publication périodique procède toujours d’un dessein quelconque. Ils en ont un en effet. Le voilà.


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CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Ce mois-ci, nations et individus échangent des vœux de bonne année. Mais entre nations on pense surtout à soi-même en les formulant et il advient souvent que la bonne année ainsi comprise comporte tout le mal possible pour le voisin et, cette fois, hélas ! tel paraît bien être le cas pour la moitié de l’Europe. Les vœux que l’Allemagne forme pour l’Autriche, l’Autriche pour la Hongrie, la Hongrie pour la Roumanie, la Roumanie pour la Grèce, la Grèce pour le Sultan et le Sultan pour le Tsar, dessinent une chaîne de délicates arrière-pensées si aisées à deviner qu’il est superflu d’y insister. Le spectacle consolant est celui que nous nous donnons à nous-mêmes, nous autres Français ; n’ayant intérêt à aucun chambardement d’aucun genre, nous pouvons en toute sincérité souhaiter à autrui la paix que nous désirons pour nous-mêmes. Tant pis pour ceux dont ce souhait ne ferait pas l’affaire.

Entre gens sages.

C’est à Kristiania sans contredit que l’année nouvelle a été fêtée avec le plus de confiance et de joie. Un roi ! Ils ont un roi à eux et une gracieuse reine, et ce roi s’appelle Haakon, et il est Danois, c’est-à-dire qu’il a eu bien peu de chose à faire pour penser et parler norvégien. Le sentiment national si longtemps refoulé et comprimé dans les fjords d’une constitution hybride et déraisonnable s’épanouit maintenant avec une force irrésistible. Ce qu’il y a de nouveau et de plaisant dans cette insurrection norvégienne, c’est qu’elle a réuni l’unanimité de la population, qu’elle n’a fait aucune victime et qu’elle a abouti à quelque chose de meilleur. Oncques ne vit jamais une semblable insurrection. Aussi le terme est-il impropre et doit-on renoncer à l’employer. Une insurrection, c’est, en général, l’acte de colère d’un enfant impulsif et irréfléchi ; ce qui vient de se passer en Norvège, c’est l’acte de volonté d’un homme énergique et pondéré. Décidément la palme est aux Scandinaves ; ce sont les gens sages de l’heure présente. Si le 1er janvier a été moins joyeux et moins confiant à Helsingfors qu’à Kristiania, il n’a pas ressemblé du moins à celui de l’année précédente. Alors on pleurait les libertés nationales audacieusement violées ; les voilà restaurées. Mais en recouvrant ses droits, la Finlande a su se garder de toute exagération dangereuse. Elle n’a voulu profiter des troubles russes que pour rétablir le statu quo ante et s’est soustraite au décevant mirage d’une indépendance facile peut-être à réaliser aujourd’hui, bien difficile à maintenir demain. Les Finlandais ont ainsi donné un grand exemple de féconde mais méritoire abnégation. Il y a tout lieu de penser qu’ils ne tarderont pas à en être récompensés.

Où est Kosma Minine ?

Cet esprit, ce fut jadis celui de la Russie en des circonstances tragiques qui rappellent singulièrement celles qu’elle traverse sous nos yeux. Le Kremlin était alors aux mains des Polonais et la noblesse, vendue aux étrangers, trahissait ; des bandes de brigands semaient la terreur ; une famine horrible sévissait ; le désordre était général et la guerre civile semblait inévitable. Le peuple soulevé à la voix d’un simple boucher de Nijni-Novgorod s’employa soudain à }a délivrance de la patrie. Moscou fut repris ; une assemblée nationale s’y étant réunie appela au trône Michel Romanoff. Et ce fut l’aurore d’une ère nouvelle. Autour de la figure centrale de Kosma Minine, l’illustre boucher qui, ayant fait un tsar, retourna tout simplement à sa boutique, apparaissent dans cette étrange histoire plus d’un paysan, plus d’un ouvrier, dont le robuste bon sens et la sereine énergie déroutent et font réfléchir. Trois cents ans ont passé sur ces choses, mais il n’est pas sûr que Kosma Minine soit mort et qu’on ne le voie pas reparaître tout à coup. Rien de vraiment russe ne se dessine au fond des revendications actuelles. Quelques milliers de meneurs et plusieurs millions de litres d’eau-de-vie ont fait tout le mal. Après avoir largement contribué à déchaîner la tempête sur son pays, l’un de ces meneurs, le pope Gapone laisse apercevoir dans les réflexions d’exil dont un journal parisien a recueilli l’écho toute l’insuffisance de son esprit et la naïveté de ses combinaisons. Le chaos seul pouvait sortir d’une entreprise conçue et conduite par de pareils hommes. On tend naturellement chez nous à évoquer les souvenirs du drame dont la France fut le théâtre à la fin du xviiie siècle, mais la comparaison est inexacte. Dès le premier jour en France un pouvoir se dressa, rival de celui du roi et destiné, à moins d’un accord improbable, à le supplanter. Une situation similaire n’existe ni ne peut exister actuellement en Russie et, à moins d’une défaillance des autorités, le rétablissement final de l’ordre ne saurait faire de doute ! C’est alors que commenceront les difficultés durables car, si l’on ne veut plus de la formule autocratique, il en faudra trouver une nouvelle et ce n’est pas assurément le parlementarisme occidental qui en fournira les éléments. Recourir au suffrage universel, quelle bouffonnerie pour un empire de 125 millions d’habitants dans lequel la proportion des illettrés atteint 78 pour 100. En vérité, c’est encore Kosma Minine qui détiendrait le vrai remède. Lui seul pourrait, après avoir découragé les professionnels de l’anarchie et rompu la grève, rendre au pays le calme et la paix… en s’en retournant tranquillement à sa boutique. Seulement, le temps presse, car le seul résultat obtenu jusqu’ici par les misérables instigateurs des grèves, c’est l’approche d’une famine terrible et le sang coulera en proportion du pain qui manquera.

Un ministre ouvrier.

M. John Burns est devenu ministre du roi Édouard et cela ne paraît pas plus devoir gêner le roi Édouard que M. John Burns. Ce que c’est tout de même, pour un peuple, que de savoir mettre the right man in the right place ! M. John Burns considère que le roi Édouard est à sa place sur le trône d’Angleterre et le roi pense que M. John Burns n’est nullement déplacé au poste de secrétaire du Board of Trade, c’est-à-dire de ministre du travail et de l’industrie. Né en 1858, chef de la grève des Dockers en 1889, resté ouvrier jusqu’à son élection à la Chambre des Communes en 1892, le nouveau ministre déteste les phrases et aime les faits. Très dévoué aux ouvriers, il ne leur ménage pas à l’occasion les vérités rudes mais il ne se croit pas une compétence universelle et s’abstiendra d’apprendre au premier Lord de l’Amirauté comment il faut organiser la flotte et de fournir à sir Edward Grey des conseils sur la direction de la politique extérieure. Et ainsi sera souligné une fois de plus ce fait capital qu’en terre anglo-saxonne, la lutte des classes n’existe pas ; d’où il suit que pour qu’elle existe quelque part, il faut la créer. Notez que le socialisme continental est justement basé sur le dogme de la lutte des classes considéré comme une conséquence inévitable du régime capitaliste. De là vient, à notre sens, une bonne part de l’animosité anglo-allemande. L’exemple des Anglais et des Américains établit péremptoirement que la lutte des classes est une machine de guerre inventée pour les besoins d’un parti. Les Allemands qui l’ont inventée, en effet, ne pardonnent point aux anglo-saxons d’en faire quotidiennement la preuve. À ce titre, l’entrée de M. John Burns dans le cabinet britannique est un coup très sensible porté à leur doctrine de prédilection. Rien de pareil avec le cas Millerand. M. Millerand est socialiste, mais tout de même c’est un bourgeois, un monsieur. M. John Burns est un ouvrier bon teint et, devenu ministre, il ne déteindra pas.

Consulat superflu.

Le rapporteur que la Chambre des Députés de Paris s’est choisi pour le budget des affaires étrangères ne ressemble pas non plus à M. John Burns en ce que, ne possédant aucune spécialité, il touche à tout avec une égale incompétence. Il a pensé se signaler à l’admiration de la postérité en accablant d’amères critiques nos services diplomatiques et, comme le Journal officiel ne lui suffisait pas, il s’est épanché dans les colonnes des journaux, distribuant à tort et à travers des mercuriales outrancières. Cette question est fort importante : nous y reviendrons. Notre diplomatie depuis trente ans, a eu quelques torts et beaucoup de mérites ; il importe de lui rendre justice et d’expliquer pourquoi on la lui rend. Contentons-nous aujourd’hui de signaler la perle du rapport de M. Gervais. Ce député génial a découvert un consulat superflu et en propose gentiment la suppression. Vous ne devineriez jamais dans quelle partie du monde il est situé ?… Vous pensez peut-être aux îles Andaman ou au Cap Horn ? Vous n’y êtes point. Ce consulat superflu est situé au centre de l’Europe, à Prague ! Prague, ville de 400.000 âmes, capitale d’un royaume illustre, centre d’une renaissance tchèque avec laquelle il faudra bien que le germanisme négocie, faute de pouvoir la supprimer — Prague, foyer de culture et d’influence françaises, carrefour des civilisations slave et teutonne, poste d’observation de premier ordre (d’où notre précédent consul, M. de Valois, envoyait du reste des correspondances remarquables), voilà le consulat qu’on nous invite à supprimer. Ne serait-ce pas pour punir la municipalité tchèque d’avoir entretenu des relations trop courtoises avec la municipalité parisienne, du temps que le bureau de cette dernière était nationaliste ?… M. Gervais ne saurait être rendu responsable d’une aussi stupéfiante proposition ; il ne connaît pas plus Prague que le reste de l’Europe et, sans doute, il se défendrait sincèrement de vouloir porter préjudice à un intérêt national de premier ordre. Mais que penser du fonctionnaire qui l’a, dit-on, incité et documenté ? Celui-là devra être, sans retard, rendu à ses chères études.

Dans les Balkans.

L’affaire de Macédoine n’a intéressé personne, ni les marins qui ont pris part à la démonstration navale, ni les gouvernements qui l’ont ordonnée, ni les Turcs qui l’ont subie, ni même les populations en faveur desquelles on avait décidé d’y recourir. Il est permis d’affirmer qu’aux Enfers l’indifférence a été pareille et que le roi Philippe pas plus que le grand Alexandre n’y ont prêté attention. C’est que tout ce monde est demeuré convaincu que la question macédonienne n’ayant pas été sérieusement posée ne pouvait point être résolue. Pour la même raison, il y a tendance générale à ne pas prendre au tragique la querelle Gréco-Roumaine. Chacun sent qu’aucune guerre ne sortira de là. Le point inflammatoire remonte peu à peu vers l’Europe centrale.

Élections suisses.

On n’a pas fait assez attention aux élections qui ont eu lieu dernièrement en Suisse. Il s’agissait de compléter le Conseil national. L’échec des socialistes et des radicaux restés fidèles à leur alliance a été complet. Pas un socialiste n’a été réélu à Zurich et ils ne détiennent plus dans l’ensemble du Conseil national que deux sièges. À Genève, entre les deux tours du scrutin, ils ont encore perdu 500 voix et leurs adversaires ont obtenu des majorités de quelque 1.600 voix. Tout cela est extrêmement significatif et intéressant pour plusieurs raisons. D’abord parce que la Suisse — ou, tout au moins certains cantons, — passaient pour obstinés dans leur progressisme. Il est parfaitement certain que la République helvétique incarne au sein du monde moderne le type le plus complet de l’État démocratique. Aussi tant que les partis avancés des autres pays l’ont vue marcher d’un pas tranquille vers les innovations audacieuses qu’ils appellent de leurs vœux, l’ont-ils invariablement citée en modèle à tous les peuples. Les mots : comme en Suisse, voyez la Suisse, ainsi fait la Suisse, revenaient sans cesse dans leurs discours. Un silence prudent a remplacé, depuis quelque temps déjà, ces louanges prématurées. C’est que l’opinion et les votes des électeurs suisses accusaient une évolution certaine. Les derniers scrutins prouvent que cette évolution va s’accentuant. Elle n’a pourtant rien d’une réaction et c’est là un second point qu’il importe de signaler au passage. Il y a bien, en Suisse, des conservateurs ou, plus justement, des réactionnaires mais leur nombre est faible et ils ne seraient nullement en mesure de prendre le pouvoir s’il leur était offert. Ce sont les libéraux avancés de la veille et aussi les radicaux qui ont dessiné le recul ; ils l’ont fait avec décision et modération tout à la fois. Le pays est las d’agitations qu’il juge stériles et de grèves qui lui paraissent coûteuses ; il n’a cure des principes abstraits, voilà le fait. Rien ne peut rien contre les faits. Les socialistes n’ont pas su convaincre la majorité ; qu’ils s’en prennent à eux-mêmes. Les pacifistes — ou pour parler plus exactement, — les anti-militaristes n’ont pas réussi davantage. Le retentissant discours prononcé, il y a quelques mois, par un des membres les plus éminents du gouvernement helvétique et dans lequel l’idée de patrie et le culte à lui rendre se trouvaient affirmés de la façon la plus énergique, a été fort approuvé dans tous les cantons et la nation dans son ensemble entoure ses institutions militaires d’une sollicitude croissante.

Délit d’opinion.

Le mot a été écrit par M. Anatole France au cours du procès intenté aux anti-militaristes de France lesquels avaient cru pouvoir aller plus loin que leurs camarades de Suisse. La belle affiche, signée par eux et apposée sur les murs de Paris, conviait les jeunes conscrits à refuser le service en cas de guerre et à déserter en tirant sur leurs officiers. Ce sont là de ces petites aménités auxquelles les Sioux et les Iroquois ne comprendraient rien du tout, assurément, mais dont les progrès de la civilisation ont introduit l’usage parmi nous. Comme la guerre menaçait précisément, on a pris la chose au sérieux, des poursuites ont été engagées et la meilleure preuve qu’en agissant de la sorte le gouvernement répondait au sentiment général, c’est que le jury de la Seine, si indulgent d’ordinaire pour ce genre de manifestations, s’est montré cette fois fort rigoureux. M. Anatole France, cité comme témoin à décharge et empêché, s’est excusé par une lettre rendue publique dans laquelle il qualifiait de délit d’opinion l’acte commis par les inculpés. Ainsi, disait-il, il y a encore des délits d’opinion ! Et l’on sentait, si vous voulez nous passer une métaphore hardie, qu’à cette pensée sa plume s’était voilée la face. Qui l’eût cru ? M. France est un naïf. Des délits d’opinions ?… Mais il en pleut. Délit d’opinion, l’ecclésiastique qui, hier encore, enseignait ; délit d’opinion, la sœur de charité qui soignait les malades dans les hôpitaux ; délit d’opinion, le fonctionnaire qui croyait pouvoir confier ses enfants à l’école libre… Alors ! un de plus, un de moins, cela ne vaudrait pas la peine de s’étonner. Seulement, en général, ces délits d’opinion consistent tout au plus à « opprimer des consciences » ; celui des anti-militaristes consiste à prêcher l’assassinat. Il y a là une différence que M. Anatole France a oublié de méditer… à moins que (tout est possible de la part d’un homme qui écrit si bien) à moins que, tout simplement, M. Anatole France n’ait voulu se f… de nous. Cela lui est déjà arrivé, savez-vous.

Livres blancs.

On ne voit pas très bien ce que le Pape a gagné — ni ce que Guillaume ii va gagner à publier des Livres blancs. On dirait que le grand succès remporté par la publication de notre Livre jaune a agi sur eux. Jaune ou blanc, ce n’est pas une tâche facile que de publier un de ces livres-là. Opportunité et composition sont également délicates à apprécier et à réaliser. Celui de M. Rouvier est, à ce double point de vue, un vrai chef-d’œuvre.

On n’en saurait dire autant de celui du Saint-Siège. Prouver que la responsabilité de la séparation retombe sur la France, c’est enfoncer une porte ouverte. L’évidence s’en impose, personne n’en peut douter. Par contre, l’obscurité planait encore sur les négociations qui avaient précédé la venue du Président de la République à Rome. Ces négociations, on pensait qu’elles avaient eu lieu de façon plus ou moins officieuse et l’on était curieux de savoir pourquoi et comment elles avaient échoué. On sait maintenant que le gouvernement pontifical avait pris la malencontreuse précaution de fermer, par une démarche spontanée et longtemps à l’avance, toutes les issues conciliatrices. Il fallait pourtant que M. Loubet rendît à Victor Emmanuel sa visite ; des intérêts de premier ordre l’exigeaient et la France entière le souhaitait. Il eût été si facile — et si naturel — de ne pas appliquer au chef élu et temporaire d’une république une règle faite pour les monarchies catholiques, en général, et pour l’empereur d’Autriche en particulier ; règle d’ailleurs peu raisonnable. Quel mobile a pu dicter au Vatican cette fin de non-recevoir si imprudente et qui ne faisait l’affaire ni du Saint-Siège, ni de la France… ni même de l’Italie ?

Que dira le Livre blanc allemand ? On ne peut plus verser aux débats que des pièces insignifiantes ou bien des potins semblables à celui dont M. Saint-René Taillandier a dû rendre compte. Il était accusé de s’être donné, à Fez, pour le mandataire de l’Europe. Accusé par qui ? Des gens de la cour chérifienne l’avaient répété à des gens de l’ambassade allemande. Voilà qui crée une certitude ! Cela ne rappelle-t-il pas ce propos fameux : vous pouvez m’en croire, car c’est le neveu de la cousine de ma sœur qui l’a dit à la belle-mère du frère de ma tante. — Eh bien, sauf à faire amende honorable, en cas d’erreur, nous persistons à penser que les documents berlinois, s’ils apportent quelque chose, l’apporteront dans ce goût-là, attendu que notre Livre jaune, si complet, si serré, ne laisse point de place à un incident oublié, à une complication encore inconnue.

P.-S. — Il vient de paraître ; il est bref et contient peu de potins mais quelque chose de pire dont nous reparlerons.

LA POLOGNE INCONNUE



La Pologne n’a pas seulement été exclue de la géographie ; on a voulu la chasser de l’histoire. Nous sommes aussi ignorants en Europe de son territoire que de ses annales. Et puisqu’aussi bien ce territoire continue d’exister malgré tout, il est bon de ne pas négliger l’étude des événements qui s’y déroulèrent. Pour quiconque s’emploie à surprendre la marche probable de l’humanité d’après des données positives et en rompant, s’il le faut, avec les enseignements traditionnels, — la résurrection de la Pologne intégrale n’est plus qu’une affaire de temps. Ce que n’ont pu obtenir en un siècle les autocratiques efforts d’un Frédéric ii et d’un Bismarck, d’une Catherine la Grande et d’un Nicolas ier, d’un Joseph ii et d’un Metternich, ce ne sont pas les institutions modernes, soumises en fin de compte au contrôle de l’opinion publique, qui le réaliseront. On a vu le congrès de Moscou se prononcer en faveur des revendications polonaises ; on en verra bien d’autres et ni les colères souveraines, ni les ambitions nationales, ni les intérêts coalisés ne prévaudront contre cette certitude que la Pologne, dépecée en trois tronçons et enfermée depuis cent ans dans trois tombeaux — y vit toujours, qu’elle est même infiniment plus consciente de sa force, plus ardente en ses aspirations, plus riche en ressources de tous genres qu’à l’heure de sa mort apparente. Nos pères — les braves gens — disaient : la Pologne doit vivre car elle en est digne. C’était du sentiment. Les contemporains, eux, constatent que la Pologne vit et qu’il est impossible de la tuer. C’est un fait. Voilà pourquoi la Revue pour les Français a jugé utile de documenter en quelques pages ses lecteurs sur le peuple étrange qui, sans frontières fixes, sans gouvernement stable, sans héritage défini, tira de lui-même la force nécessaire pour lasser toutes les tyrannies et tromper tous les calculs.

Le théâtre du drame polonais

Un immense trapèze borné par l’Oder, les Carpathes et le Danube d’un côté, de l’autre par le Dnieper et la Douna, s’étendant par conséquent de Riga à Stettin, de Stettin à la mer Noire, de la mer Noire à Ekaterinoslaw et d’Ekaterinoslaw à Riga — dans ces limites ont évolué les destins de la Pologne aux périodes d’expansion comme aux périodes de recueillement, aux heures de gloire comme aux heures de décadence ; pays de plaines successives et de larges forêts, sans autre obstacle que la distance, suffisamment peuplé et policé pour assurer de bonne heure aux voyageurs une sécurité relative et rare en ce temps — pays propice aux chevauchées guerrières et aux transports marchands, carrefour du progrès européen entre le nord encore isolé dans les brumes et le sud décomposé et tombé déjà sous le joug taciturne de l’Islam — pays de plaisirs sportifs et d’échanges fructueux, sans cesse sillonné par les hommes et les idées, où devaient se trafiquer également les terres des seigneurs et les indulgences de l’église, où se parleraient les langages les plus divers et se négocieraient les affaires les plus osées — pays prédestiné au cosmopolitisme et à l’hospitalité, voué à se faire adorer par ses fils, exploiter par ses hôtes et convoiter par ses voisins.

Pays-tampon surtout, condamné à recevoir le choc des assauts asiatiques et de l’héroïque résistance duquel allaient dépendre le sort de l’Europe, point de mire des invasions, et l’avenir de la civilisation, victime probable de la barbarie. Tels sont le théâtre et le raccourcis du drame.

Débuts légendaires.

Que fut Krak, le soi-disant fondateur de Cracovie ? Exista-t-il seulement ? Et Wanda, la reine belliqueuse dont les armées firent reculer, dit-on, celles d’Alexandre-le-Grand ? Et cette dynastie des Lesezks dont l’un des princes aurait vaincu Jules César ? L’étymologie même du nom polonais demeure indécise. Il s’agit évidemment d’une des tribus Lygiennes qui occupaient les territoires situés entre l’Oder et la Vistule et dans la tentative pour envahir la Gaule fut repoussée par les légions romaines, sous le règne de Probus. Le premier chef dont le contrôle historique puisse révéler l’existence fut Miceslas ou Miechko lequel, converti par sa femme qui était sœur du duc de Bohême, embrassa le christianisme en 966. Peu après fut érigé l’évêché de Posen et la Pologne, sous le règne de Boleslas Chrobry, réalisa ses premières conquêtes, à gauche sur les Allemands, à droite sur les Russes. Déjà s’esquissait le double duel qui allait remplir son existence nationale : déjà s’affirmait aussi l’élément principal de trouble et de faiblesse qui paralyserait son action et affaiblirait la portée de ses succès : le parlementarisme.

Le cran d’arrêt de la Pologne.

Car si le nom paraît récent, la chose est ancienne. Non seulement la Pologne mais la Bohême, la Hongrie et une partie de la Russie en souffrirent. C’était, il est vrai, un parlementarisme exagéré jusqu’à l’absurde. La majorité n’y suffisait pas ; il fallait l’unanimité. À moins que quelque coup de force ou d’audace ou mieux quelque engagement corrupteur ne vint l’assurer, comment cette unanimité se fut-elle constituée parmi tant d’intérêts adverses et de castes hostiles ? Le parlementarisme polonais a trouvé sa formule suprême dans trois actes célèbres qui en dominent tout le développement et dont les principes, pour n’avoir pas toujours été publiquement proclamés, n’en ont pas moins été en faveur constante auprès des gouvernants. Le premier de ces actes est la constitution Nihil Novi votée en 1505 et par laquelle il demeurait interdit au prince de rien innover en quelque matière que ce fut sans la permission du Sénat ; la diète de Radom qui l’avait votée ne comprenait ni clergé de rang inférieur, ni bourgeois, ni paysans — rien que les représentants des classes privilégiées. Le second acte est connu sous le nom de Pacta conventa. La diète en imposa l’acceptation à Henri de Valois lorsqu’en 1573 il fut élu roi de Pologne. Le souverain s’engageait à ne lever des impôts, à ne désigner les ambassadeurs, à ne se marier même qu’avec l’agrément des députés ; quel président de république consentirait à exercer sa charge à de pareilles conditions ? Le troisième acte, le Liberum veto établi en 1652, donnait à tout opposant le droit d’annuler par son intervention la volonté de l’assemblée entière ; et s’il advint qu’on passât outre, il advint plus souvent encore que le respect d’une si monstrueuse législation attira sur la patrie les maux les plus terribles. Ces textes ne faisaient que codifier de vieilles coutumes slaves auxquelles la Pologne se suicida en demeurant fidèle tandis que la Russie grandit en les laissant tomber en désuétude. Ainsi voués à la déchéance par la mise en marche de ce cran d’arrêt perpétuel, les Polonais ne progressèrent à de certaines périodes que grâce aux guerres qui interrompaient leurs déplorables palabres — et aussi parce que la Lithuanie, leur rude voisine, fournit pendant près de deux siècles à l’union formée par les deux états la dynastie nationale qui manquait au premier.

Le royaume Lithuano-polonais

Les Piasts pourtant (on désigne sous ce nom la lignée des premiers souverains polonais) avaient bénéficié d’une sorte d’hérédité régulière mais dont, trop souvent, ils détruisaient eux-mêmes les bons effets en morcelant de leur vivant leur héritage ; la loi successorale du partage renversait ainsi à chaque génération l’édifice élevé par la génération précédente. Sous le règne des Piasts, la Pologne avait subi une terrible invasion mongole. Tout avait été dévasté ; un grand découragement s’en était suivi dont l’Église avait su profiter pour accroître sa puissance. Étrange crise morale qui avait précipité les guerriers inquiets vers le cloître et d’où était issue toute une floraison de couvents et d’abbayes. Alors l’immigration étrangère avait comblé les vides ; de nombreux Allemands s’étaient établis à Cracovie et à Posen en même temps que les Juifs, déjà installés dans le pays, profitaient de circonstances si favorables pour accroître leur richesse et fortifier leurs positions. Heureusement un aiguillon salutaire s’enfonçait dans la chair polonaise. À la suite des marchands allemands avaient paru, sur les rives de la Baltique, les premiers missionnaires. L’ordre des Porte-glaives s’était donné pour but la conversion des païens et les Chevaliers teutoniques unis à eux et introduits en Pologne par l’imprudence du prince de Mazovie, Conrad, y avaient acquis des terres. Les Polonais, tout occupés de dévotions et de querelles intestines, auraient tardé à percevoir le péril mais les Lithuaniens se dressèrent en travers d’une invasion à laquelle la croix servait de prétexte et dont le lucre allait s’affirmer de plus en plus comme la véritable caractéristique.

L’unité de la Lithuanie avait été réalisée au début du xiiie siècle par un chef habile et énergique, du nom de Mindvog. Entré en 1252 dans le giron romain et couronné roi au nom du pape, il n’avait pas tardé à retourner au paganisme et d’interminables querelles s’étaient élevées entre ses héritiers et les Polonais. Son fils avait pu s’emparer de Kiew qui devait demeurer près de quatre cents ans aux mains des Lithuaniens. Ceux-ci ravageaient d’autre part les terres des Chevaliers et ne cessaient de leur faire la vie dure. Lorsqu’avec Casimir iii s’éteignirent les Piasts et que Louis de Hongrie, élu roi, eut clairement marqué son indifférence à l’égard de ce nouveau royaume, un parti puissant se dessina en faveur du mariage de la princesse Hedwige, héritière du trône, avec le souverain de la Lithuanie, Jagellon. La couronne de Pologne, en ce temps-là, était bonne à prendre ; le règne de Casimir iii avait été sage et fécond ; de grands progrès avaient pu être réalisés au point de vue du commerce et de l’administration ; mais d’autre part l’épée lithuanienne était précieuse à posséder. Jagellon épousa Hedwige et, ayant embrassé le christianisme, fut solennellement sacré à Cracovie. On distribua à son peuple un baptême général. Un prêtre, racontent les satiriques de l’époque, aspergea d’eau bénite les bandes lithuaniennes qui passaient devant lui, donnant à chacune, en bloc, un nom d’apôtre.

L’union des deux États en faisait une des premières puissances du monde. Ce ne fut pas d’ailleurs une union paisible et douce. Jusqu’au jour où la Pologne réussit à s’annexer en quelque sorte la Lithuanie en lui enlevant la plus large part de ses privilèges et de son individualité, bon nombre de querelles de ménage éclatèrent, mais la communauté d’intérêts maintenait quand même le lien indissoluble ; Polonais et Lithuaniens avaient les mêmes ennemis : au sud, les Turcs ; au nord, les Teutoniques. Ces derniers, si épuisés et vaincus qu’ils fussent sortis de la formidable lutte menée contre eux par le premier des Jagellons, n’en tentèrent pas moins un retour offensif à la mort de son successeur Ladislas iii, tué à Varna en combattant contre les Turcs. Mais alors une révolte générale éclata dans les régions encore soumises aux Chevaliers ; on détestait leur cruauté, leurs exactions, leur hypocrisie. Leurs sujets en appelèrent à la Pologne et Casimir iv les ayant réduits à merci, mit fin à leur puissance et occupa tout ce qui est aujourd’hui la Prusse occidentale de Dantzig à Bromberg. Son royaume avait désormais un double accès à la Baltique enclavant ce qui allait devenir le duché de Prusse.

La naissance de la Prusse

Des anciens Prussiens il ne restait plus rien ; les Chevaliers, pour les convertir, n’avaient point trouvé de meilleur moyen que de les exterminer. Païens barbares, issus, dit Carlyle dans son Histoire du grand Frédéric, des Goths de Scandinavie, nous ne possédons sur eux aucun renseignement précis. Les nouveaux habitants du pays étaient des Germains immigrés. Le traité de Thorn qui avait couronné les efforts de Casimir iv avait laissé cette enclave aux mains des Chevaliers devenus vassaux du roi de Pologne. L’ordre n’était plus que l’ombre de lui-même et surtout il se pénétrait des doctrines de la Réforme. Il finit par avoir un protestant pour grand-maître. Cela se passait sous le règne de Sigismond ier (1506-1547), le sixième des Jagellons. Ce grand-maître s’appelait Albert de Brandebourg. Ayant tramé inutilement un complot en vue de s’affranchir du joug polonais et de restaurer la grandeur de son ordre, le rusé Hohenzollern s’aperçut qu’il n’y avait plus rien à faire de ce côté et se retourna d’un autre ; il conçut le projet de séculariser son titre et de devenir souverain d’abord en vasselage et ensuite indépendant. Ce plan hardi qui devait se parachever à Versailles en janvier 1871, commença de s’exécuter à Cracovie, en avril 1525. En présence du roi Sigismond auquel il remit la bannière de l’ordre, l’ex-grand-maître, entouré de la plupart de ses compagnons devenus protestants comme lui, reçut l’investiture du duché de Prusse pour lequel il jura de rendre hommage à la couronne de Pologne.

De la part d’un prince aussi éclairé que Sigismond, un tel acte doit surprendre par l’imprudence et la légèreté dont il témoigne. Il s’explique par deux motifs : le premier, c’est le lien de famille qui unissait Sigismond à Albert de Brandebourg ; ce dernier était son neveu. Mais il est permis de croire qu’un second motif plus puissant agit sur l’esprit du roi et celui-là était d’ordre politique.

Un pays de tolérance

Impossible en effet de n’être point frappé par le double caractère de la cérémonie dont nous venons d’évoquer le souvenir peu connu. Il y a équivalence voulue entre la conversion au protestantisme des Chevaliers teutoniques et l’attribution à leur chef d’un fief séculier. Il plaisait à Sigismond d’avoir des sujets protestants. Au point de vue religieux, son royaume devenait ainsi fort bigarré ; le centre demeurait catholique, mais deux puissants noyaux, l’un orthodoxe, l’autre protestant, s’y trouvaient désormais soudés. Rien n’indique que le sentiment national se soit insurgé contre cette politique. On se représente généralement l’ancienne Pologne comme un foyer d’intolérance. C’est une vue erronée. L’intolérance y régna comme partout, sous l’influence du clergé et aussi de la chevalerie, les divergences confessionnelles donnant occasion à l’humeur batailleuse des chevaliers de se manifester. Mais ce furent là des accès passagers. Les Juifs avaient trouvé un refuge en Pologne à une époque la persécution les chassait des autres pays. L’un des prédécesseurs de Sigismond avait épousé une princesse de rite orthodoxe. Enfin les doctrines Hussistes avaient de bonne heure pénétré dans le pays sans y soulever de conflits. Maintenant les jeunes Polonais allant étudier en Allemagne, en rapportaient des idées luthériennes mais ils ne se détachaient pas pour cela de leur église : ils souhaitaient simplement de lui voir adopter certains principes de la Réforme tels que le mariage des prêtres, la communion sous les deux espèces et la liturgie en langue vulgaire. Enfin Hosius qui devait représenter la Pologne au concile de Trente et en accepter d’ailleurs les décisions, rêvait d’un catholicisme national et s’employait à en préparer l’avènement. Par la suite, les Jésuites qu’il introduisit dans le pays et dont l’initiative s’y exerça copieusement par la fondation d’innombrables missions, modifièrent l’état d’esprit des populations. Mais, sous les Jagellons, la tolérance dominait parmi elles ; les Ariens et les Sociniens même voyaient leurs croyances respectées et la remarquable ordonnance de 1573 rendue par la Diète et proclamant la liberté de conscience et la liberté du culte, ne fit que consacrer d’heureuses coutumes et de sages dispositions d’esprit, à l’heure où elles allaient décliner, puis disparaître.

L’introduction du servage

Plus on pénètre dans les régions encore obscures de l’histoire polonaise, puis on admire l’étonnante avance qu’en bien des points ce grand pays avait réalisé sur son temps et plus l’on est obligé de constater aussi que cette avance fut précisément la cause première et supérieure de sa déchéance. Il était trop tôt pour la tolérance, trop tôt pour la liberté. Cette dernière avait atteint dès le principe à un degré encore inconnu. Tandis que le servage existait dans toute l’Europe, le paysan polonais jouissait d’une indépendance presque complète. Le fait a été nié par les intéressés, mais, établi par le comte de Moltke dans son remarquable ouvrage sur la Pologne, il doit être admis par tous les historiens sérieux. Le paysan n’appartenait pas au seigneur et pouvait posséder la terre ; la juridiction seigneuriale ne s’étendait même pas sur lui ; sauf certaines exceptions, il relevait de la justice des gouverneurs royaux. Cet état de choses disparut en Pologne pendant qu’il s’établissait au dehors. Il disparut sous la poussée de la noblesse abusant de parlementarisme et se servant de lui pour se faire attribuer des privilèges de plus en plus excessifs. À la mort de Sigismond ii, le dernier des Jagellons, l’élection royale, de fictive qu’elle avait été le plus souvent sous cette puissante dynastie, devint une réalité tumultueuse. On raconte que la plaine de Praga, malgré ses vingt kilomètres de circonférence, fut à peine assez grande pour contenir la foule des nobles venus pour voter. Ils étaient fiers sans doute du nombre et de la qualité des candidats : un archiduc d’Autriche, un prince suédois, le tsar de Russie et le frère du roi de France se disputaient leurs suffrages. Ils choisirent ce dernier, Henri de Valois, duc d’Anjou, non sans lui avoir imposé les déplorables Pacta conventa dont nous avons parlé plus haut. Le nouveau roi ne tarda pas à abandonner son royaume, la mort de Charles ix ayant fait de lui Henri iii de France. Alors on élut Bathori, prince de Transylvanie, si diminuées que fussent les prérogatives souveraines, cet homme capable et énergique sut faire quelque bien à ses sujets d’aventure ; mais les précautions prises contre son pouvoir l’empêchèrent de donner sa mesure. Au contraire, elles ne neutralisèrent en rien l’effet des innombrables défauts de son successeur, le suédois Sigismond iii. Anti-slave, celui-là s’unit aux Autrichiens contre les Tchèques, aux Hongrois contre les Transylvains ; il trouva moyen de perdre la Moldavie et la Livonie, ayant dû céder la première aux Turcs (1621), la seconde aux Suédois (1629). Étroit et fanatique, son attitude religieuse ne fut pas moins contraire aux saines traditions nationales que son attitude politique ; il ne se montra pas moins hostile à l’église orthodoxe qu’à la race slave.

La métamorphose totale

Jamais transformation plus radicale ne s’était accomplie dans un pays que celle dont la Pologne était alors le théâtre. De monarchie libérale elle était devenue une aristocratie anarchique. D’État diversifié dont chaque portion avait conservé longtemps sa foi, ses habitudes et son élasticité, elle devenait un État uniformisé et paralysé. De société ouverte et éclectique elle allait devenir autoritaire et doctrinaire. Ainsi tout s’y passait au rebours du bon sens et de l’habitude ; le progrès y marchait à reculons. La noblesse grisée des privilèges monstrueux récemment acquis par elle ne songeait qu’à les conserver ; l’intrigue et la corruption tuaient chez ses représentants la notion du patriotisme. Deux points sont à noter : une décadence si excessive et si rapide ne mena malgré tout la Pologne à sa ruine que lentement, tant étaient fortes les assises sur lesquelles s’appuyait le grandiose édifice, — mais telle était, d’autre part, la nocivité des germes dont provenait cette décadence que l’effort admirable de réaction tenté par Sobieski ne put en avoir raison. À l’apparence, rien ne semblait encore perdu. Sans doute la grande révolte des cosaques de l’Ukraine, anciens Scythes établis sur les rives du Dnieper et divisés en compagnies militaires, avait abouti à la rupture de liens de vasselage utiles à la couronne ; désormais ces cosaques qui avaient longtemps servi à la Pologne de garde-frontières allaient dépendre du tsar. Sans doute aussi l’Électeur de Brandebourg s’était émancipé de son suzerain et avait fait reconnaître son indépendance. L’État polonais n’en restait pas moins l’un des premiers de l’Europe et quand il eut à sa tête l’homme le plus illustre qui fut alors, il sembla que la régénération dut s’en suivre. Sobieski s’y dépensa sans compter, mais, hélas ! sans succès ; la gloire militaire acquise par lui contre les Turcs lui assurait le respect, mais non point l’obéissance de ses sujets. Ils étaient fiers de lui mais ne l’écoutaient pas.

Les partages

Sobieski mourut en 1696, sept cents ans après l’entrée de la Pologne sur la scène historique. Depuis sa mort jusqu’au premier partage, soixante-quinze ans s’écoulèrent encore ; c’est l’époque de l’histoire polonaise la mieux connue et la moins digne de l’être. Le règne d’Auguste de Saxe, celui de Stanislas Leczinski ne firent que précipiter la ruine ; la scission se fit très profonde entre le Sénat et les libéraux d’un côté, les nobles de l’autre ; les premiers étaient partisans de réformes radicales auxquelles les seconds, appuyés par les Jésuites et le clergé romain, s’opposaient très énergiquement. Le fanatisme qui allait se développant sans cesse amena la guerre civile et d’affreux massacres. Ces événements servaient les desseins de Frédéric ii car c’est lui qui avait conçu l’idée d’un partage et avait obligé Catherine et Marie-Thérèse à accueillir cette idée malgré leurs répugnances. Les troupes prussiennes et autrichiennes saisirent le premier prétexte venu pour envahir la Pologne. Le roi (Stanislas Poniatowski avait été élu roi à la mort d’Auguste iii) et le peuple ne se trouvaient pas en état de résister à cette agression. Marie-Thérèse prit au sud la portion comprise entre la Silésie et la Bukovine, peuplée d’environ deux millions et demi d’habitants dont elle forma un royaume de Galicie. Frédéric s’empara des territoires septentrionaux qui s’étendaient entre l’ancien duché de Prusse et le Brandebourg environ 1900 lieues carrées avec 900.000 habitants ; Catherine eut la rive droite de la Douna soit 1.600.000 habitants. C’était le tiers de la Pologne qui s’en allait ainsi.

Il se trouva une Diète pour sanctionner, l’or étranger aidant, cette honteuse solution. Mais le peuple en ressentit cruellement l’humiliation et le réveil s’annonça. Poniatowski, cette justice lui est due, se dévoua de toutes ses forces au relèvement de son malheureux pays. D’importantes réformes furent décidées concernant l’éducation et l’industrie. Mais les nobles rebelles voulant restaurer le liberum veto qu’on venait d’abolir s’adressèrent aux spoliateurs de leur patrie. Un second partage s’ensuivit. Les deux tiers de la Lithuanie, la Volhyrie et la Podolie devinrent russes tandis que la frontière prussienne s’avançait jusqu’à la Mazovie.

Il ne restait plus que 180.000 kilomètres carrés. C’est là que se fomenta une révolte qui, conduite par l’héroïque Kosciusko, débuta en remportant quelques succès. Les larrons couronnés prirent peur et leurs armées assiégèrent aussitôt Cracovie et Varsovie qui ne purent résister à un pareil effort. Le troisième et dernier partage s’opéra entre la Russie, l’Autriche et la Prusse ; la Pologne cessa d’exister.

Comment la Pologne a vécu

On le crut du moins. Nous avons dit en commençant ce qu’il en fallait penser dorénavant. Le phénomène, il est vrai, n’est plus aussi étonnant pour une génération qui a vu, après la Grèce, ressusciter des nationalités moins illustres et moins robustes. C’est une loi sociale maintenant démontrée par les faits qu’on ne tue pas les peuples qui ne veulent pas mourir. Or les Polonais n’ont jamais voulu mourir mais ils ont fait mieux que de vivre ; ils ont prospéré et se sont multipliés. Comment ? Par le fait même du triple partage dont ils avaient été victimes. Voilà bien un de ces chocs en retour de la justice immanente qui consolent l’humanité des injustices accomplies à son détriment. Varsovie, Cracovie et Posen se sont passé tour à tour le flambeau sacré, la flamme nationale. Quand les heures douloureuses de la persécution sonnaient pour une partie des Polonais, les autres groupes plus libres momentanément et plus heureux les secouraient et soutenaient leur courage. En dernier lieu c’est sur la Pologne allemande qu’a pesé un joug de fer. On a tout essayé, tout mis en œuvre pour germaniser le sol et les habitants. Les enfants des écoles furent l’objet de tentatives odieuses qui soulevèrent la réprobation du monde civilisé. Jamais la solidarité polonaise ne s’affirma plus nette, plus certaine qu’en cette circonstance et l’échec, une fois de plus, fut complet.

Les approches de la Résurrection

On reconnaît qu’elle est proche à la commotion qu’a ressentie l’Europe dès qu’en Russie les mots d’autonomie polonaise ont été prononcés. L’évidence s’est aussitôt répandue d’un inachèvement dans l’équilibre actuel des puissances centrales et, aussi, le sentiment qu’une fois posée la question du rétablissement de la Pologne ne saurait être longtemps éludée. Comment retenir en esclavage de nos jours une nation de 30 millions d’hommes ? Et, chose étrange, avant même de s’être réincarnée l’âme polonaise a repris son rôle providentiel et affirmé la nécessité de sa mission européenne. L’histoire se répète en vérité, car tout annonce que la Pologne va redevenir l’avant-garde du progrès slave et le contre-poids salutaire aux appétits germaniques.


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LE JAPON TEL QU’IL EST



Où donc avons-nous pris la fâcheuse habitude de juger les peuples lointains exclusivement d’après nous-mêmes et dans leurs rapports avec nous ? Il semblerait, à en croire nos propos, que les autres pays du monde ont été créés pour nous seuls et que rien ne compte de ce qu’ils font en dehors de nous ! Ignorant généralement leur histoire, leur tempérament, leur valeur propre, nous les imaginons presque toujours d’après nos fantaisies, sans jamais les voir tels qu’ils sont.

Voilà comment nos idées sont devenues si confuses au sujet du Japon. Parce que nous le connaissons depuis peu de temps, nous l’avons traité comme un nouveau-né. C’est l’erreur initiale. Elle a conduit les Russes à la déroute, elle a faussé notre opinion publique, elle nous a égarés. Nous voulons essayer de la détruire dans l’esprit de nos lecteurs ; c’est l’objet des lignes suivantes.

Le Japon est un groupe d’îles. Sa population autochtone a donc vécu en dehors de tout contact avec le reste du monde jusqu’au moment où les progrès de la navigation en ont facilité l’accès. Cet isolement prolongé fut peu propice au développement de la race aborigène. À l’époque où les Chinois et les Hindous vivaient déjà comme aujourd’hui, les Aïnos du Japon menaient une existence sauvage. La nature les avait peu doués. On en trouve encore de pur sang à Sakhaline et à Yeso : c’est un peuple inférieur entre tous les Asiatiques.

Huit mille ans avant notre ère, le pays nippon fut envahi de deux côtés : par des pirates mongoles et des pirates malais. La fusion des races s’accomplit, origine d’une famille nouvelle qui subit aussitôt l’empreinte de son foyer. On peut dire que les Japonais d’aujourd’hui qui en descendent, sont fortement caractérisés par cette empreinte sans cesse plus accentuée du milieu natal. La nature enjôleuse de leur pays les a formés à son image.

Elle est si belle, cette nature, qu’ils l’ont prise en adoration. Pour eux, le Japon n’est pas un pays comme les autres, il est privilégié des dieux, il est divin ! Tout ce qu’il produit est d’essence supérieure, et les hommes mêmes qui y sont nés se croient au-dessus des autres. Voilà qui explique très clairement les deux sentiments qui dominent dans l’âme japonaise : l’amour du pays, le patriotisme, confondu avec la religion ; l’amour-propre, l’orgueil et la confiance en soi. En même temps que la nature et la géographie, l’histoire a fortifié ces sentiments. Le Japon est le seul peuple de l’Asie qui n’ait jamais été vaincu.

Il s’est développé normalement jusqu’à la révolution de 1868 qui, soudainement, en a fait une puissance mondiale. Il s’est révélé à la manière des diables qui s’échappent de nos boîtes à surprise, et l’Europe s’en est amusée comme d’un jouet. Elle s’intéressa follement à ces charmants petits Japonais, à leurs bibelots, à leurs écrans, à leurs ivoires, et au Fuji-Yama qu’on admirait sur leurs dessins, encadré de verdure gracieuse. Quel peuple artiste ! Quelle gaieté ! Quelle douceur ! Comme ils étaient drôles, habillés à l’européenne ! Quels adorables petits singes ! Voilà ce qu’on disait chez nous il y a dix ans. La guerre sino-japonaise nous remplit de pitié. Quoi ! le colosse chinois allait écraser ce joujou ! Ici encore, comme dans les boîtes à surprises, un ressort fonctionna, invisible, et le petit diable japonais fut vainqueur du géant son voisin. L’enthousiasme grandit encore, dans nos pays. On mit bon ordre à son exubérance, on le fit rentrer dans sa boîte… c’est-à-dire dans ses îles, mais on continua de l’admirer avec un mélange de naïveté et d’ironie. Il fallut la guerre des boxeurs, en 1900, pour faire valoir sa force, et ses succès récents contre les Russes ont stupéfié tous les Européens. À présent, l’opinion du monde est bouleversée. On se demande où s’arrêteront les Japonais dans leurs conquêtes, dans leurs envahissements. On les admire encore, sans doute, mais ce n’est plus avec un sourire. On les croit capables de tout.

Le vieux monde, par ce manque de mesure, montre qu’il est un grand enfant. Il veut juger de tout selon les événements présents, il fait fi du passé. Quand il se méconnaît lui-même, comment voudrait-on qu’il apprenne à savoir le Japon tel qu’il est, tel que le révèle son histoire ? C’est là pourtant qu’il faut fouiller, lecteur. Nous y fouillerons ensemble, et vous verrez comme tout vous paraîtra bientôt moins étonnant, comme les ombres s’éclairciront et comme les vives lumières cesseront de vous éblouir dans le tableau que vous imaginez. Quelques pages suffiront.

i. — ce qu’il faut savoir de l’histoire du japon

Il n’importe pas de vous encombrer la mémoire d’une foule de noms qui, pour être gracieux, n’en sont pas moins durs à retenir Il est bien inutile à des Français d’apprendre l’histoire du Japon comme on apprend dans nos écoles l’histoire de France. Comment la nation s’est formée, sous quelles influences internes aussi bien qu’extérieures la société japonaise a évolué, voilà ce qu’il faut savoir.

Le Japon est un pays de guerre. Non qu’il ait souvent combattu contre des ennemis étrangers, mais parce que ses habitants, par tempérament et par goût se sont toujours battus entre eux. L’ancien régime — qui dura jusqu’au milieu du xixe siècle — c’était la féodalité armée : les maîtres du pays, les seigneurs ; ses guides, les chevaliers. Le peuple entier suivait, discipliné, admiratif, et servilement imitateur. L’élite, les dirigeants servaient de modèles à tous, et les moindres actions du dernier venu ne prenaient de valeur à ses yeux que dans la mesure où elles le rapprochaient de ces modèles.

Les règles de chevalerie dominaient toute la société. Elles ont achevé l’âme japonaise, et leur influence est si grande, aujourd’hui encore, qu’il nous paraît utile d’y insister très spécialement.

La première de ces lois, c’est la piété filiale. On doit à ses père et mère non seulement de les respecter, mais de pourvoir à leurs besoins. Les enfants sont mis au monde pour nourrir leurs parents, et tous les moyens sont bons pour l’observation de ce précepte. Les filles, comme les fils, doivent travailler, et si leur travail ne suffit pas, elles se vendent. La plus grande partie des prostituées japonaises en sont arrivées à cet état par nécessité, par devoir, et c’est pourquoi — fait incompréhensible si nous ne tenons pas compte de ces traditions — leur condition n’est généralement pas considérée comme humiliante. Elle semble naturelle, et dans certains cas, même, on admire le courage de celle qui s’y soumet par amour pour les siens.

De la sorte, on ignore, en fait, le souci de la vie. Grâce aux enfants, à la famille ou aux amis, on est sûr de pouvoir vivre : on vit gaiement, au jour le jour, sans penser à l’avenir. L’exagération de la piété filiale a donné ainsi naissance au sentiment d’imprévoyance. Par exemple, on n’épargne pas ; l’économie est une honte ! L’amour du plaisir domine tout, du haut en bas de l’échelle sociale.

Mais ces dispositions ont à présent des inconvénients graves qu’elles ne présentaient pas jadis. La vie est devenue beaucoup plus difficile pour les classes inférieures de la société qui vivaient autrefois aux crochets des seigneurs et qui sont aujourd’hui livrées à leurs propres moyens. Autrefois l’existence était simple, et il y avait peu de pauvres ; de nos jours la misère existe, et, dans les grandes villes, il en est d’épouvantable. Tokio a son quartier des mendiants. Vous n’imaginez rien de plus triste ni de plus délabré. Des familles entières s’y entassent dans de misérables cabanes de bois, à peine fermées, à peine couvertes. Quand on quitte les splendides boulevards qui entourent le palais du Mikado, bordés de constructions européennes, sillonnés de tramways électriques, et qu’on compare ces deux aspects, tous deux résultats du progrès à notre manière, on est vraiment tenté de croire que la civilisation, telle que nous l’entendons pour nous, ne fait pas toujours le bonheur des peuples lointains qui l’adoptent !…

La deuxième règle de chevalerie commande l’obéissance passive et le dévouement au seigneur. Tous les Japonais ont dans le sang le sentiment de la hiérarchie, et en dépit des tendances nouvelles vers une égalité toujours plus grande, les classes dirigeantes ont conservé et garderont sans doute longtemps encore leurs privilèges moraux.

La troisième loi ordonne, envers soi-même, un courage stoïque, le mépris de la douleur et de la mort. Exagérant cette obligation les anciens en étaient arrivés à rechercher comme un bonheur l’occasion de mourir noblement. On se montrait naturellement très susceptible, et, pour les motifs les plus futiles, on se battait en duel… ou on se suicidait. Le suicide était considéré comme une preuve éclatante de courage, et cette manière de voir s’explique par l’épouvantable façon dont il y était procédé : pour un chevalier, se suicider, c’était « faire harakiri » c’est-à-dire s’ouvrir le ventre. L’auteur de cet article a assisté, dans un théâtre d’Osaka, au simulacre de cette opération représentée d’une manière très saisissante, très réaliste : c’est un spectacle terrifiant. L’honneur voulait, d’ailleurs, qu’on s’infligeât les souffrances les plus horribles et qu’on les fit durer le plus longtemps possible,… après quoi l’on vous proclamait un héros, et les jeunes gens brûlaient de l’encens sur votre tombe, souhaitant de pouvoir vous imiter un jour !

Les autres lois font du seigneur un justicier, défenseur né des faibles, et lui prescrivent une étiquette où l’on retrouve la plupart de nos vieux préjugés nobiliaires.

Si l’on considère que, de tout temps, le chevalier a été regardé comme le type du parfait Japonais, que l’idéal rêvé de toutes les autres classes de la société consistait à se rapprocher le plus possible des manières d’agir de la classe noble, on constate sans surprise que ces anciennes pratiques se sont répercutées jusque dans l’âme populaire qu’elles dominent encore aujourd’hui. Le féodalisme a ainsi régné sur tous les esprits, son action fut d’autant plus forte et plus durable.

Mais, à la différence de ce qui se passa chez nous au Moyen-Age, la féodalité au Japon n’a pas abouti à créer des États dans l’État. L’unité ne fut brisée qu’une fois, au xive siècle, et pendant cinquante ans. On se battait la plupart du temps pour faire parade de son courage, pour s’entraîner, pour s’amuser, par amour de l’art plus que par désir de conquête. Les guerres locales ne furent jamais des guerres civiles. Plus forts que toutes les passions, deux sentiments réalisaient l’accord entre les clans les plus hostiles : l’amour du Japon et la fidélité au Mikado. Ces deux sentiments n’en font qu’un, puisque le Mikado, issu des dieux protecteurs du pays, incarne le Japon lui-même et le personnifie aux yeux de tous les Japonais. Sa dynastie est-elle « unique dans l’éternité » ? comme ils le proclament. Elle est en tous cas unique dans l’histoire, puisqu’elle n’a pas cessé de régner depuis le viie siècle avant notre ère et que Mutsu Hito, l’empereur actuel, en est le 123e membre régnant ! L’affection qu’elle inspire au pays a résisté à la dure épreuve d’un effacement de sept siècles — 1192 à 1868 — pendant lequel le pouvoir suprême fut usurpé par des chefs militaires connus sous le nom de shoguns. Les mikados vécurent alors à l’intérieur de leurs palais, presque ignorés du peuple, mais respectés quand même. Les shoguns gouvernaient en leur nom, se donnaient le titre de régents. Le jour où leur autorité fut affaiblie, la nation tout entière se souvint qu’elle avait un empereur et l’acclama d’un seul élan.

Sous le régime actuel, le prestige impérial n’a pas décru. On s’en rend compte, là-bas, par les plus petits faits, comme par les plus graves. Nous nous souvenons d’avoir assisté, en novembre 1903, — quelques semaines avant la guerre de Mandchourie — à une revue passée par l’empereur Mutsu Hito à l’occasion de sa fête. La veille de cette revue, le temps étant très sombre, nous fîmes part à un Japonais de notre connaissance de craintes justifiées au sujet du lendemain : « S’il allait pleuvoir ! Et la revue ? » Il sembla très surpris de la question. « Mais, Monsieur, dit-il, il ne peut pas pleuvoir, le jour de la fête de l’empereur. Ça ne s’est jamais vu. La nature et le soleil lui-même doivent y participer. Vous verrez qu’ils n’y manqueront pas. » Parlait-il sincèrement ? Nous ne le savons pas. Mais nous pensons bien qu’il parlait avec intention. Ce Japonais d’un rang élevé, instruit, européanisé, tenait sans doute à affirmer devant un étranger qu’il n’avait pas cessé de partager la naïve croyance populaire en la divinité du Mikado. Le lendemain fut d’ailleurs une journée magnifique et lui donna raison.

Dans un ordre d’idées moins simple, il serait malaisé de découvrir un de ses sujets qui ne soit prêt à tout sacrifier pour l’empereur. Dans les écoles, on enseigne aux enfants qu’il n’est pas de plus grand honneur et qu’il ne doit pas être de bonheur plus parfait que d’exposer sa vie pour lui. On en a vu, à la suite de ces leçons, qui, dans un incendie, se jetaient au milieu des flammes pour en arracher son portrait. Lorsqu’on a observé des faits de ce genre, on doit reconnaître que la légende vivra longtemps encore qui proclama les Mikados « souverains à perpétuité », car elle exprime bien réellement la volonté du peuple entier.

L’année 1868, consacrant la restauration du pouvoir impérial, inaugura l’époque nouvelle désignée par les Japonais sous le nom de Meiji.

La plupart des étrangers attribuent cette révolution à l’action des Européens. C’est inexact. Cette action a précipité les événements, sans doute, mais elle ne les a pas déterminés. Lorsqu’en 1853, l’escadre américaine du commodore Perry réclama l’ouverture du Japon au commerce extérieur, tout était prêt là-bas pour un changement de régime. Les étrangers, d’ailleurs, avaient eu leur part d’influence — une part considérable, même, — dans la préparation à ce changement ; mais elle datait de loin.

L’esprit d’imitation et la curiosité sont dans le caractère nippon. Ainsi les Japonais de haut rang, copiés par les masses, copiaient eux-mêmes depuis longtemps les Occidentaux. Sans insister sur les emprunts nombreux qu’il a faits à la civilisation chinoise, nous devons retenir que le Japon s’est déjà ouvert au xviie siècle à la pénétration européenne. Il s’est alors développé, toutes proportions gardées, d’une manière aussi étonnante qu’à présent. Mais les Européens de ce temps traitaient mal les hommes de couleur, ménageaient peu leurs susceptibilités, exagéraient l’affirmation de leur propre supériorité : les Japonais, froissés dans leur orgueil, se révoltèrent, chassèrent les blancs, exterminèrent leurs prosélytes et refermèrent leurs portes. C’était en 1638. Les Hollandais et les Chinois, parqués dans un îlot de la baie de Nagasaki, furent désormais seuls tolérés comme intermédiaires avec le reste du monde ; les édits défendirent de fréquenter des étrangers, interdirent la culture de leurs langues, prohibèrent même la construction des navires de haute mer. Le Japon fut de nouveau complètement isolé, et les Occidentaux conclurent naturellement qu’il ne voulait pas de notre progrès. Grave erreur ! Les méthodes l’avaient séduit autant que lui déplurent les personnes : la meilleure preuve, c’est qu’il sut en tirer profit. Pendant plus d’un demi siècle — 1584 à 1638 — l’influence européenne s’était fait sentir partout, dans toutes les classes de la société. Il en resta quelque chose. En dépit des édits proscripteurs ces ferments de civilisation à notre manière étaient tombés sur une terre féconde et ont fertilisé. Les seigneurs Japonais n’ont pas perdu contact avec l’Europe. À la première occasion ils ont montré qu’ils étaient prêts et ont fait subir à leur pays une transformation matérielle tellement radicale qu’elle a stupéfié tous les étrangers. En réalité, cette transformation étonnante, admirable, n’a rien d’inexplicable après un tel passé. L’élite de la société japonaise, les chefs de clans, les chevaliers donnant l’exemple, le peuple a imité spontanément ses modèles séculaires et s’est plié sans résistance aux nécessités du progrès.

ii. — Comment la transformation s’accomplit

À peine le Japon eut-il repris contact avec l’Europe qu’il mesura son infériorité. Son orgueil en souffrit. Il voulut s’affranchir. Allait-il, comme au xviie siècle, jeter les Occidentaux à la mer ? Il jugea plus avantageux d’en tirer parti. Il subit avec une admirable patience un joug qui lui pesait durement. Il accepta tout, même l’aliénation humiliante de parcelles de son territoire où s’établirent des « concessions » européennes, où s’installèrent les étrangers maîtres chez eux. Il se fit tout petit garçon, docile, aimable, séduisant, et se mit bravement au travail en cherchant dans le monde entier l’intelligence et le savoir nécessaires à sa transformation.

Souffrant cruellement de sa faiblesse, il voulut avant tout devenir fort. L’ancien régime lui avait transmis une population guerrière, mais pas d’armée. On se battait à coups de sabre, au temps du vieux Japon : l’Empereur avait à peine quelques canons démodés, toute sa marine se composait de quelques jonques. Le gouvernement japonais s’adressa d’abord à la France qui lui constitua par l’intermédiaire de ses officiers et de ses ingénieurs une flotte et une armée modernes. Les seigneurs d’autrefois, dépouillés de leurs armures et de leurs sabres courbés, parcoururent l’univers entier, observèrent, étudièrent, revinrent chez eux et remplacèrent bien vite les instructeurs européens. Aidés dans leur tâche par les dispositions naturelles du peuple entier, ils ont réussi au delà de nos craintes. En 1895, le Japon était assez fort pour vaincre la Chine ; en 1899, il inspirait assez de respect aux nations d’Europe pour qu’elles renonçassent aux concessions territoriales et aux privilèges moraux qu’il leur avait consenties ; aujourd’hui c’est une « grande puissance ».

Comprenant le prix de la richesse, le Japon s’occupa de mettre en valeur son territoire et de chercher partout des débouchés pour ses produits. Avant tout, il lui fallait vivre : sa politique fut subordonnée à son « appétit », au vrai sens du terme. Le Japon se compose de quatre grandes îles et d’une infinité d’îlots qui couvrent ensemble une superficie équivalente aux cinq sixièmes de la France. Ses terres cultivables égalent seulement la septième partie de ce territoire et sont insuffisantes aux besoins d’une population qui atteint 45 millions d’habitants. Le Japon, obligé d’importer les denrées nécessaires dépendait donc de l’étranger et a voulu ici encore s’en affranchir. Comme la Corée, sa douce voisine, lui servait de grenier d’abondance, il prétendit bien vite n’y voir personne autre que lui, il s’en montra jaloux, en chassa la Chine en 1896, en chassa les Russes en 1904, et l’occupe aujourd’hui en maître, augmentant son marché d’approvisionnement des riches pêcheries de Sakhaline. La signature de la Russie et l’alliance de l’Angleterre lui garantissent les avantages qu’il a conquis. Le voilà tranquille, assuré de vivre, de manger à sa guise : il pourra consacrer son activité au développement de sa richesse.

Par sa nature, c’est un pays voué à l’industrie. Il possède en abondance la force motrice — charbon, pétrole, chutes d’eau — et voisine avec un marché de distribution immense, la Chine. C’est plus qu’il n’en faut pour devenir une grande puissance industrielle. Ses mines lui donnent le cuivre, le fer, le soufre ; la culture du mûrier et l’élevage des vers à soie lui procure une matière première de grand prix ; l’étendue de ses côtes et l’étroitesse relative de ses îles facilite ses moyens de circulation ; sa population lui fournit une main d’œuvre nombreuse. Tels sont les avantages naturels du Japon industriel. L’Ancien régime les ignorait, le Nouveau a compris leur valeur. La grande industrie fut fondée vers 1880, par l’État. Ses usines modèles, répandues dans plusieurs provinces, incitèrent les particuliers à suivre son exemple et, en quelques années, le Japon posséda des centaines de fabriques en pleine activité. Il est clair qu’au début les Japonais, n’y connaissant rien, firent appel à nos ingénieurs et vinrent à l’école en Europe. Aujourd’hui l’industrie nipponne est nationale dans tous ses éléments.

Ils ont travaillé de même à libérer leur commerce des intermédiaires étrangers. Malgré leur répugnance héréditaire pour ce genre d’occupation, il a bien fallu qu’ils s’y mettent. Toujours méthodique, le gouvernement japonais s’est d’abord appliqué au développement des communications. À l’intérieur on a construit des chemins de fer : la première ligne, inaugurée en 1872, avait 28 kilomètres de long, aujourd’hui les réseaux s’étalent sur 10.000 kilomètres. À l’extérieur, on a développé la marine marchande : en 1870, cette marine marchande japonaise comptait 35 vapeurs et 11 voiliers jaugeant à peu près 11.000 tonnes ; en 1904, elle se composait de 1.500 vapeurs et 4.500 voiliers jaugeant exactement 1.113.000 tonnes. En 1868 — première année du Meiji — la valeur totale du commerce extérieur ne dépassait pas 60 millions de francs ; en 1904, elle a atteint 1 milliard 726 millions 550.000 francs… N’abusons pas des chiffres, mais constatons l’effort et le succès qui l’a suivi.

En même temps, le Japon réformait son administration, qui est aujourd’hui un modèle du genre, élaborait des codes d’après les nôtres, adoptait nos progrès matériels pour la vie courante. Son aspect a peu changé, sans doute, en cinquante ans, ceux qui l’ont visité vers 1870 s’y reconnaîtraient encore et retrouveraient leur « vieux Japon ». Les gens y sont toujours habillés de la même manière — la Cour seule et les hauts fonctionnaires prennent nos façons — mais leurs occupations se sont modifiées, et leurs aspirations aussi. Jadis on vivait là-bas au jour le jour, sans souci de l’avenir et comptant les uns sur les autres : on y connaît maintenant la lutte pour l’existence, et ceux qui ont continué de vivre comme à l’ancien temps sont devenus misérables. La plupart des maisons sont bien encore construites en bois et en papier, mais au lieu des lanternes fumeuses on y voit à présent la lumière électrique. Les boutiques sont toujours aussi simples, grandes ouvertes sur la rue, sans meubles, mais presque toutes possèdent le téléphone. Tout est à l’avenant.

Bref le Japon s’est égalé jusque dans les détails aux nations d’Europe les plus puissantes et les mieux douées. Son armée a vaincu l’armée russe ; sa flotte est la troisième du monde ; sa marine marchande supplante chaque année davantage les marines anglaises et allemandes d’Extrême-Orient ; sa diplomatie est habile, son commerce extérieur a augmenté en 35 ans dans la proportion de 3.000 % ; son industrie s’est développée formidablement ; il est parvenu non seulement à traiter sur un pied d’égalité parfaite les grandes Puissances occidentales, mais à faire partie de leur concert. S’il continue ainsi… que deviendrons-nous ?

iii. — Ce qui manque au Japon d’aujourd’hui

Heureusement pour le vieux monde, il ne continuera pas. Le Japon a pu effectuer, en quarante années, une évolution matérielle accomplie chez nous en plusieurs siècles ; c’est le côté splendide de son œuvre ; ça en est aussi le côté funeste. Les croissances trop rapides sont fâcheuses aux enfants.

Sans doute, l’élite de la société japonaise était prête, comme vous l’avez vu, mais la masse n’y a rien compris. Toute l’initiative est venue d’en haut, à propos de tout. Laissons à part l’armée et la marine qui ont attiré le peuple entier, guerrier jusqu’à la moelle ; pour le reste on a agi sans expérience et sans aucune intelligence de la part des masses. Aujourd’hui, l’équilibre est rompu. Les habitudes anciennes dominent l’organisme nouveau et lui sont contraires. Le Japon est gêné dans ses habits.

Voulez-vous des exemples ? Prenez l’organisation judiciaire. Les Japonais ont ici témoigné d’une immense légèreté en copiant presque littéralement nos codes. Songez aux difficultés d’interprétation que soulèvent, chez nous mêmes, ces textes, songez au rôle de la jurisprudence ! Au Japon, les recueils de jurisprudence sont remplacés par les vieilles ordonnances et par les vieilles coutumes : rayées du droit public, elles règnent encore par tradition dans toutes les consciences. Elles sont opposées à l’esprit de nos codes. Ainsi on admettait jadis le droit à la vengeance privée — c’était plus qu’un droit, même, c’était un devoir strict, — ainsi le vol était puni plus sévèrement que le meurtre. Du jour au lendemain les lois ont changé, mais la Justice, tiraillée en tous sens, rend des arrêts infiniment boîteux, dont la répercussion peut avoir des conséquences graves pour le progrès social et moral des populations.

La situation est la même pour le commerce. « Il existe une chose qu’on nomme le commerce ; faites en sorte que vous ne sachiez rien de cette chose-là, » proclamaient autrefois les règles de chevalerie. Les professions marchandes déconsidérant leurs occupants, l’élite n’avait aucune idée des questions commerciales au moment de la Restauration et en acquit de suite une notion très fausse — grâce, peut-être, aux fâcheux exemples de quelques Européens peu scrupuleux. Pour un Japonais, le commerce c’est l’exploitation d’autrui : il ne peut saisir que deux parties opposées trouvent avantage dans une opération unique. Cette inexpérience leur nuit beaucoup. Elle augmente la difficulté des relations d’affaires avec les étrangers : elle fait commettre aux commerçants indigènes bien des maladresses qu’on prend chez nous pour de la mauvaise foi.

Le gouvernement japonais l’a parfaitement compris ; il a multiplié les écoles de commerce, et il nous plaît de constater à l’appui de nos affirmations qu’il a placé au premier rang dans l’enseignement des cours de moralité commerciale ! Les Japonais sauront en profiter ; ils sont trop intelligents pour n’avoir pas déjà compris la valeur de l’honnêteté dans le commerce : s’ils se conduisent mal, si souvent, c’est surtout par incompétence.

Malgré tout, il ne faudrait pas se porter garant de leur bonne foi : se sentent-ils inférieurs à nous sur un point quelconque ? Ils se rattrapent en nous trompant. À force de poudre aux yeux, ils ont réussi à se grandir démesurément, à étonner le monde bien plus qu’il ne convenait, et à se tromper eux-mêmes. Combien de fois, par exemple, n’a-t-on pas exalté, chez nous, leur génie inventif ! Combien de fois d’éminents écrivains se sont-ils laissé abuser par leurs statistiques erronées concernant les brevets d’invention ! Sans doute les Japonais ont su réaliser quelques découvertes scientifiques très importantes, sans doute ils savent perfectionner, par quelque détail ingénieux, nos inventions européennes, et ils sont fort habiles dans l’application de nos procédés, mais ils manquent totalement d’initiative et de sens pratique dans leurs créations propres. Ils se moquent de l’Europe — à la barbe de nos savants — lorsqu’ils publient les chiffres fabuleux des brevets d’invention distribués chaque année par leur gouvernement. Vous allez en juger.

Il existe à Tokio, au ministère du commerce et de l’industrie, un musée qui possède, entre autres, une très vaste salle affectée aux inventions nationales : on y trouve des modèles réduits de ces inventions. Or c’est un fait que quatre-vingt-dix fois sur cent on est mis en présence d’un objet déjà connu en Europe ou en Amérique, habilement copié, et breveté là-bas comme invention japonaise. Les rares Européens qui visitent ce musée ne s’y laissent pas prendre — malheureusement leur autorité de témoins oculaires est insuffisante à balancer celle de nos voyageurs en chambre — mais le bon peuple japonais s’extasie devant les vitrines, admire le génie de sa race, en conçoit un orgueil immense, et finira par oublier que nous lui avons servi de modèles. Nous avons rencontré au Japon, dans les classes populaires, des individus qui nous ont demandé « s’il y avait à Paris des tramways électriques, s’il y avait des chemins de fer en France ? » Ce singulier état d’esprit augmente leur arrogance en face des étrangers et nuit énormément au développement de leurs relations avec l’Europe. Car s’il est excellent d’avoir confiance en soi — et ils viennent de le prouver — il n’est pas moins utile de savoir mesurer ses forces.

De même que le commerce, la grande industrie japonaise se trouve entravée par ces défauts caractéristiques. Nous avons vu combien ils sont privilégiés par la nature pour devenir une puissance industrielle de premier ordre. Eh bien ! ici encore l’avenir est compromis. Par orgueil, ils ont chassé trop tôt leurs employés Européens et sont inhabiles à les remplacer ; par inexpérience, ils administrent au jour le jour, sans souci de l’avenir, et sont à la merci d’un incident ; sous l’empire des anciennes coutumes, ils sont imprévoyants, tous, depuis leurs ingénieurs en chef jusqu’aux manœuvres : l’économie pour eux, est toujours un défaut, les directeurs ne constituent pas de réserves et les ouvriers n’épargnent pas, on ne vient à l’atelier que poussé par la faim et les usines sont vides pendant les premiers jours qui suivent celui de la paie.

Il en est de même un peu partout et à propos de tout. Les progrès ont été tellement rapides que les institutions ne sont plus en harmonie avec les mœurs. L’équilibre social est rompu. Seule l’élite a compris ce qu’elle faisait, mais elle est demeurée impuissante à le faire comprendre au peuple.

Au point de vue intellectuel et moral, le Japon d’aujourd’hui est encore le Japon d’autrefois. Autant les Japonais se sont merveilleusement adapté nos moyens matériels, autant ils comprennent mal nos sentiments, autant leurs idées ont peu changé. L’influence de notre civilisation européenne est loin d’avoir été aussi considérable que nous nous plaisons à le reconnaître.

Avec le temps, tout s’arrangera, sans doute, grâce au zèle admirable et à l’intelligence inouie que déploie l’élite, grâce à l’autorité dont elle dispose et aux exemples qu’elle répand. Mais l’obstacle est là, et l’avenir du Japon dépend tout entier de la manière dont il l’évitera.


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LES LENTEURS DE LA PROCÉDURE


Le bon sens, les usages et la loi


Nous avons demandé à M. Henry Bréal, l’auteur bien connu de la fameuse campagne contre l’emploi du « jargon judiciaire » d’indiquer chaque mois, à nos lecteurs, une réforme imposée par le bon sens et facile à réaliser. Voici la première de celles que lui suggèrent sa compétence et son ingéniosité.




Combien de centaines de procès se jugent chaque jour en France et, sur ce nombre, combien y en a-t-il qui ont duré interminablement. La lenteur de notre procédure est un mal dont souffre le pays tout entier. L’activité commerciale est entravée par la complication des affaires litigieuses ; un procès, même s’il se termine par une entente satisfaisante, aura toujours été un mal pour les plaideurs par les pertes de temps et d’argent qu’il leur aura causées. Ce sont là vérités banales.

Il est très difficile de réformer la procédure ; pour cela il faudrait faire des lois et le législateur a d’autres besognes ! De grands progrès pourraient être réalisés pourtant sans longues discussions juridiques.

En voici un exemple : un commerçant de Paris qui envoie une lettre recommandée à un correspondant de Marseille est certain d’obtenir une réponse au bout de quelque quatre jours. Or un plaideur de Paris qui fait parvenir à Marseille un exploit d’huissier (seul mode pour correspondre judiciairement) ne pourra avoir sa réponse qu’après trente-quatre fois vingt-quatre heures ; dix-sept jours pour l’aller et dix-sept jours pour le retour. Pourquoi cela ? Parce que les délais de distance du code de procédure ont été calculés en 1807 à raison d’un jour par trois myriamètres. Ils ont été modifiés depuis par la loi de 1882, laquelle a porté la distance légale parcourue en un jour à cinq myriamètres ou cinquante kilomètres. Mais, depuis cette époque, tous les ministres de la justice qui se sont succédé au pouvoir ont négligé de tenir compte du progrès réalisé depuis 1862 dans les moyens de locomotion. Quand aurons un ministre de la justice assez audacieux (!) pour proposer d’abréger les délais de distances ?


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BIBLIOGRAPHIE



Les périodes de fin d’années sont peu favorables au mouvement bibliographique et les chroniqueurs sont tout aux livres d’étrennes. C’est qu’en effet le livre d’étrennes s’est haussé dernièrement jusqu’aux frontières de la science et de la littérature, tandis que, de progrès en progrès, ses illustrations atteignaient les approches du grand art. La jeunesse de 1906 a été particulièrement bien traitée sous ce rapport, mais il est trop tard pour en parler.

Passant à un autre ordre d’idées, il convient de signaler en premier lieu l’achèvement de cette série magistrale que le vicomte d’Avenel a intitulée le Mécanisme de la Vie moderne et dont le tome cinquième et dernier vient de paraître chez l’éditeur Armand Colin ; il contient des études sur les grandes hôtelleries, les transports urbains, l’industrie des porcelaines et celle des tapis. M. d’Avenel a eu le double mérite de découvrir des sujets d’analyse auxquels personne ne songeait et les ayant découverts d’en rendre les aspects les plus ardus parfaitement clairs et vivants, on pourrait dire parfaitement captivants, car il est tel de ses chapitres qui présente tout l’attrait d’une tragi-comédie fin de siècle. Quand vous allez, Madame, faire vos emplettes au Louvre ou au Bon-Marché, aviez-vous une notion quelconque des rouages merveilleux d’ingéniosité et de complications à l’aide desquels de semblables établissements parvenaient à satisfaire toutes les nuances de votre goût et tout l’imprévu de vos exigences. Et vous, Messieurs, quand vous déposiez vos fonds au Crédit Lyonnais ou au Comptoir d’Escompte et que l’on vous ouvrait un compte spécial ou que l’on vous remettait une lettre de crédit, aviez-vous cherché à surprendre le secret de la machinerie perfectionnée, grâce à laquelle ces opérations se faisaient en votre faveur avec le minimum de frais et le maximum de sécurité. M. d’Avenel s’est fait le Christophe-Colomb de ces terres inconnues, bien que voisines, et quel charmant Colomb, alerte, disert et fin.

Son œuvre de plus est véritablement une œuvre de paix sociale. Elle établit péremptoirement que ces grandes galeries commerciales, que ces vastes pyramides industrielles ne sont point comme le prétendent les théoriciens, construites en porte à faux, mais qu’elles tiennent fortement à l’édifice de la civilisation ; elle montre le labeur du patron égal à celui de l’ouvrier et leurs intérêts intimement liés dans la bonne comme dans la moins bonne fortune. Quand il plaira à M. d’Avenel de prendre le train pour l’Académie, il aura beaucoup de bagages à enregistrer ; cela le différencie déjà de certains qui se sont mis en route, une valise à la main.

On ne saurait non plus laisser passer sans une mention le tome ii de l’Histoire littéraire du peuple anglais de J.-J. Jusserand paru chez Firmin-Didot. Il couvre la période s’étendant de la Renaissance à la guerre civile. Notre éminent ambassadeur aux États-Unis a fort à faire depuis qu’il a quitté le séjour paisible de Copenhague. On le réclame dans toutes les universités, à tous les banquets, à toutes les inaugurations ; il porte la bonne parole de France au besoin dans un anglais impeccable. Mais le lettré qui est en lui prélève sa part dans cette vie si remplie et c’est ainsi que se poursuit et s’achèvera cette œuvre magnifique qui prendra place dans les bibliothèques aux côtés de la fameuse Histoire de la littérature anglaise de Taine. Et beaucoup préfèrent Jusserand à Taine. Quel plus bel éloge peut-on faire d’une œuvre semblable ?

Si vous voulez vous amuser lisez le Jules Verne pour grandes personnes que M. Georges Delbruck a publié sous ce titre trompeur Au pays de l’Harmonie (Vannier, éditeur). Nous ne croyons pas beaucoup que l’harmonie puisse naître dans un haras humain comme celui dont il nous décrit les particularités un peu osées. Mais que d’imagination et d’ingéniosité dans le détail.

Et si vous aimez verser un pleur aux fins de chapitre achetez chez Calmann-Lévy, Cendres, l’exquise et désolante histoire de Sardaigne racontée par Grazia Deledda avec un talent qui va croissant sans cesse.