Revue pour les Français Mai 1906/Texte entier

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Collectif
Revue pour les Français Mai 1906
Revue pour les Français1 (p. 161).

REVUE POUR LES FRANÇAIS

POLITIQUE ET LITTÉRAIRE

Paraissant tous les mois




Mai 1906



SOMMAIRE :




Rédaction et Administration :

11, Avenue Malakoff, 11
PARIS

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Nous ne parlerons pas des élections françaises puisque chacun en parle. Aussi bien serait-il difficile d’en apprécier sainement les conséquences. Et puis, nous ne croyons guère qu’il y ait beaucoup à attendre des nouveaux élus quels qu’ils soient — en bien, s’entend ; car on peut toujours faire du mal mais on ne peut pas toujours faire du bien. C’est le cas des parlements actuels. La crise que traverse la France n’est pas dénouable par des lois. Nous l’avons déjà dit et nous y reviendrons fréquemment. Cette crise est affaire d’éducation. Toute une pédagogie fait faillite en ce moment et cette pédagogie a bien été codifiée en des formules législatives, mais c’est l’opinion, c’est la philosophie courante, ce sont les mœurs qui l’ont établie, qui en ont fixé les principes et arrêté les doctrines. Aux mœurs, à l’opinion de remonter les courants, de bâtir à nouveau de solides assises… Nous cherchons à grouper autour de nous ceux — plus nombreux qu’on ne pense — auxquels apparaît clairement cette nécessité d’une pédagogie rénovatrice à instaurer sur les ruines de l’ancienne dont la défaite s’accentue chaque jour.

La Douma.

Des élections russes, à défaut des françaises, il faut bien parler. Elles ne se font pas de la même manière. Tout d’abord, la répartition des sièges est inégale. Saint-Pétersbourg a droit à six députés, Moscou à quatre, Kieff à deux, et les seize autres villes principales de l’empire chacune à un député. Les élus des villes sont ainsi en grande minorité par rapport à ceux des campagnes. Ensuite l’élection est à trois degrés. Paysans, petits propriétaires, ouvriers choisissent des délégués auxquels s’adjoignent des censitaires d’un rang plus élevé ; et le collège ainsi formé désigne les électeurs par lesquels sont élus les députés. C’est compliqué. Comme d’autre part le gouvernement s’est servi de cette complication pour peser de son mieux sur les élections, il est étonnant que le succès de ses candidats ait été aussi médiocre. C’est, dit-on, « l’opposition » qui triomphe. Ce mot fait sourire. Hélas ! il n’y a pas d’opposition en Russie par la raison qu’il n’existe ni partis ni programmes. Personne se sait exactement où il veut aller, ni le Tzar à coup sûr, ni le comte Witte probablement ni les autres non plus. Il y a, d’une part, les gens qui cherchent le maintien de l’ordre de choses actuel, c’est-à-dire de la bureaucratie, corrompue à l’aide de laquelle ils pêchent en eau trouble et ces gens-là ne comptent point sur la Douma pour arriver à leurs fins ; ils agissent secrètement et tacitement. En face d’eux il y a les révolutionnaires qui, n’ayant rien à perdre au désordre et à l’anarchie, pensent y avoir sûrement quelque chose à gagner. Ceux-là non plus ne pénètrent pas à la Douma. Restent donc des incolores, des indécis qui se trouvent condamnés à verser à droite dans l’arbitraire ou à gauche dans la licence, par suite de cette incapacité gouvernementale, de cette inaptitude à s’intéresser aux affaires publiques si caractériques de la civilisation moscovite. La Russie a en ce moment beaucoup d’atouts dans son jeu. Le succès extraordinaire de son dernier emprunt a montré de quel crédit jouissent au dehors ses facultés et ses ressources. L’Angleterre dont l’alliance lui apporterait un singulier renfort économique et moral, incline de plus en plus vers elle. Le tsarisme est sorti victorieux de troubles longs et inquiétants. Il n’y a en somme qu’un point noir : la Douma. La Douma tend à transformer en monarchie parlementaire un État qui n’a rien de ce qui est nécessaire pour vivre sous ce régime ; ni unité ethnique, ni communauté d’intérêts et d’aspirations, ni traditions historiques, ni éducation préparatoire. Un parlement russe est condamné au grabuge aussi sûrement qu’en France le rétablissement du droit d’aînesse amènerait une révolution. Sans doute il fallait opérer des réformes mais des réformes d’un tout autre ordre. Nous avons déjà dit notre pensée à cet égard. Il n’y a pas à en douter, l’issue de toutes les difficultés russes, c’était le fédéralisme. Il fallait considérer les différentes portions de l’empire comme des touts et en reconstituer l’autonomie. Nul séparatisme n’en fut résulté. Le prestige du tsar était plus que suffisant pour maintenir la cohésion souveraine. Les Finlandais eux-mêmes, malgré la persécution récente, éprouvaient assez de loyalisme pour vouloir servir fidèlement leur Grand-Duc. L’occasion est manquée ; voilà où gît le tragique de l’heure présente. Si cette occasion doit se retrouver, les circonstances ne seront plus aussi favorables. La Douma, en limitant le pouvoir impérial, lui enlèvera forcément de ce caractère sacré, autocratique, paternel qu’il revêtait et dont l’intégrité était indispensable pour une entreprise aussi considérable que la fédéralisation de l’empire. Qu’on ne s’étonne pas de nous entendre parler de la sorte. Dans cette revue, on ne se courbe devant aucune formule. Nous ne croyons pas qu’une assemblée élue, par le seul fait de son existence, entraîne après elle l’ordre et la liberté. Ce sont là des mots. C’est pourquoi, comme amis de la Russie, nous nous inquiétons de son parlementarisme naissant bien plus que des victoires japonaises ou des insurrections sanglantes. La Douma, voilà le vrai péril, le seul.

Le Pape et le modernisme.

Bien curieuse l’interview pontificale publiée par le Neues Wiener Tagblatt. Une femme de lettres qui s’est faite à Vienne l’apôtre des revendications féministes a franchi le seuil du Vatican et a pu causer librement avec Pie x et lui poser d’insidieuses questions. Le Pape y a répondu avec une franchise et un progressisme qui ont dû surprendre son interlocutrice et qui sont de nature à provoquer dans le monde catholique un mouvement d’opinion dont les conséquences seraient incalculables. Pie x a déclaré qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce que les femmes deviennent avocats ou docteurs ; à l’exception de la théologie, naturellement « elles peuvent tout étudier avec confiance ». — « Cette dernière profession, a-t-il dit, en parlant de la médecine, leur convient particulièrement. La femme médecin a, dans les soins à donner aux femmes et aux enfants, un champ d’action considérable ; elle peut y faire beaucoup de bien. Il en est de même pour l’enseignement ». Après cela, que le Souverain-Pontife se prononce contre l’action politique des femmes, bien des féministes seront de son avis. « Électeurs, députés, non ! s’est-il écrié. Les femmes dans les parlements, il ne manquerait plus que cela. Les hommes seuls y font déjà bien assez de gâchis ». La boutade est spirituelle et n’altère en rien l’audace inattendue des déclarations précédentes. L’approbation donnée par le chef de l’Église catholique au mouvement qui entraîne tant de femmes vers la science pure et vers l’exercice de la médecine constitue un événement de premier ordre, à moins que… ce soit l’archevêque de Venise qui ait ainsi parlé. Tout le monde sait la difficulté qu’éprouve le Saint-Père à dépouiller le vieil homme. Il possède, si l’on ose ainsi dire, deux mentalités distinctes : l’épiscopale et la pontificale. La première prend parfois des libertés que n’approuve pas la seconde. N’oublions pas cependant ce qui s’est passé au sujet de l’éducation physique. Pie x a été au delà de ce qu’on attendait de lui. Maintenant qu’une grande fête de gymnastique a eu lieu dans les jardins du Vatican, sur sa demande et en sa présence, la culture musculaire fait définitivement partie de la pédagogie catholique et c’est là une nouveauté de haute importance. Peut-être en sera-t-il de même pour le féminisme. Qui vivra verra.

La crise de la Triplice.

C’est le nom que l’on donne à la querelle germano-italienne. Il est mal choisi. Il n’y a pas crise. Il y a décès. Madame se meurt, Madame est morte. Pendant un certain temps encore on jouera du cadavre et le comte Guicciardini en a joué non sans habileté à Monte Citorio. Il a proclamé le véhément désir du gouvernement italien de maintenir son alliance avec l’Allemagne en même temps qu’il énumérait complaisamment toutes les circonstances propres à enlever à ladite alliance sa signification et sa portée. Le député qui l’avait appelé à la tribune s’était déjà efforcé de parler dans le même sens ; mais il l’avait fait quelque peu lourdement, attirant notamment l’attention de la Chambre sur ce fait que les intérêts italiens et les intérêts allemands ne se trouvaient nulle part en contradiction. Très joli. Quelles sont donc les prétentions qui se croisent à Trieste ? Seraient-ce par hasard celles du Japon et du Pérou ? Le ministre des affaires étrangères s’est gardé de suivre son interpellateur sur un terrain aussi glissant mais il s’est étendu complaisamment sur l’agrément que devaient éprouver les Italiens à être à la fois les alliés de l’Allemagne et de l’Autriche et les amis de la France et de l’Angleterre, donnant du reste à entendre qu’ils devaient tenir aux amitiés encore plus qu’aux alliances. Parbleu, ce sont des amitiés qui rapportent tandis que les alliances coûtent. Seulement, à Berlin où la compréhension n’est pas rapide, on ne s’est pas rendu compte en temps voulu de cette différence essentielle. C’est pourquoi l’on a cru malin de faire les gros yeux, de distribuer des mauvais points et des réprimandes et d’envisager le Vésuve comme un bon gendarme chargé par Dieu de veiller à ce qu’on ne désobéisse plus au kaiser. C’était si malin, en effet, que la Triplice a péri du coup.

Deux éminences grises.

Que le R. P. Martin, général des Jésuites, qui vient de mourir à Rome et M. de Holstein, conseiller rapporteur à l’office des affaires étrangères de Berlin, qui vient d’être mis à la retraite, aient exercé une action dépassant en puissance et en étendue celle que semblaient leur permettre les fonctions dont ils étaient investis, cela ne saurait faire de doute. Reste à savoir seulement si l’influence du père Martin sur Pie x et celle du conseiller Holstein sur Guillaume ii peuvent être considérées comme responsables d’une part de l’attitude pontificale dans l’affaire de la séparation de l’État français d’avec l’Église et, d’autre part, de l’interventionnisme impérial dans la question marocaine. Les Jésuites sont actuellement, parait-il, 15.500. Ce n’est pas un chiffre aussi considérable que d’aucuns se l’imaginaient. Ils se trouvent répartis en cinq assistances : celle d’Italie, celle de France, celle d’Allemagne (avec l’Autriche, la Belgique et la Hollande) celle d’Espagne (y compris le Portugal et l’Amérique espagnole) et celle d’Angleterre (y compris les États-Unis et le Canada). L’assistance de France, l’une des plus nombreuses et des plus importantes, voit son activité suspendue ou au moins entravée depuis le vote de la loi contre les congrégations. Au cas où le pape n’autoriserait pas la formation d’associations cultuelles, il y aurait là pour l’Ordre l’occasion de s’introduire dans le ministère paroissial et d’en monopoliser une partie. Les gens méfiants prétendent donc que le père Martin s’employait à obtenir du Saint-Siège que les associations cultuelles fussent interdites définitivement… Chi lo sa ?

Quant à M. de Holstein, le terme de gallophobe souvent employé pour caractériser ses tendances n’est peut-être pas complètement exact. M. de Holstein était gallophobe à la façon de M. de Bismarck, c’est-à-dire qu’il professait le dédain de la France. Il ne concevait pas qu’ayant une formule gouvernementale et des principes directeurs en opposition avec la formule et les principes allemands, les Français pussent prospérer, se fortifier, nouer des alliances ; la notion de leur décadence obligatoire s’imposait quotidiennement à lui et il se mettait en colère lorsque les événements l’obligeaient de noter quand même quelque succès à l’actif de la puissance française. Cela lui fit commettre de nombreuses sottises et très probablement, dans l’affaire marocaine, il contribua fortement à mener les choses au pire. De toutes façons, la retraite de M. de Holstein est un bon débarras pour l’Allemagne ; il était myope, têtu et vaniteux et ce sont là précisément des défauts qui entraîneraient bien vite ce grand pays à l’abîme si l’on continuait, outre Rhin, de les apprécier et de les cultiver comme on le fait depuis quelques années.

Au Sinaï et au Natal.

L’Angleterre a pas mal d’affaires sur les bras ; comme ses bras sont solides et qu’ils ne fléchissent pas, on s’abstient au dehors d’y prendre garde. On ne fait attention qu’à la querelle turque et, à vrai dire, c’est par là qu’il convient de commencer un bref examen des litiges actuels. Voilà de quoi il s’agit. La Turquie se construit un chemin de fer qui va actuellement de Damas à Maan et qu’elle entend pousser ensuite jusqu’à Médine et à la Mecque ; ces villes saintes ne sont pas près d’être atteintes par les locomotives d’Abdul Hamid. Mais, en attendant, il suffirait d’un petit embranchement de Maan au golfe d’Akabah pour permettre d’y embarquer des troupes turques à destination de l’Arabie sans avoir à passer par Suez. Mais la presqu’île du Sinaï qui s’étend entre les golfes de Suez et d’Akabah dépend de l’Égypte. Il y a 15 ans, à l’avènement du khédive Abbas, on avait bien eu soin à Constantinople d’en émettre la mention dans le firman d’investiture. Mais lord Cromer s’en étant aperçu avait signalé le fait et le sultan avait dû simuler une omission involontaire… L’action ottomane d’aujourd’hui est donc injustifiable et l’ultimatum d’ailleurs modéré qu’a formulé l’Angleterre sera suivi d’effet. Les deux seuls points importants à noter jusqu’ici c’est que la main de l’Allemagne se découvre au fond de cette intrigue et que, d’autre part, la Russie et la France ont appuyé diplomatiquement l’Angleterre. Il est donc certain que l’empereur Guillaume n’a pas encore compris l’imprudence de sa politique d’excitation musulmane et que, d’autre part, l’entente anglo-franco-russe est en bonne voie.

Tel est cet incident qui va faire couler beaucoup d’encre encore — mais point de sang, espérons-le — avant d’être réglé. Il en est d’autres plus obscurs, moins visibles et qui s’annoncent gros de conséquences. Nous voulons parler de l’affaire du Natal, du bill sur l’éducation publique et enfin de la victoire récente remportée par le parti ouvrier à propos de la responsabilité des Trades Unions. L’insurrection qui a éclaté il y a trois mois dans la colonie du Natal a été causée par l’établissement d’une taxe trop lourde pour les ressources des indigènes et qui semble avoir été calculée à dessein pour amener ceux-ci à s’enrichir en… allant travailler dans les mines. Les Zoulous ont préféré se rebeller et ils ont tué un officier de police qui accompagnait des agents du fisc. La répression fut impitoyable. On mit à mort deux indigènes et douze autres allaient subir le même sort quand la métropole jugea humain d’intervenir. Cette immixtion provoqua à Johannesburg une émotion indescriptible. Les ministres protestèrent en démissionnant ; un mouvement séparatiste menaçant de naître, le gouvernement britannique céda. Les autorités du Natal sont libres désormais d’agir à leur guise ; elles repoussent avec hauteur l’appui métropolitain et préparent contre les révoltés une guerre d’extermination pour laquelle elles ont dores et déjà le concours des Boers. La haine du noir va-t-elle donc, en réconciliant Anglais et Hollandais, refaire l’unité morale de l’Afrique du Sud ?

Autres choses d’Angleterre.

Avant 1870, les écoles primaires du Royaume Uni se trouvaient pour la plupart entre les mains de l’Église anglicane ; les catholiques et les méthodistes en détenaient quelques-unes ; aucune n’était neutre. À cette date Gladstone fit adopter sans trop de peine une loi nouvelle qui créait des écoles laïques dirigées par des comités locaux élus et dans lesquelles l’enseignement religieux n’était donné aux enfants qu’en conformité avec la volonté de leurs parents. Cette loi d’ailleurs n’avait supprimé aucune des écoles confessionnelles subventionnées par l’État qui existaient auparavant. Trente années se passèrent ; le cabinet Balfour, sous l’influence des anglicans unis aux catholiques romains pour la lutte contre les « non-ritualistes », parvint à détruire l’œuvre libérale de Gladstone, à supprimer les écoles neutres et à assurer dans les comités locaux une sorte de prépondérance aux représentants des Églises. Cela ne contribua pas peu au renversement récent du parti conservateur et à l’avènement des libéraux. Ceux-ci viennent à leur tour de présenter un bill qui inaugurerait un troisième système. Il serait donné désormais dans toutes les écoles subventionnées un enseignement moral basé sur l’idée religieuse mais étranger aux distinctions confessionnelles. L’enseignement confessionnel n’y pourrait être donné que dans les villes de plus de 5.000 âmes, à la demande des quatre cinquièmes de la population et aux frais de ceux qui l’auraient réclamé. Les anglicans et les catholiques mènent une ardente campagne contre ce bill.

Pendant ce temps le parti ouvrier savoure son triomphe. Il voulait faire déclarer l’irresponsabilité pécuniaire des Trades-Unions et il y est parvenu. C’est encore le cabinet conservateur qui avait attaché ce fâcheux grelot. La Chambre des Lords avait décidé que les Trades Unions pouvaient être poursuivies en dommages-intérêts et reconnues civilement responsables des préjudices résultant pour autrui de leur intervention collective ou de l’intervention individuelle de leurs membres dans une grève. Intervention collective, cela pouvait se défendre ; mais individuelle, c’était inacceptable étant donné qu’il s’agit en somme de sociétés de secours mutuels et de retraite. Cette distinction était faite dans le projet présenté il y a peu de semaines par le cabinet libéral. Il était spécifié que les Trades-Unions ne pouvaient être déclarées pécuniairement responsables sur les fonds sociaux que des actes commis en exécution des décisions prises par leurs comités. Si large fût-elle, cette formule fut jugée insuffisante et la majorité obligea le cabinet à retirer le bill et à se rallier au projet présenté par le parti ouvrier pour exonérer les Trades-Unions de toute espèce de responsabilité de cette nature. Ce projet, finalement, fut adopté à la colossale différence de 416 voix contre 66. Voilà un signe des temps ; il n’est pas grave, mais il est sérieux.

Le nouveau bey.

Le nouveau bey de Tunis est comme les peuples heureux : il n’a pas d’histoire. On sait de lui qu’il n’aimait guère son prédécesseur et qu’il parle assez mal le français, ce qui témoigne de médiocres capacités intellectuelles car, en qualité d’héritier présomptif tenu à l’écart, il avait tout le temps de se préparer aux tâches éventuelles qui lui incomberaient. Par contre, on le dit bien intentionné et de bonne volonté. Il a reçu l’investiture du représentant de la France dans une cérémonie qui était de nature à causer une salutaire impression sur les indigènes. Ceux-ci ont compris par les brèves paroles et le geste significatif du secrétaire général de la Résidence remplaçant le résident absent que, si leur souverain tenait son pouvoir du droit dynastique, c’est la République qui lui donnait la permission de l’exercer. Ils le savaient mais ces choses-là sont toujours bonnes à rappeler.


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BENJAMIN FRANKLIN



La vie de Benjamin Franklin offre une ample matière à l’étude du moraliste, du savant et de l’historien. La dignité de son existence tant publique que privée et les règles de conduite auxquelles il sut constamment se soumettre après qu’il les eût lui-même établies ; sa méthode, ses recherches et ses découvertes scientifiques ; la part éminente, et parfois prépondérante qu’il prit aux grands événements dont l’Amérique du Nord fut le théâtre au dix-huitième siècle présentent, au triple point de vue éthique, scientifique et historique un intérêt de premier ordre. Sa vie donne l’image la mieux achevée peut-être de ce que l’alliance harmonieuse et ininterrompue de la théorie et de la pratique, de la pensée et de l’action peut produire. Franklin ne croyait pas qu’il suffit à un moraliste de rédiger des préceptes pour avoir épuisé sa mission ni à un savant d’édifier une théorie pour être quitte avec sa tâche. Pour lui, la Tour d’ivoire ne peut servir de demeure qu’à l’orgueilleux ou qu’à l’égoïste. Il considérait que l’accomplissement du devoir n’est définitif, ou pour mieux et plus justement dire, que le devoir n’est tout le devoir, qu’à la condition de transformer le précepte en exemple et la théorie en pratique. Selon lui, morale et science ne peuvent trouver l’expression intégrale de leur valeur que dans leurs applications. Quel que soit l’objet de son activité, la pensée n’est que le préambule de l’action et, sous le contrôle de la loi morale, il appartient à la volonté de réaliser les données de l’intelligence. Il en résulte que Franklin nous apparaît au premier chef comme un homme d’action. Et vous saisissez ce trait dominant aussi bien dans les ressorts de sa vie intérieure que dans les manifestations de sa vie publique et privée.

Ce n’est pas, d’ailleurs, que la vie de Franklin n’offre aux regards du moraliste aucun sujet de blâme mais les fautes que le « Docteur » a commises, ses errata, comme il les appelait, sont des fautes de jeunesse, et sa conscience ne connut de repos que le jour où il les eut entièrement et amplement réparées. À dix-neuf ans il prend la résolution — et la tient jusqu’à sa mort — de n’agir qu’avec vérité, sincérité et intégrité. Il soumet quotidiennement sa conscience au contrôle des règles qu’il s’est librement tracées et, pendant plus de soixante ans, il observera sans une défaillance cette discipline austère. À cet exercice de chaque jour, son énergie morale acquiert une incroyable détente. Il est maître de lui dans le sens le plus étendu de ces mots et toujours prêt pour l’action immédiate. On peut, en la retournant, lui appliquer l’expression de Malebranche : il n’est pas agi, il agit. Chose curieuse dans un homme si jeune, l’ardeur morale ne procède pas chez lui de croyances religieuses. Il a déjà beaucoup lu et, les lectures éveillant en lui l’esprit critique, il ne croit pas à la révélation suivant la formule chrétienne ; de ce côté il est très libre ; mais l’observation des lois de la nature et la constatation de l’ordre du monde l’amènent à affirmer Dieu dans son intelligence et dans sa conscience ; il conclut de l’harmonie physique de l’univers à la nécessité de l’harmonie morale chez l’individu. Il est religieux philosophiquement, nous serions presque tenté de dire scientifiquement.

Telles sont la moralité supérieure et la supérieure énergie de cet homme, celle-ci constituant sa faculté maîtresse. Considérez en outre que le milieu où il vit, milieu d’hommes chez qui le sens, la pratique et la passion de l’effort sont portés au plus haut degré, assure au développement de cette aptitude naturelle qui est la caractéristique décisive, nous n’osons dire la différence spécifique de la race, un entraînement constant ou, comme on dirait aujourd’hui un état de condition parfaite en tout temps. Considérez encore que le moment où Franklin paraît sur la scène a vu se produire l’une des crises les plus considérables de l’histoire du monde ; donnez pour instrument à ce caractère sans reproche et à cette volonté sans peur une intelligence merveilleusement déliée ; appliquez ce rare ensemble au bien public dans des conjonctures particulièrement importantes et vous comprendrez comment cette nature d’exception, favorisée par l’harmonie du milieu et de la race, par l’opportunité du moment, a pu jouer, non seulement sans faiblir, mais encore avec une autorité toujours croissante, un grand premier rôle dans l’évolution de l’humanité.

Retracer la vie de Franklin en rappelant son apprentissage, ses débuts et sa fortune d’imprimeur, son rôle comme fondateur de bibliothèques et de société philosophique, ses états de service comme fonctionnaire, même ses découvertes scientifiques, commencer cette énumération au début de sa carrière pour la terminer à sa mort, en un mot en poser le record, évoquerait dans l’esprit de nos lecteurs la banalité chronologique du dictionnaire ou le discours d’inauguration pour statue de grand homme, double écueil à éviter. Aussi bien, ce qui nous intéresse c’est moins ce qu’il a fait que ce qu’il a été et nous ne voulons toucher à ce qu’il fit que pour mieux dégager ce qu’il fût, c’est-à-dire avant tout et par dessus tout un homme d’action.

Rendons à Franklin cet hommage qu’avant de devenir et de demeurer notre ami fidèle et constant, il fut pour nous un adversaire avisé et tenace et qu’avant d’être passionnément Américain il fut Anglais avec passion. On sait avec quelle ardeur il poussa le gouvernement de la métropole à ouvrir et à rouvrir les hostilités contre la France et l’on sait aussi avec quelle intrépidité, la lutte une fois commencée, il la soutint. Car il avait bien compris que, maîtresse du continent américain du Canada aux bouches du Mississippi, la France, enserrant les colonies naissantes entre les Alléghanys et la mer, déciderait un jour de leur sort. Un cercle d’enveloppement menaçait de se refermer peu à peu qu’il fallait briser sans délai. Il y appliqua toutes ses forces vives. Dès le début de la guerre de la succession d’Autriche, il organise en Pensylvanie et exerce un corps de dix mille hommes ; il signe avec les Six nations un traité qui assure à la colonie la sécurité de ses frontières du côté de l’intérieur. Mais la paix de 1748 rétablit le statu quo ante bellum. Tout est à refaire. Prévoyant que le combat à venir sera définitif et instruit par l’expérience passée, il conçoit le plan de réunir étroitement ensemble dans un même faisceau les Treize colonies. Il veut faire masse de leurs forces et de leurs ressources contre l’ennemi commun. Mais le congrès assemblé sur son initiative à Albany n’aboutit pas. Sept colonies seulement y sont représentées. Les éléments du bloc rêvé ne fusionnent pas. C’était pourtant une grande pensée et telle que sa réalisation en 1754 pouvait changer le cours de l’histoire. Franklin estima toujours que l’union complète effectuée alors pour la défense commune eut évité la rupture qui se produisit vingt ans plus tard. Il ne semble pas qu’il ait fait erreur. Souvenez-vous en effet que dans un sentiment étroit de particularisme, les colonies, égoïstes et avares, marchandèrent leur concours et mesurèrent leurs subsides. De cette attitude naquit au Parlement anglais et progressivement s’y développa l’idée de les taxer. Vous saisissez ici sur le vif et en partie les prodromes de la révolution et de l’indépendance.

Mais à l’heure où nous sommes, le Français est l’ennemi. Contre lui, corps et âme, Franklin se dévoue à la défense des colonies menacées. Au début de la guerre de sept ans, il fournit à Braddock les moyens de transport qui permettent d’entreprendre la marche vers la Monongahéla. La défaite du général anglais découvre la Pensylvanie et l’expose aux coups des Indiens. En plein hiver, Franklin — il est alors âgé de cinquante ans — s’avance vers le Nord-Ouest au milieu de contrées dépourvues de routes, construit trois forts, maintient les Indiens en respect et, sa besogne faite, revient à Philadelphie.

L’Angleterre victorieuse peut choisir à la paix entre la Guadeloupe et le Canada. C’est l’alternative offerte par la France. La classe commerçante réclame la Guadeloupe ; elle a pour champions William et Edmond Burke. Franklin embrasse hardiment le parti contraire ; il rappelle, et le fait est exact, que le Canada dans les mains des Français a toujours empêché le développement des colonies. Quant à l’argument que la possession du Canada favoriserait l’accroissement d’une nation nombreuse et indépendante dont la force serait un jour dangereuse pour la Grande Bretagne, il répond que l’on connait par expérience l’impossibilité de réunir ensemble les colonies dans un but déterminé et que, seules, l’oppression et la tyrannie de la mère patrie pourraient réaliser ce miracle. « Les vagues ne s’élèvent que lorsque le vent souffle ». Le Canada devint terre anglaise.

Défenseur heureux du droit et de la justice dans ses réclamations contre les prétentions injustifiées des Penn, Franklin réussit d’abord dans les démêlés qui s’élevèrent entre la métropole et les colonies, à faire rapporter l’Acte du timbre, cette « folie de l’Angleterre » et cette « ruine de l’Amérique ». Mais la sagesse de Walpole avait, avec ce ministre, disparu des conseils de la couronne. L’idée de taxer les colonies est reprise sous une autre forme et de nouveau le procès s’engage. Jamais négociateur n’apporta plus de réelle sincérité ni plus de courage civique dans la défense des intérêts qui lui étaient confiés. Animé du passionné désir d’éviter une rupture, Franklin, pendant tout le débat, fut admirablement loyaliste. Mais il le fut dans la mesure où le respect du droit et de la justice pouvaient se concilier avec la fidélité due à la mère patrie. Et comme celle-ci se montra follement oppressive et tyrannique, « le vent souffla et les vagues s’élevèrent ». D’abord elles menacèrent d’engloutir l’indépendance américaine. L’oppression et la tyrannie allaient triompher. Franklin vint à Paris. L’éclat de son grand nom, la simplicité de ses manières, l’éloquence de ses paroles et la justice de sa cause, le nom de l’ennemi contre lequel il luttait, la défaite de Burgoyne à Saratoga, l’unanimité de l’opinion convertirent en alliance écrite et formelle une alliance de fait déjà manifestée par des envois d’argent et des enrôlements volontaires. La participation de la France devenait officielle. Alors la Fortune demeura constamment fidèle à la cause de la liberté. Pour briser cette alliance qu’elle sent formidable, l’Angleterre s’efforce par des concessions qu’elle juge magnanimes de reconquérir l’amitié américaine et de séparer les deux alliés. La tentative reste vaine. Fidèle à sa parole et à sa signature, Franklin repousse toutes les propositions habiles pourtant et insidieuses. L’Angleterre vaincue doit reconnaître l’Amérique indépendante. Ainsi l’union américaine que Franklin loyaliste avait préconisée au milieu du dix-huitième siècle en faveur de la métropole et contre la France, s’était réalisée vingt ans plus tard avec Franklin insurgent et avec le concours de la France ; elle avait eu pour résultat de briser le lien politique qui assurait la souveraineté de l’Angleterre et de permettre à la France d’effacer, avec les hontes de la guerre de sept ans, les clauses les plus humiliantes du traité d’Utrecht.

Dans sa double carrière de loyaliste et d’insurgent, soldat ou négociateur, Franklin a toujours répondu résolument à l’appel du devoir ; il a été un fidèle de la loi morale, non pas à la manière passive du croyant qui s’incline avec humilité devant les décrets de la Providence, mais par un acte de sa volonté consciente et réfléchie. Il a été par excellence un agent actif du bien public et en obéissant à la caractéristique de sa nature qui était d’être le plus possible, il a su être le meilleur possible. L’action ne fut pas seulement sa faculté maîtresse, elle fut aussi pour lui la forme supérieure du devoir.


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NOTRE SŒUR ROUMAINE



La nation roumaine est parvenue au cours de sa longue et laborieuse histoire à une étape heureuse où, célébrant le quarantième anniversaire de l’avènement de son souverain actuel, elle jette un regard en arrière et honore la mémoire de ses grands ancêtres. Faisons halte avec elle et associons-nous un moment à sa joie.


Origines Incontestées

Le premier résultat dont elle ait motif de se réjouir, c’est que ses glorieuses origines sont désormais incontestées. En même temps que des preuves abondantes — débris de monuments et parchemins inédits — ont surgi pour attester la permanence de l’hérédité latine si bien que, de Trajan à Charles ier, il n’existe plus, pour ainsi dire, de solution de continuité dans leurs annales, les Roumains ont établi péremptoirement par les aspects même de leur génie et les formes de leur activité, le caractère certain de cette hérédité. Les slavomanes considéraient naïvement leur slavisation comme accomplie : ils avaient, du reste, affiché naguère une prétention semblable à l’égard des Hellènes. Aujourd’hui qu’Hellènes et Roumains ont été vus à l’œuvre dans l’exercice de l’indépendance nationale et de la liberté civique, il suffit d’un regard pour reconnaître à fleur de peau ici le sang grec et là le sang latin. Les germes slaves ont disparu, éliminés ou absorbés. La nationalité primitive survit seule.


La fondation des principautés

Établis en l’an 106 sur le territoire des anciens Daces (c’est-à-dire la Hongrie orientale et la Transylvanie actuelles), les colons latins y avaient aussitôt prospéré et, par eux, s’était créé en ces régions un foyer très intense de vie romaine. Malheureusement la nouvelle Dacie, éloignée des centres impériaux, devint vite difficile à protéger. Sous Hadrien il fut question de l’abandonner. Cet abandon fut réalisé par Aurélien en 374. Une migration s’ensuivit assurément mais il est acquis désormais que la grande majorité des futurs Roumains demeurèrent fidèles à leur pays d’adoption. Devant le flot des invasions barbares qui se succédèrent par la suite, ils se retirèrent vers les hautes vallées abandonnant la plaine fertile à la rapacité des hordes conquérantes pour n’y reparaître qu’aux heures de sécurité. L’existence large et facile de la province romaine fut dès lors remplacée pour eux par une vie de rudes labeurs et de pauvreté. Cette vie les trempa fortement. Ils apprirent d’elle à porter la lourde mais précieuse armure des peuples opprimés : la patience.

Au xiie siècle un peu de paix étant revenue, on les vit paraître en grand nombre sur les flancs des Karpathes et, comme ils s’étaient fait oublier, la surprise fut grande. Dès que la domination bulgare eut remplacé en Transylvanie celle des Avars (678), les Roumains y descendirent et y formèrent des embryons d’États sous le protectorat de l’empire bulgare avec lequel ils entretinrent des relations amicales. Deux siècles plus tard survint la conquête hongroise (898) déterminant une partie des Roumains de Transylvanie à passer les montagnes et à s’établir dans la plaine du Danube et dans celle du Pruth. Ainsi furent fondées les futures principautés.


Vers l’indépendance

Alliés aux Bulgares dont la puissance avait décliné et qui rêvaient de la reconstituer telle qu’elle brillait au temps de leur tsar Siméon, les Roumains tinrent en échec les forces de Byzance. En 1190 ils battirent l’empereur Isaac l’Ange. Quatorze ans plus tard, leur souverain Johannitza ayant fait sa paix avec le pape réussissait à se faire couronner à Tirnovo par le légat pontifical. Et l’année suivante (1205) il repoussait les troupes de l’empereur latin Baudouin qui avait commis l’insigne maladresse de refuser son alliance. À cette époque, la Valachie et la Moldavie commençaient à se distinguer l’une et l’autre, à avoir des politiques séparées et parfois contraires. La première réalisa sous Radu ii (1377) une autonomie absolue. Mircea ier, un de ses successeurs, annexa la Dobroutcha et la Bessarabie. Mais pas plus qu’Étienne le Grand en Moldavie, il ne réussit à protéger contre le flot montant de l’invasion turque l’indépendance nationale.


Le projet du roi de France

La Valachie tomba la première vers 1462 ; la Moldavie résista jusqu’à la mort de Pierre Rarèche dont la fille, la riche princesse Kiajna, soutint avec Pierre Cercel cet étrange duel financier dont les péripéties semblent empruntées aux aventures des milliardaires yankees du xixe siècle. Il fallait désormais pour régner l’investiture du sultan ; elle était au plus offrant. Kiajna et Cercel accablèrent le turc de cadeaux étourdissants grâce auxquels ils purent exercer à tour de rôle le pouvoir convoité par eux et qui était devenu pourtant aussi précaire que limité. Ce Cercel nous intéresse particulièrement, nous autres Français car Henri iii le protégeait ; ce prince, avant d’être appelé au trône de France par la mort de son frère, avait été le souverain élu de Pologne. Et certes son talent en cette qualité n’avait guère brillé ; il avait paru aussi peu capable de comprendre son rôle que de l’interpréter. Malgré qu’il eût, en fin de compte, fui ses sujets de hasard apparemment sans esprit de retour, l’idée lui était restée d’un grand royaume oriental qui se développerait sous l’égide de la France. Et prématuré et superficiel qu’il fût, ce plan n’était pas sans valeur au point de vue politique. S’il eût pu être réalisé, toute l’Europe s’en fut ressentie.


Dernières luttes

La France était trop loin, la Turquie était trop près. Les Roumains, abandonnés à leurs propres forces, affaiblis plutôt qu’aidés par leurs voisins les Polonais et les Hongrois qui auraient dû tout subordonner à la nécessité de tenir en échec la puissance ottomane, ne tardèrent pas à succomber. Ce ne fut pas du moins sans s’être couverts de gloire. Après les brillantes mais inutiles victoires remportées par Jean-le-Terrible, prince de Moldavie (1572-1574), une suprême espérance germa sous les pas de Michel-le-Brave, prince de Valachie (1593). Ce héros réussit un moment à refaire l’unité roumaine en conquérant successivement la Transylvanie et la Moldavie (1600). Avec lui la résistance magnifique s’éteignit et la tristesse de la servitude pesa sur une race illustre.


Sous le joug

Un siècle durant, ce furent du moins à des hospodars nationaux que le sultan donna l’investiture et, par là, un semblant d’indépendance survécut dans l’administration des principautés. Puis on s’avisa à Constantinople de choisir des étrangers, le plus souvent des Grecs du Phanar qui achetaient leur charge pour peu de temps et, l’ayant payée très cher, pressuraient d’autant mieux les populations placées sous leur domination. Il serait injuste, toutefois, de méconnaître l’importance de cette période hellénique en ce qui concerne le développement intellectuel de l’aristocratie. Seulement entre le peuple, pour lequel rien ne se faisait, et les cours bigarrées de Bukarest et de Jassy, l’abîme allait se creusant chaque jour davantage ; on s’ignorait de plus en plus : la misère du corps et de l’esprit croissait par en bas ; la dénationalisation menaçait de s’opérer par en haut.

Des interventions se produisirent mais rarement heureuses et souvent compensées par de lourds sacrifices. En 1774, l’année que la Russie obligeait le sultan à ne changer les hospodars moldo-valaques que tous les sept ans, l’Autriche parvenait à se faire céder par lui la Bukovine. Or la Bukovine, avec Suczava la vieille capitale, c’était pour les Roumains une terre sacrée, un bien intangible. Pendant ce temps, une révolte éclatait en Transylvanie causée par la dureté du servage ; elle dégénéra en jacquerie et l’empereur Joseph ii l’étouffa dans le sang. Puis commencèrent les guerres turco-russes, chacune entraînant une occupation des principautés avec tout ce que ce mot implique de vexations et de pertes matérielles. De 1808 à 1812 et de 1828 à 1834, la Moldavie et la Valachie, complètement soustraites au pouvoir ottoman, demeurèrent aux mains des Russes. Et lorsque ceux-ci les évacuèrent, la domination du sultan ne fut restaurée que partiellement. À chaque fois les liens de vassalité se trouvèrent perdre de leur importance. Par contre les Russes, en 1812, gardèrent pour eux la Bessarabie et, en 1834, imposèrent une administration de leur choix… En ce temps-là les paysans roumains, tenanciers et corvéables, vivaient sur les grands domaines de la plaine dont les propriétaires, trop souvent, ne surveillaient pas eux-mêmes l’exploitation ; les montagnes étaient couvertes de forêts désertes. Le peuple des campagnes vivait ainsi misérable et somnolent. Mais Jassy et Bukarest avaient recueilli l’écho du mouvement de rénovation dont, vers la fin du xviiie siècle, les prélats roumains de Transylvanie s’étaient faits les initiateurs, au nom du grand passé latin.


Le réveil

Bukarest, en ce temps-là, était déjà une capitale ; elle avait, dit-on, 100.000 habitants, des théâtres, des journaux. C’était un îlot de culture occidentale au milieu de l’orient retardataire. L’influence française s’y était puissamment développée et l’amour de la France y devenait le symbole des aspirations nationales. La nouvelle de la Révolution de 1848 sonna comme un tocsin. Les nobles moldaves réclamèrent une constitution ; ceux de Valachie, plus expéditifs, organisèrent un gouvernement provisoire. Pour une fois, Turcs et Russes se trouvèrent d’accord ; les premiers marchèrent sur Bukarest et les seconds sur Jassy. Le traité de Balta-Liman (1849) conclu entre les envahisseurs consacra la défaite de l’insurrection. Mais, cinq années plus tard, l’armée française débarquait en Crimée et la question balkanique se trouvait portée au premier plan des préoccupations européennes. Le congrès de Paris (1856) eut à décider du sort des principautés ; il les plaça sous la garantie collective des puissances. Le sultan se contenterait d’un tribut annuel, seule épave de sa suzeraineté d’autan. Une partie de la Bessarabie fut restituée aux Moldaves. Quant à l’organisation intérieure, une commission européenne fut chargée d’en régler les détails.


L’union

Ici gisait la principale difficulté. Les Roumains voulaient vivre unis autant que possible ; Napoléon iii le voulait aussi. La Turquie et l’Autriche s’y opposaient. Des élections illégales ayant eu lieu en Moldavie sous la pression des commissaires turcs, l’empereur des Français dut intervenir énergiquement pour que ce scrutin fût annulé, puis encore pour soutenir les unionistes après que ceux-ci eurent été élus. Finalement il demeura entendu que les « principautés-unies de Moldavie et de Valachie » auraient chacune leur gouvernement distinct mais que ces gouvernements pourraient communiquer au moyen d’une commission permanente chargée des affaires communes. Quand on en fut là, les deux assemblées se mirent d’accord pour élire à Jassy et à Bukarest le même hospodar ; Alexandre Couza put de la sorte s’intituler prince de Roumanie et bientôt, la France aidant, le sultan lui reconnut ce titre ; un règlement organique compléta la fusion gouvernementale. Un État considérable existait désormais qui était loin certes de grouper toute la nation roumaine mais dont la formation en émancipait définitivement plus des deux tiers.


Alexandre ier

Couza ne fut point un souverain très respectueux des lois ; un conflit éclata promptement entre l’Assemblée et lui ; il le dénoua « à la Bonaparte » au moyen d’un coup d’État ratifié par plébiscite. Il eut bientôt toute l’aristocratie contre lui ; on complota sa chute ; des conjurés s’étant rendus maîtres de sa personne l’obligèrent à signer son abdication. Son règne de sept années n’en fut pas moins un des plus féconds dont les annales contemporaines fassent mention. Le déblayage nécessaire s’accomplit, rudement parfois mais en fin de compte de façon salutaire. Un code de lois fut introduit, le jury et l’état-civil institués, l’instruction organisée, un emprunt avantageux contracté et une église nationale établie. La réforme la plus critiquée fut l’expropriation d’une partie des terres seigneuriales ; elle rendit à la vérité 400.000 familles propriétaires mais ces paysans, inaccoutumés aux obligations nouvelles en face desquelles ils se trouvaient, devinrent rapidement la proie des usuriers ; résultat déplorable sans doute ; quel pays a su pourtant l’éviter ? En Russie aussi bien qu’aux États-Unis, l’émancipation a entraîné des désordres analogues. On en vient à se demander s’il est possible d’éviter aux émancipés la douloureuse épreuve de l’expérience personnelle à leur entrée dans la vie sociale[1].


Charles ier

Les Roumains, avec un sens politique remarquable, comprirent la nécessité d’une dynastie étrangère. Ils appelèrent au trône le prince Charles de Hohenzollern qui était, à la fois, le neveu du roi de Prusse et le cousin de Napoléon iii. L’Europe avait fait des objections à ce choix ; de son côté, le roi de Prusse se montrait favorable à l’acceptation de son neveu. L’empereur des Français intervint à nouveau et rendit par-là un service de plus à la nation roumaine. Charles ier en effet a été, de tous points, un souverain remarquable. Son prédécesseur avait déblayé ; il construisit. Secondé par la reine Élisabeth, l’exquise princesse dont les œuvres littéraires ont illustré par le monde le doux et poétique pseudonyme de Carmen Sylva, il a su faire de sa patrie d’adoption un État robuste et prospère auquel sont promises — on n’en saurait douter désormais — de hautes destinées. Ses sujets ont apporté à le comprendre et à le suivre une intelligence et une ténacité dignes de leur valeur ancestrale. Ils lui ont fourni des ministres et des parlements animés d’un patriotisme éclairé, capables à la fois de sagesse et d’audace. Avec leur chef Catargi les conservateurs restèrent six ans au pouvoir. Bratiano et les libéraux leur succédèrent. Puis vint le tour des « jeunes conservateurs » ou junimistes. Les questions graves, périlleuses ne manquèrent point. Il y eut à parfaire l’indépendance nationale en substituant à la principauté vassale un royaume libre ; la construction des chemins de fer fut entravée par une banqueroute retentissante du concessionnaire ; il fallut surmonter la crise intérieure de 1870 causée par la véhémence avec laquelle les Roumains prirent parti pour la France contre l’Allemagne — et la crise extérieure de 1877 provoquée par la guerre russo-turque. Le régime des tarifs prohibitifs et celui des traités de commerce s’opposèrent l’un à l’autre. Le scandaleux procès de Koloszvar et le traitement infligé aux Roumains de Transylvanie tendirent dangereusement les relations avec la monarchie austro-hongroise. On dut faire face enfin aux troubles antisémites et régler la question de la naturalisation des « étrangers non chrétiens » question qui avait provoqué l’intervention de l’Europe et l’hostilité marquée de l’Angleterre… Au travers de tout cela, il y avait le commerce à développer, les finances à consolider, l’armée à organiser.

Quarante ans ont passé et ces choses sont accomplies. La constitution de 1866, conçue sur le modèle belge, a fait preuve de vigueur et d’élasticité ; l’ordre de succession au trône est fixé. Les Roumains ont le droit d’être fiers de leur œuvre et d’envisager avec confiance l’avenir ouvert devant eux.


France et Roumanie

Ils aiment infiniment la France et lui gardent une profonde reconnaissance des services rendus mais — à quoi bon le nier ? ils se croient oubliés d’elle. La vérité est que certains malentendus, sur lesquels on n’a jamais cherché l’occasion de s’expliquer franchement, les ont desservis auprès de l’opinion française qui, à plusieurs reprises depuis trente ans, s’est montrée injuste à leur égard. Dernièrement pourtant un écrivain français ayant suggéré la fondation d’une association destinée à resserrer les liens traditionnels d’amitié entre les deux pays, cette simple suggestion a provoqué à Bukarest une grandiose manifestation de sympathie. Quatre vingts des citoyens les plus éminents et les plus en vue de la capitale ont aussitôt inscrit leurs noms au bas d’une formule chaleureuse d’adhésion. Ainsi est née la Ligue franco-roumaine qui se propose ce double but : développer les relations commerciales d’une part et fortifier, de l’autre, les rapports intellectuels — amener en un mot les Français à se porter vers la Roumanie tant avec leurs marchandises qu’avec leurs idées.

La France a un intérêt capital à reprendre aujourd’hui le plan d’Henri iii. Bien entendu, il le faut modifier conformément aux nécessités présentes ; il ne s’agit plus en effet d’un État protégé devant servir en orient de boulevard à la puissance française ; il s’agit d’une sœur émancipée, riche de pleines réalités et de belles espérances, à laquelle nous unissent les souvenirs et les sentiments issus de communes origines latines et qui, volontiers, travaillerait avec nous au développement pacifique de la civilisation française. Renoncer par inertie à un pareil avantage, en vérité ce serait folie.


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LES

PRÉCURSEURS DE LA PUISSANCE ANGLAISE


(Suite et fin)



ii. — CROMWELL


Ce nationalisme insulaire perdit les Stuarts qui ne surent point y sacrifier et éleva Cromwell, habile à s’en faire le champion.

L’acuité des disputes religieuses d’alors nous masque la prédominance en toutes choses de ce sentiment. Jacques ier ne redouta pas d’entraîner l’Angleterre dans la guerre de Trente ans pour défendre les droits de son gendre l’Électeur palatin Frédéric, devenu roi de Bohême en 1619. Ce Frédéric était bien le chef des calvinistes allemands mais c’était le point de vue dynastique qui primait chez le roi d’Angleterre toute autre considération. Si zélé protestant qu’il fut, Jacques songeait à sa famille avant de songer à ses sujets. Avec Charles ier, ce fut pire encore ; il guerroyait par vanité royale pour se donner du prestige, pour consolider sa couronne. L’Angleterre se sentait un jouet dans sa main ; dès le principe, il exista entre le peuple et le souverain un malentendu profond ; là encore la question religieuse ne se dressait qu’en façade. La reine était plus impopulaire à cause de sa race que de son culte : on lui reprochait d’être française plutôt que d’être catholique ; il est vrai qu’elle n’avait pas encore demandé de subsides au pape et que ses efforts pour convertir son époux ne s’étaient point ébruités. S’il y avait eu sur le trône une seconde Élisabeth, catholiques, puritains, anglicans, presbytériens auraient pu vivre en assez bonne harmonie. Mais les Stuarts n’étaient pas des « insulaires ». Sans cesse ils regardaient au delà des frontières pour y chercher des exemples ou des amitiés ; on devinait qu’à la première occasion ils provoqueraient une intervention armée. Dès 1646, Mazarin pour cette raison prévoyait la république et s’en alarmait. Or ce ne fut pas une république qui vint, ce fut un soldat populaire à qui l’on demanda d’incarner l’Angleterre nationale bien plus que de consolider l’Angleterre protestante. Aussi Cromwell se montra-t-il à la fois tolérant et belliqueux.

Pendant les premières années de son règne — car il régna vraiment sous des titres divers, ses troupes bataillèrent en Irlande puis en Écosse, cependant que ses vaisseaux donnaient la chasse aux royalistes qui occupaient Jersey, Man, les Scilly et quelques ports d’Irlande. On peut alléguer que cette guerre-là était nécessaire, qu’il s’agissait de rebelles à dompter, d’un régime nouveau à établir. Mais, à partir de 1652, ce régime, déjà reconnu par l’Espagne, l’était également par la France. Mazarin avait mis les pouces et son envoyé reçu en audience solennelle avait déclaré que « l’union qui doit exister entre deux États voisins ne dépend pas de la forme de leurs gouvernements ». Rien à craindre, par conséquent de l’étranger ; d’autre part, la réorganisation intérieure commencée en 1648 (avant même la mort de Charles ier) par l’épuration du Parlement était sur le point d’être achevée. Pourquoi donc faire la guerre à la Hollande puis deux ans après à l’Espagne et puis au Danemark ? La difficulté n’était pas de trouver des motifs de querelle ; on en trouve toujours. La difficulté était d’en trouver de bons ; il n’en existait pas. Que signifie cette mission remplie par Blake dans la Méditerranée à la tête de vingt cinq navires ? Il menaça Naples, força le pape et le grand duc de Toscane à lui payer des indemnités pour quelques dommages causés à des marchands anglais ; après quoi, il bombarda Tunis et termina par des démonstrations belliqueuses devant Venise, Malte, Toulon et Marseille. Cromwell prépara ensuite l’attaque de Saint-Domingue et imposa un traité à Jean iv de Portugal.

Notons qu’en 1649, les Portugais du Brésil irrités contre les Hollandais les chassaient de chez eux. C’était une belle occasion d’intervenir et d’acquérir des débouchés avantageux et des territoires importants ; Cromwell n’y songea pas malgré qu’il se préoccupât de ne point laisser chômer sa flotte où parfois se manifestaient des tendances royalistes. L’échec de l’expédition de Saint-Domingue l’irrita ; il en fit mettre les chefs en prison, comptant pour peu de chose apparemment le fait de s’être emparés de la Jamaïque au retour. Il songeait, semble-t-il, à cette Ligue protestante que l’on reproche à Élisabeth de n’avoir point su organiser ; pour y parvenir, non content d’avoir fait alliance avec la Suède, il entama des négociations avec les cantons helvétiques acquis à la réforme. Certes, le Protecteur était un protestant convaincu et, lorsqu’il se posait en champion armé, en archange du protestantisme, il était sincère. Cela n’allait pas cependant jusqu’à s’abstenir de faire la guerre aux Hollandais protestants ou de s’allier, plus tard, à la France catholique.

La vérité, c’est qu’en Cromwell il faut voir avant tout un chef militaire ; la guerre était un rouage essentiel de son système. C’est ce qu’exprime fort bien un mot de Blake aux officiers de marine placés sous ses ordres. Comme ces derniers s’inquiétaient de ce qui se passait à terre : « Nous n’avons pas, leur dit-il, à nous occuper des affaires d’État mais à empêcher les étrangers de se jouer de nous ». Vraie parole de soldat qui dut s’échapper des lèvres de plus d’un Français durant les campagnes de la révolution. Animée d’un esprit pareil, une armée de métier est redoutable. Turenne qui, en 1658, eut celle-là sous ses ordres par suite de l’alliance récemment conclue, en fut émerveillé. « J’ai vu les Anglais, écrivait-il à Mazarin ; ce sont les plus belles troupes qu’on puisse imaginer ».

Mais à quoi sert cet admirable instrument ? Voici que, la même année, Cromwell meurt. Il faudrait à son fils des talents exceptionnels pour hériter du pouvoir d’un parvenu. Prince royal d’un trône incontesté, Richard pourrait se maintenir à la hauteur de sa tâche ; fils du Protecteur, cette tâche l’écrase. En quelques mois, la Restauration est accomplie et l’édifice cromvellien s’effondre. Or, cent cinquante ans plus tard, Bonaparte sera pour la France un Cromwell qui réussit. Entre ces deux hommes, les contrastes sans doute sont presque aussi nombreux que les rapprochements mais l’esprit dans lequel ils conçoivent leur œuvre est identique. L’un et l’autre aiment l’ordre et la force et veulent réaliser l’ordre par la force. Ils prétendent organiser le bonheur et la vertu et se croient investis à cet effet d’une mission providentielle. Les régimes établis par de tels chefs peuvent être féconds en victoires mais ils entravent forcément l’individualisme et détruisent l’élasticité nationale. Surgissant après les longues démoralisations d’un Louis XIV et d’un Louis XV, après les crimes et les horreurs d’une révolution sanguinaire, Bonaparte, servi d’ailleurs par un génie exceptionnel, exécute son plan et marque la nation française d’une empreinte profonde. En Angleterre, les secousses ont été bien moindres et, par delà le règne agité de Charles Ier et le règne insignifiant de Jacques Ier, c’est la figure d’Élisabeth qui se dresse comme le palladium de la monarchie bienfaisante et prospère. Le parlement de plus est une institution déjà robuste et traditionnelle ; il faudrait beaucoup d’épurations successives pour en venir à bout. Cromwell n’a pas le génie d’un Bonaparte et il a moins de temps devant lui : dix années seulement qu’il emploie activement à reprendre son œuvre, à la parfaire, à la remettre d’aplomb. Successivement Lord général avec une assemblée de notables puritains, Protecteur concentrant les pouvoirs, césar gouvernant par le moyen de ses majors généraux, penchant enfin vers une sorte de royauté à demi-constitutionnelle, il cherche avant tout à « organiser » l’Angleterre. Mais l’Angleterre ne se laisse pas organiser et sa résistance épargne les sources de sa grandeur future et en réserve la possibilité.

Pourtant ce n’est pas impunément qu’un peuple remporte des victoires sur les champs de bataille et possède des troupes dont un homme de guerre comme Turenne peut dire que ce sont les plus belles du monde. Le militarisme britannique est né et désormais il faudra compter avec lui. L’existence du sentiment militaire au sein des sociétés anglo-saxonnes est un fait que les analystes ont presque constamment négligé de prendre en considération dans leurs travaux sur l’Angleterre moderne et sur les États-Unis. L’attachement aux libertés constitutionnelles et la poursuite infatigable de la richesse ne doivent pas masquer la force d’un sentiment qui, pour ne se manifester que de façon occasionnelle et temporaire n’en existe pas moins constamment à l’état latent. Tel est le résultat de l’ère cromwellienne.


iii. — GUILLAUME


Si l’on va au fond des choses, plutôt que de s’en tenir aux apparences, on constate que la période à laquelle Cromwell a laissé son nom se termine par la victoire du parlement. Le terme de restauration appliqué au rétablissement de la dynastie Stuart est aussi impropre que celui de république sous lequel on désigne le régime précédent. Les annales postérieures de la France ont fâcheusement influencé sous ce rapport la critique historique. La France a établi une véritable république et a vu se produire une véritable restauration ; la république d’Angleterre, au contraire, ne fut qu’un césarisme inachevé et la restauration, un changement de souverain. Le principe monarchique ne grandit pas de Cromwell à Charles ii. Sans doute, la « légitimité » du roi ne fut pas étrangère à son rappel ; mais le véritable vainqueur ce fut le parlement.

Lorsque Guillaume-le-Conquérant distribua à ses grands vassaux les fiefs de son nouveau royaume, ils se trouvèrent dispersés d’un bout à l’autre du pays dans des « manoirs exigus. » Aucun, parmi eux, ne se sentit assez puissant pour pouvoir, même aidé de ses plus proches voisins, entrer en lutte avec la royauté. L’union s’imposait donc. De cette nécessité sortit le parlement et, dès le xiiie siècle, la noblesse avait eu en lui une sorte d’organe régulier chargé de défendre ses intérêts auprès du roi. Il ne faut pas, bien entendu, prendre ce mot de parlement dans le sens d’assemblée nationale. Représentatif, il ne le deviendra, à proprement parler, qu’au xixe siècle lorsque s’effacera l’oligarchie qui l’avait confisquée. En attendant il demeure l’incarnation du droit de contrôle ; il fait partie des institutions nationales et c’est pourquoi la monarchie traditionnelle quand elle vise à se passer de lui, à le comprimer, n’a pas du moins la tentation de le supprimer ; cette suppression la diminuerait. Cromwell ne pouvait avoir les mêmes scrupules. Jusqu’au xviiie siècle l’existence du parlement ne fut menacée que deux fois ; sous Marie Tudor, parce que Philippe d’Espagne, son époux, était assez riche par lui-même pour dédaigner les subsides du peuple anglais ; après la mort de Charles ier, parce que le pouvoir passait aux mains d’un soldat aux instincts césariens. Maître de l’État, appuyé sur une armée fidèle, Cromwell devait forcément verser dans l’abus de la centralisation et du régime administratif. Les césars sont tous les mêmes ; dès qu’ils cessent de faire la guerre, ils sont en quelque sorte obligés d’organiser la paix et cette organisation ne peut se faire que par le fractionnement indéfini et la réglementation minutieuse ; une institution parlementaire est impropre à vivre sous le césarisme.

Les membres des chambres britanniques s’en rendaient compte lorsqu’en 1688 ils imposaient à Guillaume d’Orange de renoncer à entretenir une armée sans leur permission. La révolution de 1688, à cet égard, fut le remplacement, non point de celle de 1649, mais bien de la restauration de 1659. Le parlement acheva de se mettre à l’abri des atteintes ultérieures. Toutefois, le souci de limiter le pouvoir royal ne fut pas la cause dominante de l’événement ; encore moins le désir de rendre incontestée la suprématie de la religion réformée. Il y eut autre chose.

Un mouvement de chaude et enthousiaste sympathie avait accueilli le retour de Charles ii. On ignorait qu’il ramenât par devers lui les éléments d’une corruption morale propre à gangrener rapidement les hautes sphères anglaises. Un tel résultat ne pouvait être prévu et, sur aucun des points qui touchaient aux préoccupations présentes de l’opinion, il ne devait s’élever de dissentiments entre le souverain et son peuple. Charles ii, notamment, n’était enclin ni à la bellicosité, ni à l’intolérence. Sa femme, une princesse de Bragance, lui avait apporté, outre une dot de cinq millions et demi, Tanger et Bombay. Il vendit à la France Dunkerque, qui coûtait fort cher et ne servait pas à grand chose. Il ne prolongea pas la lutte contre la Hollande au-delà du nécessaire ; les succès qu’il y remporta furent atténués par le coup de main de 1667 lequel amena les Hollandais jusque dans la Tamise ; le traité de Breda n’en stipula pas moins la cession à l’Angleterre de New-Amsterdam, devenue New-York. En religion, Charles ii inclinait vers le scepticisme. Il n’insista pas pour faire adopter par le parlement sa déclaration d’urgence et consentit à ratifier le Test act qui le privait de choisir des conseillers parmi les dissidents. Jacques, son héritier, était catholique mais les filles de Jacques étaient protestantes et avaient épousé Guillaume d’Orange et Georges de Danemark ; les intérêts anglicans n’étaient donc point menacés. Alors d’où vinrent le malaise et l’inquiétude qui, très vite, se firent jour et prirent, dès 1678, un caractère aigu ?… De ceci : que la nation eut conscience que son chef n’était qu’à demi insulaire ; en quoi elle ne se trompait pas.

Charles ii, pour débauché qu’il fut, n’en avait pas moins de l’envergure mais son intelligence et son énergie l’entraînaient vers une œuvre contraire au sentiment de son peuple. Il voulait reprendre à son profit l’entreprise de Cromwell et la reprendre en s’inspirant des exemples de Louis XIV. En une page saisissante, Seeley oppose l’état d’esprit du roi et celui des sujets : ceux-ci, enfermés dans les horizons étroits et brumeux des querelles idéologiques et des méfiances insulaires, celui-là captivé, ébloui par l’éclat de la monarchie française qui rayonne sur tout le continent. Cette monarchie était encore basée sur l’édit de Henri IV et sur la pratique d’une sage tolérance. Mais, d’autre part, Charles II savait « que le courant de la pensée européenne se dirigeait vers le catholicisme ; » il voyait le parti huguenot décliner en France, l’illustre Turenne abjurer de son plein gré, Port-Royal enfin réaliser au sein du catholicisme cette austérité grave dont le protestantisme se prétendait seul capable. De tout cela, les Anglais ne retenaient rien ; leur roi rêvait d’un régime où tous les cultes s’associeraient pour contribuer à la gloire de sa couronne ; eux ne voyaient que l’éternel papisme dont Henri VIII et Élisabeth leur avaient inoculé l’effroi. Ce rapprochement d’avec les monarchies continentales, cette rentrée en Europe, ils n’en voulaient à aucun prix. Inconsciemment leur insularisme s’insurgeait et l’impopularité de Charles s’augmentait de la popularité posthume de cette Élisabeth à laquelle il ressemblait si peu.

Bien que lui-même catholique, on ne saurait dire que Jacques II ait voulu établir dans son royaume la suprématie catholique ; il souhaitait seulement lui assurer des droits égaux à ceux des autres églises. Mais rien n’indiquait qu’il eût renoncé à se prévaloir, à l’occasion, des stipulations imprudentes de ce traité de Douvres signé par son frère en 1670 et dont les articles, tenus trop peu secrets, contenaient une promesse d’appui de la France pour l’établissement de la monarchie autoritaire en Angleterre. Jacques II, plus encore que Charles II, admirait Louis XIV et son admiration croissait à mesure qu’elle était moins justifiée ; Louis XIV, en effet, l’année même de l’avènement de Jacques, avait révoqué l’Édit de Nantes, organisé les Dragonades et multiplié les preuves de sa violence et de son fanatique orgueil. Jacques était son humble disciple bien plus que celui du Pape. Non seulement Innocent II qui régnait alors mais l’empereur et le roi d’Espagne lui-même étaient enclins à la tolérance ; Rome craignait par dessus tout le catholicisme insolent et quasi schismatique de Louis XIV. C’est ainsi que, chose bien étrange, l’expédition de Guillaume fut élaborée dans des pourparlers auxquels prirent part non seulement les États de Hollande et la ville d’Amsterdam mais encore le grand électeur, le duc de Brunswick et les représentants des Habsbourg et du Souverain pontife.

Assurément ce qui s’est passé en France en 1830 a fortement contribué à accréditer la légende du libérateur appelé par les Anglais pour les délivrer du droit divin et y substituer le libéralisme constitutionnel. Que tel ait été le résultat final, la chose est claire ; il y a d’autant moins à s’en étonner que la maison d’Orange était, si l’on peut ainsi s’exprimer, rompue à la pratique d’un pareil régime ; seule au monde elle pouvait, à cette époque, fournir un souverain qui ne crut pas décheoir en acceptant que son pouvoir fut limité par les droits de ses sujets et contrôlé par leurs mandataires. Mais cette besogne, Guillaume la fit par surcroit, le plus souvent inconsciemment et, à de certains moments, semble-t-il, contre son gré. Ce n’était pas pour cela que l’Europe l’avait poussé ; elle voyait en lui l’ennemi de Louis XIV et ce point de vue primait tout le reste.

La révolution s’accomplit en six semaines, facilitée par l’indifférence de la nation, indifférence à laquelle se mêlait un peu de mauvaise humeur contre Guillaume, tant à cause de sa qualité d’étranger qu’en perspective de la guerre avec la France, résultat inévitable de son accession au trône anglais. L’Irlande par contre se déclara en faveur de Jacques. La situation du nouveau roi était donc assez critique ; il s’en tira par son énergie. Il prononça la dissolution du parlement que déchiraient de violentes querelles entre whigs et tories, puis à la tête d’une armée composée en grande partie de mercenaires continentaux, il passa en Irlande et remporta la victoire de la Boyne qui contrebalança heureusement l’effet produit par le succès de la France à Beachy Head et sa mémorable victoire de Fleurus sur les Hollandais. Deux ans plus tard, la bataille de la Hague vint fort à propos consolider le pouvoir encore chancelant de Guillaume. Enfin, le traité de Ryswyck termina en 1697 cette période de troubles intérieurs mais n’amena pas ce que les Anglais avaient espéré : la paix, le licenciement de l’armée et un gouvernement économe. Une guerre commençait qui allait durer près de cent cinquante ans, coupée çà et là par de rares périodes de repos. On les eût fort surpris en leur disant que cette guerre ne serait point imposée à la nation mais bien consentie par elle. Rendue d’abord nécessaire par les agressions de Louis XIV, elle devint par la suite utile au commerce britannique ; on la poursuivit par intérêt ; plus tard le point d’honneur et l’esprit belliqueux réveillé la prolongèrent au-delà de tout motif jusqu’à ce qu’enfin un second Louis XIV parut qui menaçait lui aussi l’indépendance et la fortune de l’Angleterre et contre lequel celle-ci mena une véritable lutte pour la vie.

Tels furent donc les résultats de l’œuvre des « précurseurs ». D’abord ce que nous avons appelé les trois germes : l’esprit insulaire issu du long règne d’Élisabeth, de ses méfiances et de son orgueil, qu’elle a si bien enseignés à ses sujets — puis l’esprit cromwellien qui est, si l’on peut ainsi dire, une forme insulaire de l’esprit militaire — enfin l’esprit constitutionnel né des efforts honnêtes de Guillaume mais aussi des sages réflexions de l’esprit public ému de tant de changements, de tant de révolutions, de tant de hasards et désireux de s’attacher coûte que coûte à quelque chose de fixe et de solide.

Il y eut d’autres résultats encore. La nation anglaise finit par s’éprendre de la mer et du commerce. Elle y était destinée par la nature et, du jour où la découverte de l’Amérique transportait de la Méditerranée dans l’Atlantique le centre des échanges fructueux, ce destin devenait inéluctable. Malgré cela, un siècle s’écoula encore avant qu’elle prit conscience de sa vocation et sir Walter Raleigh put écrire à la fin du règne d’Élisabeth « Les Hollandais viennent trafiquer chez nous avec 500 ou 600 vaisseaux tous les ans et nous en envoyons à peine 30 ou 40 chez eux ; ils trafiquent avec toutes les places de France et nous avec cinq ou six seulement ». Aux Lombards et aux Hanséates qui s’étaient partagés avec les Hollandais le commerce européen, le Portugal, l’Espagne et la France s’étaient peu à peu substitués. Or le Portugal avait des intérêts continentaux, l’Espagne était liée à l’Italie et à l’Autriche, la France ne pouvait se désintéresser de l’Allemagne. Quelle différence entre leur situation et celle de l’Angleterre ayant un énorme développement de côtes, des ports naturels, des rivières aux larges embouchures, et… pas grand chose à faire chez elle ! En dehors même des traditions ancestrales des Vikings que l’on s’étonne de trouver si complètement oubliées, de tels avantages eussent dû fournir des moissons de navigateurs. Il n’en était rien. Des navires, ils ne sentaient pas le besoin d’en acquérir et c’est un spectacle étrange que celui du puissant roi Henri V obligé de s’adresser aux Hollandais et de leur emprunter une flotte pour transporter ses troupes en France. Le souverain capable des vastes desseins et de tels efforts ne songeait même pas à préserver ses villes maritimes et les laissait se garder toutes seules.

Nous avons vu la marine anglaise naître sous Élisabeth des circonstances extérieures et non de l’instinct national. La lutte contre l’Espagne, lutte sourde et mal définie qui dure plus de quinze ans, développe les énergies et les appétits des corsaires ; la guerre navale de Cromwell contre les royalistes entretient l’institution naissante et Charles ii se trouve à la tête d’une flotte sérieuse. Ce n’est qu’en 1713, pourtant, à la paix d’Utrecht, que l’Angleterre sera reconnue pour une grande puissance navale. L’idée commerciale marche de pair, avec la même lenteur. En 1625, à l’avènement de Charles ier, un mouvement se dessine ; des publications relatives au commerce paraissent en grand nombre ; aussi les droits de douanes, qui montaient à 14.000 livres en 1590, en atteignent-ils 50.000 en 1641. La routine contribue à retarder l’essor. Tandis qu’en Hollande on peut depuis longtemps emprunter à 3 pour cent, l’intérêt de droit et de fait est, en Angleterre, de 8 pour cent. Voilà qui ne facilite pas les entreprises lointaines. Le roi lui-même n’a pour prêteur que des orfèvres et difficilement se procurerait un capital supérieur à son revenu d’une année. Guillaume d’Orange, en créant la banque, en opérant la réforme financière, en établissant le contrôle de la frappe des monnaies, prépare et facilite l’élan commercial plus encore qu’en fondant la Compagnie des Indes.

Cet élan, pour manifeste qu’il soit devenu, à l’heure où disparaît le troisième des « précurseurs », n’en demeure pas moins localisé dans une faible partie de la nation. Il y a alors trois Angleterres distinctes et presque étrangères l’une à l’autre. La première et la plus nombreuse est cette Angleterre agricole formée au lendemain de la conquête normande. Depuis que la guerre des Deux-Roses a fait disparaître ce qui restait de l’ancienne noblesse féodale, elle s’est complétée et achevée. Le gentleman farmer y a pris le premier rôle. C’est l’âge de la Merry England qu’ont chantée les poètes d’antan ; elle n’est ni paresseuse, ni inactive mais elle ne pratique ni ne conçoit le travail intense qui sera le lot de l’avenir. Depuis 1589, un rudiment d’industrie s’est superposé à l’agriculture ; les Anglais, qui ne savaient pas jusqu’alors tisser la laine de leurs moutons et la livraient aux Flamands pour la manufacturer, ont appris de ceux-ci, chassés de leur pays par les armées espagnoles, l’art de fabriquer les étoiles ; mais cette industrie demeure lente, placide et ne trouble point encore les mœurs agricoles.

La seconde Angleterre est dévorée de zèle religieux ; c’est l’Angleterre dissidente qu’un destin bien étrange convertit malgré elle en un merveilleux instrument d’essaimage lointain. Il importe de bien se rendre compte que l’Angleterre agricole et anglicane n’est point passionnée religieusement. Nous l’avons vu, à maintes reprises, témoigner à cet égard d’une singulière indifférence et cette indifférence va s’accroître au point que Montesquieu se déclarera frappé de « l’absence de foi » des Anglais et que Voltaire s’étonnera de leur « tiédeur ». Elle ne hait que le papisme, et non point parce qu’elle le juge superstitieux, mais qu’il est étranger. C’est une forme d’insularisme éveillée par Henri viii et fortifiée par Élisabeth. Voilà pourquoi la masse du peuple refuse le catholicisme. À l’endroit des dissidents, il n’existe au contraire aucune haine ; mais ceux-là sont persécutés par les dignitaires de l’église anglicane qui craignent pour les situations avantageuses qu’ils ont conquises, pour les charges dans lesquelles ils se prélassent. Et cette hostilité forme le courant qui s’en va au-delà de l’océan construire l’État puritain d’où sortira la république des États-Unis.

Enfin, il existe une troisième Angleterre, très peu nombreuse encore, mais pleine d’énergie, d’activité et d’appétit. C’est celle de ces marchands, « âpres au gain, honnêtes dans le trafic parce que la bonne foi est la condition du commerce, malhonnêtes en toutes autres choses ; peu soucieux de leur engagement avec d’autres puissances, inhumains et cruels au-delà de toute expression ». (É. Boutmy.) Ce sont eux qui, par le traité de l’Aniento conclu avec l’Espagne en même temps que la paix d’Utrecht, confisqueront à leur profit le commerce des esclaves ; ce sera la base de leur politique pendant le xviiie siècle. Ils se lancent dans la carrière « avec

un orgueil effréné et une avidité insatiable ».
LE BON SENS, LES USAGES ET LA LOI
par Henry BRÉAL

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DE CERTAINES DÉCISIONS JUDICIAIRES



Il y a des jugements que le public a besoin de connaître : ce sont ceux qui modifient la solvabilité des citoyens. La « valeur » commerciale des hommes doit tellement être précisée que la loi prescrit l’indication, sur l’acte de mariage, du régime matrimonial adopté par les époux. On sait, en effet, que les individus peu scrupuleux peuvent, par une séparation de biens habilement rédigée, mettre à l’abri, entre les mains de leur femme, les biens qu’ils veulent soustraire à leurs créanciers : c’est à ces derniers de s’informer avec soin des conventions contenues au contrat de mariage.

Mais voici un commerçant marié sous le régime de la communauté : il offre donc une garantie à ceux qui traitent avec lui, qui jugent sa situation prospère et la fortune de sa femme bien établie. Arrive une période de difficultés financières : la femme obtient des tribunaux la séparation de biens qui va mettre sa fortune personnelle à l’abri des dilapidations du mari ; c’est là une mesure grave qui restreint singulièrement le gage des créanciers de l’époux ; il importe qu’ils soient avertis. Comment la loi porte-t-elle cette décision à la connaissance du public ? Vous songez sans doute à une mention sur l’acte de mariage, ou à une insertion obligatoire dans les journaux ? Ce serait trop pratique.

La publicité légale se compose de deux mesures : la lecture du jugement, et l’affichage du jugement.

La lecture ?… Je n’insiste pas : quels sont les commerçants qui ont un préposé aux écoutes dans toutes les chambres des tribunaux de France pour surveiller les décisions intéressant leurs créanciers ?

L’affichage ?… Allez au Palais de Justice de Paris et cherchez la liste des séparations de biens prononcées : après avoir erré dans les couloirs et vous être informé auprès des gardiens, vous arriverez à la première chambre et, dans un coin obscur, accroché à contre-jour, vous verrez un cadre grillagé où sont enfermées, comme des animaux dangereux, des liasses de papier timbré plus ou moins lisible, recouvert de poussière, sans ordre de date, sans classement alphabétique… C’est là la publicité organisée par la loi pour éviter les surprises.

C’est un détail de nos mœurs judiciaires : mais il pourrait être accompagné de bien d’autres exemples.

En vérité, notre justice est toujours aussi pratique qu’avant Colbert.


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L’ARMÉE ET LE TRAVAIL MANUEL



Nous avions annoncé[2] l’intention de procéder à une enquête auprès des personnes compétentes sur cette question de l’introduction du travail manuel dans l’armée soulevée par un de nos correspondants à la suite d’un article intitulé Romains et Français en Afrique. Nous en publions aujourd’hui les résultats.

Voici ce que nous écrit M. le général de division Niox, ancien président du comité technique de l’infanterie, directeur du Musée de l’armée :

« La question que vous me posez est si complexe que j’hésite à y répondre. Je vais essayer cependant de le faire brièvement en vous indiquant plutôt qu’en développant les arguments qui me semblent peu favorables à la thèse que présente votre correspondant :

« 1o  D’abord le temps de service est trop réduit pour que l’on puisse songer à organiser dans les corps de troupe à côté de l’instruction militaire une instruction méthodique de travail manuel quelconque ;

« 2o  Les casernements sont trop resserrés pour qu’on puisse trouver des locaux suffisants pour l’installation d’ateliers. On n’arrive pas encore à doter chaque compagnie de salles de réfectoire ou de salles de réunion, ce qui est si désiré depuis bien des années ;

« 3o  La plupart des officiers et des sous-officiers sont inaptes à diriger des travaux d’ouvriers et ils ne se prêteront nullement à acquérir ces aptitudes. On leur demande bien autre chose ;

« 4o  Il n’y a pas à espérer donner un métier à ceux qui n’en ont pas en entrant au service ; il faut se garder surtout de transformer en ouvriers industriels les ouvriers agricoles. Il faut que ceux-ci retournent aux champs ;

« 5o  On utilise, dans une certaine mesure, la main-d’œuvre militaire pour les réparations de casernements : maçons, serruriers, charpentiers, etc., en un mot, tous les ouvriers du bâtiment trouvent à s’employer mais les grosses réparations ou les constructions neuves se font par le service du génie et par l’intermédiaire d’entrepreneurs qui coûtent extraordinairement cher et qui remplissent la presse de leurs réclamations lorsque l’on emploie la main-d’œuvre militaire au détriment de leurs intérêts ;

« 6o  Il ne faut pas croire qu’il y ait beaucoup de loisirs à la caserne et, lorsqu’on a fatigué les hommes pendant quatre heures d’exercices, sans compter les corvées, les théories, il faut les laisser se reposer tranquillement. Enfin, pendant la belle saison, le tir et les exercices extérieurs absorbent toute la journée ;

« 7o  Les observations précédentes se rapportent surtout à l’infanterie. En ce qui concerne la cavalerie et l’artillerie, la question ne se pose même pas. Quant au génie, il fait travailler ses soldats selon leur spécialité ; c’est son rôle ;

« 8o  Au point de vue de la mobilisation du soldat, ce n’est pas de l’emploi de son temps pendant la journée dont il faut se préoccuper mais de l’emploi de ses longues soirées d’hiver lorsqu’il ne peut sortir ou qu’il s’enferme dans les bouges, les cabarets ou, s’il n’a pas quelques sous, lorsqu’il languit dans les chambrées mal éclairées où il ne peut que dormir ou remuer de mauvaises pensées. La solution n’est pas facile à trouver malgré les efforts de beaucoup de bonnes volontés… ».

M. le général Langlois, dont le jugement fait autorité, serait favorable en principe, mais l’application lui semble impossible à organiser : « On fait aujourd’hui aux soldats, dit-il, quantité de conférences qui n’ont aucun rapport avec leur éducation militaire ; je préférerais, certes, beaucoup les travaux manuels. Mais alors que devient l’instruction intensive dont on a tant parlé dans les discussions sur la loi de deux ans ? Et cette instruction intensive est absolument négligée. Je pense qu’il faut laisser à l’école l’instruction générale et manuelle et au régiment l’instruction militaire et cela d’autant plus que le temps de service est plus court. Plus je vois ce qui se passe en ce moment dans les régiments, plus je suis convaincu qu’il faut mettre chaque chose à sa place et le plus tôt possible ». M. le général Dodds ne pense pas autrement. « À mon avis, dit-il, ces idées ne sont pas applicables, le temps à la caserne étant déjà entièrement employé à dresser, entraîner, aguerrir nos hommes ; elles le seront encore moins avec le service de deux ans ; le temps sera alors pour nous plus précieux et il ne nous sera pas permis de l’employer à perfectionner et à faire des ouvriers ». — « J’ai eu un instant l’illusion, écrit M. Pierre Baudin, qu’on pouvait faire quelque chose pour l’enseignement professionnel à l’armée. J’en suis tout à fait revenu. C’est impossible et nuisible. Seules quelques conférences agricoles peuvent se concilier avec la vie militaire. Encore ne faut-il pas en abuser. L’éducation militaire doit absorber les hommes. L’entraînement physique doit éviter de s’ajouter aux fatigues intellectuelles ou même au travail ennuyeux. Il ne faut pas, après une journée de grand air, compter sur l’attention des hommes. C’est une erreur formelle ». — Sir Charles Dilke, dont la compétence militaire sur les choses du continent est fort appréciée outre-Manche, confirme la même pensée dans un paragraphe énergique : «Two years service is fatal to the idea of manual labour in the army. It is hard work to teach the ordinary stupid conscript everything in the time given. Under long-service, it might have been possible to apply this idea ». — M. le colonel de Coubertin est moins absolu : « Incontestablement, dit-il, la question est intéressante et vaut la peine d’être creusée et étudiée ; mais tout ce qui est travailleur ne rêve que syndicat. Ce serait peut-être là le gros danger. Les Romains ne connaissaient pas cet instrument si redoutable pour la paix sociale lorsqu’il est, comme en ce moment, dévié de son but utile ».

Une longue et intéressante communication du général Lyautey apporte un point de vue différent. On sait que le général Lyautey après avoir lancé dans le public sous le voile de l’anonyme cette admirable doctrine du « rôle social de l’officier » exposée il y a près de quinze ans dans les colonnes de la Revue des Deux Mondes a été, à Madagascar, le collaborateur infatigable du général Gallieni. Son appréciation a donc une valeur particulière. Le général s’en prend d’abord à l’auteur de « Français et Romains en Afrique » et lui reproche de méconnaître l’œuvre accomplie par nos troupes au cours de la conquête et depuis. « Ce rôle des armées coloniales tel qu’il est tracé à l’actif des Romains ce n’est pas autre chose que ce que nous appelons entre coloniaux la doctrine Galliéni. Nous avons eu des précurseurs, le maréchal Bugeaud notamment. Il est notoire que le maréchal a employé l’armée dans une mesure aussi large que les Romains aux premiers travaux d’utilité publique de l’Algérie, non pas seulement militaires mais civils ; le noyau de la plupart des villes algériennes actuelles a été tracé par nos officiers et construit par nos soldats. Quant au général Gallieni, il a trouvé comme dans la légion romaine des « terrassiers, des maçons, des peintres, des architectes, des ingénieurs » autant qu’il en a voulu. Tout soldat entre ses mains « se doublait d’un ouvrier » et il ne jugeait pas lui non plus que leur valeur militaire en fut diminuée. Ici, dans le Sud oranais, j’ai trouvé les mêmes principes en honneur mais nous les avons poussés, mes officiers et moi, à l’extrême limite du possible. Toutes nos troupes, en dehors des périodes d’opérations et de reconnaissances, sont occupées sans discontinuité à des travaux publics ». Le général énumère les résultats obtenus : « c’est la localité de Beni-Ounif qui, en deux ans et demi, a poussé comme un champignon aux portes de Figuig et est devenue un centre de trafic important, un vrai marché-franc ; tous les bâtiments administratifs, mairie, justice de paix, marchés, abattoirs, réservoirs et tous les travaux de voierie ont été faits exclusivement par les soldats. C’est Bechar, terminus de notre occupation aboutit le chemin de fer et qui, occupé depuis dix-huit mois seulement, a aussi boomé comme une ville américaine et draine actuellement une partie du commerce du Tafilelt : école, mosquée, poste, fondouk, tout a été construit par les troupes qui y travaillent encore. C’est le chemin de fer qui a été établi par les Ponts-et-chaussées et poussé de 120 kilomètres en un an et auquel la main-d’œuvre militaire a largement collaboré grâce à l’entente étroite qui existe ici entre tous les services sans distinction d’habits. C’est Aïn Sefra qui, détruit par l’inondation, vient d’être rebâti presque entièrement. Ce sont les routes d’Aïn Sefra à Ounif et de Geryville au chemin de fer qu’on est en train d’établir ; ce sont 400 kilomètres de lignes télégraphiques posées depuis deux ans ; ce sont enfin les caravansérails disposés pour les caravanes le long de la route de la Zousfana ; tout cela est l’œuvre de nos soldats ». Quant à la question de l’introduction régulière du travail manuel dans l’armée, elle avait beaucoup séduit jadis le général Lyautey. En présence de la paix perpétuelle à laquelle on semblait voué en Europe il pouvait se demander « si deux ou trois corps d’armée ne seraient pas mieux employés à creuser enfin le fameux canal du Midi ». Mais aujourd’hui nous sommes loin de compte. Nous avons « appris durement que la paix européenne est mal assurée et que la veillée des armes doit reprendre plus active que jamais. En outre, nous avons désormais le service de deux ans et c’est à peine si cette courte période suffit à donner aux multitudes armées le strict minimum d’instruction professionnelle de discipline et d’entraînement nécessaires. Les cadres sont surmenés. Le temps paraît donc passé où l’on pouvait chercher des dérivatifs aux occupations militaires pendant la durée du service ».

Presque tous nos éminents correspondants sont, on le voit, défavorables à la proposition que nous avions enregistrée. Nous jugeons donc inutile de prolonger cette enquête dans laquelle du reste notre Revue n’avait point de parti-pris. Si l’auteur de la proposition veut répondre aux arguments par lesquels on a combattu sa manière de voir, la tribune lui reste ouverte comme c’est justice ; mais ensuite nous déclarerons l’incident clos, ne jugeant pas que nos lecteurs puisse trouver profit à la prolongation de la discussion.

  1. Pour donner une idée des difficultés qui surgissaient de toutes parts, il suffit de se rappeler l’affaire des couvents dédiés. C’étaient des établissements qui étaient arrivés à posséder la huitième partie du sol ; les anciens hospodars les avaient laissé se rattacher aux grands monastères grecs de l’Athos, du Sinaï, de Jérusalem ; ils en dépendaient et presque tous leurs revenus s’en allaient ainsi hors du pays. Une sécularisation générale, après de vaines négociations, mit fin à cet état de choses.
  2. Voir les numéros de Février et de Mars 1906.