Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 20

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 246-249).
◄  XIX.
XXI.  ►

CHAPITRE XX


Sur les exemples, leurs variétés, leur emploi, leur opportunité.


I. Il nous reste à parler des preuves communes à tous (les genres), puisque l’on a parlé des preuves particulières (à chacun d’eux). Les preuves communes sont de deux sortes : l’exemple et l’enthymème, car la sentence est une partie de l’enthymème.

II. Parlons donc, en premier lieu, de l’exemple, car l’exemple ressemble à l’induction ; or l’induction est un point de départ.

Il y a deux espèces d’exemples : l’une consiste à relater des faits accomplis antérieurement ; dans l’autre, on produit l’exemple lui-même. Cette dernière espèce est tantôt une parabole, tantôt un récit, comme les récits ésopiques ou les récits libyques.

III. Il y aurait exemple de la première espèce si l’on disait qu’il faut faire des préparatifs (de guerre) contre le Roi et ne pas le laisser mettre la main sur l’Égypte, en alléguant qu’effectivement, jadis, Darius ne passa (en Grèce) qu’après s’être rendu maître de l’Égypte et que, après l’avoir prise, il passa (en Grèce). Xerxès, à son tour, ne marcha (contre la Grèce) qu’après s’être rendu maître (de l’Égypte), et, une fois maître (de ce pays), il passa (en Grèce) ; de sorte que, si le Roi (actuel) vient à prendre l’Égypte, il marchera (contre nous). Il ne faut donc pas (la) lui laisser prendre.

IV. La parabole, ce sont les discours socratiques comme, par exemple, si l’on veut faire entendre qu’il ne faut pas que les charges soient tirées au sort, on alléguera que c’est comme si l’on tirait au sort les athlètes (choisissant) non pas ceux qui seraient en état de lutter, mais ceux que le sort désignerait ; ou comme si l’on tirait au sort, parmi les marins, celui qui tiendra le gouvernail et qu’on dût choisir celui que le sort désigne, et non celui qui sait s’y prendre.

V. Le récit c’est, par exemple, celui de Stésichore au sujet de Phalaris[1], et celui d’Ésope au sujet du démagogue. Stésichore[2], voyant les habitants d’Himère choisir Phalaris pour dictateur militaire et se disposer à lui donner une garde du corps, après avoir touché divers autres points, leur fit ce récit : « Un cheval occupait seul un pré ; survint un cerf qui détruisit sa pâture. Il voulut se venger du cerf et demanda à un homme s’il ne pourrait pas l’aider à châtier le cerf. L’homme lui répondit que oui, s’il acceptait un frein et que lui-même le montât en tenant des épieux à la main. (Le cheval) ayant consenti et (l’homme) l’ayant monté, au lieu d’obtenir vengeance, le cheval fut, dès lors, asservi à l’homme. Vous de même, dit-il, prenez garde que, en voulant tirer vengeance de l’ennemi, vous ne subissiez le même sort que le cheval. Vous avez déjà le mors, ayant pris un général dictateur ; mais, si vous lui donnez une garde et que vous vous laissiez monter dessus, dès lors, vous serez asservi à Phalaris[3]. »

VI. Ésope, plaidant à Samos pour un démagogue sous le coup d’une accusation capitale, s’exprima en ces termes : « Un renard, qui traversait un fleuve, fut entraîné dans une crevasse du rivage. Ne pouvant en sortir, il se tourmenta longtemps et une multitude de mouches, de chiens ou tiquets, s’acharnèrent après lui. Un hérisson, errant par là, l’aperçut et lui demanda avec compassion s’il voulait qu’il lui ôtât ces mouches. Il refusa ; le hérisson lui ayant demandé pourquoi : « C’est que celles-ci, dit-il, sont déjà gorgées de mon sang et ne m’en tirent plus qu’une petite quantité mais, si tu me les ôtes, d’autres mouches, survenant affamées, suceront ce qu’il me reste de sang. » Eh bien ! donc, dit Ésope, celui-ci, Samiens, ne vous fait plus de mal, car il est riche ; tandis que, si vous le faites mourir, d’autres viendront, encore pauvres, dont les rapines dévoreront la fortune publique.»

VII. Les récits sont de mise dans les harangues ; ils ont ce bon côté que, trouver des faits analogues à puiser dans le passé est chose difficile, tandis qu’inventer des histoires est chose facile ; car il faut les imaginer, comme aussi les paraboles, en veillant à ce que l’on puisse saisir l’analogie, ce qui est facile avec le secours de la philosophie.

VIII. Ainsi les arguments sont plus aisés à se procurer que l’on emprunte aux apologues ; mais ils sont plus utiles à l’objet de la délibération quand on les emprunte aux faits historiques ; car les faits futurs ont, le plus souvent, leurs analogues dans le passé.

IX. Il faut recourir aux exemples, soit que l’on n’ait pas d’enthymèmes à sa disposition — et alors c’est à titre d’arguments démonstratifs, car la preuve s’établit par leur moyen, — soit que l’on en ait, et c’est à titre de témoignages appliqués comme des épilogues (péroraisons) s’ajoutant aux enthymèmes. Les exemples placés en tête d’un discours ressemblent à une induction ; or l’induction n’est pas un procédé familier aux orateurs, sauf dans un petit nombre de cas. Mais ceux qui figurent comme épilogues ressemblent à des témoignages ; or le témoin a toujours un caractère persuasif. Aussi l’orateur qui les place au début est obligé de s’étendre longuement, tandis que, pour celui qui les emploie comme épilogues, un seul exemple peut suffire ; car un témoin sûr, fût-il unique, est utile.


  1. Cp. Horace, Ep., I, 10, 34.
  2. Interpolation présumée.
  3. Cp., dans La Fontaine, Le cheval s’étant voulu venger du cerf, l. IV, fable 13.