Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 21

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 249-255).
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CHAPITRE XXI


Sur la sentence, ses variétés, son emploi, son utilité.


I. Quant aux discours à sentences, après avoir dit ce que c’est que la sentence, il nous sera très facile de voir sur quelles sortes de sujets, dans quels cas et à qui il convient de recourir au langage sentencieux dans les discours.

II. La sentence est une affirmation portant non pas sur des faits particuliers, comme, par exemple, sur le caractère moral d’Iphicrate, mais sur des généralités ; ni sur toutes choses indistinctement, comme, par exemple, cet énoncé que la ligne droite est le contraire de la ligne courbe, mais sur toutes choses relatives à des actions et sur la question de savoir le parti qu’il faut prendre, ou repousser, en vue d’une affaire. Ainsi donc, comme les enthymèmes sont des syllogismes qui portent sur telle ou telle chose, presque toujours les conclusions des enthymèmes et leurs points de départ, abstraction faite du syllogisme, sont des sentences. Exemple :

Un homme qui a du bon sens ne doit jamais enseigner à ses enfants une science superflue.

Cela est une sentence. Si l’on y ajoute la cause et la raison, le tout formera un enthymème. Exemple :

Car, sans parler des autres effets de leur oisiveté, ils s’attireront l’envie haineuse de leurs concitoyens ;

Et ceci :

Il n’est personne qui soit heureux en tout ;

Et ceci :

Il n’est personne parmi les hommes qui soit libre.

Voilà une sentence, et, avec ce qui suit, un enthymème :

Car on est esclave ou de la richesse, ou de la fortune.

III. Si la sentence est ce que nous avons dit, il s’ensuit nécessairement qu’il y a quatre espèces de sentences. Il y aura des sentences avec épilogue, ou des sentences sans épilogue [1].

IV. Les unes réclament une démonstration : ce sont celles qui expriment une pensée paradoxale ou controversée ; celles qui n’expriment rien de paradoxal ne sont pas accompagnées d’épilogue.

V. Parmi celles-ci, les unes, la question étant connue d’avance, n’ont, par une conséquence nécessaire, aucun besoin d’un épilogue. Exemple :

Le plus grand bien, pour un homme, c’est, à notre avis du moins, de se bien porter.

En effet, ce parait être une opinion commune. Il en est d’autres qui, aussitôt énoncées, deviennent évidentes pour ceux qui les examinent. Exemple :

Il n’est pas amoureux celui qui n’aime pas toujours.

VI. Parmi les sentences avec épilogue, les unes sont une partie d’enthymème, comme celle-ci :

Il ne faut jamais qu’un homme qui a du bon sens…

D’autres tiennent de l’enthymème, mais ne sont pas une partie d’enthymème ; ce sont les plus recherchées. Telles sont les sentences dans lesquelles on reconnaît la raison de la pensée qu’elles expriment. Exemple :

Ne garde pas une colère immortelle, étant toi-même mortel.

En effet, le fait de dire qu’il ne faut pas garder toujours sa colère, c’est une sentence ; et la proposition additionnelle « étant toi-même mortel » en est l’explication.

Autre exemple analogue :

Le mortel doit songer aux choses mortelles ; les choses immortelles ne doivent pas occuper le mortel.

VII. On voit clairement, d’après ce qui précède, combien il y a d’espèces de sentences, et à quel objet il convient d’en appliquer chaque espèce. Sur des matières controversées ou paradoxales, la sentence ne peut se passer d’épilogue ; mais il faut ou que l’épilogue, placé au début, emploie la sentence à titre de conclusion, comme, par exemple, si l’on dit :

Quant à moi, je dis que, puisqu’on ne doit ni exciter l’envie, ni vivre dans l’oisiveté, il ne faut pas s’instruire ;

— ou que celui qui a débuté par ces derniers mots dise ensuite ce qui a précédé. Sur des matières non paradoxales, mais obscures, il faut ajouter le pourquoi en termes très précis[2].

VIII. Dans les cas de cette sorte, ce qui convient, ce sont les apophtegmes lacédémoniens et ceux qui tiennent de l’énigme ; comme, par exemple, si l’on voulait dire ce que Stésichore disait en présence des Locriens :

Il ne faut pas être provocants, de peur que vos cigales ne chantent à même la terre[3].

IX. L’usage des sentences convient au vieillard, en raison de son âge et pourvu qu’il les applique à des sujets dont il a l’expérience. Qu’il y ait inconvenance à parler par sentences quand on n’est pas arrivé à cet âge, comme aussi à raconter des histoires ; et sottise, mauvaise éducation à lancer des sentences à propos de questions que l’on ne possède pas, en voici une marque suffisante : c’est que les gens grossiers sont, plus que personne, grands faiseurs de sentences et lancent volontiers des apophtegmes.

X. L’énoncé d’une généralité, à propos d’un fait qui n’est pas général, est de mise dans un mouvement oratoire où l’on cherche des effets d’attendrissement ou d’indignation ; soit qu’on place ces effets dans l’exorde, ou après la démonstration[4].

XI. Il faut employer des sentences consacrées par l’usage et d’une application générale, si l’on peut le faire utilement ; car leur caractère général, justifié par le consentement unanime, en fait ressortir l’à-propos. Ainsi, par exemple, quand on exhorte à braver un danger des gens qui n’ont pas sacrifié :

Le seul augure vraiment bon, c’est de se battre pour son pays [5] ;

ou des gens qui sont plus faibles que l’ennemi :

Mars est pour les uns comme pour les autres [6] ;

ou (pour exhorter) à faire périr les enfants des ennemis, bien qu’inoffensifs :

Insensé celui qui, après avoir tué le père, laisserait vivre les enfants[7].

XII. Il y a, en outre, quelques proverbes qui sont en même temps des sentences ; celui-ci, par exemple : « Voisin athénien[8]

XIII. Il faut encore énoncer des sentences pour réfuter les dictons qui sont dans le domaine public (je nomme ainsi, par exemple, le mot : « Connais-toi toi-même »), ou « Rien de trop, » lorsque le caractère moral (de l’orateur) doit en paraître meilleur, ou que l’on s’est exprimé avec passion. Or on s’exprime avec passion si, transporté de colère, on déclare qu’il est faux qu’on doive se connaître soi-même ; c’est-à-dire que, si (l’adversaire) s’était connu lui-même, il n’aurait jamais eu la prétention de conduire une armée. Le caractère moral sera présenté comme meilleur si l’on avance qu’il ne faut pas, comme on le dit, aimer comme si l’on devait haïr un jour, mais plutôt haïr comme si l’on devait aimer.

XIV. Il faut manifester ses intentions en termes exprès, ou sinon, alléguer au moins un motif, Par exemple, en s’exprimant soit de la manière suivante : « Il faut aimer, non pas comme on le dit[9], mais comme si l’on devait aimer toujours ; car l’autre façon est d’un traître ; » soit de cette manière-ci : « Je ne goûte pas le précepte connu, car le véritable ami doit aimer comme s’il devait aimer toujours ; » ni cet autre : « Rien de trop, car on doit vouer aux méchants une haine extrême ».

XV. Les sentences offrent une grande ressource dans les discours, laquelle tient uniquement à la vanité des auditeurs. En effet, ceux-ci se complaisent à voir l’orateur, en énonçant une généralité, rencontrer telles opinions qu’ils ont, eux, sur un point particulier. Je vais expliquer mon dire et, tout ensemble, le moyen de se procurer des sentences. La sentence, comme on l’a dit plus haut[10], est une affirmation générale. Or on se complaît à entendre dire d’une façon générale ce que l’on se trouvait déjà penser d’avance à propos d’un fait particulier : qu’on se trouve, par exemple, avoir un voisin méchant ou de méchants enfants, on sera de l’avis de la personne qui viendra dire. « Rien de plus délicat que le voisinage ; » ou bien : « Rien de plus malavisé que d’avoir des enfants. » Il faut donc viser à rencontrer juste la condition où se trouvent les auditeurs et la direction préalable de leurs pensées, puis énoncer des généralités qui s’y rapportent.

XVI. Telle doit être une première application de la sentence, mais il y en a une autre plus importante, car elle donne un caractère moral au discours. Le caractère moral se révèle dans les discours où l’intention de l’orateur se manifeste ; or, toute sentence atteint ce résultat en faisant paraître l’orateur comme énonçant une sentence générale à propos de l’objet particulier de ses intentions : de sorte que, si les sentences sont honnêtes, elles donnent aux mœurs de l’orateur une apparence honnête aussi.

Ainsi donc, voilà qui est dit sur la sentence, sa nature, ses diverses espèces, ses applications et son utilité.

  1. Épilogue (᾿Επίλογος) est pris ici dans le sens de « raisonnement, argument ajouté (à la sentence) ; » c’est l’acception vulgaire du mot épilogues.
  2. Στρογγυλώτατα, littéralement, ramassés en boule.
  3. Votre pays ayant été ravagé par l’ennemi que vous aviez provoqué.
  4. C’est-à-dire dans la péroraison.
  5. Hom., Il., XII, 143. Cp. Cic., De senectute, § 4.
  6. Hom., Il., XII, 143. Cp. Cic., De senectute, § 4.
  7. Cp. ci-dessus, liv. I. chap. XV, § 14.
  8. C’est-à-dire dangereux ou incommode.
  9. C’est-à-dire comme si l’on devait haïr un jour.
  10. § 2.