Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 19

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 241-245).
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CHAPITRE XIX


Sur le possible et l’impossible.


I. Parlons d’abord des divers (cas) possibles et impossibles. Si une chose contraire peut exister ou avoir existé, son contraire pourrait paraître possible ; par exemple, s’il est possible qu’un homme ait été bien portant, il est possible aussi qu’il ait été malade. Car la possibilité est la même pour deux faits contraires, en tant que contraires.

II. De même, si le semblable est possible, son semblable l’est aussi.

III. Si une chose plus difficile est possible, une chose plus facile l’est pareillement.

IV. Si la qualité de sérieuse ou de belle peut appartenir à une chose, il est possible aussi qu’elle existe d’une manière générale. Car il est plus difficile qu’une maison soit belle qu’il ne l’est qu’une maison existe.

V. La chose dont le commencement peut exister peut avoir aussi une fin ; car il n’existe rien, et rien ne peut commencer à être de ce qui est impossible : par exemple, cette proposition qu’il y a commune mesure entre le diamètre (d’un cercle et la circonférence) ne peut commencer à exister, ni exister. La chose dont la fin est possible peut aussi avoir un commencement ; car toutes choses existent à partir d’un commencement.

VI. Si la chose postérieure est possible par essence ou par production, la chose antérieure l’est aussi ; par exemple, s’il est possible qu’un homme existe, le fait qu’un enfant existe l’est aussi ; car celui-ci est antérieur. De même, si l’existence de l’enfant est possible, celle de l’homme l’est aussi, car celui-là en est le commencement.

VII. De même les choses pour lesquelles on éprouve naturellement de l’amour ou de vifs désirs ; car, le plus souvent, on n’aime ni ne désire ce qui ne peut exister.

VIII. Les choses qui donnent lieu aux sciences ou aux arts peuvent exister ou se produire.

IX. De même celles dont le commencement d’existence est dans des conditions telles que nous pouvons contraindre ou persuader, quelqu’un de les accomplir. Telles, par exemple, celles qui dépendent de ceux dont nous sommes les supérieurs, les maîtres et les amis.

X. Celles dont les parties peuvent exister le peuvent aussi, le plus souvent, dans leur ensemble. Celles dont l’ensemble est possible le sont aussi dans leurs parties : en effet, si l’empeigne, le contrefort et la tige peuvent se faire, la chaussure est faisable ; et si la chaussure l’est, l’empeigne, le contrefort et la tige le sont aussi[1].

XI. De même, si le genre tout entier est possible, l’espèce l’est pareillement ; et si l’espace l’est, le genre l’est aussi. Par exemple, si un navire peut être construit, une galère peut l’être ; et si une galère est faisable, un navire l’est aussi.

XII. Si l’une des deux choses qui se trouvent naturellement en rapport est possible, l’autre l’est pareillement. Par exemple, si le double l’est, la moitié le sera ; et si la moitié l’est, le double le sera.

XIII. Si une chose peut être produite sans le secours de l’art et sans préparation, elle sera encore plus possible avec de l’art et de l’application. De là les vers d’Agathon[2] :

Oui, certes, on fait bien certaines choses avec l’aide de la fortune, mais il en est d’autres qui exigent le concours de la nécessité et de l’art.

XIV. Ce qui est possible à des gens plus incapables, ou inférieurs, ou plus dénués de sens, le sera encore plus à ceux qui ont les qualités contraires. C’est dans ce sens qu’Isocrate disait qu’il serait malheureux que, ce qu’Euthynos avait appris, lui-même ne pût arriver à le connaître[3].

XV. Quant à l’impossible, on voit clairement qu’il se tire des arguments contraires à ceux que l’on vient d’expliquer.

XVI. La question de savoir si un fait a eu, ou n’a pas eu lieu, doit être examinée d’après les données qui vont suivre. D’abord, si ce qui a naturellement moins de chance d’arriver a lieu, ce qui a plus de chance d’arriver a dû avoir lieu.

XVII. Si ce qui d’ordinaire arrive postérieurement a eu lieu, ce qui arrive antérieurement a eu lieu aussi. Par exemple, si l’on a oublié, c’est qu’on a appris à une certaine époque.

XVIII. Si l’on peut et veut faire une chose, on la fait toujours ; car rien n’empêche. Et aussi lorsqu’on a une volonté, et que rien du dehors ne vient l’entraver.

XIX. De même, lorsque l’on a le pouvoir de faim une chose et que l’on se met en colère ; lorsqu’on a ce pouvoir et qu’un vif désir nous entraîne ; car, le plus souvent, on satisfait sa passion lorsqu’on le peut : les gens vicieux par intempérance, et les gens honnêtes parce qu’ils n’ont que des désirs honnêtes.

XX. Si une chose a été sur le point d’être faite, elle a dû se faire ; car il y a vraisemblance que celui qui va pour accomplir une action l’accomplisse.

XXI. De même, si un fait s’est produit qui a lieu naturellement avant le fait en question, ou à cause de ce fait : par exemple, s’il a éclairé, il a tonné aussi ; si l’on a essayé, on a fait aussi. Pareillement, si un fait s’est produit qui a lieu naturellement après le fait en question, ou à cause de ce fait, le fait antérieur a dû avoir lieu ainsi que sa cause ; par exemple, s’il a tonné, il a éclairé aussi. De toutes ces choses, les unes se passent ainsi, ou par une conséquence nécessaire, ou la plupart du temps.

XXII. Quant à la non-existence d’un fait, on voit qu’elle s’établit par les arguments contraires à ceux que nous venons d’exposer.

Les arguments relatifs au fait futur sont faciles à reconnaître d’après les mêmes raisonnements ; en effet, ce qui est en notre pouvoir et dans nos desseins existera.

XXIII. De même les choses qui nous sont suggérées par un désir passionné, par la colère et par le calcul, lorsque nous avons la puissance. Pour la même raison, s’il y a en nous un élan ou une disposition à faire immédiatement une chose, cette chose aura lieu ; car, le plus souvent, ce qui est imminent arrive plutôt que ce qui ne l’est pas.

XXIV. De même, si un fait a précédé qui soit de nature à se produire antérieurement. Par exemple, si le ciel est chargé de nuages, il est vraisemblable qu’il pleuvra.

XXV. Et encore, si un fait a été produit en vue de tel autre, il est vraisemblable que celui-ci doit avoir lieu. Par exemple, s’il y a des fondations, il y aura aussi une maison.

XXVI. En ce qui concerne la grandeur et la petitesse des choses, le plus et le moins et, d’une manière générale, les choses grandes et petites, c’est facile à reconnaître d’après nos explications précédentes[4]. Dans les pages relatives aux discours délibératifs, on a traité de la grandeur des biens et, généralement, du plus et du moins. Ainsi donc, comme, dans chaque (genre) de discours, le but qu’on se propose est un bien, tel, par exemple, que l’utile, le beau, le juste, c’est évidemment à ces éléments que tous les orateurs doivent emprunter leurs amplifications.

XXVII. Chercher au delà, quand il s’agit de grandeur absolument parlant et de supériorité, c’est parler pour ne rien dire ; car, lorsqu’on traite une question, les faits particuliers ont plus de poids que les généralités.

Ainsi donc, voilà ce qu’il y avait à dire ; sur le possible et l’impossible, sur le point de savoir si un fait a eu lieu ou non, et aura lieu ou non, enfin sur la grandeur et la petitesse des choses.

  1. Traduction conjecturale. — On a lu quelquefois vêtement, au lieu de ὑπόδημα, chaussure.
  2. Poète tragique, disciple de Platon.
  3. Cp. Isocrate, collection Didot, p. 281.
  4. Liv. I, chap. VII.