Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 22

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 255-259).
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CHAPITRE XXII


Des enthymèmes.


I. Parlons maintenant des enthymèmes ; voyons de quelle manière il faut les chercher ; puis, après les enthymèmes, des lieux ; car ce sont deux espèces de choses différentes.

II. L’enthymème est un syllogisme, on l’a dit précédemment [1]. Nous avons montré aussi comment se forment les syllogismes (oratoires) et en quoi ils diffèrent de ceux de la dialectique.

III. En effet, il ne faut pas, ici, conclure en reprenant l’argument de loin, ni en admettant tous les termes ; le premier de ces procédés ferait naître l’obscurité de la longueur et, par le second, il y aurait redondance, puisqu’on dirait des choses évidentes. C’est ce qui fait que, dans les foules, les gens sans instruction sont plus persuasifs que ceux qui sont instruits. Ainsi les poètes disent que les gens sans instruction, devant une foule, parlent avec plus d’art[2] (que les autres) ; car ces derniers remplissent leurs discours de lieux communs et de généralités, tandis que ceux-là tirent leurs arguments de ce qu’ils savent et restent dans la question. Aussi faut-il parler non pas d’après les vraisemblances, mais d’après des faits déterminés, par exemple, dans l’esprit des juges ou des personnes qu’ils acceptent (comme compétentes)[3] ; et dire ce qui paraît évident à tout le monde, ou au plus grand nombre. Il ne faut pas conclure seulement d’après les choses nécessaires, mais, en outre, d’après ce qui a lieu le plus souvent.

IV. En premier lieu, par conséquent, il faut comprendre que, relativement au point sur lequel on doit parler et argumenter au moyen d’un syllogisme, politique ou de toute autre nature, il est nécessaire de posséder dans tous ses détails, ou dans quelques-uns, la question qui s’y rapporte ; car, n’étant en possession d’aucun de ces détails, tu ne pourrais en tirer aucune conclusion.

V. Je m’explique : comment, par exemple, pourrions-nous conseiller aux Athéniens de faire ou de ne pas faire la guerre, sans savoir quelles sont leurs ressources en marine, en armée de terre, ou dans l’une et l’autre ; quel est l’effectif, quels sont les revenus, les alliés, les ennemis ; et encore, quelles guerres ils ont soutenues, dans quelles conditions, et tant d’autres questions analogues ?

VI. Comment faire leur éloge, si nous ignorions le combat naval de Salamine, ou la bataille de Marathon, ou leurs exploits pour secourir les Héraclides, ou quelque autre des faits de ce genre ? Car c’est toujours sur de belles actions, réelles ou apparentes, que repose un éloge.

VII. Semblablement, on leur inflige un blâme d’après des faits contraires, en examinant quel est le fait à eux imputable soit en réalité, soit en apparence ; celui-ci, par exemple, qu’ils ont asservi les Grecs, même après les avoir eus pour alliés contre le Barbare, et qu’ils ont emmené en esclavage des citoyens d’Égine et de Potidée qui s’étaient distingués par leur conduite. On relèverait tous les autres procédés de cette sorte et toute autre faute qu’ils auraient commise. C’est ainsi que, dans l’accusation et dans la défense, l’examen des circonstances amène à accuser et à défendre.

VIII. Il n’importe en rien qu’il s’agisse des Athéniens, des Lacédémoniens, d’un homme ou d’un dieu, pour recourir à cette même pratique ; car, voulant conseiller Achille, le louer, le blâmer, l’accuser, le défendre, il faut considérer les circonstances dans lesquelles il se trouve, ou parait se trouver, afin de discourir d’après ces circonstances, le louant ou le blâmant suivant que sa conduite est belle ou laide, l’accusant ou le défendant suivant qu’elle est juste ou injuste, le conseillant suivant que l’affaire est utile ou nuisible.

IX. Il en sera de même à propos d’un sujet quelconque ; par exemple, dans une question de justice, (on examinera) si la chose est bonne ou non, d’après les conditions inhérentes à la justice ou au bien.

X. Ainsi donc, comme on voit tout le monde s’y prendre de cette façon pour démontrer, soit que le syllogisme employé soit plus précis ou plus vague (car on ne les tire pas de n’importe quel fait, mais de ceux qui se rattachent à chaque affaire en question, et cela avec le secours de la raison, attendu qu’il est évidemment impossible de démontrer par un autre moyen), il s’ensuit évidemment aussi que l’on devra ; de même que dans les Topiques, avoir pour chaque affaire un choix d’arguments qui portent sur les éventualités admissibles et sur les faits le plus en rapport avec la circonstance.

XI. Lorsqu’il s’agit d’incidents qui surviennent à l’improviste, il faut chercher (ses arguments) par la même méthode, en envisageant non pas ceux d’une application indéterminée, mais ceux qui ont trait au sujet même traité dans le discours et en se renfermant, le plus souvent, dans les termes qui touchent de plus près à l’affaire. D’abord, plus les faits actuels qu’on peut alléguer sont nombreux, plus la démonstration devient facile ; ensuite, plus ils tiennent de près à l’affaire, plus ils s’y rapportent, moins on s’égare dans les généralités.

XII. J’appelle « généralité[4] » l’éloge d’Achille fondé sur ce que c’était un homme, un demi-dieu, un de ceux qui firent l’expédition contre Ilion ; car ces traits s’appliquent tout autant à beaucoup d’autres, de telle sorte que l’auteur d’un tel éloge ne dirait là rien de plus en faveur d’Achille que de Diomède.

J’appelle au contraire « particularités » ce qui n’est arrivé qu’au seul Achille, par exemple, d’avoir tué Hector, le principal guerrier des Troyens, et Cycnos, qui sut empêcher toute l’armée ennemie de sortir (des vaisseaux), vu qu’il était invulnérable[5] , et d’avoir pris part à l’expédition dans la première jeunesse et sans être lié par un serment ; enfin toutes les autres considérations de même nature. C’est là la première manière de choisir les arguments, et tel est le premier (syllogisme) topique.

XIII. Parlons maintenant des éléments des entymèmes; or, dans mon opinion, un élément et un lieu d’enthymème sont une même chose.

XIV. Voyons de quoi il est nécessaire de discourir en premier lieu. En effet, il y a deux sortes d’enthymèmes. Les uns ont pour objet de démontrer que tel fait est, ou n’est pas ; les autres, de réfuter. Ils différent entre eux comme, dans la dialectique, la réfutation et le syllogisme.

XV. L’enthymème démonstratif consiste à conclure d’après des faits reconnus ; le réfutatif, à conclure que les faits ne le sont pas.

XVI. Nous disposons des lieux presque pour chacune des sortes de choses utiles et nécessaires ; car, pour chaque chose, on a fait un choix de propositions : notamment, parmi les lieux dont on doit tirer des enthymèmes sur le bien et le mal, sur le beau et le laid, sur le juste et l’injuste, sur les mœurs, les passions et les habitudes, nous avons fait précédemment, un choix d’autant de lieux.

XVII. Il y a encore un autre point de vue sous lequel nous allons considérer et détailler, en indiquant le trait caractéristique, les lieux de réfutation, les lieux démonstratifs et ceux des enthymèmes qui ne sont qu’apparents, mais non pas des enthymèmes réels, puisqu’ils ne sont pas même des syllogismes. Puis, quand nous aurons fait cet exposé, nous déterminerons, au sujet des arguments à détruire et des objections à renverser, le point d’où il faudra partir pour combattre les enthymèmes.

  1. Liv. I, chap. II, § 8.
  2. Cp. Euripide, Hippolyte, v. 994-995,
  3. Cette interprétation est justifiée par un passage qu’on lit plus loin (chap. XXIII, § 12).
  4. On pourrait presque traduire : « banalité. »
  5. Cp. Ovide, Métamorph., xii, v. 64 et suiv.