Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 23

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 260-276).
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CHAPITRE XXIII


Lieux d’enthymèmes.


I. Il y a un lieu, parmi les démonstratifs, qui se tire des contraires ; car il faut examiner si, tel fait positif existant, son contraire existe[1] ; alors on le détruit s’il n’existe pas, on le met en œuvre s’il existe. Exemple : le fait d’être tempérant est un bien, car le fait d’être intempérant est nuisible ; ou, comme dans le discours messénien[2] :

En effet, si la guerre est la cause des maux actuels, c’est nécessairement avec la paix que l’on pourra se refaire ;

et encore :

S’il n’est pas juste de se courroucer contre ceux qui ont fait du mal involontairement,
Il ne convient pas, non plus, de savoir gré à quiconque ne fait du bien que contraint et forcé[3] ;

ou ceci :

Mais, puisque le mensonge se fait croire parmi les mortels,
Il faut penser que, par contre, bien des vérités n’obtiennent pas leur créance.

II. Un autre lieu se tire des cas semblables ; car un fait semblable doit nécessairement ou se produire, ou ne pas se produire. Exemple : une chose juste n’est pas toujours un bien (autrement) une action (serait toujours subie) justement ; or, dans le moment présent, il ne faut pas souhaiter de mourir justement.

III. Un autre lieu se tire des choses corrélatives entre elles : car, si l’un des deux est dans le cas d’accomplir envers l’autre une action belle ou une action juste, celui-ci sera dans le cas de subir cette action ; s’il y a commandement (de tel caractère) d’un côté, il y aura de l’autre exécution (de même caractère) ; comme, par exemple, Diomédon au sujet des impôts :

S’il n’est pas honteux à vous de vendre, il ne le sera pas non plus à nous d’acheter.

De même, s’il est beau ou juste d’être mis dans telle situation, il le sera aussi d’y mettre quelqu’un, et réciproquement. Or, c’est là un paralogisme ; car, si un homme est mort justement[4], il a subi une épreuve juste, mais elle n’est peut-être pas juste, venant de toi. C’est pourquoi il faut examiner à part si le patient a pâti justement et si l’agent a eu raison d’agir, puis appliquer (l’argument) de celle des deux manières qu’il convient. En effet, il y a là quelquefois une discordance, et rien ne peut l’empêcher. Prenons un exemple dans l’Alcméon de Théodecte :

Est-ce que personne, parmi les mortels, ne haïssait ta mère ?

Et l’interlocuteur fait cette réponse :

Eh bien ! c’est ce qu’il faut examiner en faisant une distinction.
— Comment ? demande Alphésibée.
Et l’autre, argumentant, répond :
Ils ont décidé qu’elle mourrait, mais non pas que je devrais la tuer[5].

Prenons un autre exemple dans le procès de Démosthène et des meurtriers de Nicanor[6]. Comme on avait jugé qu’ils l’avaient tué justement, on trouva qu’il était mort justement.

Voici un autre exemple encore au sujet du personnage qui mourut à Thèbes[7] et sur le cas duquel on prescrivit une enquête, à cette fin de savoir s’il méritait de mourir, étant allégué qu’il n’était pas injuste de tuer un homme dont la mort était juste.

IV.Un autre (lieu) se tire du plus ou moins. Par exemple, si les dieux ne savent pas tout, encore moins les hommes. En effet, voici le raisonnement : si telle chose n’est pas à la disposition de celui qui pourrait plutôt en disposer, elle n’est pas non plus à la disposition de celui qui en dispose moins. Mais celui-ci, que tel homme frappe son prochain qui a frappé son père, est (déduit) de cet autre que, si le moins existe, le plus existe aussi, et dans quelque sens que l’on doive dire soit que le fait existe, soit qu’il n’existe pas.

V. De plus, il y a le cas du « ni plus ni moins ». De là ces vers :

Lamentable est le sort de ton père[8] qui a perdu ses enfants,
Et l’on ne déplorerait pas celui d’Énée, lui qui a perdu son glorieux fils [9] ?

De même cet autre raisonnement : « Si Thésée n’a pas commis une injustice, Alexandre[10] non plus ; » et cet autre : « Si Hector (a pu tuer) Patrocle, Alexandre (a bien pu tuer) Achille ; » et ceux-ci : « Puisque même ceux qui cultivent d’autres arts ne sont pas sans valeur, les philosophes ne le sont pas non plus ; » — « Si les chefs d’armée ne sont pas sans valeur, même lorsqu’ils essuient plusieurs défaites, les sophistes pas davantage ; » — « Si l’homme privé a nécessairement souci de votre gloire, vous devez, vous aussi, avoir souci de celle des Grecs. »

VI. Un autre lieu se tire de la considération du temps ; comme Iphicrate dans son discours contre Harmodius[11] : « Si, avant l’accomplissement du fait, j’avais prétendu à l’érection d’une statue au cas où je l’eusse accompli, vous me l’auriez accordée ; et maintenant que je m’en suis acquitté, vous ne l’accorderez pas ? Ne promettez donc pas au moment d’obtenir le résultat, pour retirer quand vous l’avez obtenu. » Autre exemple : pour que les Thébains (laissent) Philippe passer en Attique, on leur dira que, s’il avait élevé cette prétention avant de les secourir contre les Phocéens, ils auraient promis le passage ; qu’il serait donc absurde à eux de ne point l’accorder, puisqu’il les a gagnés par ce service et qu’il a compté sur eux.

VII. Un autre lieu se tire des paroles prononcées contre nous-mêmes, pour combattre celui qui les a prononcées. Ce procédé est excellent ; il y en a un exemple dans le Teucer[12], et Iphicrate s’en est servi contre Aristophon. Il lui demanda s’il serait homme à livrer les vaisseaux pour de l’argent et, sur sa réponse négative : « Toi qui es Aristophon, lui dit-il, tu ne les aurais pas livrés, et moi, Iphicrate ; je l’aurais fait[13] ! » Une condition essentielle (pour cela) c’est que l’accusateur puisse paraître avoir mal agi plutôt que son adversaire. Ainsi, pour citer un cas contraire, il semblerait ridicule que l’on répondit par cet argument à une accusation d’Aristide. Du reste, il sert à détruire l’autorité de l’accusateur ; car celui qui accuse a la prétention, généralement, d’être meilleur que celui qui est poursuivi ; il s’agit, par conséquent, de le réfuter sur ce point. En général, c’est une chose absurde de reprocher aux autres ce que l’on fait soi-même, ou ce dont on est capable, comme aussi de pousser les autres à faire ce que l’on ne fait pas, ou ce dont on n’est pas capable.

VIII. Un autre lieu se tire de la définition. Exemple : « Le démon[14] n’est rien autre chose qu’un dieu ou une œuvre de dieu ; or, du moment où l’on croit que c’est une œuvre de dieu, on croit nécessairement qu’il existe des dieux[15]. » Autre exemple : Iphicrate disait que « l’homme le meilleur est aussi le plus noble », donnant pour raison qu’Harmodius et Aristogiton n’avaient rien de noble en eux avant d’avoir accompli une noble action, et qu’il était de leur famille, « attendu, ajoutait-il, que mes actes sont, plus que les tiens, de la même nature que ceux d’Harmodios et d’Aristogiton. » Autre exemple, pris dans l’Alexandre[16] : « Tout le monde s’accorde à dire que ceux-là sont intempérants qui ne recherchent pas la possession d’une seule personne[17] ». Tel était aussi le motif allégué par Socrate pour ne pas aller chez Archélaüs[18] : « Il y a quelque chose de blessant, disait-il, à ne pas pouvoir répondre à un procédé quand il est bon, aussi bien que lorsqu’il est mauvais. »

On voit qu’en effet tous ces personnages sont partis d’une définition et considèrent la nature de la chose définie pour raisonner sur le sujet dont ils parlent.

IX. Un autre lieu se tire du nombre de manières dont une chose peut être entendue. Il y en a des exemples dans les Topiques au sujet du mot ὀρθῶς (correctement)[19]

X. Un autre, de la division. Exemple : si tous les hommes font du mal pour trois motifs[20] ; car ce sera à cause de celui-ci, de celui-là, et d’un autre. Or, que ce soit pour les deux premiers, c’est impossible : et, quant au troisième, il n’est même pas allégué par l’adversaire.

XI. Un autre, de l’induction. Exemple pris dans le discours pour la Péparéthienne[21] où il était établi que, sur la question des enfants, les femmes, partout, déterminent la vraie situation. À Athènes, c’est ce que la mère déclara à l’orateur Mantias, qui discutait contre son fils[22]. À Thèbes, comme Isménias et Stilbon étaient en contestation, Dodonis déclara que l’enfant était fils d’Isménias et, par suite, on décida que Thessaliscus était fils d’Isménias. Autre exemple emprunté à la Loi, de Théodecte[23] : « L’on ne confie pas ses chevaux à ceux qui ont mal soigné ceux des autres, ni ses vaisseaux à ceux qui ont laissé couler ceux d’autrui ; par conséquent, s’il en est de même de toute chose, ce n’est pas à ceux qui ont mal assuré le salut des autres qu’il faudra recourir pour assurer le sien propre. » Autre exemple tiré d’Alcidamas : « Tous les peuples honorent les sages: à Paros, on a honoré Archiloque, en dépit de ses médisances, à Chio ; Homère, qui n’en était pas ; à Mityléne Sapho, malgré son sexe ; les Lacédémoniens ont admis Chilon dans le sénat, eux qui n’étaient guère amis des lettres ; Pythagore en Italie, Anaxagore à Lampsaque, ou ils étaient étrangers, reçurent les honneurs funèbres et y sont encore honorés aujourd’hui. Les Athéniens furent heureux tant qu’ils appliquèrent les lois de Solon, et les Lacédémoniens celles de Lycurgue ; à Thèbes, dès que les philosophes furent au pouvoir, la cité prospéra.

XII. Un autre lieu se tire d’un jugement prononcé sur un cas identique, ou analogue, ou contraire, notamment s’il a été porté par tout le monde et en toute circonstance, ou du moins par le plus grand nombre, ou par des sages, soit tous, soit la plupart d’entre eux, ou par des gens de bien, ou encore par les juges eux-mêmes, ou par des gens dont les juges acceptent l’arbitrage, ou auxquels il n’est pas possible d’opposer un jugement contraire, tels que les patrons ; ou par ceux auxquels il ne serait pas convenable d’opposer des décisions contraires, tels que les dieux, un père, ceux qui nous ont instruits.

Tel est l’argument d’Autoclès[24] contre Mixidémide : « Il a été convenable pour les Déesses Vénérables[25] de passer en jugement devant l’Aréopage, et il ne le serait pas pour Mixidémide ? » ou encore celui de Sapho : « La mort est un mal, car les dieux en ont jugé ainsi ; autrement, ils seraient mortels » ; ou celui d’Aristippe répondant à Platon, qui produisait une assertion trop affirmative à son avis : « mais notre ami, dit-il, ne s’est jamais autant avancé, » voulant parler de Socrate. Hégésippe [26] interrogeait le dieu à Delphes, après avoir consulté à Olympie, pour voir si l’avis donné (par le fils)[27] serait conforme à celui du père, jugeant qu’il serait honteux qu’il y eût contradiction. C’est ainsi qu’Isocrate, dans l’Éloge d’Hélène, a écrit qu’elle fut une femme de valeur, puisque Thésée la jugea telle ; il en dit autant d’Alexandre[28], « lui que les déesses choisirent pour juge. » Dans son éloge d’Évagoras, Isocrate, pour prouver que c’était un homme de valeur, rappelle que « Conon dans son infortune, laissant de côté tous les autres, se rendit auprès d’Évagoras[29]. »

XIII. Un autre lieu se tire des parties[30], comme dans les Topiques, où l’on a vu « en quelle sorte de mouvement est l’âme », car c’est tel mouvement ou tel autre. Exemple tiré du Socrate de Théodecte : « Envers quel sanctuaire fut-il impie ? quels sont les dieux qu’il n’a pas honorés, parmi ceux que la ville (d’Athènes) reconnaît ? »

XIV. Un autre lieu, en raison de ce fait que, dans la plupart des circonstances, il y a, comme conséquence, un mélange de bien et de mal, consiste à établir les arguments d’après cette conséquence pour exhorter ou dissuader, accuser ou défendre, louer ou blâmer. Exemple : l’instruction a pour conséquence d’exciter l’envie, ce qui est un mal ; mais aussi être savant est un bien ; donc il ne faut pas s’instruire, car il ne faut pas exciter l’envie ; mais il faut s’instruire, car il faut être savant. Ce lieu constitue l’art de Callippe, qui admet en outre le possible et les autres cas expliqués précédemment[31].

XV. Un autre lieu, c’est, lorsque l’on doit exhorter on détourner au sujet des deux questions opposées, d’appliquer aux deux questions le lieu dont on vient de parler. Il en diffère en ce que là ce sont deux termes quelconques que l’on oppose, tandis que, ici, se sont les contraires. Exemple : une prêtresse ne voulait pas permettre à son fils de parler en public : « Si tu avances des choses conformes à la justice, lui dit-elle, ce sont les hommes qui te haïront ; si des choses injustes, ce sont les dieux. » Par contre : « Il faut parler en public ; car, si tu avances des choses conformes à ta justice, ce sont les dieux qui t’aimeront, et si des choses injustes, ce sont les hommes. » C’est la même chose que ce que l’on appelle « acheter le marais et son sel[32] ». Le raisonnement a ses conclusions tournées en dehors lorsque, deux termes étant contraires, un bien et un mal sont la conséquence de chacun d’eux, et que chacun d’eux a une conséquence contraire à celle de l’autre.

XVI. Un autre lieu est celui-ci : comme on ne loue pas les mêmes choses ouvertement et en secret, mais que ce sont principalement celles qui sont justes et belles qu’on loue ouvertement et les choses utiles qu’on louera de préférence à part soi, on doit tâcher de conclure l’autre de ces deux choses[33] ; car ce lieu est celui qui a le plus de force quand il s’agit d’assertions paradoxales.

XVII. Un autre se tire des faits qui présentent une certaine corrélation. Exemple : Iphicrate, comme on voulait forcer son fils à remplir et à supporter sa part des charges publiques, bien qu’il ne fût pas encore d’âge, sous prétexte qu’il était grand, s’exprime ainsi : « Si l’on juge que les enfants de grande taille sont des hommes, on devra décréter qui les hommes de petite taille sont des enfants. » De même Théodecte, dans la Loi : « Vous donnez le droit de cité à des mercenaires tels que Strabax et Charidème, en raison de leur probité ; mais alors ne bannirez-vous point ceux des mercenaires qui auront commis des fautes irréparables ? »

XVIII. Un autre se tire de l’éventualité d’après laquelle le fait serait le même, et consiste à dire que la cause serait identique. Exemple emprunté à Xénophane qui disait : « Sont également impies ceux qui disent que les dieux ont pris naissance et ceux qui prétendent qu’ils meurent, car la conclusion de l’une et de l’autre opinion, c’est qu’à un moment donné les dieux n’existent pas. » Il consiste aussi, d’une manière générale, à considérer le résultat de chaque fait comme étant toujours le même : « Vous allez prononcer non pas sur le sort de Socrate ; mais sur l’étude qui l’occupe ; en d’autres termes, décider s’il faut philosopher[34]. » Il consiste encore à dire que « donner la terre et l’eau, c’est se laisser asservir, » ou « participer à la paix commune, c’est exécuter les conditions qu’elle impose[35] ». il faut choisir celui des termes de l’alternative qui offre un côté avantageux à la cause[36].

XIX. Un autre lieu se tire de ce fait que les mêmes personnes n’adoptent pas toujours le même parti avant et après, mais tantôt l’un, tantôt l’autre. En voici un exemple dans cet enthymème : « Chassés de notre ville, nous combattions afin d’y rentrer, et, rentrés maintenant, nous la quitterions pour ne pas combattre ! » En effet, ils préféraient[37] alors rester dans leur ville, dussent-ils combattre, et plus tard, ne pas combattre, dussent-ils ne pas y rester[38].

XX. Un autre lieu consiste à dire que telle chose, qui aurait pu être causée par tel mobile, bien qu’il n’en soit rien, l’est ou l’a été. Exemple : si l’on faisait un présent à quelqu’un afin de l’affliger en le lui retirant. De là cette pensée :

Souvent notre démon (ou génie), lorsqu’il nous accorde de grands bonheurs, ne le fait pas dans une intention bienveillante, mais afin de donner plus d’éclat à nos revers[39] ;

et celle-ci tirée du Méléagre d’Antiphon :

Ce n’était pas pour tuer le monstre, mais pour qu’ils pussent attester à toute la Grèce la valeur de Méléagre.

Et ce mot de l’Ajax de Théodecte : que si Diomède donna la préférence à Ulysse, ce n’était pas en vue de lui faire honneur, mais afin d’avoir un compagnon inférieur à lui-même : car il est admissible que ce fut là son mobile.

XXI. Un autre lieu, commun à ceux qui plaident et à ceux qui délibèrent, c’est d’examiner les faits qui suggèrent une action ou qui en détournent, ainsi que les considérations par lesquelles on agit ou l’on évite d’agir. Car il est telles choses que l’on doit faire si ces considérations se présentent ; par exemple, si l’action est possible, facile, avantageuse ou à soi-même, ou à ses amis, ou nuisible à nos ennemis et de nature à les punir, ou encore si la punition encourue par nous est moins importante que le profit de notre action. Ces considérations nous portent à agir et leurs contraires nous en détournent. Ce sont les mêmes qui nous servent pour accuser et pour défendre. On emploie celles qui détournent pour la défense et celles qui portent à agir pour l’accusation. Ce lieu constitue tout l’art de Pamphile et de Callippe[40].

XXII. Un autre lieu se tire des faits qui semblent bien arriver, mais qui sont cependant incroyables en ce sens qu’ils sembleraient impossibles, s’ils n’existaient réellement ou s’ils n’étaient à la veille de se produire, et aussi parce qu’ils arrivent plutôt (que d’autres). En effet, on n’a d’opinion que sur un fait existant, ou sur un fait vraisemblable. Par conséquent, si la chose est à la fois incroyable et invraisemblable, il faut nécessairement qu’elle soit réelle[41] ; car ce n’est pas comme vraisemblable ou probable qu’elle pourrait paraître telle. Exemple : Androclès de Pitthée parlant contre les lois, comme on lui répondait par des rumeurs tumultueuse : « Les lois, dit-il, ont besoin d’une autre loi qui les corrige, car les poissons ont besoin de sel, et cependant il n’est pas vraisemblable, ni probable que, vivant dans l’eau salée, ils aient besoin de sel, et les olives, d’huile, et cependant, il est incroyable que ce qui sert à faire l’huile ait besoin d’huile. »

XXIII. Un autre lieu propre à la réfutation consiste à examiner les faits qui ne concordent pas, pour voir si cette discordance leur vient de diverses circonstances, actions et paroles quelconques, en considérant séparément la situation de son contradicteur ; par exemple : « Il dit qu’il est votre ami, mais il a prêté serment aux Trente ; » - ou la sienne propre : « Il dit que j’aime les procès, mais il ne peut démontrer que j’en aie provoqué un seul ; » - ou enfin, celle du contradicteur et la sienne propre : « Il n’a jamais prêté d’argent, lui, et moi, j’ai libéré (de leurs dettes) beaucoup d’entre vous. »

XXIV. Un autre lieu, c’est de répondre à des imputations, ou à des faits d’un caractère calomnieux, produits antérieurement et donnant le change, en expliquant la raison d’être du fait qui a paru étrange ; car il a fallu quelque chose qui fit naître cette calomnie. Exemple : (une mère) dont une autre femme a ravi le fils par substitution[42] semblait, en raison des caresses qu’elle prodiguait au jeune homme (repris par elle), avoir avec lui une liaison intime. Son motif exposé[43], la calomnie tomba. C’est comme dans l’Ajax de Théodecte ; Ulysse explique à Ajax comment, tout en étant plus brave que lui, Ajax, il paraît ne pas l’être[44].

XXV. Un autre lieu se tire de la cause, et (l’on dit), si elle existe, que l’effet se produit ; si elle n’existe pas, qu’il ne se produit pas ; car la cause et ce dont elle est cause existent ensemble, et il n’y a pas d’effet sans cause. Exemple : Laodomas, dans sa propre défense, à cette imputation de Thrasybule qu’il avait eu son nom inscrit sur la stèle (infamante) de l’Acropole et qu’il l’avait fait effacer sous les Trente, répondit que ce n’était pas admissible, attendu que les Trente auraient eu plus de confiance en lui si sa haine du peuple avait été inscrite sur la stèle.

XXVI. Un autre lieu, c’est d’examiner si (la personne en cause) ne pouvait pas, ou ne peut pas encore, en s’y prenant autrement, faire quelque chose de mieux que l’action qu’elle conseille, ou qu’elle fait, ou qu’elle a faite ; car il est évident que, s’il n’en était pas ainsi[45], telle n’aurait pas été sa conduite ; et en effet, personne n’adopte volontairement et sciemment un mauvais parti. Mais ce raisonnement est faux : souvent le jour ne se fait que plus tard sur la meilleure conduite à tenir, tandis qu’auparavant la question était obscure.

XXVII. Un autre lieu, c’est, au moment où va s’accomplir une action opposée à celles qu’on a déjà faites, de considérer toutes ces actions ensemble. Ainsi Xénophane, comme les Éléates lui demandaient s’ils devaient offrir des sacrifices à Leucothée et la pleurer ou non, leur donna le conseil, s’ils voyaient en elle un être divin, de ne pas la pleurer ; ou, s’ils en faisaient un être humain, de ne pas lui sacrifier[46].

XXVIII. Un autre lieu, c’est d’accuser ou de se défendre en alléguant les erreurs commises. Par exemple, dans la Médée de Carcinus, d’une part on accuse celle-ci d’avoir tué ses enfants, en alléguant qu’elle ne les fait pas paraître ; car elle avait commis la faute de les renvoyer. De son côté, elle allègue, pour se défendre, qu’elle n’aurait pas tué ses enfants, mais Jason, car elle aurait fait une faute en n’accomplissant pas cette action à supposer qu’elle eût accompli l’autre. C’est là un lieu d’enthymème et une variété qui constitue tout le premier traité de Théodore.

XXIX. Un autre se tire du nom, comme, par exemple, dans Sophocle :

Il est significatif le nom que porte Sidéro[47],

et comme on a l’habitude d’en user dans les louanges des dieux.

C’est ainsi que Conon appelait Thrasybule « l’homme à la forte volonté [48] » ; qu’Hérodicos disait à Thrasymaque : « Tu es toujours un combattant résolu[49] » et à Polus : « Tu es toujours un poulain[50] ; » et en parlant de Dracon le législateur : « Ses lois ne sont pas d’un homme, mais d’un dragon, » à cause de leur sévérité. C’est ainsi que l’Hécube d’Euripide dit d’Aphrodite :

Oui, c’est à bon droit que le nom de cette déesse a le même commencement que celui de la folie [51] ;
et dans Chérémon[52] :
Penthée, qui porte dans son nom le triste sort qui l’attend [53].

XXX. En fait d’enthymèmes, on goûte plus ceux qui sont propres à réfuter que les démonstratifs, attendu que l’enthymème, pour réfuter, donne en raccourci une collection d’arguments contradictoires et que les rapprochements qui en résultent sont plus sensibles pour l’auditeur. Du reste, parmi tous les enthymèmes, soit de réfutation, soit de démonstration, ceux-là produisent le plus d’effet dont la conclusion se laisse prévoir dès les premiers mots, sans que ce soit à cause de leur banalité : car l’auditeur est content de lui lorsqu’il pressent ce qui va venir ; et pareillement les enthymèmes dont la conclusion se fait attendre juste autant qu’il faut pour qu’on les connaisse dès qu’ils sont énoncés.


  1. Le texte grec, dit : « si le contraire a son contraire. »
  2. Discours d’Alcidamas d’Élée, disciple de Gorgias. Cp. liv. I, chap. XIII.
  3. Le scoliaste attribue ces vers, ainsi que les suivants, à Euripide.
  4. ᾿Aπέθανε, variante : ἔπαθε, d’après une citation peut-être inexacte de Denys d’Halicarnasse, Première Lettre à Ammée, § 12,
  5. Théodecte de Phasilis, en Lycie, orateur et poète tragique, disciple de Platon et d’Isocrate, condisciple d’Aristote. Il composa cinquante tragédies et remporta treize fois le prix. — Alphésibée femme d’Alcméon. Celui-ci avait tué sa mère Ériphyle, parce qu’elle avait causé par sa trahison la mort de son époux Amphiaraüs.
  6. Buhle suppose qu’il s’agit d’un Démosthène autre que l’orateur, tué par Nicanor qui, à son tour, aurait été assassiné par les amis de ce Démosthène, lequel serait le général athénien mentionné dans la quatrième Olynthienne ; (Reiske, Oratores attici, t. 1er, p. 4). D’autre part, M. Norbert Bonafous rappelle, à cette occasion, d après Dinarque, les rapports de Démosthène l’orateur avec Nicanor.
  7. Euphron, exilé thébain. Cp. Xénophon, Helléniques, VII, p. 630, ed. Leunclavius.
  8. Thestius, dont les deux fils périrent par le fait de Méléagre. Le scoliaste croit qu’Énée adresse ce discours à Althée, fille de Thestius.
  9. Méléagre. Cp. Ovide, Métamorph., VIII, 42-43, qui a presque traduit ces vers d’un poète inconnu.
  10. Le fils de Priam.
  11. Discours perdu, intitulé : περὶ τῆς ᾿Ιφικράτου εἴκονος πρὸς ῾Αρμόδιον. Cet Harmodius descendait du célèbre Harmodius.
  12. S’agit-il d’une réponse d’Ulysse, accusé par Teucer d’avoir égorgé Ajax ? Cp. Quintilien, Instit. orat., iv, 2 : « Ut in tragœdiis cum Teucer Ulyssem reum facit Ajacis occisi, » etc.
  13. Passage du discours perdu d’Iphicrate : περὶ προδοσίας. Quintilien (Instit. orat., IV, 12), qui rapporte le même passage, dit « la République » au lieu de « les vaisseaux ».
  14. Allusion au démon ou génie de Socrate.
  15. Le raisonnement complet serait celui-ci : La croyance de Socrate à son démon ou génie n’exclut pas la croyance aux dieux, car le démon n’est rien autre, etc. Cp. Platon, Apologie de Socrate, § 15, et Aristote, Topiques, XI, 6, 2, éd. Buhle.
  16. Titre d’une apologie de Pâris, anonyme et perdue,
  17. Le raisonnement est celui-ci : Par contre, ceux-là sont tempérants qui s’en tiennent à un seul amour ; or Pâris n’aima qu’Hélène donc il était tempérant.
  18. Roi de Macédoine. Les poètes Euripide et Agathon n’eurent pas les scrupules de Socrate (Elien, Hist. var., ii, 21). Cp. Plut., d’après Stobée Florileg., XCVII, 28, où Socrate donne un autre motif à son refus. Voir aussi Bentley, Opusc. plilolog., p. 62.
  19. Cp. Topiques, II, 3, 9, éd. Buhle, où il est traité non pas du mot ὀρθός, mais de καλόν. Peut-être faudrait-il traduire : « au sujet de l’acception correcte (des mots) ». Voir aussi plus haut, liv. I, XIII, 10, sur les diverses acceptions de δικαίως.
  20. Ces trois motifs, d’après Isocrate (Antidosis, § 217), sont le plaisir, le profit et l’honneur
  21. Femme de l’île de Péparèthe, une des Cyclades.
  22. Il est probable que Mantias élevait des doutes sur sa naissance.
  23. On ne sait s’il est question ici de Théodecte, orateur et poète tragique, disciple et collaborateur d’Aristote. C’est plus que douteux.
  24. Autoclès, fils de Strombichide, qui fut mis à mort par les trente tyrans. Xénophon (Hellen., VI) le qualifie d’« excellent orateur ». (Buhle.)
  25. Les Euménides.
  26. ῾Ηγήσιππος. La vraie leçon, selon Muret, suivi par Spengel, doit être ᾿Αγησίπολις. (Voir Xénophon Helléniques, IV, 7, 2), qui raconte le même fait en détail et dont la Vulgate donne cette dernière forme.
  27. L’avis d’Apollon, fils de Jupiter.
  28. Pâris. Cp. Isocr., El. d’Hélène, §§ 18-23.
  29. Isocr. Evagoras, §§ 51 et suiv.
  30. C’est-à-dire de l’énumération des parties. Cp. Topiques, II, 4, 3.
  31. Liv. II, chap, XIX. Callippe, d’Athènes, disciple de Platon. Nous lisons ὅσ’ εἴρηται avec Spengel.
  32. Rapprocher de ce dicton grec, avec M. Bonafous, le proverbe italien : « Comprare il miele colle mosche. »
  33. Celle qui n’a pas été énoncée.
  34. Spengel propose de lire « Socrate », d’après un passage de l’Antidosis, § 173. ; mais peut être ce passage est-il une réminiscence et une application à sa propre cause de l’argument que rapporte Aristote d’après quelque apologie de Socrate ; par exemple, celle de Théodecte (voir Buhle).
  35. Le scoliaste cite à ce propos le passage d’un discours perdu de Démosthène, au sujet de la paix conclue entre tous les Grecs, — les Lacédémoniens exceptés, — et le roi Alexandre, peu de temps après la mort de Philippe, l’an 336 (voir Spengel).
  36. C’est là un de ces préceptes d’Aristote qu’Alexandre, son élève, qualifiait de σοφίσματα (Plut., Alex., 74).
  37. On propose de lire ἄν ῃροῦντο, ils eussent préféré.
  38. Fragment d’un discours perdu de Lysias rapporté en partie par Denys d’Halicarnasse (Vie de Lysias, § 32). Il s’agit des Athéniens, refoulés au Pirée par les Lacédémoniens en 404 et rentrant en armes dans la ville.
  39. Vers d’un poète inconnu. Cp. J. César (De Bello gallico, liv. 1er, § 14) et Claudien : « Tolluntur in altum, etc., » In Ruf, I, 40.
  40. Voir, sur Callippe, ci-dessus, l. I, chap. XII, § 29, note. Pamphile, disciple de Platon (voir Suidas, art. Πάμφιλος). Cp. Cicéron, De Orat., iii, 21.
  41. Pour entrer dans un argument. Le mot ἀληθές a ici plus de force que le mot français vrai.
  42. Nous adoptons, avec Spengel, la leçon du manuscrit de Paris 1741 : ὑποβεβλημένης τινὸς τὸν αὑτῆς υἱόν. La leçon de plusieurs autres manuscrits et de la traduction latine : διαβεβλημένης πρὸς τὸν αὑτῆς υἱόν rend compte des traductions éloignées de la nôtre que nous empruntons à Dobree (Adversaria, t. 1er, p. 138, éd. de G. Wagner), et qu’admettrait volontiers M. R. Dareste.
  43. C’est-à-dire comme on apprit que c’étaient une mère et son fils, non pas un amant et sa maîtresse.
  44. Cp. Ovide, Métamorph. l. XIII, au début.
  45. Nous maintenons, avec Gros, la négation, souvent supprimée par les traducteurs et qui porte non pas sur l’action accomplie, mais sur l’impossibilité de faire autrement.
  46. Dans Plutarque (De la superstition, 36), Xénophane donne ce conseil aux Égyptiens à propos de leurs divinités.
  47. Comme qui dirait la femme de fer.
  48. Θρασύβουλος.
  49. Θρασύμαχος
  50. Πῶλος
  51. ᾿Αφροσύνη. — Troyennes, 990.
  52. Poète tragique qui fut, dit-on, disciple de Socrate.
  53. ΠέυΘος signifie douleur, affliction.