Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 25

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 283-286).
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CHAPITRE XXV


Des solutions.


I. C’est le moment, après ce qui vient d’être dit, de parler des solutions[1]. On peut résoudre soit en faisant un contre-syllogisme, soit en apportant une objection[2].

II. On pratique le contre-syllogisme, cela va de soi, en l’empruntant aux mêmes lieux[3] ; car les syllogismes se tirent des choses probables : or beaucoup de ces choses peuvent sembler contraires entre elles.

III. Il y a (ici), comme dans les Topiques[4], quatre manières de produire des objections. On peut les tirer soit du même, soit du semblable, soit du contraire, soit des jugements.

IV. Du même, c’est-à-dire, par exemple, s’il y a enthymème sur l’amour, comme quoi il a un côté honnête, l’objection se présente sous deux aspects. Parlant en général, on dira que tout besoin est une mauvaise chose ; considérant un détail particulier, que l’on ne citerait pas « l’amour caunien[5] », s’il n’y avait pas des amours mauvais.

V. On tire une objection du contraire. Exemple s’il y a un enthymème comme quoi l’homme de bien rend service à tous ses amis, ce n’est pas à dire que le méchant fait du mal aux siens.

VI. Lorsqu’il s’agit des semblables, s’il y a un enthymème comme quoi ceux à qui l’on fait du mal ont toujours du ressentiment, l’objection sera : ce n’est pas à dire que ceux à qui l’on fait du bien ont toujours de l’amitié.

VII. Les jugements sont empruntés aux hommes célèbres. Exemple : si un enthymème dit qu’il faut avoir de l’indulgence pour les gens ivres, attendu qu’ils pèchent par ignorance, l’objection dira : Pittacus n’est donc pas louable, car il a édicté des peines plus graves pour les délits commis en cas d’ivresse.

VIII. Comme les enthymèmes se tirent de quatre choses, qui sont le vraisemblable, l’exemple, la preuve matérielle et le signe ; comme d’ailleurs, parmi les enthymèmes, ceux qui ont pour fondement ce qui a lieu, ou ce qui semble avoir lieu d’ordinaire, tirent leur conclusion des choses vraisemblables, et que d’autres l’obtiennent par l’induction du semblable, ou de l’unité, ou de la pluralité, lorsque, après avoir considéré le point de vue général, on argumente ensuite sur des particularités, au moyen de l’exemple ; d’autres l’obtiennent par la considération du fait nécessaire et existant, au moyen du signe matériel ; d’autres par celle du fait existant en général ou en particulier, soit que réellement il existe ou n’existe pas, au moyen des signes ; comme enfin le vraisemblable est ce qui a lieu, non pas toujours, mais d’ordinaire, il s’ensuit évidemment qu’on résoudra toujours des enthymèmes de cette nature en apportant une objection.

IX. La solution peut n’être qu’apparente et elle n’est pas toujours réelle, car ce n’est pas en objectant qu’il n y a pas vraisemblance que l’on résout un argument, mais en objectant qu’il n’y a pas conséquence nécessaire.

X. C’est ce qui fait que, par l’emploi de ce paralogisme, celui qui défend a toujours l’avantage sur celui qui accuse. En effet, comme l’accusateur démontre toujours au moyen des vraisemblances, et que la solution n’est pas la même, suivant que l’on allègue qu’il n’y a pas vraisemblance, on qu’il n’y a pas conséquence nécessaire ; comme d’autre part l’objection porte toujours sur ce qui a lieu d’ordinaire (autrement ce ne serait pas le vraisemblable, mais ce qui arrive toujours et nécessairement), et que le juge, si la solution est présentée ainsi, estime ou bien qu’il n’y a pas vraisemblance, ou bien qu’il ne lui appartient pas de prononcer un jugement sur ce en quoi il fait un paralogisme, ainsi qu’on vient de le dire ; car ce n’est pas seulement d’après les conséquences nécessaires qu’il doit juger, mais encore d’après la vraisemblance ; et c’est là ce qu’on appelle juger selon sa conscience[6] ; il résulte de tout cela qu’il ne suffit pas de présenter une solution fondée sur ce qu’il n’y a pas conséquence nécessaire, mais qu’il faut résoudre en alléguant qu’il n’y a pas vraisemblance ; or, c’est ce qui aura lieu si l’objection vise de préférence ce qui arrive d’ordinaire.

XI. L’objection peut se produire de deux manières : ou bien par la considération du temps, ou par celle des faits, et les principales font valoir l’une et l’autre car si le fait a lieu plusieurs fois, il n’en sera que plus vraisemblable.

XII. On résout aussi les signes et les enthymèmes énoncés par signes, mais s’ils répondent à une réalité, comme on l’a expliqué au livre premier[7]. En effet, que tout signe soit privé du caractère syllogistique, nous l’avons fait voir clairement dans les Analytiques[8].

XIII. Pour les arguments fondés sur l’exemple, la solution est la même que pour les choses vraisemblables. En effet, si nous avons un fait qui ne se soit point passé de même, il y aura eu solution fondée sur ce que le fait n’est pas nécessaire, ou bien qu’il s’en est produit plusieurs et plusieurs fois d’une autre façon ; mais, s’il s’en est produit plusieurs et plusieurs fois dans les mêmes conditions, il faut contredire en alléguant que le fait actuel n’est pas semblable, ou ne se produit pas dans les mêmes conditions, ou que, du moins, il y a différence par quelque côté.

XIV. Quant aux preuves matérielles (τεκμήρια) et aux enthymèmes qu’elles servent à former, on ne pourra les résoudre en alléguant leur caractère non syllogistique. C’est encore un point que nous avons mis en lumière dans les Analytiques[9]. Reste la solution qui sert à montrer que le fait énoncé n’existe pas ; or, s’il est manifeste et que ce fait existe et qu’il y en a une preuve matérielle, il devient dès lors impossible de la résoudre, car tout devient dès lors évident par la démonstration[10].

  1. La solution, dans Aristote, c’est le fait de réduire à néant la portée d’un argument. Cp. Sophist. elench., XVIII ; Top., VIII, 10 ; Analyt. pr., II, 26.
  2. L’ἔνστασις est, à vrai dire, une contre-proposition : ἔνστασις ἐστι πρότασις προτάσει ἐναντία (Analyl., ibid.)
  3. Aux mêmes lieux auxquels a été emprunté le syllogisme, ou raisonnement à réfuter.
  4. Cp. Top., liv. VIII, ch. X, et surtout Analyt. pr., ibid.
  5. Celui de Byblis, femme originaire de Bubasos, en Carie, pour son frère jumeau Caunus. Cp. Ovide, Métamorph., IX, 453.
  6. Cp. ci-dessus, chap. IV, § 5, note.
  7. Liv. 1er, ch. II, §§ 14 et suiv.
  8. Analyt. pr., II, 27 ; p. 70 a, 24.
  9. Ibid
  10. Ou, si l’on adopte, avec Spengel, la leçon unique du manuscrit de Paris, 1741 : « Tout devient une démonstration dès lors évidente. »