Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 15

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 347-350).
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CHAPITRE XV


Des moyens de réfuter une imputation malveillante.


I. En ce qui concerne l’imputation à réfuter, le premier moyen consiste dans les arguments avec lesquels on pourrait détruire une appréciation défavorable ; car il n’importe qu’elle résulte, ou non, des assertions énoncées ; par conséquent, ce procédé s’emploie en toute occasion.

II. Un autre moyen consiste à répondre, sur les faits contestés : ou qu’ils n’existent pas, ou qu’ils ne sont pas nuisibles, ou qu’ils ne le sont pas à la partie adverse, ou qu’ils n’ont pas l’importance qu’elle leur prête, ou qu’il n’y a pas eu injustice, ou qu’elle n’est pas grave, ou qu’il n’y a pas eu d’action honteuse, ou enfin que celle-ci n’était pas d’une grande portée, — car ces questions sont autant de matières à débat.

Citons, par exemple, Iphicrate contre Nausicrate. Il dit avoir accompli l’action que celui-ci met sur son compte, et il ajoute qu’elle a été nuisible, mais non pas injuste. On dira que, si une injustice a été commise, il y a eu compensation ; que, s’il y a eu dommage, l’action, du moins, était honnête ; que, si elle a été déplaisante, elle était du moins utile, — ou quelque autre chose de ce genre.

III. Un autre moyen consiste à dire qu’il y a erreur, malchance, nécessité. Ainsi, Sophocle disait qu’il tremblait non pas, comme le prétendait son accusateur[1], en vue de paraître vieux, mais par nécessité ; qu’en effet, ce n’était pas pour son bon plaisir qu’il avait quatre-vingts ans. On peut aussi alléguer une raison qui excuse le mobile du fait imputé, en disant que l’on n’avait pas l’intention de nuire, mais d’accomplir telle action, non pas celle qui nous est imputée ; et que le résultat a tourné à mal : « Il serait juste de me haïr si j’avais agi avec l’intention qu’on me prête. »

IV. Un autre consiste à voir si l’accusateur n’a pas été impliqué (dans le fait en cause), soit maintenant, soit auparavant, soit lui-même, ou dans la personne de ses proches.

V. Un autre consiste à voir si l’on implique (dans une imputation) des gens que l’on reconnaît ne pas donner prise à cette imputation. Par exemple, si l’on dit que le libertin est innocent (on en conclura) que tel ou tel doit l’être aussi.

VI. Un autre, c’est d’alléguer que (l’accusateur) a fait la même chicane à d’autres personnes, ou un autre au défendeur, ou bien que d’autres ont été présumés (coupables du même délit) sans être mis en accusation de même que l’orateur aujourd’hui, lesquels ont été reconnus non coupables.

VII. Un autre moyen consiste à lancer une imputation contre l’accusateur. Car il serait absurde qu’une personne ne fût pas digne de confiance et que ses discours le fussent.

VIII. Un autre encore, c’est lorsqu’il y a eu jugement ; Euripide l’employa alors qu’il répondit à Hygiénon qui l’accusait d’iniquité dans le procès d’antidosis[2], comme ayant excité au parjure en écrivant ce vers :

La langue a juré, mais l’esprit est libre de tout serment[3].

Il allégua que celui-ci commettait une injustice en portant devant les tribunaux les décisions du concours dionysiaque[4] ; que, dans ce concours, il avait déjà rendu compte (de ce vers) et qu’il en rendrait compte encore si l’on voulait porter l’accusation sur ce point.

IX. Un autre moyen, c’est de prendre à partie l’imputation calomnieuse en montrant combien elle est grave, en alléguant qu’elle déplace les questions, qu’elle ne se fie pas au fait[5]. Un lieu communément utile aux deux (parties) consiste à produire des conjectures. Ainsi, dans le Teucer, Ulysse suppose que Teucer est apparenté à Priam, car Hésione[6] était la sœur (de ce dernier). Teucer répond à cela que Télamon, son père, était l’ennemi de Priam, et qu’il n’a pas dénoncé les espions.

X. Un autre moyen, pour celui qui veut lancer une imputation, consiste à placer un blâme sévère à côté d’un éloge insignifiant, à mentionner en peu de mots un fait important, à commencer par avancer plusieurs assertions avantageuses (à l’adversaire) pour en blâmer une qui a trait directement à l’affaire. Ceux qui parlent dans cet esprit sont les plus habiles et les plus injustes, car ils s’efforcent de blâmer avec ce qu’il y a de bien en le mêlant à ce qu’il y a de mal. Or c’est un procédé commun à l’imputation malveillante et à la défense, puisqu’il peut arriver ainsi que le même résultat est obtenu dans une intention différente, en ce sens que celui qui veut incriminer doit prendre en mauvaise part le fait qu’il dégage, et que celui qui veut défendre doit le prendre en bonne part. Citons, par exemple, ce fait que Diomède a préféré Ulysse : pour un défenseur, c’est parce que Diomède l’a supposé le meilleur ; pour un accusateur, ce n’est pas par ce motif, mais parce qu’il ne voyait pas en lui un rival[7], vu son peu de valeur.

Voilà ce qu’il y avait à dire sur l’imputation calomnieuse.

  1. Probablement Iophon, son fils et poète tragique comme lui.
  2. Antidosis, échange de biens entre deux citoyens dont le plus fortuné devait prendre à sa charge les frais de liturgie imposés à l’autre. (Voir, dans le Dictionnaire des antiquités gr. et rom., de Saglio, l’article Antidosis, par E. Caillemer.)
  3. Hippolyte (tragédie jouée en 428), vers 612.
  4. On voit qu’Euripide invoque ici l’axiome de droit : Non bis in idem, éloquemment développé avant lui par l’orateur Andocide (IV, 8), comme l’a remarqué Spengel.
  5. Littéralement : « elle produit des jugements autres (que ceux qui se rapporteraient à un fait précis) ; elle ne compte pas sur un fait réel pour porter une accusation.. (Voir, sur la διαβολή, plusieurs citations d’orateurs attiques réunies par Spengel.)
  6. Fille de Laomédon, roi de Troie, devenue la troisième femme de Télamon. Explication conjecturale : Résidant à Troie pendant la guerre, Télamon n’a pas dénoncé les espions que les Grecs introduisaient dans la ville. — Teucer, pièce d’un poète inconnu, peut-être Sophocle, qui avait composé un Teucer (Scol. d’Aristoph., Nubes v. 583),
  7. Homère, Iliade, X, vers 130 et 141. — Cp. ci-dessus, II. ch. XXIII, 30.