Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 2

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 293-300).
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CHAPITRE II


Sur les qualités principales du style.


I. Telles étaient les considérations à faire valoir. Maintenant, on devra établir que le mérite principal de l’élocution consiste dans la clarté ; la preuve, c’est que le discours, s’il ne fait pas une démonstration, ne remplit pas son rôle. Il consiste aussi à ne tomber ni dans la bassesse, ni dans l’exagération, mais à observer la convenance ; car l’élocution poétique ne pécha sans doute point par la bassesse, mais elle ne convient pas au discours en prose.

II. Parmi les noms et les verbes, ceux-là rendent l’élocution claire qui sont des termes propres. Quant à ce qui a pour effet de lui ôter la bassesse et de lui donner de l’élégance, ce sont d’autres termes qui ont été expliqués dans le traité de la Poétique. En effet, la substitution d’un mot à un autre donne à l’élocution une forme plus élevée, car l’effet différent que produisent sur nous des étrangers et nos concitoyens est produit également par l’élocution[1].

III. Voilà pourquoi il faut donner au langage un cachet étranger, car l’éloignement excite l’étonnement, et l’étonnement est une chose agréable. En poésie, plusieurs éléments amènent ce résultat et sont de mise dans ce genre-là, attendu que l’on voit de plus loin les choses et les personnes dont il est question. Mais, dans le discours pur et simple, ces éléments sont beaucoup moins nombreux, car le sujet est moins relevé. D’autant plus que, dans ce genre-ci, soit qu’on fasse parler le beau langage à un esclave ou à un tout jeune homme, ou qu’on l’applique à des sujets tout à fait secondaires, l’inconvenance n’en sera que plus sensible. Toutefois, même pour traiter de tels sujets, la convenance se prêtera tantôt au langage condensé, tantôt à l’ampleur. Aussi doit-on parler ainsi sans laisser voir l’art, et s’appliquer à ne pas paraître user d’un langage apprêté, mais naturel ; car celui-ci amène la conviction et celui-là produit l’effet contraire. En effet, on est alors prévenu contre l’orateur comme s’il était insidieux, de même qu’on se défie des vins mélangés. C’est ainsi que la voix de Théodore prévenait ses auditeurs contre celle des autres acteurs ; la sienne ressemblait à celle du personnage, tandis que celles des autres paraissaient affectées.

V. L’artifice se dérobe heureusement lorsque l’on compose un discours en choisissant ses termes dans le langage de la conversation. C’est ce que fait Euripide et c’est lui qui, le premier, a donné l’exemple. Comme le discours est formé de noms et de verbes et qu’il y a autant d’espèces de noms qu’on l’a exposé dans la Poétique[2], il faut n’employer que rarement, et en peu d’occasions, les mots étrangers[3], les mots composés et les mots forgés. Quelles sont ces occasions, nous le dirons plus tard[4] ; pour quel motif (elles sont rares), nous l’avons dit[5], c’est que l’on s’éloigne ainsi davantage du style convenable.

VI. Le terme propre et familier, la métaphore, telles sont les seules expressions utiles pour l’élocution dans le discours pur et simple. La preuve en est dans ce fait que tout le monde n’emploie que celles-là. En effet, tout le monde use des métaphores dans la conversation, ainsi que des termes familiers et propres. Et par suite, il est évident que, si l’on procède avec habileté, on aura un langage étranger, l’art se dérobera et l’on sera clair, ce qui était tout à l’heure la qualité principale du langage oratoire.

VII. Parmi les noms, les homonymies[6] sont surtout utiles au sophiste, car c’est grâce à elles qu’il accomplit sa mauvaise action ; les synonymies seront surtout utiles au poète : or je parle ici des termes à la fois synonymes et propres ; par exemple, πορεύεσθαι et βαδΙζειν[7], qui sont tous deux propres et synonymes l’un de l’autre. Qu’est-ce que signifie chacune de ces qualifications ; combien y a-t-il d’espèces de métaphores; quelle en est la valeur, soit en poésie, soit dans le discours ; encore une fois, on l’a dit dans la Poétique.

VIII. Pour le discours, il faut apporter d’autant plus de travail dans leur application, que cette forme de langage a moins de ressources, comparée à la versification ; que la clarté, l’agrément du style et sa physionomie étrangère sont particulièrement du ressort de la métaphore, et que l’on ne peut trouver cet avantage ailleurs.

IX. Il faut aussi parler des épithètes et des métaphores convenables ; cela résultera de l’analogie. Si celle-ci n’existe pas, la métaphore paraîtra manquer de convenance, vu que ce sont les contraires qui paraissent se prêter le mieux au parallèle. Seulement il faut examiner, si l’on donne une robe de pourpre au jeune homme, quelle robe on donnera au vieillard ; car le même vêtement ne convient pas aux deux âges.

X. Si tu veux glorifier (il faut) tirer la métaphore de ce qu’il y a de meilleur parmi les choses du même genre ; si tu veux blâmer, la tirer de ce qu’il y a de plus mauvais. J’entends, par exemple, que, comme il y a des contraires dans un même genre, dire que l’un en mendiant fait une prière et que l’autre en faisant une prière mendie, par cela même que des deux côtés il y a des demandes, c’est là faire la chose en question. Iphicrate disait que Callias était un μητραγύρτης, et non pas un δᾳδοῦχος[8], et celui-ci répondit qu’Iphicrate était, lui, un ἀμύητος[9] que, autrement, il ne l’aurait pas appelé un μητραγύρτης, mais un δᾳδοῦχος. En effet, les deux termes s’appliquent au culte divin ; seulement l’un est honorable, et l’autre ne l’est pas. Autre exemple : il y a des gens qui qualifient du nom de διονυσοκόλακες[10] ceux qui, entre eux, s’appellent des τεχνῖται (artistes) ; or ces termes sont tous deux des métaphores, appliquées l’une par des gens qui veulent avilir (la profession), l’autre par des gens qui veulent faire le contraire.

C’est encore dans le même esprit que les brigands se donnent entre eux, aujourd’hui, le nom de πορισταί (agents d’approvisionnement). De là vient que, de celui qui a causé un préjudice, on peut dire qu’il a fait erreur et, de celui qui a fait erreur, qu’il a causé un préjudice, ou de celui qui a fait disparaître, qu’il a pris ou qu’il a pillé[11]. Dans le vers du Télèphe d’Euripide[12] : « Commandant aux rames et ayant fait voile vers la Mysie, »il y a manque de convenance, parce que « commander » dit plus qu’il ne faut. Le poète n’a donc pas dissimulé le procédé.

XI. Il y a faute aussi dans les syllabes si elles ne représentent pas un son agréable ; comme, par exemple, lorsque Denys, l’homme d’airain[13], dans ses élégies nomme la poésie « le cri de Calliope » (au lieu de chant) attendu que les deux mots signifient un son : mais la métaphore est mauvaise, étant empruntée à des sons non mélodieux.

XII. En outre, il ne faut pas tirer de loin les métaphores, mais les emprunter à des objets de la même famille et de la même espèce, de façon que, si les choses ne sont pas nommées, on leur donne l’appellation qui se rattache manifestement au même ordre d’idées. Exemple, cette énigme bien connue[14]

J’ai vu un homme qui, avec du feu, collait de l’airain sur la peau d’un autre homme.

L’action subie n’est pas nommée, mais dans les termes il y a une idée d’application. L’auteur a donc appelé « collage » l’application de la ventouse[15]. Au surplus, il faut, absolument parlant, emprunter des métaphores modérées à des allusions convenablement énigmatiques ; car les métaphores sont des allusions, et c’est à quoi l’on reconnaît que la métaphore a été bien choisie.

XIII. Il faut aussi les emprunter à de belles expressions : or la beauté d’un mot, comme le dit Lycimnius[16] réside ou dans les sons, ou dans la signification ; la laideur d’un mot pareillement. En troisième lieu, il y a ce qui renverse un raisonnement sophistique ; car il ne faut pas dire, comme Bryson[17], qu’une parole ne sera jamais déplacée si la signification est la même, soit que l’on emploie telle expression ou telle autre.

Cela est faux ; car tel terme est plus propre qu’un autre, même plus rapproché de l’objet dénommé et plus apte à représenter la chose devant les yeux. De plus, tel mot, comparé à tel autre, n’a pas une signification semblable, et, par suite, il faut établir que l’un sera plus beau ou plus laid que l’autre. En effet, tous deux servent à marquer la signification de ce qui est laid et de ce qui est beau, mais non pas en tant que beau, et non pas en tant que laid ; ou, s’il en est ainsi, il y aura du plus ou du moins. Voici d’où l’on doit tirer les métaphores : des mots qui aient de la beauté dans le son, ou dans la valeur, ou dans leur aspect, ou enfin par quelque autre qualité sensible. Il est préférable de dire, par exemple, ῥοδοδάκτυλος ἠώς[18], plutôt que φοινικοδάκτυλος[19], ou, ce qui est encore plus mauvais, ἐρυθροδάκτυλος[20].

XIV. Dans le choix des épithètes, on peut employer des appositions tirées de ce qui est mauvais ou laid ; comme, par exemple, « le meurtrier de sa mère[21] ». On peut encore les tirer de ce qui est meilleur, comme « le vengeur de son père[22] ». Simonide aussi, comme certain vainqueur aux courses de mules lui accordait une rémunération trop faible, refusa de composer une poésie en son honneur, alléguant qu’il lui répugnait de chanter à propos de mulets ; mais l’autre lui accordant une somme suffisante, il fit ce vers :

Salut, filles de cavales rapides comme la tempête,


bien que ces mules fussent aussi filles des ânes.

XV. Ajoutons l’atténuation. On distingue entre autres celle qui affaiblit l’importance du bien ou du mal. C’est ainsi qu’Aristophane emploie, en manière de plaisanterie, dans les Babyloniens, le terme de miette d’or pour or, petit vêtement pour vêtement, petite injure pour injure, petite maladie pour maladie. Seulement il faut user avec prudence des diminutifs et observer une juste mesure dans l’emploi de l’un ou de l’autre terme[23].

  1. Suivant qu’elle est élevée ou commune.
  2. Chap. XXI.
  3. Γλὡτται, les mots étrangers, inusités, étranges.
  4. Chap. III et VII.
  5. Ci-dessus, § 4.
  6. Ou équivoques. Voir dans les Catégories, chap. 1er, la définition des termes ὁμώνυμα, συνώνυμα et παρώνυμα.
  7. Ces mots signifient tous deux marcher, aller.
  8. Un quêteur de Cybèle, et non pas un porte-flambeau.
  9. Un non initié, un profane.
  10. Flatteurs de Dionysos (Bacchus). Rapprocher τεχνῖται des διονυσιακοἱ τεχνῖται mentionnés par Philostrate, p. 360, édition Kayser, et par Aulu-Gelle, N. A. XX, 4. On a voulu voir, dans ce mot composé, une injure à l’adresse des flatteurs de Denys le Jeune, tyran de Syracuse. Le jeu de mots a été fait (Athénée, X, p. 435 E ; voir aussi XV, p. 538) et appliqué par Épicure aux disciples de Platon (Diog., liv. X, I, 4) ; mais le présent καλοῦσι donne à croire, selon nous, qu’Aristote parle exclusivement des artistes dionysiaques, ou acteurs du théâtre de Bacchus.
  11. Le mot prendre dit moins que voler et piller dit plus. Le premier terme sera une atténuation, et le second une aggravation.
  12. Tragédie perdue.
  13. Ὁ χαλκοῦς, orateur et poète, surnommé ainsi parce qu’il avait conseillé aux Athéniens l’établissement d’une monnaie d’airain (Athénée, Deipnosoph., liv. XV, p. 669).
  14. Composée par Cléobule ou par Eumétis (Plut., Banquet des sept Sages, ch. X). Cp. Poét., ch. XXII.
  15. Les ventouses auxquelles fait allusion cette énigme étaient des cloches en airain.
  16. Rhéteur, ami de Gorgias.
  17. Mentionné aussi dans les Secondes Analytiques, I. 9. et dans les Sophist. elench., chap. XI.
  18. Aux doigts de rose.
  19. Aux doigts couleur pourpre.
  20. Aux doigts rouges.
  21. Allusion à Oreste. Cp. Eurip., Oreste, vers 1603.
  22. Ibid., vers 1604.
  23. Le terme propre et son diminutif.