Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 1

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 289-293).
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LIVRE III

CHAPITRE PREMIER

De l’élocution.

I. Comme il y a trois questions à traiter en ce qui concerne le discours : premièrement, d’où seront tirées les preuves ; deuxièmement, ce qui touche à l’élocution ; en troisième lieu, comment il faut disposer les parties d’un discours, nous avons dit, au sujet des preuves et de leur nombre, qu’elles se tirent de trois sortes de considérations ; nous avons expliqué celles-ci et la raison pour laquelle il n’y en a que trois sortes. En effet, on considère soit les impressions qui affectent les juges eux-mêmes, soit les dispositions où ils croient que sont les orateurs, soit encore la démonstration qui les amène à être persuadés. On a dit aussi où il faut puiser pour fournir des enthymèmes, car on distingue les formes d’enthymèmes et les lieux.

II. C’est maintenant le moment de parler de l’élocution ; et en effet, il ne suffit pas de posséder la matière de son discours, on doit encore parler comme il faut [1] et c’est là une condition fort utile pour donner au discours une bonne apparence. III. D’abord donc on a recherché, suivant l’ordre naturel, — question qui occupe habituellement la première place — les faits même dont la connaissance entraîne la probabilité ; en second lieu, la manière d’en disposer l’énonciation ; troisièmement, question de la plus haute portée, mais qui n’a pas été traitée encore, ce qui se rapporte à l’action oratoire [2]. En effet, elle ne fut admise que tardivement dans le domaine de la tragédie et de la rapsodie, vu que, primitivement, les poètes jouaient eux-mêmes leurs tragédies. Il est donc évident qu’elle a une place dans la rhétorique, aussi bien que dans la poétique. Certains en ont traité[3] entre autres Glaucon de Téos.

IV. Cette action réside dans la voix, qui sera tantôt forte, tantôt faible, tantôt moyenne (et il faut examiner) comment on doit s’en servir pour exprimer chaque état de l’âme, quel usage faire des intonations qui la rendront tour à tour aiguë, grave ou moyenne, et de certains rythmes suivant chaque circonstance, car il y a trois choses à considérer : ce sont la grandeur, l’harmonie et le rythme[4]. Dans les concours, c’est presque toujours l’action qui fait décerner le prix, et tout comme, dans cet ordre, les acteurs l’emportent actuellement sur les poètes, il en est de même dans les débats politiques, par suite de l’imperfection des gouvernements[5].

V. Sur cette matière, l’art n’est pas encore constitué, parce que l’action n’est venue que tardivement s’appliquer à l’élocution et que, à bien la considérer, elle paraît être futile ; seulement, comme un traité de rhétorique doit d’un bout à l’autre être rédigé en vue de l’opinion, il nous faut nous préoccuper non point de ce qui est bien en soi, mais de ce qui est nécessaire, attendu qu’il convient, à vrai dire, en fait de discours, de ne pas s’appliquer à autre chose de plus qu’à ne pas affliger ni réjouir (l’auditoire). La justice, en effet, c’est de lutter en s’armant des seuls faits, si bien que tout ce qui est étranger à la démonstration est superflu. Toutefois (l’action) a une grande puissance, comme on vient de le dire, par suite de l’imperfection morale des auditeurs.

VI. Ainsi donc la question de l’élocution a un côté quelque peu nécessaire en toute sorte d’enseignement, car il est assez important, pour faire une démonstration quelconque, de parler de telle ou telle façon, mais ce n’est pas déjà d’une aussi grande importance (que pour la rhétorique) ; car tout, dans cet art, est disposé pour l’effet et en vue de l’auditeur. Aussi personne ne procède ainsi pour enseigner la géométrie. Lorsque, par conséquent (l’action) interviendra, elle donnera le même résultat que l’hypocritique[6].

VII. Quelques-uns ont entrepris de traiter en peu de mots cette dernière question (au point de vue oratoire) ; Thrasymaque[7], par exemple, dans son livre sur l’Art d’exciter la pitié. La faculté hypocritique est une faculté naturelle et indépendante de l’art[8] ; mais, rattachée à l’élocution, elle en devient dépendante. Voilà pourquoi ceux qui ont du talent en ce dernier genre remportent des triomphes à leur tour, comme les orateurs préoccupés de faction ; car les discours écrits valent plutôt par l’expression que par la pensée[9].

VIII. Ce furent les poètes qui les premiers commencèrent à provoquer les mouvements de l’âme [10], et c’était naturel ; car les dénominations sont des imitations, et la voix est chez nous la partie la plus apte de toutes à l’imitation : c’est ce qui a donné naissance à la rapsodie, à l’hypocritique et à d’autres arts, du reste.

IX. Mais comme les poètes, tout en ne disant que des futilités, semblaient devoir au style la gloire qu’ils acquéraient, il s’ensuit que le style poétique vint le premier ; tel, par exemple, celui de Gorgias. Et maintenant encore, bien des gens dépourvus d’instruction trouvent que ceux qui le pratiquent sont les plus beaux parleurs ; or cela n’est pas : autre est le langage de la prose, autre celui de la poésie, et un fait le démontre : ceux qui composent des tragédies ne l’emploient pas de la même façon ; mais, de même que, des tétramètres ils sont passés au mètre ïambique[11], parce que celui-ci ressemblait plus que tout autre à la prose[12], de même, ils évitent les expressions étrangères au langage de la conversation, ou les termes ornés que recherchaient leurs devanciers et que recherchent encore ceux qui, aujourd’hui, composent des hexamètres[13]. Aussi serait-il ridicule d’imiter ceux qui ne font plus eux-mêmes usage de ce genre de style.

X. On le voit donc, nous n’avons pas à étudier en détail toute la question de l’élocution, mais seulement l’élocution qui se rapporte à notre objet[14]. Quant à l’autre, on en a parlé dans le traité sur la Poétique[15].

  1. Ὼς ὁεί, suivant la nécessité de la situation.
  2. Ὑπὀκρισις, le jeu de l’orateur comme du comédien, τοὑ ὑποκριτου.
  3. Ont traité de l’action poétique. Sur Glaucon, cp. Poétique, ch. XXV. Voir Egger, Histoire de la critique chez les Grecs, p. 22.
  4. La grandeur se rapporte à la force de la voix, l’harmonie au degré d’intonation, et le rythme à la durée des sons articulés
  5. Τὼν πολιτειὡν. Peut-être πολιτὡν. Cp. Quintilien, Institut. oratoire, II, 17, 27. — Revoir aussi, plus haut, l. I, chap. I, § 4.
  6. L’hypocritique, ὑποκριτική, l’art du jeu scénique, une des parties de la musique d’après une classification que nous ont conservée Martien Capelle (liv. IX, § 936) et Michel Psellus, dans un texte inédit que nous avons publié (Archives des missions sc. et litt., 3e série, t. II, 1875, p. 618), et traduit (Annuaire de l’Association grecque, 1874, p. 140).
  7. Sur Thrasymaque de Chalcédoine, contemporain de Platon, cp. Cicéron, Brutus, § 30 ; Quintilien, Inst. orat., III, 3 ; Philostrate, Vie des Sophistes, § 14. Cicéron parle des Ἔλεοι [λόγοι], titre qu’il traduit par Miserationes (De Oratore, III, 32).
  8. Cp. Cicéron, De Oratore, III, fin.
  9. Allusion indirecte, croit-on, aux discours d’Isocrate, lesquels, généralement, ne furent pas prononcés.
  10. Κινἡσαι. Nous avons songé un moment à proposer la correction μιμἡσαι (à imiter), très plausible au point de vue paléographique.
  11. Hexamètre composé d’ïambes et de trochées.
  12. Cp. Poétique, ch. IV.
  13. Des vers héroïques tels que ceux d’Homère.
  14. L’élocution oratoire.
  15. Poét., ch. XX-XXII.