Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 7

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 310-313).
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CHAPITRE VII


Sur la convenance du style.


I. L’élocution sera conforme à la convenance si elle rend bien les passions et les mœurs, et cela dans une juste proportion avec le sujet traité.

II. Il y aura juste proportion si l’on ne parle ni sans art sur des questions d’une haute importance, ni solennellement sur des questions secondaires, et pourvu que l’on n’adapte pas un terme fleuri[1] au nom d’une chose ordinaire ; sinon, la comédie apparaît, et c’est ce qui arrive à Cléophon[2] ; il affectait certaines expressions dans le genre de celle-ci : « Vénérable figuier. »

III. L’élocution rendra l’émotion d’un homme courroucé s’il s’agit d’un outrage. A-t-on à rappeler des choses impies et honteuses ? il faudra s’exprimer en termes (respectivement) sévères et réservés, — Des choses louables ? en termes admiratifs ; — des choses qui excitent la pitié ? dans un langage humble ; et ainsi du reste.

IV. L’élocution appropriée à la circonstance rend le fait en question probable ; car notre âme se fait alors cette illusion que l’orateur dit la vérité, parce que, dans des conditions analogues, elle serait affectée de même, et par suite l’on pense, lors même qu’il n’en est pas ainsi, que les choses se passent comme il le dit.

V. L’auditeur partage les émotions que l’orateur fait paraître dans ses discours, même s’ils ne disent rien. Voilà d’où vient que beaucoup d’orateurs frappent l’esprit des auditeurs en faisant grand bruit.

VI. La manifestation des mœurs est celle qui se fait par les indices, attendu que chaque genre et chaque condition (ἕςις) donnent lieu à une manifestation corrélative. J’entends par genre, au point de vue de l’âge, par exemple, un enfant, ou un homme mûr, ou un vieillard ; j’entends aussi un homme ou une femme, un Lacédémonien ou un Thessalien.

VII. J’appelle condition ce qui fait que par sa vie un homme est tel ou tel ; car les diverses existences humaines ne sont pas dans une condition quelconque. Si donc l’on emploie des expressions appropriées à la condition, l’on aura affaire aux mœurs. En effet, un homme inculte et un homme éclairé n’auront pas le même langage ni la même manière de parler. Une locution qui produit un certain effet sur les auditeurs et dont les logographes usent à satiété, c’est, par exemple. « Qui ne sait… ? » ou encore : « tout le monde sait…[3] » Là-dessus l’auditeur est gagné, car il rougirait de ne pas partager une connaissance acquise par tous les autres.

VIII. L’opportunité ou l’inopportunité dans l’application est un fait commun à tous ces artifices.

IX. Or il est un remède rebattu pour corriger avant (l’auditeur) n’importe quelle exagération[4] c’est de se (la) reprocher à soi-même, car il semble alors que l’orateur est dans le vrai, du moment qu’il n’ignore pas ce qu’il fait.

X. De plus, ne pas employer en même temps tous les procédés qui sont en corrélation, car c’est un moyen de donner le change à l’auditeur. J’entends par là qu’il ne faut point, si les expressions sont dures, prendre une voix et un visage à l’avenant[5]. Sinon, chaque démonstration apparaît telle qu’elle est : mais, si l’on tait l’une de ces choses et non pas l’autre sans le laisser voir, l’effet sera le même. Si, par conséquent, l’on exprime les choses douces en termes durs et les choses dures en termes doux, le discours apportera la conviction [6].

XI. Les épithètes, les mots composés pour la plupart, et surtout les mots étrangers sont ceux qui conviennent à celui qui parle le langage de la passion. On excuse un homme en colère de dire un malheur « grand comme le ciel[7] » ou « colossal » ; de même lorsqu’il est déjà en possession de son auditoire, et qu’il l’aura enthousiasmé par des louanges, ou des reproches, ou par la colère, ou par l’affection. C’est ainsi qu’Isocrate par exemple à la fin du Panégyrique, met en œuvre les mots de « gloire » et de « Mémoire[8] » et cette expression : « Ceux qui ont enduré…[9] » Car c’est dans ces termes que s’expriment ceux qu’emporte l’enthousiasme. De cette façon, l’auditoire évidemment accepte un tel langage, une fois mis dans le même état d’esprit. Aussi ce style convient-il pareillement à la poésie ; car la poésie a quelque chose d’inspiré. Il faut donc s’exprimer ainsi, ou bien le faire avec ironie, comme le faisait Gorgias, ou comme on le voit dans le Phèdre[10].

  1. Littéralement : un ornement.
  2. Poète tragique d’Athènes.
  3. Cp. Spengel, t. II, p. 381, où sont réunis une foule d’exemple de ces deux locutions.
  4. Exemple dans Isocrate, Panathenaic., chap. LXXXIV. Cp. Quintilien, De Inst. orat., VIII, 3. Nous lisons comme lui προεπιπλήσσειν. Nous disons de même : aller au-devant d’une objection.
  5. On voit que nous adoptons la lecture de Vahlen, qui supprime καὶ.
  6. Nous corrigeons comme M. Thurot, ἀπίθανον en πιθανον.
  7. Οὐρανόμηκες. Ce mot est dans Isocrate (Antidosis, § 134).
  8. Isocrate, Panégyr., § 186. — Voir la note de F.-A.-G Spohn, dans son édition du Panégyrique, revue par J.-G. Baiter.
  9. Panégyr., § 97.
  10. Platon, Phèdre, p.138, où Socrate se dit ironiquement inspiré par les nymphes du lieu, νυμφόληπτος.