Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 5

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 306-308).
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CHAPITRE V


Il faut parler grec.


I. La principale condition à remplir, c’est de parler grec. Cela consiste en cinq choses.

II. Premièrement, dans les conjonctions, au cas où l’on veut expliquer qu’elles sont naturellement appelées à se produire au premier rang, comme quelques-uns l’exigent ; de même que μὲν et ἐγὡ μὲν exigent δὲ et ὀ δὲ[1]. Mais il faut, autant que la mémoire le permet, faire correspondre les conjonctions les unes aux autres, en évitant une suspension trop prolongée et le placement d’une conjonction avant celle qui est nécessaire ; car il arrive rarement que ce soit à propos. « Moi, de mon côté, puisqu’il s’est adressé à toi… car Cléon est venu (à moi) me priant, me pressant, — je partis les ayant emmenés avec moi[2]. » En effet, dans cet exemple, on a introduit beaucoup de conjonctions avant celle qui devait venir, et, s’il y a un grand intervalle pour arriver à je partis, le sens est obscur. Donc la première condition c’est le bon emploi des conjonctions.

III. La seconde, c’est d’employer des termes propres et non compréhensifs[3].

IV. La troisième, d’éviter les termes ambigus ; et cela, à moins que l’on ne préfère le contraire, ce que l’on fait lorsque l’on n’a rien à dire et que l’on veut avoir l’air de dire quelque chose. C’est le cas de ceux qui s’expriment en langage poétique : Empédocle, par exemple ; car une grande circonlocution donne le change et les auditeurs sont dans la situation de beaucoup de gens qui vont trouver les devins. Lorsque ceux-ci prononcent des oracles ambigus, on accepte leur avis :

« Crésus, passant l’Halys, détruira une grande puissance. »

C’est précisément pour s’exposer à une erreur moins grave que les devins énoncent les choses d’après les genres. On trouve mieux, lorsqu’on joue à pair ou non, en disant simplement pair ou impair qu’en disant un nombre, et en disant que telle chose sera qu’en disant dans quel temps. Voilà pourquoi les diseurs d’oracles n’ajoutent pas, dans leur réponse, la détermination du temps. Toutes ces choses-là se ressemblent ; aussi, à moins de quelque motif particulier pris dans cet ordre, il faut les éviter.

V. La quatrième distingue, comme l’a fait Protagoras, les genres des noms masculins, féminins et neutres[4] ; car il faut exprimer ces genres correctement : « Elle est venue, et, après avoir causé, elle est partie. »

VI. La cinquième consiste à nommer correctement ce qui est en grand nombre, en petit nombre et à l’état d’unité : « Ces gens, dès qu’ils furent arrivés, se mirent à me frapper… » Il faut d’une manière absolue bien lire ce qui est écrit, et bien le prononcer, ce qui revient au même. C’est là une chose que la multiplicité des conjonctions rend difficile, ainsi que les phrases qu’il n’est pas aisé de ponctuer, comme celles d’Héraclite[5] ; car la ponctuation, dans Héraclite, est tout un travail, parce qu’on ne voit pas à quel membre se rattache la conjonction, si c’est au précédent ou au suivant. Prenons pour exemple le début de son livre. Il s’exprime ainsi : « Cette raison qui existe toujours les hommes sont incapables de la comprendre. » On ne voit pas clairement si c’est après toujours qu’il faut ponctuer[6].

VII. De plus, c’est faire un solécisme que de ne pas attribuer, dans la liaison des mots entre eux, la forme qui convient. Par exemple, le mot voyant, qui n’a pas une signification commune, accordé avec le bruit ou la couleur ; tandis que le mot percevant est commun. Il y a obscurité lorsque tu parles d’un fait que tu n’as pas annoncé, et que tu vas intercaler une grande incidence ; par exemple : « Je me proposais, en effet, après avoir causé avec lui et fait ceci, puis cela, et de telle ou telle manière, de partir » au lieu de : « Je me proposais, en effet, après avoir causé, de partir puis je fis ceci et cela et de telle manière. »

  1. De même que d’une part et moi de mon côté exigent d’autre part et lui de son côté.
  2. Exemple de conjonctions mal ordonnées.
  3. Qui embrassent un sens trop étendu. Ce n’est pas tout à fait la périphrase, c’est plutôt la généralité.
  4. Σκεύη, les objets.
  5. L’obscurité du style d’Héraclite était passée en proverbe.
  6. On ne voit pas, par suite, si toujours se rapporte à la proposition principale ou à l’incidence.