Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 8

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 313-316).
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CHAPITRE VIII


Sur le rythme oratoire.


I. L’élocution ne doit ni affecter la forme métrique, ni être dépourvue de rythme. Si elle est métrique, elle n’est pas probante, car elle paraît empruntée, et eu même temps elle distrait l’auditeur, en portant son attention sur la symétrie et sur le retour de la cadence ; tout comme les gamins préviennent le crieur lorsqu’il demande qui est-ce que l’affranchi adoptera pour patron[1], en disant : « C’est Cléon [2]

II. Si le discours manque de rythme, la phrase ne finit pas. Or il faut que la phrase finisse, mais non pas au moyen du mètre. Un discours sans repos final est insaisissable et fatigant. Toutes choses sont déterminées par le nombre, et le nombre appliqué à la forme de l’élocution, c’est le rythme, duquel font partie les mètres avec leurs divisions.

III. Voilà pourquoi le langage, de la prose doit nécessairement posséder un rythme, mais non pas un mètre ; car ce serait alors de la poésie. Du reste, il ne s’agit pas d’un rythme dans toute la rigueur du mot, mais de quelque chose qui en approche.

IV. Parmi les rythmes[3], l’héroïque est majestueux et n’a pas l’harmonie propre à la prose[4]. L’ïambe se rapproche du langage ordinaire ; aussi, de tous les mètres, ce sont les ïambes que l’on forme le plus souvent en parlant. Mais il faut nécessairement (dans le discours) quelque chose de majestueux et qui transporte l’auditoire. Le trochaïque convient plutôt à la danse appelée cordace, comme le font voir les tétramètres ; car le rythme des tétramètres semble courir. Reste le[5] dont Thrasymaque a fait usage le premier. Seulement ses imitateurs ne pouvaient le définir ; or le péan est le troisième rythme et fait suite aux rythmes précités ; car il est dans le rapport de 3 à 2, et, des deux précédents, l’un est dans le rapport de 1 à 1, et l’autre dans celui de 2 à 1. Vient après ces rapports l’hémiole (sesquialtère) ; or c’est celui du péan.

V. Quant aux autres, il faut les laisser de côté pour les raisons données plus haut et parce qu’ils sont métriques. Le péan est d’un bon emploi, vu que, considéré isolément, il ne sert pas de mesure aux rythmes précités, de sorte que c’est lui qui se dissimule le mieux. Aujourd’hui donc, on emploie un péan, et cela au début ; mais il faut que le début et la fin différent[6].

VI. Il y a deux formes de péans opposées l’une à l’autre : l’une d’elles convient au début ; c’est le péan qui commence par une longue et finit avec trois brèves. Ainsi :

Δαλογενὲς εἴτε Λυκίαν[7]

et

Χρυσεοκόμα Ἕκατε, παῖ Διός[8]… ;


l’autre péan, au contraire, est celui où trois brèves viennent en premier lieu et la longue en dernier :

Μετὰ δὲ γᾶν ὕδατα τ ᾽ ὠκεανὸν ἠφάνισε νύξ[9].

Ce péan sert de finale[10], car la syllabe brève, étant incomplète[11], produit quelque chose de tronqué, tandis qu’il faut que la finale soit tranchée au moyen de la longue et soit bien marquée, non point par les soins du copiste, ni par le signe de ponctuation, mais par le rythme.

VII. Ainsi donc, comme quoi l’élocution doit être bien rythmée et non pas dépourvue de rythme, quels rythmes la rendent bien rythmée et dans quelles conditions ils la rendent telle, nous venons de l’expliquer.

  1. Τίνα αἱρεῖται ἐπίτροπον.
  2. Allusion possible à quelque scène de comédie.
  3. Cp. Cicéron, De Orat., III, 47 ; Quintilien, De Inst. orat., IX, 4.
  4. Cp. Poétique, IV, §§ 7 et 19. — Démétrius, 42.
  5. D’où l’expression παιωνικὸν γένος, genre péonique, genre de rythme sesquialtère, c’est-à-dire comportant cinq pieds disposés dans le rapport de trois à deux ou de deux à trois. (Aristoxène, Élém. rytmiques, p. 302 de Morelli.)
  6. C’est-à-dire que, par exemple, on mettra, au début, le péan (commençant) par la longue — υυυ, et, à la fin, le péan par les brève {υυυ —.
  7. Delogene, ou Lycie.
  8. Hécate à la chevelure d’or, fille de Jupiter.
  9. Après la terre et les eaux, la nuit couvrit d’ombres l’océan.
  10. Isocrate a commencé par ce péan le Panégyrique, l’Éloge d’Hélène, Busiris, etc.
  11. La brève ne correspond qu’à une fraction du pied rythmique, lequel compte toujours au moins deux temps. (Aristoxène, l. c., p. 289.)