Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 9

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 316-321).
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CHAPITRE IX


Du style continu et du style périodique.


I. Il faut ou que l’élocution soit continue et liée par la conjonction, de même que l’introduction dans les dithyrambes, ou bien qu’elle procède par tours et retours [1], semblable en cela aux antistrophes des anciens poètes.

II. L’élocution continue est celle des anciens. « Voici l’exposition de l’histoire d’Hérodote le Thurien[2]…» Précédemment, tous les écrivains employaient ce tour, mais aujourd’hui c’est le petit nombre.

J’appelle élocution continue celle qui ne prend fin que lorsque la chose à dire est terminée. Elle manque d’agrément, en raison de son caractère indéfini ; car tout le monde aime à saisir la fin. C’est ainsi que, (dans les courses) arrivé aux bornes, on est essoufflé et l’on est à bout de forces, tandis qu’auparavant, en voyant devant soi le terme (de la course), on ne sent pas encore sa fatigue. Voilà donc ce que c’est que l’élocution continue.

III. Elle procède par tours et retours quand elle consiste en périodes. Or j’appelle période une forme d’élocution qui renferme en elle-même un commencement et une fin, ainsi qu’une étendue qu’on peut embrasser d’un coup d’œil. Elle est agréable et facile à saisir : agréable, parce qu’elle est le contraire de celle qui ne finit pas et que l’auditeur croit toujours posséder un sens, vu qu’on lui présente toujours un sens défini, tandis qu’il est désagréable de ne pouvoir jamais rien prévoir, ni aboutir à rien ; — facile à saisir en ce qu’elle est aisément retenue, ce qui tient à ce que l’élocution périodique est assujettie au nombre, condition la plus favorable à la mémoire, d’où vient que tout le monde retient les vers mieux que la prose ; car ils sont assujettis au nombre, qui leur sert de mesure.

IV. Il faut que la période se termine avec le sens et ne soit pas morcelée, comme ces ïambes de Sophocle (sic) :

Καλυδὡν μὲν, ἤδε γαῖα Πελοπείας χθονοός…[3]

En effet, cette division pourrait faire comprendre tout autre chose que (la pensée du poète), comme qui dirait, dans cet exemple, que Calydon est dans le Péloponnèse.

V. La période est tantôt composée de membres, tantôt tout unie. La période composée de membres est à la fois achevée et divisée, avec des repos commodes pour la respiration, établis non pas dans chaque partie comme pour la période précitée, mais dans sa totalité. Le membre est l’une de ces deux parties[4]. J’appelle période tout unie celle qui n’a qu’un membre.

VI. Les membres, ainsi que les périodes, ne doivent[5] être ni écourtés, ni prolongés. Trop de brièveté fait souvent trébucher l’auditeur ; car il arrive nécessairement, quand celui-ci, lancé sur une certaine étendue dont il mesure le terme en lui-mêmee, est brusquement interrompu par un arrêt de la phrase, qu’il trébuche, comme devant un obstacle[6]. Par contre, trop de longueur fait que l’auditeur vous abandonne, de même que ceux qui retournent sur leurs pas au delà du terme de la promenade ; car ces derniers abandonnent ceux qui se promènent avec eux. Il en est de même des périodes prolongées. Le discours ressemble alors à une introduction (dithyrambique) et il arrive ce que Démocrite de Chio reproche à Mélanippide[7] en le raillant d’avoir fait des introductions, au lieu de faire des antistrophes :

L’homme se nuit à lui-même en voulant nuire à autrui[8].

Et l’introduction prolongée nuit surtout à celui qui l’a faite[9]. En effet, c’est le cas d’appliquer ce reproche aux périodes à longs membres. Alors, si les membres sont écourtés, il n’y a plus de période.

VII. Le style composé de membres procède tantôt par divisions, tantôt par antithèses ; par divisions, comme dans cet exemple : « Je me suis souvent étonné que, parmi ceux qui ont réuni des panégyries et qui ont institué des concours gymniques[10]… ; » - par antithèses; auquel cas un contraire est placé auprès ou en face de son contraire, ou bien le même est relié à ses contraires. Exemple : « Ils furent utiles à ces deux classes de personnes, ceux qui demeurèrent et ceux qui les suivirent, car, en faveur de ces derniers, ils acquirent plus de bien qu’ils n’en avaient chez eux, et aux autres ils laissèrent assez de terre pour vivre chez eux[11]. » Les contraires sont « demeurer, suivre ; assez, plus ». — « De sorte que, et pour ceux qui manquaient de bien et pour ceux qui voulaient jouir du leur, la jouissance est opposée à l’acquisition [12]. » Autre exemple : « Il arrive souvent, en de telles conjonctures, que les sages échouent et que les fous réussissent[13]. » — « Dès lors, ils reçurent le prix de leur bravoure et, peu de temps après, ils obtenaient l’empire de la mer[14]. » — « … Naviguer sur le continent et marcher à pied sec sur la mer, après avoir relié les deux rivages de l’Hellespont et creusé le mont Athos[15]. » — « Citoyens de par la nature, ils étaient, de par la loi, privés de leur cité[16]. » — « Parmi eux, les uns avaient eu le malheur de périr, et les autres la honte de survivre[17]. » — « (Il est honteux) que les particuliers aient des serviteurs barbares et que l’État voie avec indifférence nombre de ses alliés tomber en esclavage[18]. » — « Avoir la perspective soit de les posséder vivants, soit de les abandonner après leur mort [19]. » Citons encore ce que quelqu’un a dit de Tholaüs et de Lycophron en plein tribunal : « Ces hommes, lorsqu’ils étaient chez eux, vous vendaient ; et, venus chez vous, ils se sont mis en vente[20]. » En effet, toutes ces propositions réalisent ce que nous avons dit.

VIII. Ce genre de style est agréable, parce que les contraires sont très reconnaissables et que les idées mises en parallèle n’en sont que plus faciles à saisir. Ajoutons que cette forme ressemble à un syllogisme ; car la réfutation n’est autre chose qu’une réunion des propositions opposées.

IX. L’antithèse est donc (une période) de cette nature. Il y a antithèse avec égalité lorsque les membres sont égaux, et antithèse avec similitude, lorsque chacun des membres a les parties extrêmes semblables. Or cela doit nécessairement avoir lieu soit au commencement, soit sur la fin. Le commencement comprend toujours les mots (en entier), mais la fin (seulement) les dernières syllabes, ou les désinences du même mot, ou le même mot (en entier). Voici des exemples de ce qui a lieu au commencement :

Ἀγρὸν γὰρ ἔλαβεν ἀργὸν παρ ᾽ αὐτοῦ[21].
Δωρητοί τ ᾽ἐπέλοντο, παράρρητοί τ ᾽ἐπέεσσιν[22];

et des exemples de ce qui a lieu sur la fin :

Ωἰήθησαν αὐτὸν παιδίον τετοκέναι, ἀλλ ´ αὐτοῦ αἴτιον γεγονέναι[23].
Ἐν πλείσταις δὲ φροντίσι καὶ ἐν ἐλαχίσταις ἐλπίσι[24]

Voici, maintenant, un exemple des diverses désinences du même nom :

Ἄξιος δὲ σταθῆναι χαλκοῦς, οὐκ ἄξιος ὢν χαλκοῦ[25];


puis un exemple de la répétition du même mot :

« Mais toi, de son vivant, tu le dénigrais en parole, et, maintenant qu’il est mort, tu le dénigres par écrit. »

Exemple de la ressemblance d’une syllabe :

« Quel effet si terrible (δεινόν) aurait produit sur toi la vue d’un homme inoccupé (ἀργόν)[26] ?

Il est possible que tout cela se rencontre dans la même phrase et qu’une même période ait une antithèse, avec égalité et avec similitude d’assonances finales (homéotéleuton). Quant aux commencements de périodes, on les a énumérés presque (tous) dans les livres adressés à Théodecte[27].

X. Il y a aussi de fausses antithèses, comme dans ce vers d’Épicharme :

Tantôt j’étais au milieu d’eux, tantôt auprès d’eux[28].
  1. Cp. Démétrius, § 12.
  2. Le Thurien, parce qu’Hérodote alla se fixer à Thurium, en Italie.
  3. « Calydon, cette ville du pays de Pélops… », vers du Méléagre d’Euripide. Le Philoctète, de Sophocle, commence à peu près même : Ἀκτὴ μὲν της περιρρύτου χθονός;… Cp. Démétrius.
  4. Cp. Démétrius, § 34.
  5. "Calydon, cette ville du pays de Pélops…", vers du Méléagre d’Euripide. Le Philoctète, de Sophocle, commence à peu près même : ƒAkt¯ m¢n t°w perirrætou xyonñw ;… Cp. Démétrius.
  6. C’est ce qui arrive, au propre, lorsque l’on croit avoir tant de marches à descendre et qu’il y en a un plus petit nombre.
  7. Poète qui vivait au milieu du Ve siècle et avait innové dans le dithyrambe.
  8. Ce vers est un souvenir d’Hésiode. (Œuvres et Jours, v. 263.)
  9. Cette phrase ressemble à un vers didactique.
  10. Isocrate, Panégyrique, § 1.
  11. Panégyrique, § 30.
  12. Panégyrique, § 41.
  13. Panégyrique, § 48.
  14. Panégyrique, § 72.
  15. Panégyrique, § 89. Creuser dans le sens de « canaliser ».
  16. Panégyrique, § 105.
  17. Panégyrique, § 199.
  18. Panégyrique, § 181.
  19. Panégyrique, § 186.
  20. Cp. Diod. Sic., XVI, 14. (Voir Spengel.)
  21. « Car il reçut de lui un champ non travaillé. » Jeu de mots sur ἀγρὸς et ἀργὸς, que l’on rencontre aussi dans Xénophon. (Cyrop., VIII, 3, 37.)
  22. « Ils se laissaient gagner par les présents et persuader par les paroles. » (Il., IX, 526.)
  23. « Ils crurent qu’il n’était pas le père de l’enfant, mais plutôt la cause de sa naissance. » Nous ajoutons une négation avec deux manuscrits et l’édition Aldine ; malgré cela, le sens reste douteux. Sauppe propose ἀλλ ´ αὐτον παιδίον. On serait tenté de voir, dans ce dernier exemple et dans le suivant, l’origine du vers léonin.
  24. « Dans les plus grands soucis et les plus faibles espérances. »
  25. « Se jugeant digne d’une statue d’airain et ne valant pas un chalcous. » — Chalcous, petite monnaie d’airain, le huitième d’une obole.
  26. La syllabe visée n’est pas entièrement semblable. Peut-être faut-il corriger ἀργόν en ἀγ?όν.
  27. Ouvrage perdu, que l’on croit être la source de la Rhétorique à Alexandre.
  28. Cp, Démétrius, § 24.