Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 10

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 322-327).
◄  IX.
XI.  ►

CHAPITRE X


Sur les mots d’esprit.


I. Ces explications données sur ces points, il faut dire en quoi consiste ce qu’on appelle les propos piquants et les mots heureux. Ces propos ont leur source tantôt dans un naturel bien doué, tantôt dans l’exercice. Montrer ce que c’est est du ressort de l’art qui nous occupe. Parlons-en donc dans tous les détails.

II. Le fait d’apprendre aisément est agréable pour tout le monde ; or les mots ont toujours une certaine signification et, par suite, tous les mots qui contribuent à nous enseigner quelque chose sont les plus agréables. Mais le sens des mots étrangers reste obscur et, d’autre part, celui des mots propres est chose connue. La métaphore est ce qui remplit le mieux cet objet ; car, lorsqu’il dit (Homère)[1] que la vieillesse est (comme) la paille, il produit un enseignement et une notion par le genre, l’une et l’autre ayant perdu leurs fleurs.

III. Les images employées par les poètes atteignent le même but. Aussi, pour peu que l’emploi en soit bon, l’élégance se manifeste. En effet, l’image, comme on l’a dit précédemment[2], est une métaphore qui se distingue des autres par une exposition préalable ; de là vient qu’elle est moins agréable, étant trop prolongée. Elle ne dit pas que « ceci est cela » et, par conséquent, l’esprit ne cherche pas même « ceci ».

IV. Il s’ensuit nécessairement que l’élocution et les enthymèmes sont élégants lorsqu’ils sont promptement compris. Voilà pourquoi l’un ne goûte ni les enthymèmes entachés de banalité (et nous appelons banal ce qui est évident pour tout le monde et ne demande aucun effort d’intelligence), — ni ceux dont l’énoncé ne fait pas comprendre la signification, mais bien plutôt ceux dont le sens est compris dès qu’on les articule, si même il ne l’était pas auparavant[3], ou ceux dont le sens ne tarde guère à être saisi. En effet, dans ce dernier cas, nous apprenons quelque chose, tandis que, dans les précédents, on n’obtient ni l’un ni l’autre résultat [4].

V. Ainsi donc, l’on goûte ceux des enthymèmes qui ont ce caractère, d’après le sens des paroles énoncées, et aussi d’après l’expression envisagée dans sa forme, si l’on parle par antithèse. Dans cette phrase : « Et jugeant que la paix commune aux autres était la guerre pour eux-mêmes en particulier[5]…, » on oppose la paix à la guerre.

VI. Ensuite d’après les mots, s’ils contiennent une métaphore, et alors il ne faut pas que celle-ci soit étrangère[6] car on aurait peine à la comprendre ; ni banale, car elle ne ferait aucune impression. Puis, si l’on place (les faits) sous les yeux (de l’auditeur), car on voit mieux, nécessairement, ce qui est en cours d’exécution que ce qui est à venir. Il faut donc se préoccuper de ce triple but : la métaphore, l’antithèse et l’exécution[7].

VII. Des quatre sortes de métaphores[8], celles qui se font le plus goûter sont les métaphores par analogie. C’est ainsi que Périclès a dit : « La jeunesse qui a péri dans la guerre a laissé un vide aussi sensible dans la cité que si, de l’année, on retranchait le printemps[9]. »

Leptine, parlant en faveur des Lacédémoniens, a dit qu’il ne fallait pas permettre que la Grèce fût réduite à perdre un œil[10]. Céphisodote[11], voyant Charès insister pour rendre ses comptes au moment de la guerre olynthienne, dit, pour exprimer son indignation, « qu’il tentait de rendre ses comptes en tenant le peuple dans un four. » Et, pour exhorter les Athéniens à faire une expédition en Eubée : « Il faut, dit-il, après nous être approvisionnés, lancer le décret de Miltiade[12]. » Iphicrate, sur ce que les Athéniens avaient traité avec ceux d’Épidaure et les habitants de la côte, s’écriait dans son indignation : « Ils se sont ôté à eux-mêmes les approvisionnements de guerre. » Pitholaüs appelait la trière paralienne[13] «la massue du peuple », et Sestos « le marché au blé du Pirée ». Périclès voulait qu’on détruisit Égine, « cette chassie du Pirée [14]. » Mœroclès prétendait qu’il n’était pas moins honnête que tel honnête homme dont il citait le nom, alléguant que ce dernier était malhonnête à raison d’un intérêt du tiers[15], tandis que lui-même l’était (seulement) à raison d’un intérêt du dixième.

Tel encore l’ïambe d’Anaxandride sur ses filles qui tardaient à se marier :

Mes filles qui ont laissé passer l’échéance du mariage… ;


et ce mot de Polyeucte sur un certain Speusippe, frappé d’apoplexie, qu’« il ne pouvait se tenir en repos, bien que le hasard l’eût enchaîné dans les entraves d’une maladie pentésyringe[16] » Céphisodote appelait les trières « des moulins ornés[17] ». Le Chien[18] disait que « les tavernes étaient les phidities d’Athènes[19] ». Ésion dit que « (les Athéniens) répandirent leur ville sur la Sicile ». Il y a là une métaphore et le fait est mis devant les yeux.

Cette expression, encore : « C’est au point que la Grèce poussa un cri, » est, à certains égards, une métaphore et met le fait devant les yeux. De même, Céphisodote recommandait de veiller à ne pas tenir « des réunions nombreuses qui devinssent des assemblées populaires », et Isocrate critiquait « ceux qui se pressent dans les panégyries[20] ». Autre exemple dans l’Éloge funèbre : « Il était juste et digne que, sur le tombeau de ceux qui sont morts à Salamine, la Grèce se coupât les cheveux, la liberté étant ensevelie[21], en même temps que leur vaillance. »

En effet, si l’on avait dit : « Il était juste et digne qu’elle versât des pleurs, leur vaillance étant ensevelie en même temps…, » il y avait métaphore et le fait était mis devant les yeux, tandis que les mots « en même temps que leur vaillance… la liberté, » produisent une certaine antithèse. Dans ce mot d’Iphicrate : « Car mes paroles s’ouvrent un chemin au milieu des actes accomplis par Charès, » il y a métaphore par analogie, et la locution « au milieu… » met l’image devant les yeux. Cette expression, « exhorter aux dangers, » est une métaphore qui met aussi les choses devant les yeux. Lycoléon, plaidant pour Chabrias : « Et vous, dit-il, sans avoir égard à son image en bronze, qui vous supplie… » C’est là une métaphore propre à la circonstance présente, qui n’est pas d’une application générale, mais qui met les choses devant les yeux. Car Chabrias courant un péril, son image supplie ; partant, la matière inanimée s’anime, comme un témoin des actes de la cité (en son honneur). Autre exemple : « S’étudiant de toute façon à rabaisser leurs sentiments[22]. » En effet, s’étudier à marque une insistance. — « L’intelligence est le flambeau que Dieu alluma dans l’âme[23]. » Et réellement, les deux mots[24] servent à faire voir quelque chose. — « Nous n’en finissons pas avec les guerres, mais nous les ajournons ; car voilà deux choses qui appartiennent à l’avenir : l’ajournement et une paix faite dans ces conditions[25] ». — C’est comme de dire : « Les traités, ce sont des trophées bien plus glorieux que ceux qu’on recueille dans les guerres ; car ceux-ci, on les obtient pour un faible avantage et par l’effet d’un hasard, tandis que les traités sont le fruit de toute la guerre[26] » En effet, les traités c’est comme les trophées : ils sont, les uns et les autres, des signes de la victoire. — « Les cités, elles aussi, rendent un compte sévère en encourant le blâme des hommes[27] ». Car la reddition de compte est une sorte de dommage émanant de la justice.

Ainsi donc, comme quoi les mots piquants ont leur source dans la métaphore par analogie et dans le fait mis devant les yeux, on vient de l’expliquer.

  1. Odyssée, XVI, 214.
  2. Chap. IV, § 3.
  3. Aristote, si nous l’avons bien compris, parle ici du cas où l’auditeur peut penser. « C’est aussi ce que je me disais. »
  4. À savoir, d’être compris d’emblée ou avec un léger effort.
  5. Isocrate, Discours à Philippe, § 73.
  6. C’est-à-dire choisie dans un ordre d’idées inconnues de l’auditeur.
  7. Ἐνέργεια. Cp. Cic., De Orat., II, 59.
  8. Elles sont énumérées dans la Poétique, ch. XXI. La métaphore est : 1o Le transport du genre à l’espèce ; 2o de l’espèce au genre ; {ordinal|3}} de l’espèce à une autre espèce ; 4o celui d’un terme à son corrélatif, ce qui est la métaphore par analogie, dont Aristote va parler.
  9. Cp. plus haut (l. I, ch. VII, § 34), où la même pensée est rapportée en d’autres termes. Il y a dans Hérodote (VII, 162) une métaphore ou plutôt une comparaison analogue. — Athénée ({{rom|III}, p. 99) attribue à Démade ce mot que « les éphèbes étaient le printemps du peuple. »
  10. Cp. Plut Préceptes politiques, ch. VI. — (Voir l’éd. Spengel.)
  11. C’est l’orateur athénien. Dobree, et non le disciple d’Isocrate.
  12. Décret ayant pour objet l’expédition des Grecs contre Xerxès. Cp. Démosthène, Fausse ambassade, § 303. — Voir Dobree, Adversaria critica, p. 138.
  13. L’une des deux trières consacrées (l’autre était la Salaminienne), lesquelles n’étaient mises à l’eau que dans les circonstances graves.
  14. Cp. Strabon, IX, ch. XIV, où la petite île de Psyttalia, déserte et rocheuse, est qualifiée par quelques-uns : λήμη τοῦ Πειραιῶς.
  15. Nous dirions aujourd’hui : À raison d’un intérêt de 33%.
  16. À cinq trous. Allusion au πεντεσύριγγον ξύλον, carcan percé de cinq trous, où l’on faisait rentrer les jambes, les bras et la tête des condamnés. — Sur Polyeucte, voir H. Weil, Revue de philologie, t. VI, p. 16.
  17. Voir la Préface.
  18. Diogène le Cynique.
  19. Par analogie avec les phidities, ou repas publics de Lacédémone. Diogène voulait peut-être parler de « marchands de vin traiteurs », chez qui l’on mangeait mal (φειδομένως).
  20. Cp. Isocrate, Discours à Philippe, § 12.
  21. Lysias, Éloge funèbre, § 60. (Voir la note dans la traduction de M. Barthélemy Saint-Hilaire, et dans Spengel.) Cp. Dobree (Adversaria t. 1er, p. 13), qui supprimait comme interpolation ἑν Σαλαμῖνι. On a proposé ἑν Λαμία, à Lamia.
  22. Isocrate (Panégyrique, § 150), en parlant des sentiments serviles des Perses vis-à-vis de leurs princes.
  23. Source inconnue.
  24. φῶς et ἀνῆψεν.
  25. Panégyrique, § 172.
  26. Panégyrique, § 180.
  27. Source inconnue. Cp. Isocrate. Sur la paix, § 126.