Sensations de Nouvelle-France/VI

La bibliothèque libre.
Sylva Clapin, éditeur (p. 30-38).


VI


Jeudi soir, 18 octobre.

Au dîner, ce soir, chez un ami qui exerce à Trois-Rivières les fonctions de consul d’un petit pays européen, je reçus, sous forme d’adieu, un conseil qui me donne beaucoup à réfléchir.

« Comment, me dit-il, vous êtes aux États-Unis depuis un an, et vous venez de m’avouer que ce n’est qu’au dernier moment que vous avez songé à venir au Canada. Et encore, vous ne nous faites qu’une visite volante d’une quinzaine, juste ce qu’il en faut pour avoir l’occasion, au retour, de dire aux Parisiens que vous avez poussé votre pointe, vous aussi, jusqu’au St-Laurent.

Puis, allumant un nouveau cigare : —

« Eh ! bien, là, vraiment, ajouta-t-il, je vous aurais supposé plus de flair. Car enfin, êtes-vous, oui ou non, l’homme de vos livres, c’est-à-dire un chercheur d’inédit, un extracteur de quintessences, un écrivain sans cesse à l’affût de matières à dissertations genre Disciple, tout cela pour être enchâssé sous la couverture saumon de rigueur à 3 fr. 50. Mais, mon bon, nous avons de ces choses à revendre en ce pays. Le Canada ! mais c’est la dernière note tant soit peu pittoresque dans toute l’uniformité grise et terne de l’Amérique du Nord, et il me semble que, si j’étais auteur, je n’aurais guère à me battre les flancs bien longtemps, ainsi que vous faites dans votre vieille Europe, pour trouver ici le sujet d’un livre, soit poésie, roman, ou humour.

« Ah ! l’humoriste, surtout, quelle veine pour lui ! On parle du soleil du Midi, et de ses effets exhilarants sur les têtes chaudes des Provençaux. Mais il faut voir le soleil du Nord ici à l’œuvre, et comme, dans les blancs resplendissements de nos hivers, et les embrasements torrides de nos étés, ce diable de soleil vous a comme cela une façon de faire sourdre de partout de nouveaux Tartarins, qui rendraient des points — et des fameux, encore — à leur célèbre aïeul de Tarascon. Ah ! Daudet, pends-toi vite de dépit, toi qui n’a pas découvert le Canada.

Et mon ami le consul allait, allait toujours : —

« Et Ferdinand Fabre, donc, poursuivit-il, quels pendants il aurait, parmi nous, à son Lucifer et à son Abbé Tigrane ! Quels drames intimes, quelles intenses analyses dans tout ce monde du clergé canadien, la grande, peut-être l’unique puissance de ce pays. Que de tempêtes sous crânes, que d’états d’âmes, réclamant leur romancier psychologue. Et le champ est si vaste, voyez-vous, depuis le chanoine grandissant à l’ombre d’une cathédrale et aspirant à la mitre ; depuis l’abbé instituteur brûlant son activité dans un séminaire, ou encore le curé bonasse et crédule enfoui dans un trou de campagne — trois types que nous possédons, comme en Europe — ; jusqu’à l’abbé financier, quelque chose comme celui mis en scène dans Les Courbezon, mais avec une teinte bien accentuée de modernisme, même de « fin de siècle » ; jusqu’au curé colonisateur, à la fois bûcheron, médecin, et pasteur, qu’on ne trouve que sur les défrichements avancés, et dont tout l’être fruste et rude vibre à l’unisson de la nature vierge du Grand Nord ; jusqu’au missionnaire, enfin, l’humble prêtre toujours consumé du feu divin du prosélytisme, et qui vit et meurt là-bas, tout au fond du Nord-Ouest, dans des solitudes effroyables, aux longs hivers figés en des immobilités de néant. Ces trois derniers, l’Europe ne pourrait en offrir de semblables, parce qu’ils sont une floraison naturelle de ce sol qui, s’il a bu autrefois avec avidité le sang des Jogues, des Brébeuf et des Lallemand, a fini aussi par nous communiquer la rage du dieu Dollar. Et jeté, à travers tout cela, le déchaînement des intrigues, des sourdes convoitises, des rancunes sans cesse attisées entre les diverses communautés de réguliers dont le flot monte, monte toujours, couvrant le pays de monastères, s’épandant à l’aise dans cette vallée du St-Laurent que traverse et soulève une foi si vive, si naïve, une foi d’un autre âge. Comme du temps des fameux démêlés entre Jésuites et Récollets, que de scénarios passionnels à tracer, et qui attendent encore leur Sixte Le Tac. Tout un monde, vous dis-je.

Mon interlocuteur feuilletait alors, tout le temps, d’une main fiévreuse, un album de photographies. Il tomba enfin en arrêt sur ce qu’il cherchait, et, me montrant du doigt la figure d’un vieillard aux traits dignes et austères : —

« Tenez, fit-il, vous en ferez, du pays, en long et en large, avant de rencontrer un caractère comme celui-là. C’est Mgr Laflèche, évêque actuel de Trois-Rivières, dont l’omnipotence s’étend sur la ville, et bien loin aux alentours, comme un manteau de plomb. Regardez-moi cette ligne de front se plissant en un pli vertical ; ces sourcils embroussaillés, couvrant des yeux hardis et francs, à la prunelle d’un éclat froid de métal ; puis cette bouche, serrée à la commissure des lèvres en une volonté implacable. Vous en concluez instinctivement, n’est-ce-pas, que vous êtes en présence de quelqu’un ? et vous ne vous trompez pas. C’est un violent, un opiniâtre, mais c’est aussi un fort et un puissant. Ancien missionnaire, et ennemi des demi-mesures, il nous rudoie et malmène tous ici comme jadis ses sauvages, et l’on sent que, s’il eût vécu au temps de l’Inquisition, il eût ordonné le bûcher, pour sauver un principe, avec la même tranquillité d’âme qu’il apporte à entreprendre la lecture quotidienne de son bréviaire. Sa ville épiscopale, ici, est régie monastiquement, et pour un peu on nous commanderait le coucher de neuf heures, au couvre-feu. Des frivolités de Montréal bien peu d’échos nous parviennent, arrêtées ici par un cercle infranchissable ; et nous en arrivons peu-à-peu à ressembler à l’une de ces villes mortes dont parle la légende, à quelque nouvelle Avignon, par exemple, sommeillant dans un doux crépuscule, dans l’enveloppement berceur de ses cloches de vieux couvents et monastères.

« Eh ! bien, malgré cela — peut-être même à cause de cela, je ne sais plus — nous l’aimons et le chérissons, cet homme, sans cesser de le craindre, parce qu’on le sait dominé en-dessous par une immense bonté ; parce qu’on devine que si, d’une part, il serait le premier, le cas échéant, à ordonner le bûcher, il ne reculerait pas non plus, d’autre part, à affronter les flammes pour sa foi, ou à s’y jeter pour sauver son prochain ; parce que, en un mot, il comprend en lui une entité bien complète, absolument logique et intransigeante avec elle-même, un homme à convictions, enfin, ce qui nous manque tant aujourd’hui, en cette époque de compromissions et d’émiettements de consciences ; ce que vous-même, quoi que vous disiez, vous admirez à un si haut degré, car sans cela comment auriez-vous pu mettre sur pied cet admirable personnage de votre Cosmopolis, ce comte manchot, ancien zouave pontifical, dont la calme et catholique sérénité plane de si haut au-dessus des turpitudes et vilenies des autres acteurs de votre livre.

Et, au moment de nous quitter ; —

« Je vous ai déjà glissé un mot de la catastrophe de St-Alban, au printemps dernier, et de la belle cérémonie religieuse que notre évêque avait alors présidée. Creusez ce fait-divers, et plongez là-dedans au plus profond possible, en apportant à cet examen toute votre pénétration d’artiste, et tous vos procédés de dissection littéraire. La chose en vaut surtout la peine pour vous, qui avez si peu de temps à consacrer à votre voyage, car vous trouverez là, amassés en un tout bien concret, les éléments nécessaires pour vous aider à prendre une première vue d’ensemble des dessous de cet étrange pays. Je dis « une première vue », car je garde l’espoir que, puisqu’il vous faut repartir, vous nous reviendrez avant peu, et cette fois-là, pour un long séjour. Ah ! le beau livre, que je ne puis que sentir vaguement, et que je ferais alors si j’étais à votre place. »

Et sur ce, nous nous quittâmes définitivement.

Toutes ces choses me reviennent en ce moment de la nuit, où, accoudé sur le boulevard qui longe le fleuve, je cherche à mettre un peu d’ordre dans ma pensée. Le ciel, lavé par la pluie d’aujourd’hui, laisse resplendir toute une limaille étincelante d’étoiles, et la nuit est si belle, bien qu’aiguisée par un froid frisquet, que je viens de faire un long détour avant de regagner mon hôtel. La rue principale de Trois-Rivières, percée verticalement au fleuve, s’ouvre en un long boyau d’un noir d’encre, que trouent çà et là quelques becs de gaz clignotants. Tout dort et repose, et tout-à-l’heure, en passant près d’un long corps de bâtiments entourés de hauts murs, et que je sais être un vieux couvent d’Ursulines construit du temps des Français, j’eus la vision bien nette de cette ville de la légende dont m’a parlé mon ami le consul. Les premiers jours d’arrivée à New York, et devant le spectacle de la prodigieuse activité américaine, je m’étais une fois demandé, avec effarement, de quelle manière on pouvait bien s’y prendre, en Amérique, pour mourir. Combien doux, maintenant, il me serait de faire ici la halte suprême, et de me sentir m’en aller dans toute cette grisaille confuse de calme-bonheur, de tranquillité résignée, qui forme cette nuit comme l’atmosphère de cette vieille ville !…

Ah !… un bruit venant du fleuve, et répercuté par l’onde sonore. C’est le halètement d’un petit vapeur, remorquant un voilier vers la mer. Rien qu’un groupe très vague, là-bas, et où je distingue à peine les feux rouges de bâbord. Et toujours saccadé, asthmatique, le souffle du petit vapeur s’enfle dans la nuit, accentuant davantage le grand silence !…